Orphée métalittéraire : la rencontre des cultures vue d’Afrique
« Nous et les autres » : mais qui est qui ?
Cannibale, iroquois, o’tahitien ou persan1, homme des îles ou du désert, bon sauvage ou femme voilée, l’Autre a toujours fréquenté la littérature hexagonale dans un mélange de fascination et de crainte. Pour mieux dire, il y a été annexé, pourvu que, naturellement, il serve à l’attraction de l’inconnu, à justifier le voyage dans un fauteuil dans les contrées rêvées de l’exotisme, à entériner le mécanisme de critique culturelle des Philosophes ou les prétentions d’expansion et de supériorité des colonialistes. Ensuite, ce seront l’art nègre et les peintres cubistes, Joséphine Baker et L’étudiant noir, toujours la France est au centre, comme pierre de touche culturelle et régulatrice des valeurs littéraires, se voulant «spécifique dans son aptitude à traduire l’universel » (cit. in Cordonier 2005 : 39) et perpétuant le rôle qui avait été celui de l’Académie de Richelieu.
Enfin, la négritude vint, et l’Orphée noir sartrien, et les indépendances, et la révolution copernicienne se fit dans les lettres francophones. « Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole », comme le disait Césaire, qui « n’ont jamais su dompter la vapeur et l’électricité » et « n’ont exploré ni les mers ni les cieux », mais qui « savent en ses moindres recoins le pays de souffrance » (Senghor 2005 : 57), ont redressé la tête :
Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus. Car le blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie ; il était regard pur, la lumière de ses yeux tirait toute chose de l’ombre natale, la blancheur de sa peau c’était un regard encore, de la lumière condensée (Sartre 2005 : IX).
C’est justement d’un renversement du regard dont il s’agit, et du « Verbe » aussi, dont « Il n’y a pas longtemps » les blancs seuls « disposaient » tandis que « les indigènes […] l’empruntaient » (Sartre 2002 : 17). Et voilà que les auteurs africains se réapproprient le Verbe et n’ont de cesse d’envoyer des « lettre[s] ouverte[s] à l’Occident » (Saigh Bousta, 1999 : 9), par des œuvres qui sont généralement lues dans le but de la découverte d’une inscription de l’altérité par rapport à la France, de traditions autochtones qui ne sauraient parfois se soustraire à la fascination de l’exotisme ou de l’ethnologie d’une part, et d’une recherche des torts de l’Occident de l’autre.
Contrant le soupçon de dépossession culturelle, l’ensourcement profond de ces écrivains dans leur « terroir » ne saurait toutefois escamoter la présence en filigrane des retombées les plus récentes de la littérature hexagonale, ou occidentale en général. Que ce soit en Afrique du Nord ou subsaharienne, les exemples sont patents, et extrêmement producteurs même au niveau didactique, éthique ou heuristique à la fois.
Car en effet, dès qu’on met au second plan l’affrontement des civilisations, la rencontre des cultures s’affiche chez ces grands intellectuels, professionnels du champ littéraire, formés à l’école et à l’université françaises et exploitant le charme de l’entre-deux.
Surtout que le concept de littérature francophone n’est pas exempt d’apories, qui équivaut à «(non)-French but, in a greater sense to (non-) European», ce qui fait que Brel, Rousseau, Maeterlinck, Simenon ou Yourcenar ne sont pas considérés francophones tandis que « Césaire, Fanon, Glissant, and Condé, who are French citizens, are classified as "Francophone" writers» (J. Coursil – D. Perret, 2005: 200).
C’est que, naturellement, toute classification en littérature est purement valable au niveau descriptif et provisoire: et voilà alors que l’analyse ou l’enseignement des littératures francophones, au-delà de la recherche d’une spécificité fascinante, peuvent mettre en relief quelques-unes de ces « correspondances » transversales aux barrières entre Nord et Sud, en cherchant à déceler cette « réceptivité aux courants culturels internationaux » (G.E.M. 1994) qui ajoute à leur intérêt.
On n’en pourra donner ici que quelques échantillons, à commencer par les plus « occidentalisés » et les plus célèbres, traits d’union reconnus par le marché éditorial, à savoir Tahar Ben Jelloun et Assia Djebar, l’intellectuel « opinionista » et la récente Académicienne, exemples macroscopiques de la coexistence d’une poétique personnelle et d’une complexité formelle et signifiante, où pointent les échos des débats contemporains.
