Les Littératures francophones de l’Océan Indien : problématiques et enjeux
Les différentes îles de l’Océan Indien ont toutes été, à un moment donné, en contact avec la France et le français, qu’il s’agisse des Mascareignes (Maurice, Réunion, Rodrigue), des Seychelles, des Comores, ou de Madagascar. Je ne parlerai que de la Grande Île (Madagascar) et des Îles sœurs (Maurice et la Réunion), parce que seules ces îles ont développé une réelle littérature francophone. La présence du français dans ces trois îles, est bien évidemment liée à la colonisation :
par la France, pour Madagascar (de 1895 à 1960) et la Réunion (anciennement Île Bourbon, possession française dès 1638 et devenue un DOM en 1946);
par la France puis l’Angleterre pour Maurice : d’abord Île de France, et cédée à l’Angleterre (en même temps que les Seychelles) en 1814. Maurice accèdera à l’indépendance en 1968.
Ces trois îles présentent une situation de plurilinguisme (Maurice : 17 langues, dont 7 ont un rôle important : français, anglais, créole, chinois, langues indiennes…) dans laquelle le français occupe une place plus ou moins importante, et correspond à des usages différents, si ce n’est un : l’écriture littéraire. On peut bien sûr expliquer ce choix par la colonisation, mais la littérature anglophone est presque inexistante à Maurice. Ou par l’absence de langue précédant la colonisation, comme à la Réunion et Maurice (le français ayant acquis le statut de langue de résistance sous la domination anglaise). Mais Madagascar possède elle aussi une littérature francophone contemporaine, même après la phase de malgachisation ayant suivi l’indépendance. La volonté d’être reconnu, lu, ou simplement publié explique bien évidemment en grande partie le choix d’une expression littéraire francophone. Cependant, au-delà de ces rapports de nécessité et de pouvoir, communs à toutes les anciennes colonies, le choix du français semble reposer sur des fondements plus complexes, liés à la nécessité de se forger une nouvelle identité, mais également à l’espace insulaire lui-même.
Quelle que soit la date et l’ancienneté de leur population et les communautés représentées, la littérature dans ces îles gravite essentiellement autour du problème de l’origine, origine qui passe par le choix d’une langue pour l’exprimer : langue à forger, à créer, à retrouver ? L’imaginaire littéraire est en effet structuré par l’espace insulaire lui-même, à la fois clos et ouvert à tous les voyages, entre totalité autonome et réalité en mosaïque ou, pour filer la métaphore, en archipel. Les écrivains insulaires francophones de l’Océan Indien sont donc partagés entre un désir d’autochtonie et la nécessité, pour se forger une identité cohérente, de se concevoir comme morcelés, et fondamentalement autres. C’est, semble-t-il, dans cette dialectique entre l’Ici et l’Ailleurs, l’Identité et l’Altérité, qu’il faut tenter de cerner les enjeux de cette littérature francophone, pour essayer de comprendre son utilité dans la formation de cet entre-deux du métissage.
1. Désir d’autochtonie
Ce désir d’autochtonie est certes lié à la colonisation et aux vagues d’immigration successives (colons européens, esclaves venus d’Afrique, travailleurs indiens, commerçants chinois) mais aussi à la valeur fantasmatique dont ces trois îles ont hérité : celle d’un Eden exotique.
a. l’exotisme : la condamnation à être « autre »
La première littérature francophone a en effet été une littérature de voyage, puis et ou une littérature coloniale.
Un des exemples les plus représentatifs de cette littérature exotique et des valeurs qu’elle véhicule est sans doute le roman de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie (1788) qui a pour cadre l’Île de France. Mais si cet exemple est le plus connu, il est loin d’être le seul.
Cet imaginaire exotique a longtemps bloqué par son succès une production réellement endémique ou autochtone, en présentant ces lieux comme fondamentalement exotiques. Des lieux attractifs, certes, mais desquels on est fatalement obligé de partir, puisqu’ils ne correspondent pas à l’origine, ou alors à une origine perdue et devenue interdite : l’Eden.
