Les dynamiques sociolinguistiques dans l’espace francophone : le cas du Mali à travers le regard d’Amadou Hampâté Bâ
Prémisses
Sujet à la mode, celui de francophonie est pourtant exposé à des dangers : le risque de tomber dans le stéréotype, dans le déjà-dit, guette le chercheur qui se propose d’approcher un monde hétérogène et dynamique. Comment donc envisager l’univers francophone ? Néologisme d’origine gréco-latine, le mot francophonie est attribué au géographe Onésime Reclus (1837-1916). Ayant envisagé de “classer les habitants de la planète en fonction de la langue qu’ils parlaient dans leurs familles ou dans leurs relations sociales”, Reclus crée le terme de francophonie pour désigner “l’ensemble des personnes parlant français de même que les territoires qu’elles peuplent” (Pöll, 2001 : 19).
En fait, le terme francophonie se rattache à trois dimensions principales. Comme l’indique le suffixe -phonie, c’est d’abord le plan linguistique qui est en jeu : en ce sens, la francophonie désigne “l’ensemble des personnes parlant le français, le terme incluant selon les cas les seuls locuteurs natifs, ou les locuteurs natifs et les utilisateurs du français comme langue seconde ou bien encore […] les locuteurs faisant usage du français comme langue maternelle, langue seconde ou langue étrangère” (Pöll, 2001 : 21). Ensuite, le concept de francophonie est lié à une dimension géographique et indique l’ensemble des territoires dans lesquels le français est employé comme langue maternelle ou langue seconde. Enfin, la dernière acception, plus abstraite, renvoie à l’idée de francophonie conçue en tant que sentiment d’appartenance à une même communauté au nom des valeurs transmises par la langue française (Deniau, 1998 : 17-18).
Néanmoins, le concept de francophonie n’est pas exempt d’une forme d’ambiguïté. Celle-ci tient essentiellement aux enjeux liés à la vision du français hexagonal, perçu en tant que langue coloniale. La promotion du français hexagonal, langue de culture et de distinction, et surtout langue nationale, est au cœur de la politique coloniale, d’après laquelle “[…] la France semble rayonner naturellement sur des pays qui ne sont que des simples prolongements culturels” (Deniau, 1998 : 47). En ce sens, la francophonie serait une manifestation du projet de la France de maintenir son pouvoir d’influence sur les territoires colonisés ; ce qui lui permettrait de renforcer son pouvoir face à l’anglais (Branca-Rosoff, 1996 : 106-109).
Il sera donc question d’explorer la relation qui s’instaure entre le français hexagonal et les autres réalités linguistiques présentes sur l’étendue du territoire francophone. La position de force dont le français hexagonal jouit conditionne profondément la dynamique entre les variétés linguistiques. Par ailleurs, étant donné la variété des langues (et des situations sociales et ethniques) avec lesquelles il entre en contact, il vaudrait mieux parler de francopolyphonies ou de francophonies plurielles (Chaudenson, 1993 : 358). Rappelons aussi que l’idée de francophonie a subi une évolution considérable tant que, actuellement, on lui préfère celle d’espacefrancophone afin de dépasser la connotation colonialiste. Parler d’espace francophone signifie faire référence à “l’ensemble des peuples ou des groupes de locuteurs qui utilisent « partiellement » ou « entièrement » la langue française dans leur vie quotidienne ou dans leurs communications, que ce soit dans un contexte unilingue (ou monoglossique), comme celui de la France […] ou plurilingue, voire diglossique” (Dumont, 2001 : 14).
Une tentative d’interprétation des dynamiques sociolinguistiques : l’approche écolinguistique et le marché linguistique
Tout en étant consciente de l’impossibilité de réduire à un simple schéma les situations linguistiques et sociolinguistiques qui sillonnent l’espace francophone, nous allons proposer une tentative de lecture des dynamiques linguistiques à partir de l’approche écolinguistique, telle qu’elle est présentée par Louis-Jean Calvet. Cette approche convient d’autant mieux à l’examen du plurilinguisme francophone que “l’écologie linguistique étudie les rapports entre les langues et leur milieu, c’est-à-dire d’abord entre les langues elles-mêmes, puis entre ces langues et la société” (Calvet, 1999 : 17). D’après Calvet, si l’on pose l’interrelation langues – environnement, l’on peut supposer l’existence de systèmes écolinguistiques, à savoir d’espaces dans lesquels les langues en présence entrent en contact et interagissent entre elles. À un niveau plus restreint, ceux-ci sont articulés en constellations dans lesquelles les langues parviennent à se découper des niches écolinguistiques: “la « niche » d’une langue est constituée par ses relations avec les autres langues, par la place qu’elle occupe dans l’écosystème, c’est-à-dire par ses fonctions et par ses rapports avec le milieu, essentiellement avec la géographie qui joue un rôle déterminant dans l’expansion des langues” (Calvet, 1999 : 35). En fonction des facteurs mentionnés ci-dessus, une langue occupera un niveau hyper-central, central ou périphérique.
Dans ce cadre, nous allons considérer l’espace francophone comme un système écolinguistique dont les constellations sont reliées entre elles par la présence du français hexagonal. Celui-ci occupe donc la position de langue hyper-centrale entourée par d’autres langues plus ou moins périphériques.
