Une saison africaine : rencontre avec Fatoumata Fathy Sidibé
Présentation
Journaliste indépendante, correspondante du magazine Amina en Belgique, peintre, écrivaine, militante associative sur des sujets concernant la problématique des femmes migrantes, Fatoumata Sidibé est venue à Gênes, aux « Journées de la francophonie » organisées par la Faculté de Langues et Littératures étrangères, pour nous présenter son premier roman, Une saison africaine. Avec Fatoumata, et à travers son livre, nous avons fait un beau voyage au Mali. C’est avec passion qu’elle affronte la problématique féminine en Afrique, mais aussi le thème de l’émigration, les préjugés raciaux, le retour au pays, et encore les couleurs et les saveurs de ce merveilleux continent.
« Dans la demeure de Fasiki Barry, la vie s’agitait telle une fourmilière. Là, un enfant se débattait sur le sol, le ventre ballonné. Autour d’une case pittoresque dont on devinait sans peine qu’elle servait de cuisine, les femmes s’affairaient. Déjà, dans le mortier, le mil subissait les soubresauts du pilon nourricier qui tantôt montait vers le ciel comme une main qui implore, tantôt s’abaissait vers la terre comme un corps qui se prosterne. Devant les bassines d’eau, des jeunes filles au torse nu récuraient les marmites dans un concert de rires, de chuchotements et de tintements métalliques. Des enfants habillés de leur seule nudité s’ébattaient dans la poussière. » (p. 9)1
Dès l’incipit nous sommes projetés dans l’univers africain traditionnel, où jaillissent femmes, enfants, gestes et sons familiers. L’histoire est tracée sur le parcours d’un homme, Cheickna, pour qui son père et Tiédan Bassirou, le marabout, décideront des événements. Cheickna, fils cadet de Fasiki, gagne une bourse et part en France pour étudier. Il part faire la France, comme on dit parfois au Mali, puis devra rentrer au pays pour mettre ce qu’il a appris au service du village et de ses compatriotes. Il épousera une première femme (choisie par son père), puis une deuxième, contre sa volonté, et fera sa vie en Afrique :
« Les hommes ne sont pas entièrement maîtres de leur vie en Afrique (p. 137), ils sont souvent […] courbé[s] sous le fardeau des traditions séculaires. » (p. 57)
Parallèlement, tout au long du récit, les femmes acquièrent de l’assurance. Patiemment, en recul, elles se scolarisent, puis entreprennent des activités, s’autonomisent financièrement, conquièrent leurs propres valeurs, leur indépendance. Elles agissent jusqu’à se retrouver au devant de la scène, maîtresses de leur vie, protagonistes de leur destin :
« J’ai désormais droit de parole dans la cour des hommes et il n’y a plus une décision qui ne soit prise sans qu’elle ne me soit soumise. » (p. 155)
Interview
Laure Bianchini : Une saison africaine est un roman qui pose à la fois un regard sur la France à travers les yeux de ce jeune Africain Cheickna, et un regard sur l’Afrique lorsqu’il rentre au pays. C’est un livre de croisement, d’aller-retour, mais aussi d’amour. Il capture le regard des femmes : femme française qui rejoint Cheickna en Afrique et femmes maliennes qui observent la modernité à travers les récits de ceux qui reviennent. La problématique féminine est une étape fondamentale de votre roman, il est en quelque sorte la parole donnée à ces femmes africaines « au cœur solide », comme vous le dites si bien.
Fatoumata Sidibé : Le roman se situe après les indépendances, dans un tout petit village, au fin fond de l’Afrique de l’Ouest, un village agraire, où l’analphabétisme sévit, où les gens vivent au rythme des saisons et où la toute-puissance des ancêtres ordonne le quotidien. Cheickna a donc de la chance, il va à l’école, puis gagne une bourse. Mais cet événement est perçu comme une rupture, ses parents ont peur que leur fils ne soit aliéné, qu’il perde sa culture.
En France il ira à l’université et connaîtra l’amour avec une jeune française, mais il apprend que son père lui a choisi une épouse au village, comme cela se faisait avant, comme cela se fait toujours : des mariages arrangés. Il est donc contraint de rentrer dans son pays. En fait, il n’a nullement l’intention de remettre en question les traditions, il rentre avec son diplôme et là, c’est la confrontation. D’un côté, il se rend compte qu’il possède une modernité qui l’a séduit en fréquentant la jeune Française et, de l’autre, il se retrouvera au village avec une jeune femme analphabète, soumise, ce qui sera pour lui une étape difficile à franchir.