Identité africaine et koinè culturelle
Déjà, naturellement, une communauté culturelle s’affiche au niveau des appareils paratextuels, dans une intertitularité porteuse de résonances nombreuses, comme dans les recueils de la négritude, des titres de Senghor à moitié entre l’obscur des Chants d’ombre et des Ethiopiques et le classicisme et le christianisme des Hosties Noires, des Elégies ou des Nocturnes, à Césaire lui-même avec son Soleil cou coupé se greffant sur le dernier vers de « Zone », ou à Calixte Beyala avec son Petit prince de Belleville. Le mythe est mis à contribution également par Werewere Liking avec un Orphée Dafric post-sartrien, se ressentant de l’Orphée aux enfers d’Offenbach ou de l’Orfeu negro de Marcel Camus, et proposant un voyage initiatique à travers les maux de l’Afrique.
Car souvent, ces seuils programmatiques introduisent à une « métalittérature engagée » (Arend-Schwarz, 1994 : 162), qui, chez Tahar Ben Jelloun, on le sait, ne saurait exclure les enfants. Après Rachid l’enfant de la télé, variation sur la laudatio des valeurs liées à la nature et la terre, par rapport à l’hypnose télévisuelle, voire à la modernité mal comprise, il peut s’agir d’emprunts clairement déclarés à la tradition la plus ancienne de l’Occident, voire le folklore e les contes de fées. C’est alors cette Belle au bois dormant arabisée dans le texte – et dans les illustrations qui l’accompagnent – , où « un certain Monsieur Perrault » devient « un conteur célèbre du nom de Perrault » (Ben Jelloun 2004 : 24) annexé à la tradition orale arabe.
La diégèse est naturellement contaminée par l’exotisme, les parents stériles consultant les médecins d’Orient et d’Occident, fées et marabouts sans distinction (cf. ibid. : 8), et les fées recevant certes, en récompense de leur présence, « un étui d’or massif » et un couvert « sert[i] de diamants et de rubis » comme chez Perrault, mais aussi « un billet de bateau pour aller en pèlerinage à la Mecque » (ibid. : 9). Leurs dons à la Belle sont aussi modernisés2 : non seulement la beauté, l’esprit et la grâce, pour « danser comme une étoile, chanter comme un rossignol du Paradis », mais aussi la santé, la « sensibilité », la « bonté », la bonne disposition envers ses parents et la capacité bienfaisante de « faire venir la pluie sur la terre sèche, remplir les jarres des pauvres de tout ce dont ils ont besoin » (ibid. : 14). La sécheresse, et les problèmes de l’urbanisation, soucis majeurs des pays africains, seront aussi au centre de l’éducation du prince, qui doit « intégrer l’académie militaire » et s’occuper de détourner l’eau des fontaines royales pour irriguer les terres des paysans qui, autrement, viendraient « mendier aux portes des villes » (ibid. : 26). Les références à la vie quotidienne se ressentent ainsi des deux mondes : la vieille femme responsable de la piqûre de la princesse est une « esclave noire » qui tisse des tapis (ibid. : 16), tandis que le château endormi semble un « musée de cire » (ibid. : 27). La princesse réveillée surgit d’un jet d’eau dans une contamination entre Vénus naissant des eaux et l’attraction d’une fête foraine, qui toutefois est bénéfique pour la campagne. Le prince lui-même n’est pas comme elle l’avait imaginé dans ses rêves, « merveilleux », « blond, grand et les yeux verts » : celui-ci était « brun, petit de taille, chétif, et il avait les yeux bleus » (ibid. : 30), caractéristique qui, contrairement aux stéréotypes les plus répandus, semble désoler la princesse. Ce qui amène un brouillage des valeurs physiognomoniques: la peau de la « belle », qui chez Perrault était « un peu dure » (Perrault 2004 : 33) après cent ans, devient ici carrément noire, et le couple donne naissance, parité oblige, à « un garçon tout noir et [à] une jeune fille toute blanche » (Ben Jelloun 2004 : 36).
Toujours est-il que les affinités sont électives et non de peau : les deux jeunes gens «s’aiment, et leurs âmes se sont déjà rejointes » dans une forme moderne d’utopie, au « pays où personne ne dort », heureux contrepoint au sommeil centenaire de la princesse, et surtout au « village des rêves réalisés » (ibid. : 32). Tout n’est pas si simple toutefois, lorsque la mère du prince, ogresse comme chez Perrault, mais qui en plus doit compter avec l’altérité, déclarant que les Noirs « nous sont supérieurs, voilà pourquoi il nous faut tous les tuer » (ibid. : 49), unit le complexe d’Œdipe au racisme en commandant à un autre ogre de lui servir le foie de la princesse à manger.
