Leitmotiv et fonction narrative de quelques chansons dans le film C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée
L’histoire du septième art au XXe siècle est ponctuée de nombreuses révolutions, parmi lesquelles l’arrivée du cinéma parlant au tournant des années 1930 n’est pas de la moindre importance. S’il y eut une résistance au départ (Charlie Chaplin lui-même a tardé à passer à ce nouveau type de cinéma), les réalisateurs ne mirent pas beaucoup de temps avant d’exploiter les possibilités des nouvelles technologies. Malheureusement, le cinéma sonore ne convenait pas à toutes les vedettes du muet1 et par conséquent plusieurs d’entre elles connurent alors leur crépuscule. Aussi de nouveaux noms se mirent à défiler dans les génériques, occultant du même coup le souvenir des idoles d’hier. Ceci dit, le cinéma parlant n’a pas seulement profité aux acteurs dont la voix se prêtait au nouveau médium, il a aussi permis l’arrivée d’un nouvel élément : la musique qui, soir après soir, suit depuis ce temps un plan unique à toutes les salles, celui d’amener avec l’image les personnages vers leur inexorable destin.
Au fil des ans et de la production cinématographique, la musique a joué différents rôles. Parfois simple support de l’image, elle sert aussi à exciter les pathos. Dans le cas des films à suspens, elle se place en position ultérieure par rapport à l’image et, comme si elle pouvait anticiper et connaître l’avenir, elle annonce le dénouement terrible qui attend le personnage. Mais l’art cinématographique ne se lasse pas d’expérimenter de nouvelles avenues. Aussi, la musique instrumentale dut céder peu à peu à la chanson une part de ses fonctions. Les films d’Elvis Presley par exemple ou ceux de Fernandel ont intégré des chansons à même trame narrative, chose encore impensable quelques dizaines d’années plus tôt. Que l’on pense aux chansons « Félicie » ou « Ignace » qui, en entraînant une pause dans l’histoire, donnaient à Fernandel l’occasion de raconter sur un air léger ce qu’il pensait de Félicie, ou d’expliquer comment il hérita du prénom Ignace.
Cinquante ans après l’apparition du cinéma parlant, un autre phénomène vient renverser l’ordre établi : l’émergence des vidéoclips. Comme si, à son tour, le monde de la musique était forcé de s’adapter au monde de l’image, véritable révolution du marché, révolution semblable à celle ressentie par les artisans du cinéma muet. En effet, à la fin des années 1970, on tend à croire que la radio est mise en danger par l’arrivée des chaînes spécialisées en vidéoclips. Hérauts de l’époque, les Buggles ne connurent-ils pas un immense succès avec leur chanson «Video Killed the Radio Stars» (1979) ? Juste retour des choses, l’image interférait dans le monde de la musique et ralentissait sans aucun doute la carrière des chansonniers.
Mais en vérité, la chanson et la vidéo se réunissaient depuis longtemps pour expérimenter en commun le champ des possibles. Yellow Submarine (1968), Pink Floyd à Pompei (1971) ou encore le film The Wall (1982) d’Alan Parker ne sont que quelques exemples types de cette rencontre où le cinéma et la chanson dans le monde font cause commune. A lire ces quelques noms, force est d’admettre que la pratique est légitimée dès ces débuts par les plus illustres groupes de la musique rock2. Cette rencontre du cinéma et de la chanson, aujourd’hui surexploitée par les vidéoclips, développe, à notre avis, de nouvelles approches et peut-être même une nouvelle conception des rôles de l’image et de la chanson comme éléments d’expression d’une narration. Il nous semble en effet que la chanson soit désormais portée par une mission de plus en plus fondamentale dans la construction des scénarios et des discours. À l’instar de Ronald Rodman, nous constatons que la chanson populaire dans les films « signifies emotions, is (sometimes) subordinate to dialogue, provides structural continuity, and is certainly used as a narrative cueing device » (RODMAN 2006 : 123).