Il ira travailler à la ville, dans l’administration, mais ne sera pas payé tout de suite. En revanche, son épouse analphabète va commencer un commerce informel comme le font souvent les femmes africaines. Elle ouvre un commerce de teinture et tissus pour les dames de la ville et elle devient beaucoup plus prospère que son mari. Elle vit donc dans sa tradition soumise, mais dans son idée de femme soumise il y a beaucoup de liberté. Elle remet en question les préjugés et les traditions qui l’enferment et elle sait que quelque chose d’autre est possible en tant que femme.
Parallèlement, Nathalie, la jeune française qui aime Cheickna, acceptera, à son arrivée en Afrique, ce que les femmes africaines refusent, à savoir la polygamie. Il y a donc une histoire d’amour enchevêtrée entre d’une part, la femme malienne qui veut s’émanciper et, d’autre part, la femme française qui accepte la polygamie, accepte sa propre régression alors qu’elle a toutes les armes en main pour ne pas l’accepter.
C’est en effet une histoire de rencontre entre le Nord et le Sud, entre la tradition et la modernité, entre la ville et la campagne, entre l’aspiration à la démocratie et les révoltes des étudiants qui bousculeront le régime en place ; je suis d’ailleurs arrivée en Belgique après ce genre de révoltes.
C’est un roman qui parle de l’émancipation des campagnes, mais surtout, en toile de fond, de la question de l’émancipation des femmes, des traditions qui les enferment et de l’aspiration légitime au bonheur. Elles désirent épouser certaines valeurs de la modernité, c’est-à-dire l’éducation, la remise en question de la polygamie, de l’excision, mais également la toute puissance des ancêtres, des anciens, qui ont souvent un pouvoir despotique sur la vie des individus et des femmes surtout.
Laure Bianchini : Dans votre livre, on s’aperçoit que les femmes africaines sont tout à fait capables de comprendre non seulement leurs besoins, mais encore de les satisfaire si l’occasion leur en est donnée comme, par exemple, s’instruire, monter leur propre commerce, ou encore faire partie d’une association. Une aide financière en termes institutionnels leur est nécessaire, mais pas une aide en termes idéologiques. A ce propos, on parle beaucoup des aides au développement en Afrique, comment concevez-vous l’aide aux femmes en Afrique ?
Fatoumata Sidibé : L’éducation est la première clef vers l’émancipation, mais les femmes dans les villages n’ont pas le temps d’aller à l’école, elles sont accablées par les occupations quotidiennes. Construire un moulin pour le mil et un puits pour l’eau serait déjà un grand avantage pour gagner du temps. Avec ce temps gagné, elles se lancent dans la culture de maraîchage, mettent en place des activités génératrices de revenus, vendent leurs produits, s’organisent en association. Elles pourront ensuite aller à l’école, apprendre à lire et à écrire, etc.
Mais cela n’est pas suffisant, selon le rapport de la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme et en particulier au sujet de la condition des femmes au Mali, on y découvre une situation préoccupante. Les femmes sont vraiment conditionnées par la pauvreté, mais également par le poids des traditions et des pratiques religieuses, qui sont utilisées par le gouvernement pour justifier l’immobilisme, surtout à leur égard. La pratique de l’excision touche huit femmes sur dix au Mali, il n’existe aucune législation en la matière. Il serait souhaitable qu’une aide arrive aussi de l’Europe pour enrayer cette pratique, car pendant tout un temps cette question a été mise de côté au nom d’un certain relativisme culturel. Aujourd’hui, je crois que tout le monde est d’accord pour arrêter cette pratique, mais il faut une politique pour reconvertir les exciseuses qui vivent de cela. Il est important d’évoquer les problèmes liés à la santé, mais il faut aussi évoquer les droits des femmes. On ne parle jamais de la question du plaisir des femmes, le droit au plaisir, or c’est une revendication qu’on ne peut plus passer sous silence.
Dans les villages aujourd’hui, beaucoup d’associations se sont créées, elles aident à ouvrir des écoles, elles le font avec les villageois, et les femmes sont les premières à revendiquer ce droit à l’éducation. Il faut aussi remettre en question le droit successoral, car les femmes n’ont pas le droit d’hériter. Ce livre est aussi un peu le parcours de mon père. Moi, j’ai eu de la chance d’aller à l’école, je me rends compte que ce roman est un retour, car je n’ai vécu que sept ans au Mali, mais il fallait que je sorte un livre de mes tripes, de tout ce qui m’a marqué, de toutes ces images que j’ai observées, c’est vraiment un hymne à l’Afrique, ce retour dans mon pays natal, c’est une façon pour moi de dire : je suis d’ici, mais je reste de là-bas !