Mais la psychanalyse est passée par là et l’ogre, « ébloui » par la princesse, « bonne et lumineuse » avec sa couleur noire « magnifique », prend conscience d’être rempli de « haine gratuite », et d’« être jaloux de tout le monde » (ibid. :45), et veut se « racheter », annuler «en lui les pulsions malveillantes et nocives » (ibid. : 46). La belle-mère méchante sera donc punie, empoisonnée par son émissaire, et le narrateur, qui a d’ailleurs bien lu son Bettelheim (cf. Bettelheim 1998 : 333-335), de faire de son conte une leçon pour « apprendre la patience » et la bonté, dont l’«élégance » (Ben Jelloun 2004 : 51) maintient la princesse hors de l’atteinte du temps. Ses vertus intérieures préservent donc sa beauté, et « aucune ride ne fit son apparition sur son doux visage » (ibid. : 50), déclenchant toutefois un souci a contrario, la peur « de ne jamais vieillir» (ibid. : 49), clin d’œil satirique à la moderne quête de l’éternelle jouvence.
L’exploitation est évidente de la force de pénétration d’une fable connue, incurvée dans un but affiché d’éducation, où le message antiraciste passe plus clairement par les écarts par rapport à l’horizon d’attente de l’enfant, et du lectorat en général.
S’agissant de littérature pour la jeunesse, les modifications ici sont naturellement assez élémentaires. Les palimpsestes culturels et structuraux sont bien plus complexes dans un roman comme l’Enfant de sable, réédition du mythe de l’androgyne plongée dans la problématique de la société patriarcale marocaine. Tout autant que La nuit sacrée, le roman a toutefois « l’art de faire coexister les références, allusions et citations aux écrivains du monde entier » (Kohn-Pireaux 2000: 63).
On a beaucoup étudié, naturellement, la convocation de Borges dans la diégèse, mais nombreuses sont les allusions à d’autres écrivains, comme l’écho de la métaphore rabelaisienne des « parolles et idées » congelées, tombant « sur les humains comme catarrhes » et comme « rousée » (Rabelais 1994 : 668). Des « motz de gueule, des motz de sinople, des motz de azur, des motz de sable, des mots doréz » (ibid. : 670), qui constituent un mythe puissant des origines, transféré ici dans l’enfance indéterminée d’Ahmed, qui explore les contrées féminines investi par ces « mots et phrases » qui tombent et « fusent de partout » (Ben Jelloun 1985 : 33), « fondent » comme chez Rabelais et « retombent en gouttelettes sur mon visage ». Des « mots rares et qui me fascinaient » (ibid. : 35), qui « ruisselaient sur mon corps », ayant « le goût de la vie » (ibid. : 34), agglutinés dans des phrases sans signification, constituant une métaphore de l’apprentissage du langage de la part de l’enfant, mais aussi un jeu sur le signifiant qui était aussi celui de Rabelais. La variante, ici, est que les paroles tombent dans un hammam, comme mots de l’interdit sexuel qui figurent une des innombrables mises en abyme du macrothème de l’identité de genre du texte.
D’autre part, ce jaillissement verbal fait pendant au « hangar des mots » et aux allusions à Farenheit 451, outre qu’aux labyrinthes de la bibliothèque borgésienne, de la Nuit Sacrée. La complexité narrative qui part de l’univers des conteurs des places publiques maghrébines, porteuse certes d’un « intertexte islamique » (cf. Bourget 1999 : 730-741), voire d’« un ancrage dans le sacré musulman » (Kohn-Pireaux 2000 : 279), exploitant les dimensions du fantastique, de la légende, de la transmission orale de la culture, convie toutefois « à une réflexion sur les conditions de fabrication, d’élaboration d’un roman qui emprunte ses procédés à deux cultures et qui d’interroge sur le devenir du roman en cette fin du XXe siècle » (ibid. : 21).
La chaîne de conteurs ne saurait en effet ne pas exalter le troisième sens relevé par Genette au terme « récit », à savoir celui qui « désigne encore un évènement : non plus toutefois celui que l’on raconte mais celui qui consiste en ce que quelqu’un raconte quelque chose : l’acte de narrer pris en lui-même » (Genette 1972 : 72). Le déroulement se ressent des mécanismes soulignés par le Nouveau Roman : l’unité narrative « agressée », sinon « impossible » comme le dit Ricardou, dans la prolifération des récits, les effets de spécularité, les répétitions et les variations d’une même cellule narrative et le refus de la clôture du récit en sont des exemples, se greffant sur l’importance de la numérologie dans la tradition orientale et sur les « histoires infinies » (Kohn-Pireaux 2000 : 18) comme les Mille et une Nuits.
Ce qui fait du texte une arabesque, proposant une série de grilles différentes d’interprétation, tandis que le topos si ancien du manuscrit retrouvé devient prétexte à des changements continuels de point de vue mais aussi à un soupçon planant sur l’autorité du texte et la consistance du personnage.
Un personnage qui est manifestement un « effet » d’écriture, si difficile à décrire et à inscrire dans l’illusion référentielle, face à un contexte plutôt réaliste, qui dénonce l’encodage précis du texte visant la contestation et l’évolution des mentalités.