Pour employer la terminologie narratologique, si la musique s’exprimait au départ en grande partie au niveau extradiégétique, elle apparaît maintenant de plus en plus à l’intérieur même de la diégèse comme un élément discriminateur des personnages et propose aux spectateurs de nouvelles interprétations possibles. C’est ce que nous nous efforcerons de démontrer dans le présent article, en étudiant les fonctions de la chanson dans C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée.
Mais avant toute chose, nous aimerions, dans un premier temps, exprimer l’intérêt d’une telle approche et faire ressurgir, dans un deuxième temps, le contexte social dans lequel se déploie l’histoire de la famille Beaulieu.
La trame sonore
Personne ne conteste plus l’apport du son dans le cinéma, non seulement est-ce un truisme, mais il est aussi admis que d’avoir une trame sonore où les vedettes pop de l’heure sont mises à contribution est un élément promotionnel qui joue en faveur du film. Phénomène qui s’est multiplié dans la dernière décennie, phénomène lié sans doute aussi aux trusts qui possèdent les réseaux de distribution des produits culturels mondiaux. Le film Titanic (1997), du Canadien James Cameron, a été vu par des millions de spectateurs et la chanson thème du film, interprétée par Céline Dion, s’est également vendue de manière exceptionnelle. Dans le film Romeo and Juliet (1996) de Barz Luhrmann, la trame sonore joue un rôle différent, elle donne un rythme aux images et les paroles des chansons de Garbage, Buthole Surfers, The Cardigans et surtout de Radiohead agissent en interaction avec le thème du film de Luhrmann. Il s’agit en fait d’un exercice thématique où les textes des chansons donnent leur propre interprétation du texte de Shakespeare. Dans un film plus récent, Marie Antoinette (2006) de Sofia Coppola, la trame sonore caractérise à partir des réalités musicales d’aujourd’hui un personnage historique du XVIIIe siècle. Contrairement à Luhrmann, qui avait demandé aux groupes de l’heure de lui composer des chansons, Coppola utilise plutôt des succès qui eurent un impact dans les milieux marginaux des années 1980-1990. La réalisatrice fait en effet appel à des groupes musicaux comme Siouxsie and the Banshees, New Order et The Cure.
Ces deux approches différentes ne sont pas sans influencer la réception du film. De notre point de vue, la trame sonore qui fait appel à des succès d’hier, lance le spectateur dans sa propre expérience, et ce faisant, élabore un espace subjectif de partage, près de la métempsychose, où la nostalgie et la mélancolie du narrateur rencontrent celles du spectateur.
Dans un très beau livre intitulé Un art sonore, le cinéma, Michel Chion refuse en ces termes l’approche fonctionnaliste de l’étude de la bande son :
Avertissons-en le lecteur, notre approche de la musique et des éléments sonores est non fonctionnaliste. Énumérer les effets de la situation audiovisuelle, n’est donc pas dire «à quoi sert le son», puisque le son ne sert pas, il est. (CHION 2003 : 151)
Selon nous, la proposition de Chion est contestable. En effet, tout ce qui participe à une œuvre artistique signifie et sert à produire du sens. Les éléments qui forment une œuvre d’art sont dépossédés de la gratuité contingente, cette assertion est aussi essentielle, nous semble-t-il, que de rappeler qu’une œuvre ne vient pas au monde sans une intention préalable. En tant qu’intention, le son, la musique et les chansons sont choisis en fonction de produire du sens. Barthes disait en 1960, « on pourrait risquer du signifié filmique, cette définition : est signifié tout ce qui est hors du film et a besoin de s’actualiser en lui». (BARTHES 1993 : 873) Or, les chansons dans le film C.R.A.Z.Y. préexistent au film et s’actualisent dans un contexte d’émission particulièrement codé et, à notre avis, ne pas en tenir compte serait une erreur. Insérées dans un nouveau contexte émissif, les chansons qui ont connu réellement une expérience collective, qui ont aussi eu une vie propre à elles, réapparaissent cette fois dans un code de fiction, et servent aux propos de la fiction. D’ailleurs, Chion lui-même ajuste son tir quelques centaines de pages plus loin, en confirmant que les chansons dans les films sont porteuses de sens, et du même coup, il accepte de leur donner quelque chose qui ressemble étrangement à une fonction :
Or, c’est justement parce que la chanson est si différente qu’elle joue dans beaucoup de films, au-delà du genre particulier de la comédie musicale, un rôle de plaque tournante, de point de contact. Elle ouvre un horizon, offre une perspective de sortie à des personnages perdus dans leur histoire.
