Publifarum n° 7 - Constellations francophones

Rencontre avec Salim Bachi

Ilaria VITALI


Salim Bachi est né à Alger en 1971. Il a suivi des études de lettres en Algérie puis en France. Son premier roman, Le chien d’Ulysse, publié en 2001 aux éditions Gallimard, a été salué par une critique unanime. L’histoire se déroule dans la ville imaginaire de Cyrtha pendant la nuit du 29 juin 1996, exactement 4 ans après l’assassinat du président Boudiaf. Ces événements sont vécus à rebours, par un quatuor romanesque de personnages qui vivent leur odyssée d’une nuit dans les ruelles de Cyrtha. Comme le mythique chien d’Ulysse, Argos, le chien de Hocine, narrateur du roman, est le seul qui reconnaît son maître lors de son retour après cette nuit hallucinante. Saisis par la paranoïa collective, les siens ne le reconnaîtront pas et lui tireront dessus.

Chez le même éditeur, Bachi a publié en 2003, son deuxième roman, La Kahéna, qui se greffe comme une bouture sur le premier. Inséré dans le même monde fictionnel, peuplé par les mêmes personnages, cet ajout est consacré à la naissance de la ville de Cyrtha et à son évolution spatio-temporelle par le biais des souvenirs des personnes qui l’ont habitée. Dans ce deuxième roman, Cyrtha n’apparaît pourtant qu’en arrière plan, s’effaçant pour laisser place à un autre lieu narratif « mythique » : l’énigmatique Kahéna, demeure mystérieuse, bâtie par un colon maltais. Ce roman complète ainsi le tableau de l’histoire récente de l’Algérie, en racontant la période du colonialisme, puis de l’indépendance, en passant par la prise du pouvoir par Ben Bella en 1962, le coup d’État de Boumédiène en 1965, et les émeutes sanglantes de 1988.

En 2005, Salim Bachi a publié un récit aux éditions du Rocher, Autoportrait avec Grenade, intéressant sous plusieurs points de vue. Au premier degré, on peut le lire comme un récit de voyage, mais il s’agit également d’une « autofiction », d’un jeu intertextuel et métatextuel explicite, où l’auteur rencontre les personnages de ses romans précédents ainsi que des écrivains du passé, qui font leur apparition sur la scène du texte, éclairant d’un jour nouveau son œuvre.

En 2006, Bachi s’est mis « dans la peau » d’un kamikaze pour raconter l’attentat aux tours jumelles dans le roman court Tuez-les tous, publié aux éditions Gallimard. Il vient de sortir un recueil de nouvelles au titre évocateur, Les douze contes de minuit, qui reprennent le décor de la ville de Cyrtha, en poursuivant, à travers ces contes qui résonnent comme les douze coups d’une pendule, sa fresque de l’Algérie des années noires. Depuis 1997 il vit en France, où il est reconnu comme un écrivain talentueux ; il a également reçu plusieurs prix littéraires, dont le Prix Goncourt pour Le Chien d’Ulysse et le Prix Tropiques pour La Kahéna.

Lors de la rencontre pendant les Journées de la Francophonie à l’Université de Gênes1, Salim Bachi a abordé sa conception de l’écriture ainsi que la création de ses romans, en dévoilant ses influences littéraires à la croisée de l’Orient et de l’Occident.

Dès son premier roman, Salim Bachi semble sensible à la question de la création d’un univers romanesque précis. Son monde fictionnel apparaît au lecteur comme une mosaïque à la construction très solide et réfléchie, à laquelle chaque ouvrage ajoute une tesselle. Plusieurs éléments reviennent d’un roman à l’autre : c’est le cas de la ville imaginaire de Cyrtha, mais aussi de certains personnages, comme Hocine, Hamid Kaïm, Mourad, qui hantent l’imaginaire de l’auteur. À ce sujet, Salim Bachi confie que le désir de construire un monde fictionnel où situer plusieurs histoires était présent dès Le Chien d’Ulysse ; d’une part, il s’agissait pour l’auteur de reconstruire le passé, de dire la violence des années 90 en Algérie sans faire partie de cette violence, de l’autre. Par ailleurs, l’auteur se dit avoir toujours été fasciné par les cycles romanesques, dont il mentionne, par exemple, La comédie humaine de Balzac.