Et comment ne pas avertir, tant dans L’enfant de sable que dans La nuit sacrée, les échos du débat sur la condition féminine, encore plus délicate dans le monde arabe. Au-delà des revendications, les réflexions pointent sur les différences sociales mais aussi psychologiques entre homme et femme, entre nature et culture, comme lorsqu’Ahmed se sent
libéré, oui, disponible pour être femme. Mais on me dit, je me dis, qu’avant il va falloir remonter à l’enfance, être petite fille, adolescente, jeune fille amoureuse, femme… que de chemin…, je n’y arriverais jamais (Ben jelloun 1985 : 98).
Au-delà du drame du héros/héroïne, on ressent comme un air subtil des mots pour dire le deuxième sexe, de Beauvoir à Marie Cardinal, lorsque les manifestations du corps féminin sont soustraites au silence et s’affichent dans le sang, la violence, dans la dialectique entre le silence et la prise de parole, ou mieux la donation de parole, à ces femmes voilées, muettes et exclues, qui constitue une retombée et une extension du féminisme occidental.
Du côté d’Eurydice
C’est que naturellement, toute évocation du monde arabe ne saurait faire abstraction de l’imaginaire sur la femme, de la curiosité de l’interdit et du secret, qui est à la base de l’orientalisme littéraire et pictural dès le XIXe siècle, résumé par ces Femmes d’Algerdans leur appartement, dont l’intitulation ajoute à l’appât. Et il a été facile à Assia Djebar d’exploiter le pouvoir incantatoire et d’hypotypose de ce titre-signal pour son recueil, « dialogue différé » (Chaulet-Achour, 1997 : 54)et polyvalent entre la palette de Delacroix et Picasso et l’écriture qui en jaillit, qui en prend en quelque sorte le relais. La toile « ordonne et fixe la scène, l’écriture multiplie les points de vue et les points de sens » (ibid. : 57), reprenant la pluralité des portraits dans une langue qui allie le flou et le mystère du tableau aux échos de la contestation de l’ordre hiérarchique, masculin, du langage, typique des premières théorisations de Cixous, Kristeva ou des Cahiers du Grif.
Le problème de la langue en effet se double dans cette « écriture transfrontalière » (Calle-Gruber 2006 : 16): d’une part le langage des femmes, du côté des femmes, l’expression enfin conquise d’une spécificité, qui recueille l’héritage d’une généalogie féminine, et de l’autre les problématiques liées à l’usage de l’idiome de l’oppresseur. Car pour ces auteures, le français n’est pas seulement un véhicule de protestation, ou de diffusion, mais devient aussi la langue qui libère, qui dévoile, comme dans L’Amour, la fantasia.
Le titre double, on le sait, annonce la structure même du texte, basée sur l’entre-deux, entre l’Histoire, à laquelle les femmes sont enfin annexées, et l’histoire personnelle, entre l’Algérie et la France, sous des signes multiples et opposés, unifiés dans la troisième partie par un ensemble de références, voire de doubles nominations, françaises et arabes, systématisées dans des « mouvements » relevant de la musique occidentale. Car si les voix « se fuient, se poursuivent, se rencontrent et s’éloignent » selon les mécanisme de la fugue (cf. Chiki 2007 : 72-74), le deuxième volet du titre assume aussi son sens beethovénien, la « fantasia » renvoyant aux sonates « opus 27 » de l’épigraphe à la troisième partie (Djebar 1995 : 159).
« L’ivresse musicienne » (Chiki 2007 : 67) ne saurait toutefois, là encore, faire abstraction du code visuel. La « scène primitive » du roman est la prise d’Alger, au XIXe siècle, lorsque l’Orient est aussi souvent métaphorisé comme une femme à conquérir. Et c’est ainsi qu’Alger « se dévoile » selon le mode et le champ lexical de la féminité, « paysage tout en dentelure et en couleurs délicates », qui « surgit dans un rôle d’orientale immobilisée en son mystère », « tel un corps à l’abandon sur un tapis » - il va sans dire, dans le monde arabe – « de verdure assombrie » (Djebar 1995 : 14). La conquête est vue de l’autre côté, par ces « mots, couchés dans des volumes perdus aujourd’hui dans le bibliothèques », souvenirs d’un « monde étranger », que les « croisés du siècle colonial » « pénètrent quasiment dans le mode sexuel […] comme en une défloration. L’Afrique est prise malgré son refus qu’elle ne peut étouffer », une Afrique qui « hurla continûment vingt ou vingt-cinq années durant, après la prise de la ville Imprenable » (ibid. :84-85), ce dernier adjectif renvoyant aussi aux illusions, ou mieux aux responsabilités, des vaincus.