La chanson est en effet ce qui fait le lien entre le destin individuel des personnages, et la collectivité des autres hommes, des autres femmes, à laquelle ils appartiennent. (CHION 2003 : 380)
Cette citation de Chion semble en tout point écrite pour le film de Jean-Marc Vallée. En effet, les chansons dans C.R.A.Z.Y. n’appartiennent plus à l’univers extradiégétique, mais se présentent plutôt aux personnages comme des expressions qui les caractérisent eux, consommateurs fictifs de biens culturels réels, et que le spectateur reconnaît comme un affect personnel. Entre la diégèse, l’extradiégèse et l’horizon d’attente, c’est toute une symbiose qui s’amorce et qui ravive les pathos du spectateur, désormais solidaire avec les personnages.
Deux révolutions tranquilles
La film C.R.A.Z.Y. se déroule au Québec pendant une période de 21 ans, plus précisément de 1960 à 1981. Cette période est principalement marquée au Québec par la Révolution tranquille, révolution culturelle québécoise qui laïcise les institutions et qui permet aux Québécois d’entrer enfin dans la modernité. Les changements majeurs apportés par la Révolution tranquille se perçoivent aussi par une ouverture au monde, dont les manifestations collectives les plus sensibles sont l’Exposition universelle de Montréal en 1967, la Superfrancofête de Québec en 1974 (fête des cultures francophones) et les jeux Olympiques de Montréal en 1976. Cette même année, un événement politique majeur survient : la prise de pouvoir du Parti Québécois à l’Assemblée nationale du Québec. Pour la première fois, un parti politique qui réclame la souveraineté du Québec est élu et tiendra un référendum sur l’avenir de la nation québécoise. Le 20 mai 1980, la population vote majoritairement NON à la proposition, ce qui crée le ralentissement des forces progressistes et, ni plus ni moins, la fin de l’époque dite de la Révolution tranquille. C’est donc, à peu de choses près, entre ces deux dates que Jean-Marc Vallée campe l’action de son film.
Le film est plutôt linéaire et suit la séquence temporelle de base. Une voix off expose sa propre histoire à l’incipit, et réapparaît sporadiquement avant de reprendre la parole à l’excipit. Le narrateur raconte l’histoire d’un petit garçon, Zac, né un 25 décembre 1960, qui grandit avec ses frères et ses parents dans un quartier résidentiel de la région de Montréal. Zac est un enfant spécial, il est d’abord né le même jour que le Christ et, comme lui, il est doté de pouvoirs qui peuvent soulager les êtres à qui il pense. Du moins est-ce l’avis des personnages féminins qui l’entourent. La mère convaincue que son fils possède des dons, le conduit chez Madame Chose qui confirme l’étrange phénomène de douance. Les années passent et le caractère sexuel de Zac se précise, l’enfant spécial qu’il était se découvre homosexuel. Il fera tout pour dresser son destin, mais aucune discipline ne modifiera sa nature, au grand dam d’ailleurs du père qui le rejettera comme une brebis galeuse. Zac s’enfuie en terre sainte dans l’espoir de rencontrer Celui qui est né le même jour que lui, Celui qui peut conjurer le sort de sa vie. Ses espoirs s’enfouissent dans les sables du désert, Zac rentre au pays alors que son frère Raymond, son ennemi juré, est hospitalisé à la suite d’une injection excessive d’héroïne. Les funérailles de Raymond permettront à la famille de se réunir une dernière fois, famille brisée à tout jamais. De 1960 à 1981, Zac aura vécu sa propre révolution tranquille.