Porter le regard sur les relations qui se tissent entre la langue et le milieu d’appartenance signifie aussi considérer les stimuli extérieurs générés par le milieu et dont l’influence s’exerce sur les langues. C’est un phénomène de régulation, défini comme “une réaction à un stimulus extérieur par un changement interne qui tend à en neutraliser les effets” (Calvet, 1999 : 35), que les langues opposent aux stimuli venant de l’environnement. Néanmoins, le phénomène de la régulation (ou autorégulation) implique aussi qu’on analyse les réactions des langues tant sur le plan linguistique que sur le plan social et identitaire. Il sera donc question de s’interroger sur les réaménagements produits par l’insertion de la langue coloniale dans des systèmes écolinguistiques autres, ainsi que d’examiner les éventuels réajustements subis par le français hexagonal lorsqu’il est introduit dans un milieu nouveau. Les dynamiques linguistiques, résultant des contacts entre langues diverses, peuvent aboutir à plusieurs solutions. D’une part, l’on assistera à un phénomène de vernacularisation, c’est-à-dire à une extension des fonctions d’une langue véhiculaire de sorte que celle-ci ne se contente plus simplement de rendre possible la communication entre des locuteurs appartenant à des groupes différents, mais devient aussi le symbole identitaire d’un groupe social et/ou ethnique. De l’autre, il sera possible d’observer un phénomène de véhicularisation : autrement dit, une langue vernaculaire modifie ses fonctions et augmente, de manière progressive, le nombre de ses locuteurs. Elle n’est plus seulement symbole identitaire d’un groupe, mais elle assure la communication dans des situations de contacts interlinguistiques.
Finalement, véhicularisation et vernacularisation convergent vers les étapes finales d’assimilation ou bien de normalisation de la (des) langue(s) dominée(s) (Cichon, Kremnitz, 1996 : 120-121). L’assimilation repose sur l’hypothèse que la langue en position de force se substitue, progressivement, et finit par remplacer définitivement la (ou les) langue(s) en position de faiblesse. Cette possibilité correspond à ce que Calvet appelle glottophagie, c’est-à-dire la situation où les langues dominées seraient avalées par la langue dominante colonisatrice (Calvet, 1974). Néanmoins, l’hypothèse d’une glottophagie achevée n’est que rarement envisageable, le processus de glottophagie étant extrêmement long et complexe et les forces de résistance assez intenses pour empêcher son aboutissement.
Enfin, la normalisation résulte d’un processus qui vise à l’affirmation, voire à l’autonomisation de la (des) langue(s) dominée(s) contre la tendance de la langue dominante à l’assimilation. La normalisation s’effectue à deux niveaux : d’une part elle affecte les systèmes linguistiques, de l’autre elle “[…] consiste à réorganiser les fonctions linguistiques de la société de façon à réadapter les fonctions sociales de la langue à des conditions ‘externes’ changeantes” (Boyer, 1991 : 32).
Une dernière possibilité, qui ne se réalise que rarement, correspond au maintien de l’écart entre les langues en jeu. Cela suppose qu’il n’y ait pas d’influence d’une variable sur l’autre et, notamment de la langue dominante sur la (les) langue(s) dominée(s).
D’après les considérations exposées ci-dessus, il apparaît que la langue n’est pas un objet inerte, transmis de manière passive d’un groupe à l’autre. Au contraire, elle est à chaque fois reconquise par les groupes qui l’intègrent et remodelée selon les exigences culturelles, sociales et identitaires du groupe (Robillard, Beniamino, Bavoux, 1993 : 21-22).
En général, l’espace francophone est marqué par un plurilinguisme diglossique, dont la variété haute est constante et est représentée par le français hexagonal, alors que les variétés basses sont plurielles et de nature diverse : parfois elles correspondent à des langues autres (tel est le cas du Mali), parfois à une/des variété(s) de français (nous pensons au français québécois), ou à un mélange des deux (les créoles).
Si le système écolinguistique proposé par Calvet représente une clé de lecture des dynamiques sociolinguistiques qui traversent l’espace francophone, il n’en reste pas moins que d’autres instruments sociolinguistiques doivent être mobilisés afin de rendre compte du fonctionnement même du système. Parmi les facteurs responsables du développement des dynamiques linguistiques, le marché linguistique joue un rôle essentiel. En effet, d’après Bourdieu, le langage employé dans une situation particulière dépend non seulement de la compétence du locuteur, mais aussi du marché linguistique (Bourdieu, 1984 : 98), à savoir de l’espace social dans lequel les productions linguistiques font l’objet d’une négociation et sont évaluées comme plus ou moins légitimes. Suite à cette évaluation, elles reçoivent des prix symboliques différenciés : “lorsqu’une langue domine le marché, rappelle Bourdieu, c’est par rapport à elle, prise comme norme, que se définissent les prix attribués aux autres expressions et du même coup la valeur des différentes compétences” (Bourdieu, 1977 : 17-34). Le français standard est ainsi considéré en tant que modèle en fonction duquel les autres variétés sont évaluées. Bien évidemment, cela ne va pas sans conséquence sur le plan identitaire, dans la mesure où les évaluations et les prix accordés aux langues en jeu déterminent des situations de sécurité/insécurité linguistique (Labov, 1976) des locuteurs. Selon les perspectives adoptées, trois typologies de sécurité/insécurité peuvent être envisagées (Calvet, 1999 : 144-182) : l’on parlera de sécurité-insécurité formelle (pour indiquer la relation entre la manière dont les locuteurs déclarent parler une langue et la manière dont ils pensent qu’il faut parler) ; de sécurité-insécurité statutaire (à savoir le rapport entre la langue que les sujets croient parler et celle qu’ils pensent qu’il faut parler) et de sécurité-insécurité identitaire (autrement dit, la relation entre la langue que les sujets déclarent parler et la langue qu’ils considèrent comme caractéristique des communautés auxquelles ils appartiennent).