L’Histoire est ainsi féminisée et la teneur thématique unifiée, les souffrances de l’Algérie étant mises sur le même plan que celles des femmes. L’opération est évidente dans la reprise des témoignages des militaires ou des récits des historiens français, comme L’expédition d’Afrique du baron Barchou de Penhoën, dédicataire du Gobseck de Balzac:
Djebar offers the women in Barchou's account humanity, and even more importantly, places them in a historical line. […] Her visits to these women reinforce the attention to historical specificity and context with which her search through the archives began. While Barchou passes judgment on the few women in his travelogue, Djebar practices a very different kind of travel writing. Her journey is like a pilgrimage, marked by respect and humility, rather than by arrogance (J. Bernhard Steadman 2003: 186-187).
Surtout, c’est au Fromentin d’Une année dans le Sahel et d’Un été dans le Sahara, « le peintre qui, au long de mon vagabondage, m’a accompagnée en seconde silhouette paternelle » (Djebar 1995 : 313), qu’elle redonne vie comme personnage, dans sa réflexion d’artiste, son témoignage entre écriture et dessin, l’une substituant l’autre lorsque le deuil est trop fort. Ce sont les mots seuls, selon Djebar, qui peuvent relater cette histoire d’amour mixte entre l’officier français et la danseuse algérienne, violée par ses camarades de l’armée et morte en serrant dans la main un bouton de l’uniforme de son meurtrier : « Fromentin ne dessinera jamais le tableau de cette mort des danseuses. […] Comme si la main de Fromentin avait précédé son pinceau, comme si la transmission s’était coagulée dans les seuls vocables… » (ibid. : 237). Or cependant, replacées dans leur contexte, les citations de Fromentin (Cf. Fromentin1984: 94-95 et 181-182) sont totalement dénuées du pathos qui au contraire, perce dans les pages de Djebar.
L’intertextualité est donc là aussi mise à contribution dans un but de dénonciation, de réflexion éthique sur les conditions du pouvoir et de son exercice. A savoir que les témoignages des Français sont d’une part repris, ce qui en quelque sorte redonne vie à l’histoire et à la littérature françaises, et de l’autre, ce fonds de mémoires commun est détourné et mis au service de la fondation d’une nouvelle littérature, annexé au regard de l’Autre qui devient le foyer central.
Ce qui a des conséquences aussi au niveau thématique : si l’auteur ne se prive pas de remarquer que les notes de Fromentin sur la danseuse morte font d’elle la « première algérienne d’une fiction en langue française » (ibid. : 312), une martyre française reprend vie en rentrant dans une fiction algérienne.
S’il n’était par le chapitre de L’amour, la fantasia, comment le grand public pourrait-il se souvenir aujourd’hui de Pauline Roland3, institutrice et féministe, collaboratrice de la Revue indépendante, connue de George Sand et de Marie d’Agoult, à laquelle elle adresse des lettres poignantes de Saint-Lazare ? Elle y est emprisonnée après le coup d’état de 1851, avant d’être exilée justement en Algérie, et de mourir à Lyon sur le chemin du retour, la grâce arrivant trop tard pour lui permettre de se réunir avec ses enfants.
C’est elle l’« apôtre que Dieu […] avait fait mère et femme afin qu’il fût plus doux » (Hugo 2002 : 174) de la pièce éponyme des Châtiments. Verlaine, de son côté, la cite auprès de son homonyme Madame Roland, de Théroigne aussi chantée par Baudelaire4 et de tant d’autres, dans la Ballade en l’honneur de Louise Michel, « presque Jeanne d’Arc », exilée comme Pauline par la France « imbécile » (Verlaine 1888 : 59). Mais c’est surtout la pièce de Hugo, par ses vers poignants qui en soulignent l’action pacifique, qui semble influencer Assia :
Elle criait : progrès ! amour ! fraternité !
Elle ouvrait aux souffrants des horizons sublimes.
Quand Pauline Roland eut commis tous ces crimes,
Le sauveur de l’église et de l’ordre la prit
Et la mit en prison. […]
Le mal brisait sa vie et grandissait son âme.
Grave, elle répétait : - il est bon qu’une femme,
Dans cette servitude et cette lâcheté,
Meure pour la justice et pour la liberté.
(Hugo 2002 : 175 ; 177)5
L’antithèse « sublimes/crimes », soulignée en fin de vers et en rime, et l’antiphrase résument aussi l’attitude d’Assia. Pauline est une Française, opprimée par les Français conquéreurs des Algériens, à leur tour oppresseurs des Algériennes : la chaîne se poursuit des victimes et des bourreaux, exhibant les injustices et les souffrances des femmes. Ici encore, la prose devient lyrique, exprimant cette pitié pour la femme pour qui le nom d’Algérie « sonne en glas », dont les héritières sont les paysannes, les résistantes, les veuves algériennes des « voix ensevelies » de la troisième partie du roman : « dans la glaise du glossaire français, elle et moi, nous voilà aujourd’hui enlacées » et les propos de Pauline, « mots de tendresse d’une femme, en gésine de l’avenir […] irradient là sous mes yeux et enfin me libèrent » (Djebar 1995 : 309).