C’est à partir de la figure de Gervais Beaulieu, de celles de Raymond et de Zac, deux de ses fils, que nous analyserons maintenant les chansons en tant qu’éléments narratifs du film de Vallée.
Gervais
Le père dans C.R.A.Z.Y. est un homme qui respecte l’ordre établi. Il exerce son autorité afin que l’harmonie règne dans son foyer. Dès les premiers échanges entre Zac et ses jeunes amis, on comprend la vénération du fils pour le père parce que celui-ci possède tous les disques de Buddy Rich, de Charles Aznavour et de Patsy Cline. Nous reviendrons plus loin sur la grande importance de Patsy Cline dans ce film. Pour l’heure, soulignons que l’admiration de Gervais pour Charles Aznavour se manifeste particulièrement par la chanson « Emmenez-moi », véritable leitmotiv du père3, qui prend plaisir, année après année, à l’interpréter en famille. Chanson qui raconte la vie d’un travailleur du nord dont le souhait est de s’enfuir du quotidien pour aller dorer son existence au soleil, là où les filles vivent presque nues sur les plages. Ce n’est pas tant le texte de cet hymne qui dessine les traits de Gervais, mais plutôt le fait que la chanson au fil des ans demeure la même. À cet égard, « Emmenez-moi » est un succès du moment lorsqu’il nous est donné de l’entendre pour la première fois, mais lorsque le père la chante en 1976 ou en 1980, tel n’est plus le cas. La récurrence ou le mode singulatif choisi par Vallée pour peindre le personnage de Gervais n’est pas insignifiant à notre avis et marque la stabilité et la régularité dans lesquelles le bon père de famille retrouve ses repères.
Gervais adore ses enfants et au fond, on a parfois l’impression qu’il voit en eux un peu le prolongement de lui-même4. Ils sont pour lui sa seconde chance, son pays au soleil. Si le père ressent le besoin de performer en famille, un micro de fortune à la main, il n’est pas insensible au potentiel artistique de ses fils. Aussi, remarque-t-il que Zac a le rythme dans le sang, lui qui n’est pourtant encore âgé que de six ou sept ans. C’est donc par la musique que Gervais tente de rejoindre son fils, en lui offrant pour son anniversaire des instruments de musique. La première année Zac reçoit une batterie signée Buddy Rich ; en 1976 l’adolescent a plutôt droit à un banjo et ce, après avoir eu dans les années passées un accordéon et une guitare. Jamais toutefois n’avons-nous l’impression que les espoirs du père arrivent à leur fin ; si ce n’est le goût pour la musique qu’il a su transmettre à Raymond et à Zac. Ce dernier travaillera en effet au début des années 1980 comme DJ dans une boîte de nuit montréalaise.
Si Buddy Rich joue un rôle plutôt mineur dans la caractérisation de Gervais, Patsy Cline à l’inverse ouvre sur la sensibilité du père de famille, père protecteur pour qui avoir des enfants est la plus belle et la plus grande chose de la vie. Or dans la première partie du film, le petit Zac fracasse par accident un disque de collection de Patsy Cline, disque sur lequel se retrouve la chanson « Crazy ». Gervais est un collectionneur de disques, et ce disque de Patsy Cline avait à ses yeux une grande valeur. Il le sait dorénavant introuvable et par conséquent, il ne saura retenir sa colère. Zac, sans comprendre l’importance symbolique de l’objet chéri, saisit très bien qu’il a commis une faute grave, dont il ressent toute la culpabilité, et tout au long du film il tentera de racheter sa faute.
Raymond
Dès les premières scènes, la relation entre Zac et Raymond est conflictuelle. Zac vient de naître le soir de noël 1960, ses frères ont accompagné à l’hôpital la mère et le père. Quand les personnages masculins ont enfin la permission de voir le nouveau-né, Gervais prend Zac avec solennité. Raymond, impatient de rencontrer son nouveau frère, pose un geste brusque et le nourrisson glisse des mains du père. Depuis ce jour, rien ne va plus entre Zac et Raymond.