Laure Bianchini : C’est un livre qui parle aussi de la douleur de l’émigration, les jeunes partent et quittent tout ce qu’ils connaissent pour un inconnu qui se révèlera souvent inhospitalier et froid. Mais ils partent, pour améliorer leur vie, pour un désir de conquête, conquête personnelle, conquête de liberté, ils partent pour apprendre. Ceci transparaît dans votre écriture et reflète peut-être votre expérience personnelle.
Fatoumata Sidibé cite un passage du livre :
« Tous se sentaient donc choisis pour diriger leur peuple vers la lumière comme ces bergers peuls qui, saison après saison, mènent leur troupeau brouté là où l’herbe est plus verte. Tous savaient à quel point était marquée, dans l’Afrique de la post-indépendance, la séparation entre instruit et analphabète. Tous savaient qu’à leur retour, parés de diplômes et forcément de gloire javellisée, ils mettraient leurs connaissances au service de leurs pays. Tous savaient que l’Occident continuait à porter à l’Afrique une attention curieuse. Tous voulaient faire en sorte que cette Afrique sauvage ne soit plus une terre aux traditions étranges, mais un continent qui ferait parler de lui dans les années à venir. N’était-ce pas elle qui cognait aux portes de l’Occident, se répartissait dans les Universités et Ecoles supérieures, jaugeait d’un œil critique tout ce qu’elle touchait et voyait ? Les futurs intellectuels africains emplissaient leurs bagages d’idées et de pensées susceptibles de les aider dans leur lutte. Ces jeunes plantes s’élançaient drues vers le ciel de France et criaient en silence leur désir de ne plus ployer l’échine ». (p. 32)
A aucun moment ils ne sont venus, comme ceux d’aujourd’hui, pour essayer de gagner le paradis. C’était plutôt pour apprendre ce savoir et retourner chez eux pour développer leur continent. Aujourd’hui, je ne sais pas si la démarche est tout à fait semblable, mais dans l’Afrique de la post-indépendance Cha Cha2 il y avait effectivement cette vision. Une vision qui, par ailleurs, contrairement à ce que l’on pense, n’était pas tendre du tout avec l’Occident. Il y avait donc, à cette époque-là, la volonté d’apprendre un savoir et de mettre ce savoir au service de l’Afrique. Personnellement, je suis partie parce que je savais qu’il y avait un appel ailleurs, je n’ai vécu que sept ans au Mali. Je lisais énormément. Un livre qui m’a beaucoup marqué, quand j’avais 14 ans, est La mère de Pearl Buck. J’ai compris alors qu’il y avait entre l’Afrique et l’Asie (que je ne connaissais même pas) une équivalence de vécu par rapport à la condition des femmes. Puis j’ai lu les classiques français, on nous a appris « nos ancêtres les Gaulois », comme vous le savez ! J’étais donc bercée dans cet univers-là et je savais que je partirais, je voulais partir. Je n’ai quitté ni la misère, ni la guerre, je suis venue parce que je voulais venir, c’est un choix délibéré. Je suis restée pour vivre dignement, dans les meilleures conditions possibles et non pas, malheureusement, comme certains aujourd’hui qui sont prêts à mettre leur vie en danger pour affronter le voyage vers un avenir qu’ils croient meilleur.
Je crois que c’est une question importante. L’Europe est devenue un mythe et beaucoup d’émigrés ont contribué à faire croître ce mythe, dans la mesure où en rentrant au pays, ils ont donné une image tout à fait fausse du pays d’accueil, en particulier de la France. Ils ont montré que tout est facile, qu’ils trouvaient du travail facilement, qu’ils avaient des biens matériels et ils ont créé des illusions. Lorsque j’ai été au Mali pour présenter mon livre, j’ai rencontré des jeunes comme vous et je leur ai dit qu’il est possible de réussir en Europe, mais souvent au prix de gros sacrifices. Moi même j’ai fait des ménages pour me payer les études, et ceci il faut le dire, beaucoup de gens cachent leurs déboires et n’osent pas dire qu’ils vivent difficilement. Les jeunes Africains doivent savoir que l’Europe n’est pas forcément la porte de secours. Qu’on soit vraiment franc avec eux, car pour beaucoup l’enfer commence quand ils arrivent en Europe.
Note
↑ 1F. SIDIBE, Une saison africaine, Présence africaine, Paris, 2006, p. 160
↑ 2« Indépendance Cha Cha » est une chanson emblématique composée en 1960 par Joseph Kabasele et son orchestre L’African Jazz. La chanson phare de la rumba zaïroise est devenue un hymne à la liberté pour beaucoup de pays africains fraîchement indépendants.