Le mot de « sororité » (ibid.) est lâché, daté et occidental lui aussi, pour souligner ce mouvement de « libération » des femmes, de libération du cri, que ce soit le youyou des algériennes, hululement de joie, de torture ou de mort, ou le cri de détresse amoureuse, dans la très centrale rue de Richelieu, de la narratrice sortie « seule, une nuit, dans Paris. Pour marcher, pour comprendre… ». C’est là que « soudain la voix explose », « comme un magma, un tourteau sonore, […] un précipité agglutiné, […] écharpe écoeurante de sons » sentant le « cadavre asphyxié en moi et pourrissant » (ibid. : 164) de sa « révolte entravée » (ibid. : 165). Et lorsqu’un inconnu, « tel un ami », la prie de ne pas crier « comme cela ! », « je me libérai de l’amour vorace et de sa nécrose» (ibid. : 166).
C’est là en effet que se situe la « prise de conscience » de la souffrance en couple, de la part de la narratrice, qui fait partie des acquis du féminisme et constitue un topos des romans de femme des années 70-80.
Un certain regard
Le droit de dire « je », la narration homodiégétique est en effet une des caractéristiques de l’écriture féminine, qui connaît chez les écrivaines francophones des manifestations très intéressantes. Car là s’affiche une originalité, dans le jeu entre diachronie et synchronie : si les théorisations du féminisme des années 70 représentent une évolution de longue date, aisément repérable dans des textes fondateurs tout au long de la littérature française, mais notamment au XIXe siècle, les écrivaines africaines, ou caribéennes, les ont en quelque sorte annexées de façon immédiate, quittes à leur tour à les appliquer, à rebours, à leurs devancières, en récupérant justement une tradition féminine ancestrale qui « prend la parole », grâce à elles, dans la contemporanéité.
Ce que démontre aussi l’utilisation, de la part de Mariama Bâ à ses débuts, avec Une si longue lettre, du roman épistolaire, forme inaugurale aussi dans le roman occidental, qui tant de « lettres » de noblesse, justement, avait reçu, depuis les XVIIe et XVIII siècles, des plumes féminines. Car la lettre, représentant le premier degré de l’écriture, après l’oralité, serait en quelque sorte plus « facile » à écrire par une femme, dans une narration issue de la spontanéité, qui ne nécessiterait pas de la construction, de l’architecture, de l’épaisseur idéologique des grands romans « masculins ». Dans un sens positif, les femmes, excellant dans la conversation, dans l’analyse des sentiments, seraient les plus adaptées à représenter le jeu social, les intermittences du cœur, les nuances émotionnelles que la lettre est traditionnellement censée véhiculer. D’autant plus qu’il s’agit là d’un roman monodique, qui voisine avec le journal intime, autre forme traditionnellement « permise » aux femmes. Ramatoulaye écrit pendant la réclusion traditionnelle qui suit son veuvage, comme les femmes des siècles passés faisaient sortir les lettres de leur réclusion dans les cages dorées de la sociabilité à la française.
Pour l’une comme pour les autres, l’écriture du je est émancipatrice, tout en permettant, comme c’est d’ailleurs une constante dans le roman féminin, la présence rhizomatique d’autres histoires de femmes, représentant en ce cas « la diversité d’une société en transition » (Chossat 2002 : 128), entre figures rétrogrades et nouveaux modèles d’émancipation, professionnelle ou sentimentale (cf. ibid. : 127-130). S’instaure ainsi une écriture du débat, qui devient non seulement le médium d’une double quête identitaire, féminine et africaine, mais le lieu où oser la modernité, où transcrire la fascination de l’Autre, américain en ce cas, sinon une relation problématique au « cosmopolitan humanism » (cf. Wehrs 2001 : 69-104)6.