Raymond est le fils rebelle, celui qui permet la confrontation entre les valeurs établies et celles qui cherchent à les renverser. Cheveux noirs, longs et bouclés, il néglige de se raser. Il porte le pantalon de cuir et se balade en Harley Davidson. Il ressemble autant au Christ qu’à Jim Morrison, le chanteur légendaire des Doors. Le frère ennemi de Zac ouvre aussi sur l’extérieur ; grâce à lui on sent que le monde change autour de la maison des Beaulieu. Il affiche ses idées politiques, il supporte le Parti Québécois, il aime à regarder René Lévesque à la télé. D’ailleurs, cette volonté de suivre l’un des pères de la société moderne québécoise sera la toile de fond d’une scène d’une grande intensité entre le père et le fils. C’est en effet au moment où Raymond veut regarder René Lévesque à la télévision que l’autorité du père sera la plus rudement mise à l’épreuve. Raymond, qui venait d’insulter Zac, est pris à partie et est catégoriquement invité à s’excuser. Ce qu’il acceptera de faire, bien malgré lui et après force insistance du père.
Un des deux leitmotivs qui caractérisent Raymond est la chanson « Tout écartillé » de Robert Charlebois. Première véritable star du rock québécois, Charlebois est l’homme par qui le scandale arrive. Ardent défenseur de la souveraineté du Québec, il chante le pays dans une langue nouvelle et dégage la voie pour une chanson de langue française, renouvelée par le rock. C’est un iconoclaste qui rejette toutes les valeurs du passé, tout en réactualisant l’identité propre des Québécois. Il fait fureur et scandale tant en France qu’au Québec. Il est peut-être le premier à actualiser la musique psychédélique en langue française et à faire en cette langue la promotion de la marijuana. « Tout écartillé », une de ces chansons qui expérimentent le psychédélique, apparaît pour la première fois dans le panorama sonore, lors de la réunion familiale de 1976. Pendant cette soirée de noël, toutes les tendances musicales de l’époque sont entendues tant par le spectateur, que par les personnages du film. La chanson de Charlebois est l’un de ces courants, « Emmenez-moi » d’Aznavour en représente un autre et la musique des big bands sur laquelle on s’adonne aux danses sociales ferme le cercle. Antithèses par excellence des goûts de Raymond, la musique des big bands et Aznavour contribuent à éclairer davantage l’aspect de nouveauté que représente l’appel à la modernité de Charlebois.
Si « Tout écartillé » dérange quand la chanson constitue la musique d’écran5, elle devient un élément transgressif quand elle sert de musique de fosse. En effet, Vallée a recours à cette chanson dans une scène où Raymond glisse dans les paradis de concupiscence avec des jeunes filles qui se succèdent. L’unité de la scène qui se déroule sur une période de quelques jours, et dont l’action est présentée une fois de plus en mode singulatif, est assurée par la chanson de Charlebois qui joue en continu.
Raymond est pris d’un mal de vivre, d’un mal d’être et se réfugie dans la drogue. C’est là qu’il trouve son pays au soleil, son pays des merveilles. Nous sommes à l’époque où Gainsbourg chante en France « Variations sur Marilou », qui sont aussi des variations sur Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll. Or, une des deux chansons fétiches de Raymond est « White Rabbit » qui raconte l’expérience de l’acide comme drogue hallucinogène, chanson qui se réfère aussi à cette Alice qui connut l’autre côté du miroir. « White Rabbit » des Jefferson Airplane, lesquels deviendront plus tard les Jefferson Starship, comme s’il n’y avait pas de limites au voyage. Quoi qu’il en soit, Raymond connaîtra des frontières qui n’en sont peut-être pas, mais les ayant franchies, il sera condamné à ne jamais les retraverser. Dans une scène où la musique appuie la volonté d’autodestruction du personnage, Raymond s’injecte une dose fatale d’héroïne. Il laissera derrière lui le poids de l’absence, la douleur du souvenir et une famille désunie.