La littérature francophone de ces trois îles s’alimente donc de ce paradoxe venu de l’extérieur et devenu constitutif d’une identité, elle aussi paradoxale, puisqu’elle repose sur l’altérité. Que peut signifier naître dans un lieu exotique, et présenté comme un Ailleurs rêvé?
De fait, cet exotisme s’est longtemps traduit et continue en partie de l’être par un exil volontaire. Manière de mettre à distance son origine pour pouvoir en parler, et rendre ainsi pensable ce paradoxe fondateur en rendant l’exil réel.
De manière significative, la plupart des œuvres marquantes de la première moitié du XXème siècle ont été écrites dans l’exil : Jean Albany, considéré comme un des fondateurs d’une littérature réunionnaise, écrit Zamal à Paris en 1951. En choisissant comme titre de son recueil poétique zamal (nom créole du chanvre indien), Jean Albany s’inscrit dans la lignée d’Apollinaire et de Baudelaire et propose une invitation au voyage, à la fois dans un espace réel et dans un espace intérieur. Or, si cet exil semble se conformer à un modèle imposé de l’extérieur, en adoptant justement les modalités du discours exotique, la signification change: cet ailleurs, décrit avec nostalgie, hésite toujours entre Eden perdu (comme les « verts paradis de l’enfance » de Baudelaire), ou paradis artificiel (et donc remise en cause de cette image édénique imposée de l’extérieur). Cet exil, bien sûr, peut être forcé, comme dans le cas du malgache Jacques Rabemanjara, accusé de complot indépendantiste, ou le Réunionnais Boris Gamaleya : l’œuvre littéraire écrite dans l’exil prend alors un tout autre sens.
Mais cet exil-là n’est pas le plus fréquent : chez le romancier mauricien Loys Masson, exilé volontaire en France, il prend la forme d’une expiation : l’Eden s’est transformé en Enfer car il est entaché d’un traumatisme ethnique ou historique.
L’Étoile et la Clef (publié en 1945 ; ancienne devise de l’Île de France) est le récit en grande partie autobiographique de la prise de conscience, chez un enfant, du cloisonnement ethnique, des préjugés attachés à chaque communauté, et de la misère de toute une partie de la population. On a certes écrit que Loys Masson n’était pas réellement mauricien, puisque seule une petite partie de son œuvre prenait pour cadre l’Océan Indien. Néanmoins, le choix privilégié de romans « maritimes », la permanence de certains thèmes, comme le fantasme du viol homosexuel d’un enfant blanc par un intendant de couleur et, surtout, la malédiction de la « race de Caïn » est révélatrice de l’imaginaire lié à l’Île : les romans semblent dire la mauvaise conscience d’un Franco-Mauricien et son refus de l’héritage des péchés ancestraux (l’esclavage, l’exploitation et, de manière plus générale, la difficulté de se reconnaître dans une société où l’identité est forcément liée à la communauté ethnique et aux images qu’elle véhicule). Dans les romans de Masson, le narrateur revient sur son passé pour élucider une culpabilité avouée ou latente. Les héros sont alors des enfants capables de transgresser les interdits sociaux ou raciaux, et souvent immolés pour cette raison.
De même, plus récemment, la mauricienne Marie-Thérèse Humbert, qui vit en France depuis l’indépendance en 1968, illustre par son œuvre cette quête identitaire dont l’exil constitue une des seules issues. À l’autre bout de moi (1979) raconte l’histoire d’Anne et Nadège, jumelles, illustrant chacune le choix qui s’offre aux créoles mauriciens : la reproduction du Blanc, ou l’assimilation à une communauté (ici : la communauté asiatique). L’héroïne, Anne, s’écarte, comme la romancière, du territoire insulaire après la mort tragique de sa sœur.
Dans le passage suivant, la narratrice, Anne, envisage l’Ailleurs de l’Île comme une étendue sans fin et sans cloison (symbolisée par la mer). Nadège, elle, « ne voulait pas voir ».
Il n’y a rien au-delà des récifs, rien que la mer bavarde et sourde. C’est ici qu’est notre monde. […] Donne-moi la main : ici s’agitent de grandes étendues de cannes en fleur, et nous y vivrons comme au sein de mers closes par d’immenses continents. Ailleurs est un songe, ailleurs ne nous parle pas.