À partir du Chien d’Ulysse, tous les romans de Bachi renvoient à la ville de Cyrtha, qui en constitue souvent le décor et qui s’inspire d’une part d’une ville réelle, Constantine, mais qui renvoie d’autre part à toute une tradition mythique et mythologique avérée (on pense à la Grande et à la petite Sirte, à l’île des Lotophages, mais aussi à l’île de Cythère évoquée par la sonorité du mot « Cyrtha »).2

En créant cet espace romanesque à facettes multiples, l’auteur affirme avoir voulu « sortir du factuel » par la construction d’une ville polymorphe, complexe, hétéroclite et qui se charge de plusieurs significations. Moyen de passer du travail « de journaliste » à l’élaboration littéraire, Cyrtha devient ainsi une ville réelle en même temps qu’une ville historique à l’origine très ancienne, ce qui permet à Bachi d’écrire non seulement sur l’Algérie contemporaine, mais aussi sur tous les mythes fondateurs – ou destructeurs – qui ont façonné son histoire.

Pour autant, l’histoire, et surtout l’histoire récente, joue un rôle crucial dans les romans de l’auteur. Si Le chien d’Ulysse se déroule exactement quatre ans après l’assassinat du président Boudiaf, Tuez-les tous raconte l’histoire de l’attentat aux tours jumelles en septembre 2001 vu par les yeux d’un kamikaze. Dans tous les romans de l’auteur, le récit des événements historiques est pourtant compliqué par un jeu de flash-back et d’anticipations, un tressage d’espaces différents, un enchevêtrement des dimensions temporelles qui crée de véritables labyrinthes narratifs. Par ailleurs, le labyrinthe est un élément topique dans l’œuvre de Bachi puisque, pour lui, comme pour James Joyce, l’artiste est celui qui, en écrivant son œuvre, construit un labyrinthe mais ne s’y enferme pas. L’image du labyrinthe devient donc pour l’auteur le symbole même de la vie et de la littérature, entendue comme une tentative de saisir la complexité du monde et d’en sortir en la transformant en œuvre d’art.

Dans le topos du labyrinthe s’incrustent d’ailleurs d’autres significations. Si d’une part il est emblématique du logos de la tradition grecque – on pense au palais de Cnossos – il évoque de l’autre l’image des ruelles de la médina des villes arabes.3

S’agirait-il d’une tentative de représenter deux pôles soi-disant opposés – l’Orient et l’Occident – pour les faire fusionner ?

Apparemment inconciliables, les deux univers parallèles évoqués semblent pourtant se rencontrer dans les romans de l’auteur. Pour sa part, Salim Bachi confie de ne pas percevoir une différence entre le labyrinthe oriental et le labyrinthe occidental ; pour lui, la ville de Cyrtha est la représentation spatiale du labyrinthe intérieur, la perte des repères de l’individu contemporain, image de la complexité du réel, qui ne renvoie pas forcément à l’opposition entre un Occident qui se veut « apollinien » ou « cartésien » et un Orient « dionysiaque » ou « farfelu ».

Quant à l’aspect intertextuel de son œuvre, l’auteur reconnaît que les Mille et une nuits constituent une référence cruciale. Livre singulier qui occupe la place d’une itin-errance – d’après la précieuse définition d’André Miquel – les Nuits tracent un parcours précaire et fragmenté, rassemblant des textes divers qui voyagent dans le temps et dans l’espace. Corps-récit immémorial, figure multiple lourde de significations, Shéhérazade est présente, d’une façon ou d’une autre, dans tous les romans de l’auteur. Espace de création ouvert, le recueil des Nuits représente pour Bachi « le livre absolu, le récit dans le récit, le livre qui s’engendre lui-même » ; dessinée en filigrane, la « sultane des aubes » représente aussi pour tout écrivain maghrébin celle qui est menacée par le pouvoir et qui meurt si elle ne dit pas son conte.

Après Borges et tant d’autres, l’apport de Bachi dans la réélaboration de cette figure étoilée est sans doute celui d’avoir créé une véritable « Shéhérazade au masculin » : dans les pages de La Kahéna, Hamid Kaïm raconte à une femme, pendant trois nuits, l’histoire de l’Algérie à partir de 1910. De toute évidence, la présence de « conteurs » constitue un élément majeur dans l’univers romanesque de l’écrivain : dans tous les ouvrages de Bachi, le lecteur peut trouver un personnage, souvent de sexe masculin, qui raconte une histoire à un autre, souvent de sexe féminin. Le fait que, dans La Kahéna, l’auditrice de Kaïm est à son tour narratrice du roman n’est pas sans importance, et cela souligne l’importance du rôle de la femme dans la reconstruction de la mémoire, ainsi que dans le passage de témoin.4

Par ailleurs, les femmes sont très présentes dans les romans de l’auteur, non seulement par l’intermédiaire de la figure de Shéhérazade, conteuse par excellence, mais aussi par celle de La Kahéna, la reine berbère qui résista à l’invasion arabe, ce qui ne fait que souligner une fois de plus la volonté de Bachi de complexifier l’histoire récente de l’Algérie en recherchant la profondeur de ses mythes fondateurs.