Zac
Les premiers leitmotivs qui caractérisent Zac sont des éléments provenant du répertoire de chants sacrés. Rien d’étonnant, compte tenu qu’il est né le même jour que le Christ. Et le fait qu’il possède des pouvoirs surnaturels le place aussi au niveau de demi-dieu, à la fois proche et loin du commun des mortels, quelque part entre le ciel et la terre. Aussi, Zac est-il en communication avec le divin. Il est investi par Madame Chose du pouvoir de communiquer directement avec Dieu dans le but de faire le bien. Il fait donc partie de l’infime minorité des élus de Dieu.
La musique sacrée ponctue également des moments étranges, surnaturels, où Zac et sa mère entrent en communication alors qu’ils sont à des lieues de distance. Dès qu’il a besoin d’elle, elle le sent et lui vient en aide sans le toucher, telle une communication télékinétique, ou encore comme si un lien n’avait jamais été coupé entre eux. La fonction de cette musique sacrée est évidente, elle souligne le transcendant du moment, elle unit Zac aux siens dans une dimension autre. D’ailleurs, cette musique est souvent émise du côté de la fosse, hors de la diégèse, là où, dans la contingente réalité, Dieu devrait trôner.
Dans la religion catholique, le chiffre trois revêt une importance capitale. On n’a qu’à penser à la sainte trinité comme élément de base de la foi, élément qui unit tous les Catholiques de la terre, pour constater le pouvoir de ce chiffre. Rappelons-le, Zac est né le même jour que le Christ, mais contrairement à lui, il est donné comme mort à la naissance, puis ressuscite le même jour. Comme si cet exploit n’était pas déjà le signe d’un destin remarquable, Zac meurt une seconde fois, lors d’un accident de scooter. Frappé par une voiture, il se retrouve en convalescence après avoir connu l’au-delà pendant trois secondes. Enfin, nous le verrons plus loin, le parcours de Zac est également empreint d’une troisième chute, celle du désert. Pas étonnant, dès lors, qu’à la première scène où Zac apparaît en adolescent, le réalisateur insiste pour le placer au milieu d’un triangle, celui de Dark Side of the Moon, dessiné sur le mur de sa chambre. La musique sacrée cède alors sa place à la musique de Pink Floyd qui, par un procédé métaleptique, s’élève du niveau extradiégétique au niveau diégétique. Par cet habile procédé, la musique n’est plus ce qu’entendent exclusivement les spectateurs, mais plutôt ce qu’écoutent les personnages. Et ce faisant, elle contribue à faire sentir les tensions entre les membres de la famille Beaulieu. Il n’est point utile ici de faire la démonstration que l’adolescence et l’ordre établi ne font pas bon ménage. Aussi, le père de Zac cherche-t-il à imposer son autorité qui périclite : il entre dans la chambre de son fils et vient lui-même ramener le niveau sonore à ce qu’il croit être raisonnable. Sans qu’une seule parole ne s’échange entre les deux personnages, la tension entre le père et le fils se ressent par des mécanismes d’interaction où le pouvoir de l’autorité est négocié. Zac, qui possède lui-même une face cachée, enlèvera de la platine Dark Side of the Moon pour y mettre plutôt « Sympathy for the Devil » des Rolling Stones. Encore une fois, la musique participera à l’unité de la diégèse en ce qu’elle sera produite par la chaîne hi-fi de Zac, mais par un effet métaleptique, elle transcendera jusqu’à la scène suivante. Les images s’enchaînent en effet pendant que les Rolling Stones continuent leur refrain et que la voix off reprend du service pour livrer les réflexions de Zac, désormais athée, mais paradoxalement assis avec sa famille au milieu d’une église pendant la messe de minuit. Par un nouveau procédé métaleptique, Madame Chose, l’autre personnage élu de Dieu, celle qui a initié Zac à ses pouvoirs surnaturels, entame le cœur de « Sympathy for the Devil ». La musique, à l’instar d’un véritable pacte avec le diable, ou telle une chasse-galerie6, emporte Zac au ciel, pour le déposer au milieu de la fête familiale. Ce faisant, le syuzhet relie en une seule séquence sonore trois espaces visuels, accentuant de la sorte un effet de vitesse. Est-il nécessaire de souligner que cette transgression des espaces, où le personnage est porté par la musique, met en abyme le côté obscur vers lequel penche Zac. Cette sympathie pour la part maudite, il la combattra jusque dans le désert où il cherchera en vain les pas du Christ.