La représentation des dynamiques linguistiques francophones dans le cadre littéraire
Les dynamiques linguistiques, qui sont au cœur de l’espace francophone, font tout aussi l’objet de réflexion et de représentation de la part des écrivains francophones. Souvent leurs ouvrages reproduisent, et au niveau du contenu et au niveau plus proprement linguistique, la manière dont adviennent et dont se développent les contacts interlinguistiques dans leur pays. Bien évidemment, le choix d’un corpus littéraire nous permettra de nous confronter à des représentations de la langue filtrées par le regard des écrivains et non pas sur des données directes. Produites par la surconscience des écrivains (Gauvin, 2000), ces représentations n’en constituent pas moins des témoignages importants les retentissements que les contextes diglossiques engendrent au niveau linguistique.
Dans ce cadre, nous examinerons les représentations du français hexagonal contenues dans la production romanesque de l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ. Ses romans, en effet, témoignent d’une oralité complexifiée dérivant de la rencontre entre langues ou variétés natives et langue officielle (le français hexagonal) diffusée au moyen de la scolarisation. L’oralité, qui est en même temps objet de thématisation au niveau du contenu et objet de représentation au niveau de l’écriture, sera donc le point de départ pour étudier les représentations des dynamiques linguistiques au Mali.
Amadou Hampâté Bâ : un exemple de une polyphonie intégratrice
Les romans de l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ rendent compte d’un plurilinguisme riche et diversifié. D’après le regard d’Hampâté Bâ, quatre catégories linguistiques principales couvrent le panorama linguistique malien. La première concerne les langues autochtones : elle regroupe les langues parlées au Mali par les nombreuses ethnies qui l’habitent (le peul, le bambara, le dogon, le wolof, le moré, l’arabe, le baoulé, le samo et le haoussa)1. Un tel plurilinguisme ne consiste pas seulement en un voisinage entre des codes linguistiques différents, mais affecte aussi les locuteurs, dont la plupart maîtrisent deux, voire trois langues ethniques :
Un matin, on entendit résonner, dans les rues de Bandiagara, le petit tam-tam d’aisselle de Diêli Bâba, le griot “crieur public”. Tout en frappant de son instrument, il criait en peul, en bambara et en dogon : “Ohé, habitants de Bandiagara ![…]” (Amkoullel, l’enfant peul, p. 126)
Ensuite, le panorama linguistique malien est complexifié par la présence du français hexagonal. Langue parlée notamment par les administrateurs des colonies, les capitaines et les commandants d’origine française.
La troisième catégorie correspond au français des tirailleurs ou forofifon naspa. Né du contact entre les langues ethniques et le français de France, le français des tirailleurs correspond au français apprivoisé par les maliens intégrés dans les systèmes administratifs et scolaires coloniaux français : gardes, chefs de garde de cercle, caporaux, ex-adjudants et interprètes. L’apprentissage hâtif et dans des conditions précaires serait à l’origine des distorsions imposées au français hexagonal :
Quant au surveillant auxiliaire Mamadou Sissoko, autrement dit “Don Quichotte”, avec lui le pittoresque était total. Il ne parlait que le forofifon naspa ou “français des tirailleurs”, langage coloré et piquant où la cuisse se dit “gigot” et la bouche “le grand trou de la tête”. Quand il entrait dans le dortoir il commençait par se présenter : “Ici moi je Don Quichotte ! Allez, dévout-dévout ! Ch’est le matin - ch’est le matin ! Dévout-dévout ! Soleil y va ouvri son zoÿ ! Dévout-dévout ! Fait-le-lit-fait-le-lit ! Problème attend, dictée attend, Don Quichotte aussi attend. Dernier levé du lit y sera dernier son classe. Dévout-dévout! Jé soulter pas (je n’insulte pas), jé frapper pas, mais clairon y sonner dans l’armée : « Cochon lève-toi, cochon lève-toi, cochon lè-è-ve ». Vous même chose cochons. Alors vous lève-toi, lève-toi vite vite sinon directeur fâcher et vous gueule y casser !” (Amkoullel, l’enfant peul, p. 497).