Cela dit, Hamid Kaïm ne représente pas, dans La Kahéna, le seul archétype de conteur possible : d’autres modèles de narrateurs sont présents dans l’œuvre de Bachi, dont par exemple le kamikaze de Tuez-les tous, qui relate à sa compagne d’une nuit le conte du « Roi des oiseaux », un conte très ancien d’origine persane, qui constitue un passage clé de l’histoire. Cependant, Bachi tient à souligner la différence entre ces deux types de conteurs : si le rôle tenu par Hamid Kaïm dans La Kahéna ne fait qu’exalter le charme du conte, de l’oralité, de la mémoire ainsi que l’importance du « passage de témoin », le conte du « Roi des oiseaux » dans Tuez-les tous recouvre un sens tout à fait différent. La nuit précédant l’attentat du World Trade Center, le kamikaze Seyf El Islam se trouve dans une chambre d’hôtel avec une femme qu’il vient de rencontrer par hasard et lui raconte sa mission par un conte allégorique. Si pour Hamid Kaïm il s’agissait de raconter la naissance d’une ville et d’une histoire, de faire revivre les morts par la parole, pour le kamikaze il s’agit d’enterrer le passé, et il n’est pas inutile de remarquer que ce « conteur » n’arrive pas à communiquer véritablement avec son auditrice, qui ne fait que lui répéter : « Je ne comprends pas. »

En racontant l’histoire du terroriste Seyf El Islam, Bachi confie avoir voulu faire ressortir la complexité de l’être humain, en parcourant le cheminement intérieur qui a porté le kamikaze à accomplir son acte. Pour l’auteur, ce livre se prête à des interprétations multiples, car le personnage peut être lu dans une perspective nihiliste, mais aussi dans une perspective religieuse, comme une sorte de « crime et châtiment » en même temps.

Après « l’Orient » des Mille et une nuits, l’autre pôle majeur autour duquel gravitent les romans de Salim Bachi est « l’Occident » des mythes grecs, qui se concrétise dans ses romans par les références réitérées à Ulysse, à Orphée, à Thésée et à bien d’autres.

Ainsi que Salim Bachi l’a reconnu, la Grèce ancienne a largement influencée la géographie de son œuvre littéraire. L’auteur avoue avoir commencé à lire sérieusement le mythe d’Ulysse dans l’Odyssée, et avoir été ensuite fasciné par le travail de Joyce qui l’a repris dans Ulysses. La quête de ce socle mythique dans la modernité a séduit l’auteur, qui l’a appliquée à l’espace algérien, trop souvent réduit à ses sources arabes ou amazigh, en oubliant les influences puniques, romaines et grecques qui ont également fait son histoire.

Dans un régime de réflexivité textuelle, la projection du mythe au sein de la fiction induit un étoilement du sens ainsi que de l’interprétation de l’histoire. La présence d’enjeux métatextuels est un autre élément qui frappe le lecteur des romans de Bachi. Dans Autoportrait avec Grenade, l’auteur apparaît sur la scène du texte et rencontre ses propres personnages. Par ailleurs, l’apparition d’autres écrivains comme Shakespeare, García Lorca, Kafka, crée aussi une chaîne intertextuelle dans laquelle l’auteur semble vouloir situer son œuvre. Bachi explique ainsi la naissance de ce livre, écrit sur un mode parodique à partir d’une commande, qui se voulait un texte sérieux et ludique à la fois. Dans la construction des romans de l’auteur, on retrouve souvent ce désir de s’amuser avec le texte, qui s’exprime, entre autres, par un tressage de fragments narratifs différents magistralement orchestré. Des poèmes, des chansons populaires, des carnets de voyage, des journaux intimes, des morceaux de lettres viennent ainsi émailler la narration, en affirmant le refus de la distinction entre les genres littéraires purs de la part d’un auteur qui ne reconnaît que la différence entre les « bons » et les « mauvais » livres.