La dialectique entre tradition et modernité investit d’ailleurs les composantes mêmes du roman, les moments topiques comme la scène de bal, qui devient danse rituelle dans le contexte africain, mais avec les mêmes fonctions d’éblouissement et d’épiphanie amoureuse, pour l’héroïne, que dans le roman occidental. Le prince est noir mais tout aussi charmant pour une cendrillon traumatisée par la violence masculine dans Les Soleils des indépendances. Pour fuir à son second époux, imposé par l’usage, qui lui rappelle le féticheur Tiécoura, qui l’a violée après l’excision, Salimata s’élance à travers la brousse :
Haletante, elle avait pensé à ce qui s’approchait avec les distances à parcourir, les peurs et les fatigues à surmonter. C’était Fama, l’amour, une vie de femme mariée, la fin de la séquestration. Elle s’était rappelé la première fois qu’elle avait vu Fama dans le cercle de la danse : le plus haut garçon du Horodougou, le plus noir, du noir brillant du charbon, les dents blanches, les gestes, la voix, les richesses d’un prince. Elle l’avait aimé aussitôt ; lui, Fama, avait soupiré : "Salimata, tu es la plus belle chose vivante de la brousse et des villages du Horodougou". Et depuis, jamais dans les tourments des malheurs, dans l’amertume des soucis, dans toutes les damnations, elle ne l’avait oublié. Et c’était lui qui se trouvait au bout de la course, au terme de la nuit, à l’achèvement de l’essoufflement. Et alors elle s’était redressée et avait recommencée à courir, courir (Kourouma 1995 : 38-39).
Finalement, Salimata retrouve « son Fama. Un Fama toujours unique, déclencheur du désir de le toucher, de le frôler, de l’avaler, de l’écouter », sur le fond, indifféremment, d’un « air du Cha-cha » ou du « battement de Tam Tam ».
Le dénouement aussi gagne en puissance, avec cette fin de Fama, le prince « vrai Doumbouya […], dernier et légitime descendant des princes Doumbouya du Horodougou, totem panthère » (ibid. : 11), si inadapté, car analphabète, au monde moderne, qui a d’ailleurs divisé son règne en deux pays, séparés par une version africaine de la courtine de fer. Cet épilogue est vraiment une synthèse des deux mondes : « sans papiers » ante litteram, dépourvu des modernes pièces d’identités, le prince semble destiné à mourir exilé, la dictature de la bureaucratie lui interdisant l’accès à sa région natale. Lorsque sa rébellion l’induit à franchir la frontière, s’élançant dans le fleuve, où les caïmans sacrés, au lieu de le préserver, l’attaquent, sanctionnant la fin de sa souveraineté et du monde ancien,
ce furent les animaux sauvages qui les premiers comprirent la portée historique du cri de l’homme, du grognement de la bête et du coup de fusil qui venaient de troubler le matin. […] Les forêts multiplièrent les échos, déclenchèrent des vents pour transporter aux villages les plus reculés et les tombes les plus profondes le cri que venaient de pousser le dernier Doumbouya. Et dans tout le Horodougou, les échos du cri […] déclenchèrent la même panique, les mêmes stupeurs (ibid. : 192).
Fama donc « avait fini » (ibid. : 196), dans une ambulance, moyen moderne et aseptique ; mais celle-ci doit s’arrêter dans le village le plus proche, qui s’avère être justement Togobala, « son » village, celui même où les gestes prophétiques de la divination ancestrale avaient situé la mort du dernier Doumbouya. Le cercle est bouclé, retransformant d’ailleurs l’anti-héros du roman en « héros du récit héroïque traditionnel » (A. Koné 1993 : 135).
Ces remarques ne sauraient ne pas être réductrices dans leur brièveté, mais elles mettent l’accent sur une des apories, qui devient une richesse, du roman africain, à savoir cette dialectique entre oralité et écriture.
Car ces auteurs dont l’oralité constitue le background, l’héritage, l’axiologie et même souvent le but, si on peut dire, ne se contentent pas du chant poétique, mais construisent des romans - forme inexistante dans leur culture d’origine, bien qu’héritière, comme en Europe, de l’épopée - extrêmement raffinés du point de vue formel, qui représentent aussi un discours sur le discours littéraire occidental.
Ce qui amène à l’assomption complète, de la part de l’écrivain, de son engagement, dans une ambivalence sémantique : d’une part l’engagement dans le sens classique, sartrien, du terme, à savoir l’implication dans l’évolution, sinon politique, idéologique et pragmatique de la société, ce que symbolise Zahra, qui dans La nuit sacrée devient finalement « écrivaine publique ». De l’autre, l’engagement de l’écrivain dans la gestion, parfois, d’une « virtuosité » scripturale, qui convoque les mythes de l’Orient et de l’Occident, du Nord et du Sud, et l’activité de l’écriture en soi, un maniement des mots – enrichissant énormément, par ailleurs, le lexique français - qui est très moderne.