Sa voix était si lointaine que seule la fin de son discours me parvenait distinctement. Et je répondais avec désespoir :
Mais alors, Nadège, qui, qui nous parlera donc !
L’exil devient donc, chez beaucoup d’auteurs, et parfois de manière tragique, une façon d’envisager son mode d’existence. Le suicide, en 1937, de Jean-Joseph Rabearivelo, un des trois poètes fondateurs de la littérature francophone malgache, a souvent été interprété comme le résultat de cette impossibilité à concilier sa double personnalité (française et malgache), faisant de lui un éternel exilé.
Ses poèmes célèbrent, par exemple, souvent les arbres de Madagascar, soit pour rappeler leur statut d’exilé, soit pour souligner leur enracinement dans la terre des morts. Il privilégie de même le thème de la naissance du jour, moment d’incertitude et d’entre deux, comme dans son recueil Presque-Songes(1934), dont est extrait ce poème inaugural, « Lire » :
Ne faites pas de bruit, ne parlez pas :
vont explorer une forêt les yeux, le cœur,
l’esprit, les songes…
Forêt secrète bien que palpable :
forêt.
Forêt bruissant de silence,
Forêt où s’est évadé l’oiseau à prendre au piège,
l’oiseau à prendre au piège qu’on fera chanter
ou qu’on fera pleurer.
À qui l’on fera chanter, à qui l’on fera pleurer
le lieu de son éclosion.
Forêt. Oiseau.
Forêt secrète, oiseau caché
dans vos mains.
Son œuvre mélange en outre les références aux poètes maudits français et les formes traditionnelles malgaches (sur lesquelles je vais revenir). Son suicide, prémédité et consigné dans son journal, peut être perçu comme une volonté de concilier les contraires : par sa mort, Rabearivelo a acquis à la fois le statut de poète maudit et d’ancêtre dans la tradition malgache, celui dont l’esprit va continuer, par l’écriture et l’acte fondateur que celle-ci a constitué, à conseiller les vivants.
Chez le Mauricien Édouard J. Maunick, l’exil accède aussi au rang de mode d’existence. Dans son Anthologie personnelle (1989), il écrit : « Nos aïeux venaient tous de quelque part ; nous avons pour mission de continuer leur exil dans un lieu devenu pays natal. »
Errant définitif, le poète, comme le métis, est partagé entre deux appartenances et divisé par un double amour : « Vingt-cinq ans de marronnage loin du baptême métis quelque part vers une identité difficile mais reconnaissable. »
En quête de son origine, Edouard Maunick visite plusieurs pays, dont le Nigeria, la France, comme autant d’origines possibles. Sa démarche poétique mime un mouvement d’oscillation perpétuelle : « En cette île là-bas qui voyage sur mon corps d’ici », écrit-il. Pourtant, chez Edouard Maunick, cet exil perpétuel a dépassé le stade négatif de la perte (perte d’identité) : il n’est pas l’abandon d’un pays pour un autre, mais l’acceptation de la pluralité et de l’éclatement.
La littérature "autochtone" et fondatrice est donc paradoxalement une littérature de l’exil obligeant l’écrivain à porter l’île en lui dans l’exil réel, ou sur le lieu même de sa naissance, l’espace insulaire oscillant entre Eden et damnation. Cette origine toujours lointaine, les littératures francophones de l’Océan Indien vont tenter de l’approcher par deux voies différentes, l’une mythique d’abord, l’autre historique.
b. le mythe de la Lémurie : conjurer l’exil
Par opposition à ce mythe d’un Eden exotique empêchant de réellement penser l’origine s’est développé, très tôt, celui d’une origine mythique, afin de pouvoir justement penser son histoire. Ce mythe, c’est celui de la Lémurie, continent originel qui aurait regroupé toutes les îles de l’Océan Indien, et dont les Lémuriens de Madagascar seraient les vestiges (on a donné ce nom à ces animaux en référence aux lémures, qui étaient dans l’Antiquité latine les ombres des morts revenant la nuit sous forme d’animaux pour tourmenter les vivants).