Quoique Pink Floyd et les Rolling Stones stigmatisent la mue de Zac, ces deux groupes ne sont pas pour autant les principaux éléments sonores qui constituent l’identité du personnage adolescent. Certes, on remarque que le paysage urbain et les cheminées au fond d’une rue rappellent la pochette du disque Animal de Pink Floyd. Mais la chanson qui caractérise le mieux le nouvel adolescent est sans aucun doute « Space Oddity », ce succès de David Bowie qui raconte l’histoire de Major Tom, un astronaute qui abandonne la terre pour explorer l’espace et se perdre dans l’infini. Couché sur son lit, Zac écoute cette chanson en fumant une cigarette dont la fumée s’envole en cercle vers le ciel étoilé du plafond de sa chambre à coucher. La caméra suit le cercle et redescend dans la chambre de Zac après un temps indéterminé. Maintenant debout, Zac se laisse porter sur l’air de la chanson de Bowie, qu’il interprète à la manière de Gervais, un micro de fortune à la main. À la différence de son père toutefois, Zac ne fait pas que chanter, il est investi par Bowie, il est devenu son idole, maquillé à la façon du chanteur anglais sur la pochette de l’album Aladdin Sane. Le titre de cet album de Bowie est en réalité un jeu de mots qui, une fois décomposé, donne une réalité toute autre, une réalité très proche de celle que Zac a l’impression de vivre : a lad insane (un jeune homme dérangé). L’image de Bowie elle-même exploite celle d’un jeune homme marginal et inadapté socialement. Androgyne par excellence, le Bowie de cette époque est aussi celui qui s’amuse à repousser les tabous sexuels.
On pourrait multiplier les exemples pour démontrer que la musique est toujours choisie avec soin, dans le but d’enrichir le sens. La chanson « Brother Louie » qui revient meubler l’espace sonore chaque fois que Paul et Zac fument un joint ensemble, n’est qu’une autre manifestation. Zac aime Paul, Paul aime la cousine de Zac, Jean-Marc Vallée accentue l’impossibilité de l’amour de Zac pour Paul, en choisissant une pièce musicale qui raconte un amour illicite ; et la chanson « Brother Louie » jouera comme un leitmotiv dans C.R.A.Z.Y.
Dénouement et conclusion
Nous nous étions engagé un peu plus haut à revenir sur l’importance de Patsy Cline dans la trame narrative du film de Jean-Marc Vallée. C.R.A.Z.Y. est un film sur la quête de soi et la quête de l’amour paternel, où la figure du père peut se confondre par moment avec celle du Père. Au début du film, le petit Zac casse un microsillon de Patsy Cline. Disque de collection sur lequel on retrouve la chanson « Crazy », leitmotiv absolu du film qui s’exprime tant au niveau de la fosse qu’à celui de l’écran. Après une traversée du désert, rite initiatique au bout duquel le personnage principal accepte enfin sa condition, Zac erre en Palestine dans les ruelles d’un souk où il met enfin la main sur l’objet vénéré du père. Aussi le fils s’empresse-t-il d’acheter le disque et de rentrer au pays. De retour au Québec, Zac constate que les dispositions du père n’ont en rien changé : Gervais ne peut accepter l’homosexualité de son fils. Repoussé à nouveau par le père, Zac dépose tout de même sur la table le disque fétiche, et en un rapide coup d’œil, il comprend enfin toute la symbolique qui se cache derrière la chanson titre du film : les lettres qui composent le mot crazy représentent la lettre initiale de chacun des prénoms des fils Beaulieu. Fracasser le microsillon, c’était détruire la famille. Or, si le retour du disque de Patsy Cline avait le pouvoir de rétablir la situation initiale de la trame narrative, lors de la cérémonie des adieux, la mère dépose le diamant sur le microsillon, afin que le leitmotiv absolu accompagne les personnages vers la sortie, mais Yvan, le petit dernier, manipule à son tour le disque et démontre, une fois de plus, toute la fragilité de l’équilibre retrouvé.