Le souci stylistique est aussi métaphorisé, matérialisé si on peut dire, lorsque le texte devient paysage, dans le chapitre du « Conteur dévoré par ses phrases » de L’enfant de sable, où le vent «dérange l’ordre du texte » et un papillon « s’échappe des mots manuscrits », emportant « avec lui quelques images inutiles ». Ce que fait aussi un ruisseau, symbole de richesse dans des régions arides,
qui a trouvé un chemin dans les pages du livre ; il traverse les chapitres ; l’eau n’efface pas toutes les phrases ; est-ce l’encre qui résiste ou l’eau qui choisit ses passages ? […] J’ai souvent rêvé d’une mains qui passerait sur les pages d’un ouvrage déjà écrit et qui ferait le propre à l’intérieur, effaçant l’inutile et le pompeux, le creux et le superflu ! (Ben Jelloun 1985 : 108)
Face à cette « hyperfictivité » (M’Henni 1993 : 116), chez les femmes la matérialité est celle du corps, d’où l’écriture jaillit comme la voix :
Quand la main écrit, lente posture du bras, précautionneuse pliure du flanc en avant ou sur le côté, le corps accroupi se balance comme dans un acte d’amour. Pour lire, le regard prend son temps, aime caresser les courbes, au moment où l’inscription lève en nous le rythme de la scansion : comme si l’écriture marquait le début et le terme d’une possession (Djebar 1995 : 255).
Mais après tant de souffrances péniblement exhalées par la voix, la sexualisation du texte, de dérivation là aussi féministe, aboutit à une attitude euphorique : l’acte d’écriture, comme de lecture, est aussi un acte de jouissance, de possession mutuelle, même au niveau culturel.
Pour beaucoup de ces auteurs donc, un « inconscient biculturel », voire multiculturel, du texte « indicates analogical development concerning ethical and committed discourses and the auto-reflexive and meta-literary positions » (Mayer 2001 : 346). Ces textes s’avèrent donc porteurs d’un « certain regard » sur l’écriture, et de suggestions multiples, fécondes et enrichissantes d’un point de vue didactique et pédagogique, par leur superposition des codes littéraires et des traits linguistiques, et leurs questionnements cruciaux pour l’interculturalité actuelle. Mais aussi, depuis les rapports des auteurs de la négritude avec les surréalistes et les essais de Senghor « lecteur noir d’écrivains blancs » (cf. Jouanny 1993 : 309-320), il sont révélateurs de la Wirkung, de la réception même, si on peut dire, de la littérature « hexagonale ».
Au-delà, le croisement des genres, le brouillage des catégories et la recherche de stratégies narratives nouvelles, la volonté « di ripensare in termini nuovi il gesto e la funzione dello scrittore » (C. Rizzo : 177), l’insubordination culturelle du métissage ne font qu’ajouter, pour tout lecteur, au plaisir de l’aventure textuelle.
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Note
↑ 1 Selon les différentes formulations de Montaigne, Voltaire, Bougainville ou Montesquieu.
↑ 2 On se rappellera le passage de Perrault : «Les fées commencèrent à faire leurs dons à la princesse. La plus jeune lui donna pour don qu’elle serait la plus belle personne du monde ; celle d’après qu’elle aurait de l’esprit comme un ange ; la troisième qu’elle aurait une grâce admirable à tout ce qu’elle ferait ; la quatrième qu’elle danserait parfaitement bien ; la cinquième qu’elle chanterait comme un rossignol ; et la sixième, qu’elle jouerait de toutes sortes d’instruments dans la dernière perfection» (Ch. Perrault 2004 : 26).
↑ 3 Deux livres en parlent, à distance de trente-cinq ans, concentriques au roman de Djebar, dans un jeu réciproque d’influences : Edith Thomas, Pauline Roland: socialisme et féminisme au XIXe siècle, Paris, Rivière, 1956, et Benoîte Groult, Pauline Roland ou comment la liberté vint aux femmes, Paris, Laffont, 1991.
↑ 4 Théroigne de Méricourt, révolutionnaire sombrée dans la folie après avoir été flagellée sur la place publique en 1793, est citée dans « Sisina », sonnet LIX des Fleurs du mal.
↑ 5 Son fils, « pour recueillir, à cette heure suprême, / Du moins son dernier souffle et son dernier regard », était accouru à Lyon, mais trop tard : « Elle était morte ; morte à force de souffrance. /Morte sans avoir su qu’elle voyait la France » (Hugo 2002 : 177). Sur ce sujet, cf. les lettres de Pauline Roland et de son fils Jean à Marie d’Agoult (Colombo-Piva 2006 : 96-98).
↑ 6 Il serait intéressant aussi, ce que toutefois nous ne pouvons faire ici, de voir les effets de cette fascination, le traitement des mythes modernes, et de la place de la culture occidentale, au niveau intradiégétique, chez les personnages de roman, de la lecture de Sans famille dans le dernier roman d’Assia Djebar, Nulle part dans la maison de mon père, à l’évocation des années yéyés, des cols claudette et des chansons de Sylvie Vartan dans La mémoire amputée de Werewere Liking.