En exprimant ce désir d’autochtonie, le mythe lémurien vient triompher de toutes les incertitudes généalogiques, de toutes les interrogations sur l’identité.
Le premier à comprendre l’utilité de ce mythe est le Réunionnais Jules Hermann qui écrit en 1927 Les Révélations du Grand Océan : pour lui, le malgache est issu de la langue lémure, elle-même mère de toutes les langues indo-européennes. Et il se livre à une étude linguistique quelque peu farfelue, mais qui a fasciné durablement, et qui l’amène à reconnaître, par exemple, dans les tous les noms de lieu de la France une origine malgache. Ainsi se trouve inversé le rapport de sujétion à l’Europe, et donc celui de l’origine, la Lémurie constituant le berceau de l’humanité. L’Île devient donc un univers mythique dont il faut déchiffrer les traces. Ainsi, Robert-Edward Hart, considéré comme l’écrivain mauricien le plus important de la 1° moitié du XX° siècle, fait de l’ Île un univers peuplé de symboles et de messages à déchiffrer, une « montagne fée ».
Voici ce qu’il écrit dans son prélude à La Joie du Monde (1934) :
Témoin de ce que fut la Lémurie elle fleurit sur cette Mer Indienne dont les abîmes gardent ensevelis des royaumes qu’un désastre immémorial, et presque fabuleux, a fait sombrer comme une Armada. / Si Pierre Flandre (héros en partie autobiographique d’un cycle romanesque) écoute, s’il chante la Montagne Fée, c’est que son instinct croit y trouver une récitante privilégiée de la solaire Lémurie au temps qu’elle dominait de haut les étendues de mer, et que, de ses cimes dressées vers le ciel, elle attestait les dieux.
Malcolm de Chazal, autre grand poète mauricien considéré par André Breton et les Surréalistes comme un génie, continuera d’explorer cet univers de signes proposé par l’Île vestige d’un continent mythique. Sens plastique, publié chez Gallimard par Jean Paulhan (qui a contribué également à la redécouverte de la littérature traditionnelle malgache) est un recueil poétique constitué d’une succession d’aphorismes révélant les correspondances entre l’Homme et le Monde (ici l’espace insulaire) : « J’ai fait de la carte de mon île la Géographie Universelle de l’Esprit », écrit-il. Dans Pétrusmok (1950), le poète déchiffre dans le relief mauricien des symboles égyptiens, judéo-chrétiens, hindous, donnant ainsi à l’espace symbolique de l’Île une portée universelle. Le territoire insulaire devient donc le lieu privilégié de la révélation.
Le mythe de la Lémurie traverse la littérature des trois îles, y compris à Madagascar, dont on aurait pu supposer que le problème de l’origine ne se posait pas avec tant d’acuité, la population de la Grande Île étant bien antérieure à la colonisation. Pourtant, le problème n’est que différé puisque, finalement, la difficulté de l’origine n’est peut-être pas réellement liée à la colonisation, mais à l’insularité.
Voici ce qu’écrit en 1947 Myriam Harry, dans Sous le signe du taureau :
Les Vazimbas étaient les ancêtres des Malgaches. Sortis de quelle race ? Abordés de quel pays ? Polynésiens, Malais, Indiens, Arabes ou même Européens, par exemple, Portugais ? On ne sait. […] Pour le peuple malgache, ils rejoignent la mythologie. Tout ce qui est féérique ou miraculeux est vazimba.