Dans la même catégorie du français des tirailleurs, nous introduisons aussi le français local dont il est possible d’inférer la présence dans la production romanesque de Hampâté Bâ. Variété du français proche du français des tirailleurs par ses origines (il apparaît, en effet, suite au contact entre les langues autochtones et le français hexagonal), il s’en distingue par la nature de ses locuteurs : en effet, il est parlé par l’ensemble de la population et non seulement par les représentants du cadre administratifs ou par les interprètes :
Dans les rues bondées de la ville, où déambulaient des militaires et des gens vêtus des costumes les plus variés, on entendait parler à peu près toutes les langues soudanaises, saupoudrées de mots ou d’expressions françaises assaisonnées “façon locale” et que l’on appelait alors non pas “petit nègre” mais “moi ya dit toi ya dit”. (Amkoullel, l’enfant peul, p. 428)
La dernière catégorie linguistique relevée à l’intérieur du panorama linguistique malien est représentée par l’arabe. C’est dans cette mosaïque de langues que s’inscrivent des locuteurs dont les compétences linguistiques sont remarquables :
Bien des adultes, réputés “illettrés” selon la conception occidentale, parlaient quatre ou cinq langues, en tout cas rarement moins de deux ou trois ; Tierno Bokar lui-même en parlait sept. S’y ajoutaient parfois l’arabe et, maintenant, le français –ce dernier souvent parlé, il est vrai, à la façon piquante des tirailleurs, que l’on appelait le forofifon naspa(Amkoullel, l’enfant peul, pp. 339-340).
Parmi les composantes de la constellation linguistique malienne, nous porterons l’attention tout particulièrement au français des tirailleurs, en ce qu’il permet de réfléchir aux “[...] rapports entre les ensembles de pratiques et les effets sur ces pratiques des stimuli extérieurs” (Calvet, 1999 : 73), c’est-à-dire aux modifications qu’entraîne l’insertion du français hexagonal, langue coloniale, dans le contexte linguistique malien.
Produit de la régulation et des stimuli dérivant de la présence d’autres langues (Calvet, 1999 : 73-74), le français des tirailleurs rend compte des métamorphoses que le français hexagonal subit dans un contexte autre. La langue coloniale connaît ici un processus d’adaptation à plusieurs niveaux : du niveau grammatical mentionné par l’écrivain
En « forofifon naspa », les verbes n’avaient ni temps ni mode et les noms, prénoms et adjectifs, ni nombre ni genre (L’étrange destin de Wangrin, p. 29).
au niveau phonétique et syntaxique, que l’on peut déduire des fragments en forofifon naspa reproduits à l’écrit par le biais d’une orthographe phonétique, comme il apparaît dans l’extrait cité ci-dessous :
Ma coumandan, marabout là, ya pas tué moi, mais ya tué lui-même. Tout monde là-bas y crier si fort que missié sénégalais, le patron Pétété, y sont véni. L’affaire là, maintenant, c’est véni grand affaire. Voilà ma contrendu. (Oui mon commandant, p. 281)2.
La question des frontières entre les langues est ici abordée indirectement : doit-on considérer le français des tirailleurs comme une étape vers la décolonisation ? Ou, au contraire, ne serait-il pas plutôt une marque supplémentaire de la colonisation dont les pays africains ne parviennent pas à se dégager ? Langue véhiculaire née pour satisfaire à des besoins communicatifs dans un espace plurilingue, le français des tirailleurs relève d’une forme d’ambiguïté : d’une part, ses traits phonétiques, syntaxiques et lexicaux manifestent l’attachement de ses locuteurs aux langues d’origine et donc une forme de sécurité statutaire et identitaire au profit des langues autochtones ; de l’autre, il représente les tentatives –non complètement réussies- de parler le français hexagonal, celui-ci étant conçu en tant que voie permettant de monter dans la hiérarchie sociale. Les considérations de l’interprète Racoutié à propos de la manière dont Wangrin parle français prouvent que les locuteurs du forofifon naspa, et notamment la catégorie des interprètes, font aussi état d’une insécurité formelle :
Racoutié qui, au début, avait eu une peur bleue de Wangrin, parce que celui-ci savait parler au commandant non pas en « forofifon naspa », mais en français couleur vin de Bordeaux, avait repris courage. (L’étrange destin de Wangrin, p. 39)
Le français de France correspond au modèle auquel les locuteurs des autres variétés se rapportent et en fonction duquel ils évaluent leur propre compétence.
Le contexte plurilingue complexe et hétérogène mis en scène par l’écrivain malien justifie le rôle de premier plan accordé aux interprètes (Hampâté Bâ, 1992 et 1994). En général, cette catégorie est composée d’anciens tirailleurs qui, du fait qu’ils maîtrisent la variété véhiculaire, se font médiateurs entre le pouvoir colonial et le peuple. Dans cette perspective, le français des tirailleurs constitue une plus-valeur (Bourdieu, 1984 : 124) contribuant à renforcer l’autorité des interprètes par rapport aux représentants de l’administration coloniale auxquels ils sont soumis. Ces derniers se voient donc placés au même niveau que les peuples assujettis, les deux étant obligés de s’adresser aux interprètes afin de communiquer :
[…] l’interprète Racoutié […] était le second personnage du cercle et venait immédiatement après le commandant. Parfois même celui-ci dépendait de lui. Il pouvait à volonté monter et démonter les affaires […] (L’étrange destin de Wangrin, p. 39).