Bibliographie
R. BARTHES, « Le Problème de la signification au cinéma » dans R. Barthes, Œuvres complètes 1942-1966, Paris, Seuil, 1993, p. 869-874.
M. CHION, Un art sonore, le cinéma, Paris, Cahiers du cinéma/Essais, 2003.
R. RODMAN, « The Popular Song as Leitmotif in 1990s Film » dans P. Powrie et R. Stilwell (textes réunis sous la direction de), Changing Tunes: The Use of Pre-existing Music in Film, Aldershot/Burlington, Ashgate, 2006, p. 119-136.
Note
↑ 1Cette période fit d’ailleurs l’objet du plus récent film d’André Forcier, Les Etats-Unis d’Albert (2005).
↑ 2On peut ajouter aussi d’autres types de manifestations où le cinéma et la chanson croisent leur destin. Pensons aux vidéoclips de Metallica dans lesquels le groupe tire des extraits de film classique. Dans un autre registre, l’échantillonnage permet aussi de faire intervenir la bande sonore d’un film à l’intérieur d’une chanson. Ainsi, le groupe Handful of Snowdrops appelle à renfort des passages de la trame sonore du film de Jacques Godbout, Deux épisodes dans la vie d’Hubert Aquin, dans lequel Roger Lemelin commente la vie de l’auteur de Prochain épisode. L’intermédialité s’accentue, on le voit, à la vitesse avec laquelle se développent les technologies. Ces échanges entre la chanson et les bandes son démontrent aussi à quel point le septième art ne meuble pas que le conscient visuel collectif ou individuel. Au contraire, il semble que les traces laissées sur la mémoire par l’expérience sonore d’un film reviennent à la surface dans l’acte de création d’une chanson. Enfin, un autre phénomène où la chanson et le cinéma se rencontrent prend de plus en plus d’ampleur, celui des films qui perpétuent la mémoire des héros de la chanson. À titre d’exemple nommons : Ma vie en cinémascope (2004, sur la vie de la chanteuse québécoise Alys Robi), La môme (2006, qui ranime Edith Piaf) ou encore Control (2007, qui met en image la vie de Ian Curtis, chanteur de Joy Division, groupe culte des années 1980).
↑ 3«‘Leitmotif’ is a recurring motive that gains narrative signification through its association with a character or situation in an opera or film.» (RODMAN 2006 : 123).
↑ 4À cet égard on notera une réplique que Gervais sert avec fierté à plusieurs reprises : « il retient ça de son père ».
↑ 5Dans la typologie de Michel Chion, la musique de fosse correspond à ce que nous avons appelé depuis le début, la musique de niveau extradiégétique; celle que jouait auparavant le piano des films muets. La musique d’écran serait plutôt, toujours selon Chion, la musique de niveau intradiégétique. Musique qui appartient au monde de la fiction, musique entendue par les personnages ou encore produite par eux. (M. CHION 2003 : 365.)
↑ 6La « chasse-galerie » est une vieille légende québécoise dans laquelle des bûcherons en hiver passent un pacte avec le Diable afin d’aller rejoindre leur fiancée pour la nuit de noël. À bord d’un canot d’écorce ils survoleront la forêt et rejoindront la ville pour festoyer en famille.