De même, Jacques Rabemananjara raconte dans Lamba le retour, après son incarcération, du fils prodigue auprès de la terre maternelle et son voyage jusqu’au mythe, jusqu’à la Lémurie originelle. Le lamba est le vêtement emblématique de Madagascar, une sorte de toge à la fois symbole de la terre et de la sensualité féminine : c’est dire que ce lamba exprime encore une fois ce problème de l’origine, à la fois de la patrie et de la naissance (la mère).
c. le roman pour raconter une Histoire
Mais le mythe lémurien, s’il fait partie de l’imaginaire insulaire, et s’il n’a pas disparu, a été relayé à partir des années 70 par une autre entreprise généalogique, beaucoup plus inscrite dans la réalité celle-ci. Les recherches universitaires et linguistiques s’étant développées, la littérature, surtout à la Réunion, se tourne vers l’exploitation romanesque d’un patrimoine culturel dont il s’agit de réunir les traces. Ces romans disent bien souvent aussi la difficulté d’habiter l’Île, mais en insistant sur la réalité misérable d’une part de la population et en dénonçant la mystification exotique d’une île paradisiaque. C’est que les écrivains ne sont plus les mêmes et ne sont plus issus de la bourgeoisie de l’Île, souvent blanche.
À la Réunion, une association d’écrivains promeut à la fin des années 70 des recueils collectifs de nouvelles pour appeler de jeunes auteurs à l’écriture romanesque, conçue comme prestigieuse, didactique, et particulièrement apte à soutenir les interrogations sur l’identité réunionnaise.
Alain Lorraine, dans son recueil-manifeste Tiembo le rein (1975), pose avec une certaine véhémence le problème d’une identité à conquérir :
Au cœur de l’immense cicatrice bleue de l’océan
Si verte, tu es, île
Jeune mariée violée sodomisée à tous les fruits de l’esclavage
sur la roche écrite de tes réveils même le soleil
demande pardon
Il fait nuit et brouillard depuis le premier noir
les marchands d’identité sondent ton visage
au fond des commissariatsOn t’a nommée française pour des fins d’utilité
et les Indes et l’Afrique et la Bretagne accouchent
d’un enfant mort-né
et toi analphabète de ta naissance tu cherches
Ton reflet sur les miroirs des autresIl est temps que tu t’appelles toi-même au passeport
des peuples nouveaux
en sachant que la vérité des pays qui apprennent à naître
est large de toutes les solitudes.
Dans le cas de la Réunion, la question de l’indépendance politique apparaît donc comme liée à cette quête identitaire, mais celle-ci se retrouve également à l’Île Maurice, signifiant à la fois que le spectre de la colonisation n’a pas été exorcisé et que la question identitaire n’est pas ou plus liée à l’indépendance politique, mais bien plus à la constitution d’un patrimoine unifié. Il s’agit, pour reprendre une formule du Réunionnais Alain Lorraine, de rassembler une « mémoire en archipel » ce que la Lémurie permettait de réaliser, mais uniquement sur le mode mythique.
Le roman historique est en effet aujourd’hui l’option littéraire privilégiée à Maurice et à la Réunion, le romancier historique le plus connu étant Daniel Vaxelaire (Réunionnais d’adoption et d’origine bretonne) qui a, par exemple, écrit Chasseur de noirs (1983), inspiré d’un personnage devenu légendaire : le chasseur Mussard. Le succès insulaire de cet écrivain breton semblerait prouver que l’appartenance insulaire semble avoir dépassé les clivages communautaires ou raciaux.
Pourtant, l’entreprise généalogique du roman historique porte toujours en elle-même le danger et la tentation d’un repli communautaire : l’écrivain raconte bien souvent l’histoire de sa communauté. Revendication, tournée vers le passé, de l’héritage des Petits Blancs après la tentation d’une assimilation à la négritude (Danielle Dambreville, La Mascarine) ou revendication d’un communautarisme non insulaire (Idriss Issop-Banian, Indianités, 1990, bilingue français/goudjrati).
Ce désir d’autochtonie répondant au mythe de l’exotisme comporte donc toujours le risque d’une forme de partialité et ne parvient pas à réellement penser une identité insulaire. De manière significative, Idriss Issop-Banian choisit deux langues finalement exogènes : le goudjrati, et le français. Ou encore le romancier réunionnais Axel Gauvin, auteur en 1977 d’un pamphlet Du créole opprimé au créole libéré, choisit pourtant d’écrire en français son premier roman, Quartier Trois Lettres (1980), qu’il traduira finalement en créole en 1984, car accusé d’illogisme, voire de trahison. Ses romans suivants continueront cependant d’adopter le français, un français mélangé de créole, nous y reviendrons, mais français quand même.