En conséquence, l’interprète peut se métamorphoser de médiateur en écran ; il peut opposer un barrage à son gré entre les deux pôles diglossiques qu’il est censé mettre en relation, ce qui confère au français des tirailleurs un pouvoir opérationnel supérieur à la variété de prestige.
Cependant, en dépit des interférences et des subversions produites par les langues autochtones, l’adoption du français hexagonal sans adaptation est possible, comme le témoigne le personnage de Wangrin qui parle, non pas le forofifon naspa, mais « le français tout neuf, couleur vin rouge de Bordeaux » (L’étrange destin de Wangrin, pp. 32-33). « Remarquablement doué pour les langues » (L’étrange destin de Wangrin, p. 38), Wangrin se distingue des autres interprètes grâce à des compétences linguistiques extrêmement diversifiées : à un regroupement multiforme de langues autochtones (bambara, peul, dogon, mossi, djerma, haoussa, baoulé et bété) (L’étrange destin de Wangrin, p. 221), s’ajoute le français hexagonal, ce qui l’amène à mépriser le français des tirailleurs. Voici sa réaction après avoir entendu parler l’interprète Racoutié :
L’interprète serra énergiquement la main de Wangrin, puis lui montra un banc et lui dit : « Moussé Lekkol, poser ici, attendre commandant parler toi. Tu froid ton coeur, commandant lui pas pressé jamais. Cé comme ça avec grand chef ». Outré de voir ainsi maltraiter la belle langue française, Wangrin alla s’asseoir sans grand enthousiasme. (L’étrange destin de Wangrin, p. 29)
Enrichi de la présence du français hexagonal, le panorama linguistique wangrinien représente la clé du succès et de l’ascension sociale du protagoniste. Par ailleurs, la prononciation de Wangrin conforme au français hexagonal bouleverse la configuration du marché linguistique malien en y introduisant une redistribution des pôles linguistiques en présence. Le français des tirailleurs, qui représentait un surplus de valeur par rapport aux langues autochtones, est rapidement relégué au deuxième plan au moment où le terme de comparaison est le français tout neuf couleur vin rouge de Bordeaux. Celui-ci constitue un capital linguistique plus rentable que le français des tirailleurs, et cela en termes de profits linguistiques, sociaux et ethniques qu’il apporte sur le marché.
Langue du pouvoir colonial et surtout véhicule de la culture française, le français hexagonal est diffusé notamment par le biais de l’école. Vers la fin du premier tome des récits autobiographiques, Hampâté Bâ remarque :
L’un des buts de toute colonisation […] a toujours été de commencer par défricher le terrain conquis […]. Il faut d’abord arracher des esprits, comme de mauvaises herbes, les valeurs, coutumes et cultures locales pour pouvoir y semer à leur place les valeurs, les coutumes et la culture du colonisateur, considérées comme supérieures et seules valables. Et quel meilleur moyen d’y parvenir que l’école ? (Amkoullel, l’enfant peul, p. 492)
Plusieurs typologies d’écoles se côtoient au Mali : à côté de l’école coloniale, réservée aux fils de chefs et de notables, on peut relever, dans la production d’Hampâté Bâ, la présence de l’école orale traditionnelle (Amkoullel, l’enfant peul, p. 253) et de l’école coranique. L’école orale traditionnelle est finalisée à la formation historique et culturelle des enfants et elle prévoit la participation aux soirées animées par les chants des griots, conteurs et traditionalistes. L’école coranique, en revanche, est centrée sur l’apprentissage du coran. Leurs relations réciproques retiendront notre attention. L’enthousiasme manifesté par le jeune Amkoullel à l’égard de l’école coloniale ne peut aucunement être considéré comme un refus de la part de l’enfant de la formation reçue à l’école coranique et à l’école orale traditionnelle. Au contraire, les témoignages de l’écrivain permettent de conclure à la coexistence harmonieuse des trois écoles. En effet, en dépit des différences, des liens entre les trois univers scolaires apparaissent au niveau des méthodes d’apprentissage proposées, qui comportent, dans les trois cas, la répétition, voire la mémorisation de formules :
École coranique
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Sept fois Tierno Kounta me répéta la leçon, et sept fois je la râbachai après lui, après quoi il congédia mes parents. Je devais rester dans un coin de sa cour et répéter quatre cent huit fois la leçon en suivant les lettres du doigt. Cela me prit environ deux heures (Amkoullel, l’enfant peul, p. 197).