Dans ce jeu de l’écriture, Salim Bachi affirme que la conquête de l’écrivain est surtout la conquête de la liberté, qui s’allie à l’appropriation de la complexité du monde.

Ainsi, en reconnaissant que tout individu est « déterminé historiquement », Bachi refuse le concept exclusif de « francophonie » ainsi que celui d’une « surconscience linguistique »5 qui serait propre aux écrivains francophones, en soutenant que la réflexion langagière est propre à tout écrivain. Même si l’auteur reconnaît que certaines marques de l’arabe peuvent transparaître dans son écriture, il souligne de ne pas vouloir problématiser son rapport à la langue française, imposée au Maghreb par la colonisation, de la façon dont ses prédécesseurs l’ont fait pendant les années soixante et soixante-dix. Issu d’une génération qui n’a pas vécu la colonisation, Bachi affirme que son rapport au français est différent de celui de ses aînés.

Teintée de nouvelles résonances, sa parole prend corps à travers des personnages et des histoires qui se reflètent en abyme, muant la fiction en métafiction. Par le refus de tout genre littéraire pur, Salim Bachi expérimente de nouvelles textures capables de dire l’ineffable, par le biais de la représentation d’une scène textuelle devenue désormais instable, et qui rend caduque toute distinction générique. Il en ressort le portrait d’un écrivain affranchi, qui refuse toute étiquette perçue comme une sorte de ghettoïsation ; « un électron libre »6, qui se reconnaît dans le propos de Milan Kundera qui a affirmé à peu près « ma seule patrie, c’est l’héritage de Cervantès ». À savoir, le roman.

Bibliographie

Œuvres de Salim Bachi

Le Chien d’Ulysse, Paris, Gallimard, 2001.
La Kahéna, Paris, Gallimard, 2003.
Autoportrait avec Grenade, Paris, Editions du Rocher, 2004.
Tuez-les tous, Paris, Gallimard, 2006.
Les douze contes de minuit, Paris, Gallimard, 2007.

Sur l’œuvre de Salim Bachi

B. ARESU, « Arcanes algériens entés d’ajours helléniques : Le chien d’Ulysse de Salim Bachi », in Charles Bonn (textes réunis sous la direction de), Échanges et mutations des modèles littéraires entre Europe et Algérie, Paris, L’Harmattan, 2004, pp. 177-187.
M. MATHIEU-JOB, « Renaissance de la tragédie : Le Chien d’Ulysse de Salim Bachi », in M. Mathieu-Job (textes réunis sous la direction de), L’entredire francophone, Bordeaux, Presses de l’Université de Bordeaux, 2004, pp. 335-360.
I. VITALI, « Autoritratto tra Oriente e Occidente. Il caso di Salim Bachi », Trasparenze, numero monografico a cura di Elisa Bricco, Genova, ottobre 2006, pp. 11-31.


Note

↑ 119-20 mars 2006

↑ 2Au sujet des significations plurielles et déroutantes de la ville de « Cyrtha » nous renvoyons à l’étude de Bernard Aresu, « Arcanes algériens entés d’ajours helléniques : Le chien d’Ulysse, de Salim Bachi », in Charles Bonn (dir.), Echanges et mutations des modèles littéraires entre Europe et Algérie, Paris, L’Harmattan, 2004, pp. 177-187.

↑ 3Au sujet des significations multiples du labyrinthe voir, entre autres, Angelo Arioli, Le città mirabili, Milano, Mimesis, 2003.

↑ 4D’après Chebel, la narration au féminin serait aussi à même de créer un récit non-conflictuel, situé hors du temps. Voir à ce sujet Malek Chebel, Psychanalyse des Mille et Une Nuits, Paris, Payot & Rivages, 2002, p. 51.

↑ 5Voir à ce sujet Lise Gauvin, « L’imaginaire des langues : du Baroque au Carnavalesque », Littérature, n° 121, mars 2001. « Le parcours des écrivains francophones est emblématique en ce qu’il les condamne, de quelque lieu qu’ils proviennent, à penser la langue. »

↑ 6La définition est d’Alain Mabanckou ; voir à ce sujet « Portraits d’écrivains. Dix questions à Salim Bachi : "Si cela ne leur plaît pas, ils peuvent s’accrocher une pendule !" », http://www.congopage.com/article3725.html, consulté le 11/06/2007.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482