Le choix massif du français comme langue littéraire est, je l’ai déjà dit, bien évidemment étroitement lié à des raisons historiques (la colonisation) et stratégiques (la garantie d’un lectorat beaucoup plus large ou, comme à Madagascar aujourd’hui, la simple garantie d’une édition). Il semble pourtant également correspondre à une nécessité poétique : celle de dire l’exil, bien souvent intérieur, et, de manière plus paradoxale, de se réapproprier une origine, grâce à une langue permettant de briser le communautarisme et une insularité étouffante.
2. Dire l’exil - dire l’origine
a. poétique de la traduction et de la transposition
Le français a tout d’abord permis de se réapproprier une origine et de se forger une histoire, en particulier à Madagascar, où cette histoire existait pourtant déjà.
Jean-Joseph Rabearivelo a tout d’abord présenté ses poèmes comme traduit du malgache, et des formes traditionnelles du Hain teny, chant alterné, joute poétique qui permettait de régler les conflits civils (limite d’un champ, querelles amoureuses, etc.), et reposant sur un fonds d’images, de proverbes, que chaque duelliste doit réutiliser avec le plus d’à propos et de virtuosité pour remporter le duel;
du Kabary : discours qui orchestre les moments importants de la vie malgache (naissance, circoncision, demande en mariage…)
Pourtant, la réalité de l’écriture et de la création est plus complexe : certains témoignages dans des lettres ou le journal intime de l’auteur montrent que la version française a pu précéder la version malgache ou que l’écriture des deux versions a été simultanée.
Pour Rabearivelo, cette poétique de la traduction constituait une forme de réappropriation de l’identité malgache, l’écrivain se présentant comme un « passeur », un peu sur le modèle de La Défense et Illustration de la langue française de Du Bellay : fonder une littérature nationale par la traduction et l’imitation d’une autre langue.
À cette poétique de la traduction, particulière à Madagascar, correspond, dans les autres îles une poétique de la transposition : le français, comme langue littéraire et langue écrite, a permis de faire passer à l’écrit une littérature traditionnelle ou vernaculaire orale. Le créole est avant tout, et encore en grande partie, une langue orale, dont le passage à l’écrit pose encore la question de l’origine et de l’identité : choisir d’écrire des paroles, décider de leur orthographe, c’est trancher sur leur origine. À la Réunion, ce débat a été et est toujours vif, puisqu’il oppose les partisans d’une écriture africaine du créole (privilégiant les y et les w) et une écriture européenne s’appuyant sur la présence de mots picards, bretons, etc.
Cette (re)constitution d’une histoire et d’une identité ne pouvait donc passer que par le français, dans un premier temps par nécessité1, puis peut-être parce que le français est devenu un moyen de dire une forme d’universel, et de prôner une réconciliation.
b. s’approprier une langue (adoption du français)
Enfant de corsaire, enfant d’esclave, descendant d’immigré, venu de trois continents, né sur une île de sang-mêlé et de sang-à-mêler, dépossédé de langue maternelle par ébranlement de sang et de langage, ayant grandi au sein de l’opprobre et de l’oppression de la langue créole aggravés par l’aliénation d’un enseignement bâtard qui condamnait ses véhicules, l’anglais et le français, à demeurer langues étrangères, longtemps confronté à un bilinguisme conflictuel et aux interdits d’une notion pseudo-charismatique de monopole linguistique exercé par une minorité, je postule aujourd’hui que la langue française demeure pour moi une option fondamentale. […] la langue française m’a permis de résoudre mes tensions intérieures et de transcender mes écartèlements. Langue de toutes les succulences et de toutes les résonances, elle est pour moi le support privilégié de la méditation, de la mémoire, de la connaissance et du combat.
C’est ainsi qu’en 1975 le poète mauricien Raymond Chasle ouvre la revue littéraire et engagée L’Étoile et la Clef. Il est vrai qu’à Maurice, le français n’est plus depuis longtemps associé à la langue de la colonisation (c’est l’anglais) mais plutôt à une histoire lointaine, et possède donc quelque chose de cette langue mythique qui permettrait de dire l’origine.