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École orale traditionnelle
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À la belle saison, on venait le soir à Kérétel pour regarder s’affronter les lutteurs, écouter chanter les griots musiciens, entendre des contes, des épopées et des poèmes. Si un jeune homme était en verve poétique, il venait chanter ses improvisations. On les retenait de mémoire et, si elles étaient belles, dès le lendemain elles se répandaient à travers toute la ville. C’était là un aspect de cette grande école orale traditionnelle où l’éducation populaire se dispensait au fil des jours. (Amkoullel, l’enfant peul, p. 253)
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École des blancs
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M. Moulaye Haïdara reprit sa leçon. Ce jour-là, les élèves devaient apprendre et réciter par cœur un texte que le maître énonçait bien distinctement en français, mot par mot puis phrase par phrase. Les élèves répétaient chaque mot après lui, puis chaque phrase, d’abord tous en chœur, puis chacun l’un après l’autre. Cela dura environ une demi-heure. Puis le maître demanda à chacun de répéter seul le texte après lui, la classe le reprenant en chœur comme si l’élève était devenu le maître. J’écoutais attentivement et répétais après les autres, m’appliquant à bien retenir les paroles même si je n’en comprenais pas le sens. Ma mémoire auditive, comme celle de tout bon élève coranique, était dressée à ce genre de gymnastique, habitués que nous étions à apprendre par cœur des pages entières du livre sacré sans en comprendre le sens. Ce simple exercice de mémoire ne présentait pour moi aucune difficulté, d’autant que, dans mon désir d’apprendre le plus vite possible la langue de “mon ami le commandant”, j’y mettais toute mon ardeur (Amkoullel, l’enfant peul, p. 332 ; c’est nous qui soulignons).
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L’école coloniale n’est pas présentée comme un instrument visant à écraser les visibilités identitaires et ethniques des enfants. En revanche, d’après le regard de l’écrivain, elle paraît plutôt orientée à favoriser l’acceptation de la France, sans que cela s’accompagne d’un effacement des langues autochtones et, par conséquent, d’un déracinement identitaire, voire d’un anéantissement de l’univers colonisé. C’est dans une perspective d’enrichissement que se situe la volonté d’Amkoullel de découvrir l’univers français :
À l’école nous apprenions surtout -avec des maîtres remarquables, il est vrai -les rudiments de l’arithmétique, l’écriture et la langue française, un peu de littérature classique, et surtout l’histoire de France et une certaine version de l’histoire coloniale. Ces quelques années eurent cependant l’immense mérite de me fournir pour l’avenir, en plus d’une bonne formation de base pour mon travail administratif, l’outil inestimable de l’écriture et de l’expression dans une langue de communication universelle (Amkoullel, l’enfant peul, p. 35. C’est nous qui soulignons).
L’attitude d’ouverture d’Amkoullel laisserait présumer un reniement de l’identité d’origine en vue de l’acquisition d’une identité ressentie comme plus valorisante. Doit-on conclure à un oubli des visibilités identitaire et ethnique maliennes ? En fait, l’enthousiasme manifesté par le protagoniste dans l’apprentissage de la langue coloniale est promptement rééquilibré par les souvenirs de l’apprentissage de contes, légendes et traditions orales – symboles de l’essence même de la culture malienne – à l’école orale traditionnelle. Des traditions ethniques puissantes ainsi qu’une culture ancestrale encore performante représentent un antidote contre la remise en question de l’identité ethnique qui définit les sujets mêmes, leur permettant de ne pas être victimes des phénomènes d’insécurité linguistique et/ou identitaire.
En outre, loin d’être effacée, l’identité ethnique malienne trouve son espace d’expression privilégiée dans la dimension sonore. L’exploration du corpus malien prouve que la caractérisation identitaire par la voie sonore exploite de préférence trois types de sonorités : les voix des conteurs, des traditionalistes et des griots ; les instruments de musique ; les sonorités du paysage. La description des qualités sonores de la voix des griots et des conteurs et des sonorités produites par les instruments qui participent de l’identité ethnique malienne, est un outil dont Hampâté Bâ se sert afin d’en imposer la vigueur, autrement étouffée par la présence coloniale. Ces trois catégories ne présentent pas de frontières étanches entre elles, mais se superposent produisant ainsi l’atmosphère sonore élaborée du contexte malien.
Le rôle de premier plan accordé à l’oralité est d’autant plus pertinent que Hampâté Bâ appartient à une “société à littérature purement orale” (Maingueneau, 1993 : 89). Facteur incontournable dans la culture malienne, l’oralité est située par Hampâté Bâ dans une relation de continuité par rapport à la dimension écrite : “Après tout, qu’est-ce que la littérature, sinon de la parole couchée sur du papier ? Qu’elle ait été d’abord déclamée avant d’être recueillie, qu’elle ait éclos dans le secret de la pensée avant d’être consignée, la parole n’est-elle pas, de toute façon, mère de l’écrit ?” (Hampâté Bâ, 1984 : 7).
Quoique l’adoption d’une langue autre signifie “abdiquer sa personnalité au profit de l’autre” (Combe, 1995 : 9), il n’en reste pas moins que, poussé par le besoin de sauvegarder les connaissances véhiculées oralement, Hampâté Bâ élit tout de même le français hexagonal comme langue d’écriture. Dominique Combe remarque que : “le changement de langue […] est une expérience de l’« étrangeté » et du décentrement” (Combe, 1995 : 119). Le recours au français hexagonal pourrait donc être lu comme un signe d’acceptation de la culture coloniale au détriment des langues et des cultures autochtones. Si cette hypothèse était validée, l’on pourrait parler d’une glottophagie accomplie.