Mais l’on retrouve ce même imaginaire « prométhéen » chez le malgache Jacques Rabemananjara, qui s’exclama au 2° congrès des écrivains et artistes noirs à Rome, en 1959: « Nous sommes des voleurs de langues. Ce délit-là, au moins, nous l’avons commis. »
À travers ce vol symbolique d’une langue, comme Prométhée le feu, c’est la possibilité de forger sa propre histoire qui est à l’œuvre.
Ce qui ressort de cette poétique de la traduction et de la transposition, c’est donc bien l’appropriation du français comme langue poétique, langue littéraire, donc, mais langue permettant également de construire, de créer, par le langage, une nouvelle identité, celle-ci permettant à son tour de remodeler la langue.
c. inventer une langue
La place prédominante de la poésie dans les littératures francophones de l’Océan Indien est à mettre en relation avec cette volonté et cette nécessité de forger une langue propre à exprimer une identité insulaire. Le langage poétique apparaît en effet bien souvent comme une appropriation de la langue et sa dislocation simultanée, permettant ainsi d’échapper à ce qu’un historien de la littérature mauricienne a appelé le « francotropisme ».
Le lien étroit entre langage poétique et quête mythique va également dans ce sens : ce qui est à l’œuvre dans cette poésie francophone, c’est la naissance d’un nouveau langage, et donc la fondation d’une origine.
Dans Apocalypse mauricienne (1964), Jean-Georges Prosper fait un parallèle entre la naissance de l’île et les métissages originels :
D’une montagne à une autre, des visages naissent du granit et de la foudre. (…)
Les tambours et les palmiers font jaillir des étincelles vertes, des étincelles rouges.
Les enfants de Noirs sont des soleils d’ébène.
On retrouve chez de nombreux poètes cette mise en rapport de l’interrogation cosmique et d’un langage poétique désarticulant la langue, discordant la syntaxe. Naissance douloureuse d’une identité insulaire, et naissance d’un nouveau langage pour le dire.
d. dire le métissage
Les œuvres littéraires les plus intéressantes sont donc à chercher dans cette tentative de créer une langue métisse, exprimant à la fois l’angoisse identitaire, et la possibilité d’y répondre par la création d’un langage adéquat. « Je prophétise le sang mêlé comme une langue de feu », écrit le Mauricien Edouard J. Maunick : langue métisse qui brûle et fait souffrir, mais langue vivante, non encore pétrifiée, et toujours à modeler.
Ce poète adopte ainsi un principe de composition qu’on a pu qualifier d’insulaire ou en « archipel », privilégiant le discontinu et le morcellement, du recueil, du poème, des images, de la syntaxe. Pour dire son « royaume métis », il doit inventer une langue, qui est du français sans doute, mais syncopé, elliptique, comme si la syntaxe du créole mauricien avait proposé le modèle de certains raccourcis.
Le succès du Réunionnais Axel Gauvin repose sur ce même métissage de la langue, sur le plan romanesque : ses romans sont à mi-chemin entre le français et le créole, et leur dynamique repose sur le passage de l’un à l’autre au sein d’une même syntaxe. Cette langue, compréhensible pour tout francophone, est volontairement ouverte, tout en permettant de traduire une réalité locale.
Par delà ces divergences et ses luttes, la littérature francophone semble avoir permis de commencer à donner un nom à cette identité insulaire encore aujourd’hui douloureuse. Lorsqu’elle est « langue de feu », langue des fusions et des contacts, la littérature francophone semble être en mesure de devenir une littérature insulaire, et permettre, peut-être, la naissance de cette « Créolie » souhaitée par les Réunionnais Gilbert Aubry et Jean François Samlong, une identité commune à venir, et non plus, comme dans le cas de la Lémurie, une identité mythique à perpétuellement regretter.
Note
↑ 1Maunick : « Notre identité, forcément multiple, est davantage à entendre dans notre parler créole, qu’à lire, exprimée à travers des écritures aux alphabets pourtant fascinants. »