Toutefois, si seules les langues africaines “peuvent permettre [...] de pénétrer l’âme réelle de l’Afrique” (Hampâté Bâ, 1972 : 33) et qu’un éloignement excessif ne peut qu’entraîner une dépersonnalisation, le recours au français hexagonal de la part d’Hampâté Bâ est loin de produire l’anéantissement de ses origines ethniques, culturelles ou linguistiques. Au contraire, la langue coloniale est conçue en tant qu’outil de médiation permettant d’aboutir non pas à une perte mais à un enrichissement : ouverture et intégration sont supposées favoriser une communication et une circulation égalitaire entre les identités ethniques qui participent à cet échange. De plus, la réduction de la richesse de l’oralité malienne aux structures plus rigides de l’écriture occidentale s’expliquerait aussi par la prise en compte d’un public occidental auquel l’écrivain se propose de faire connaître une culture autre.
Néanmoins, suite aux transcriptions en français hexagonal des répliques des locuteurs maliens, Hampâté Bâ s’éloigne de la réalité orale effective à un double niveau : d’une part le plurilinguisme malien subit une brusque réduction ; de l’autre, la transcription en français de France empêche l’écrivain de reproduire les traits authentiques de la voix des personnages.
Vers une tentative de polyphoniser le texte
Si l’exploration du corpus malien produit l’impression d’une standardisation au niveau de la langue d’écriture, il est toutefois excessif de conclure à une uniformisation générale au profit du français hexagonal. En effet, bien que de façon irrégulière, Hampâté Bâ laisse “entendre” aux lecteurs de brefs fragments des langues ethniques (notamment du peul et du bambara) et du français des tirailleurs. C’est donc au moyen d’une juxtaposition de voix (ou mieux de langues) qu’il met l’accent sur la polyphonie de la constellation malienne.
Dans les romans analysés, c’est surtout à la citation et à l’emprunt que l’écrivain recourt pour insérer, telle une mosaïque, appellatifs, exclamations
Sa complainte, entrecoupée de longs cris de désespoir Mi héli yooyooo…, vous déchirait le cœur. (Amkoullel, l’enfant peul, p. 206).
mais aussi proverbes, courts refrains, poèmes ou chansons entières en peul ou en bambara suivis de la traduction en français hexagonal. Tel est le cas de la mélopée matrimoniale au début du roman L’étrange destin de Wangrin (L’étrange destin de Wangrin, pp. 14-15), des paroles magiques (L’étrange destin de Wangrin, p. 157) ou des formules de salutations rituelles en peul :
« Salaamu aleykum ! La paix sur vous ! »
[…]
« Aleykum salaam ! Et sur vous la paix ! » répondit Wangrin. (L’étrange destin de Wangrin, p. 143)3
Grâce à la traduction, les écrivains atteignent une fusion des voix intervenant dans l’action romanesque : “la traduction peut être considérée comme une forme de polyphonie, dans la mesure où elle tente de faire entrer le signifié et, autant que faire se peut, le signifiant étrangers, dans le moule de la langue française” (Combe, 1995 : 145). Malgré cela, le portrait auditif de la langue natale (le peul, dans le cas spécifique) se voit privé, encore une fois, de la dimension intonative. S’agissant de cris ou d’exclamations, le lecteur peut supposer qu’il y ait changement prosodique, mais les qualités des composantes sonores ne sont pas pour autant indiquées. En outre, celles-ci sont difficilement concevables pour les lecteurs occidentaux : cris et exclamations étant représentatifs d’une culture, il serait arbitraire d’homogénéiser les traits sonores et prosodiques d’après ceux de la culture dominante4.
Dans la plupart des cas (surtout dans les deux récits autobiographiques plutôt que dans le roman consacré aux exploits wangriniens) les mots en peul ou en bambara sont en italique. D’après Combe, le recours à l’italique (de même que les guillemets) indiquerait l’adoption de la part de l’écrivain du point de vue du public français : “[…], l’auteur se désolidarise en quelque sorte de la réalité qu’il représente pour signifier sa connivence avec le lecteur français” (Combe, 1995 : 141). Toutefois, la présence de l’italique pourrait aussi signaler le projet de l’écrivain de mettre en valeur les langues ethniques. Donc, non pas une désolidarisation, mais au contraire, un retour à l’identité et aux langues d’origines, dont la valorisation serait accentuée.
Il arrive aussi que la langue mise en relief par l’italique soit le français hexagonal :
L’autre camarade, un Dogon nommé Sagou K., eut un jour à réciter, comme chaque élève, une phrase dite par le maître. Cette phrase était : “Le corps humain se compose de trois parties : la tête, le tronc et les membres”. Quand son tour fut venu, Sagou, qui avait beaucoup de mal à retenir les mots français, improvisa et chantonna, en un français phonétique approximatif : “Le cor himin sin kin foossi (se compose) trois frati (parties) : la tête, soreeye (oreilles), né... foufé !”. Ne se souvenant pas du mot “bouche”, il avait inventé une sorte d’onomatopée à partir du verbe “souffler” qui, pour lui, évoquait la bouche. (Amkoullel, l’enfant peul, p. 341)
Bien qu’il soit la langue d’écriture principale, le contexte est tel que c’est sur le français de France que l’écrivain cherche à focaliser l’attention afin de faire ressortir l’écart entre la prononciation exacte et la prononciation incorrecte de l’enfant malien.
En revanche, le français des tirailleurs est présenté surtout au moyen des répliques de discours direct (L’étrange destin de Wangrin, pp. 32-33).Bien que la compréhension du forofifon naspa pour le lecteur francophone soit aisée, dans certains cas, l’écrivain estime nécessaire d’y ajouter la traduction en français hexagonal :
Quand il entrait dans le dortoir il commençait par se présenter : “Ici moi je Don Quichotte ! Allez, dévout-dévout ! Ch’est le matin -ch’est le matin ! Dévout-dévout ! Soleil y va ouvri son zoÿ ! Dévout-dévout ! Fait-le-lit-fait-le-lit ! Problème attend, dictée attend, Don Quichotte aussi attend. Dernier levé du lit y sera dernier son classe. Dévout-dévout ! Jé soulter pas (je n’insulte pas), jé frapper pas, mais clairon y sonner dans l’armée : « Cochon lève-toi, cochon lève-toi, cochon lè-è-ve ». Vous même chose cochons. Alors vous lève-toi, lève-toi vite vite sinon directeur fâcher et vous gueule y casser !” (Amkoullel, l’enfant peul p. 497. C’est nous qui soulignons)
Cherchant à reproduire la prononciation déformée des interprètes, les transcriptions en français des tirailleurs représentent des exemples de faussesorthographes (Galazzi, 1990 : 50).
Parmi les techniques permettant de marquer à l’écrit les déformations phonétiques, rappelons aussi le recours au tiret pour signaler l’allongement vocalique, tel qu’il se produit dans le chant :
Les connais-tu les trois couleu-eurs
Les trois couleurs de Fran-ance ! […]
Bleu céleste, couleur du jou-our […] (Amkoullel, l’enfant peul, p. 415)
La richesse de la constellation malienne ne se traduit pas en des tentatives de transcription pour toutes les composantes linguistiques qui participent de sa structure. Exception faite pour quelques citations-transcriptions du peul, du bambara ou du forofifon naspa, en général Hampâté Bâ se limite à indiquer la langue dans laquelle les répliques sont prononcées. Il est donc possible d’identifier un groupe de périphrases du genre dire en + langue employée (ex. : dire en peul) qui permettent de prendre conscience de l’ampleur de la constellation écolinguistique, sans renseigner le lecteur sur la richesse phonétique et prosodique qui le caractérise.
En guise de conclusion
La production romanesque de Amadou Hampâté Bâ, de par la richesse du panorama linguistique qui y est représenté, nous paraît une illustration intéressante des dynamiques linguistiques qui sillonnent l’espace francophone. Rappelons toutefois que le cas du Mali, tel qu’il est illustré par Hampâté Bâ, ne représente qu’un cas isolé de contacts interlinguistiques enrichissants. Nombreux sont les cas où ces contacts se traduisent non pas en un rencontre mais en un véritable affrontement (Molinari 2005). En effet, l’exploration du plurilinguisme malien, menée en fonction de l’oralité et développée sous le double signe de l’identification et du positionnement des composantes linguistiques, aboutit à l’image d’une coprésence non-conflictuelle entre cultures qui diffèrent profondément. Quoiqu’ils entretiennent des relations diglossiques, les pôles linguistiques qui participent du contexte malien se résolvent, d’après les représentations de Hampâté Bâ, dans un cadre harmonieux où ils coexistent et s’intègrent. De même, les diverses solutions proposées par l’écrivain dans le but de fixer les voix et les sonorités maliennes rendent compte d’un croisement pacifique de réalités linguistiques et culturelles normalement situées sur des plans différents. Loin d’indiquer une victoire de la colonisation sur le monde colonisé, l’adoption de la langue française sert, chez Hampâté Bâ, à exprimer et à transmettre au monde occidental l’identité ethnique malienne.
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Note
↑ 1Nous ne citons que les langues mentionnées par Hampâté Bâ dans les ouvrages examinés. De même, le panorama linguistique malien décrit dans ce cadre correspond à celui qu’on peut inférer des romans examinés.
↑ 2Rien ne nous est dit à propos de la dimension prosodique du français des tirailleurs, mais nous ne croyons pas qu’elle soit immune de l’influence des langues ethniques colonisées. En outre, d’après les exemples rapportés, il est possible d’inférer que les passages en français des tirailleurs ne sont qu’une représentation stéréotypée et ne peuvent être considérés comme une transcription fidèle, d’autant plus qu’ils contredisent les règles signalées par l’écrivain même. L’expression “ma contrendu” au féminin en est une preuve.
↑ 3Voir aussi Amkoullel, l’enfant peul, p. 365 et Oui mon commandant, p. 206.
↑ 4De plus, si l’on se situe au niveau de la structure du processus de communication, les répliques ci-dessus représentent la séquence d’ouverture rituelle d’un échange dialogique. Plus précisément, elles correspondent à un échange de salutation, dont les formules varient d’une culture à l’autre. En ce sens, il nous semble que le recours à la technique de la traduction (qui disparaît dans la suite de la conversation) n’est pas fortuit, mais en souligne davantage la valeur culturelle. À propos des variations culturelles dans les interactions, nous renvoyons à Kerbrat-Orecchioni, 1998 : 49-55.