Le Chat qui rit (Philippe Geluck)
1Comme au tableau de bord d’une radio quand l’aiguille arpente l’échelle des fréquences, Henri Baudin2 propose de faire de humour et de ironie les deux pôles d’un continuum scalaire : à gauche (côté cœur), l’humour se rattache au « même », à l’empathie, à la complicité, tandis qu’à droite (côté peur), l’ironie symbolise la distance à l’autre, la critique, la non adhésion, voire l’agression. Alors que l’humour suppose une connivence pitoyable avec le raillé, l’ironie produit une rupture plus ou moins violente, selon la dureté de l’offense et la sensibilité de l’offensé. Un tel schéma tout en gradins permet de domicilier de façon souple et fine toute une série de pratiques nuancées telles que :
de la proximité respectueuse, mais toujours moins, en route vers la désacralisation :
Mon propos n’est pas ici de construire une théorie de plus pour m’engager dans la « guerre des grilles » typologiques (il y faudrait tout un livre). Aussi m’en tiendrai-je, sans la discuter, à cette proposition bien dans l’air du temps (« gradiance », « scalarité »). Elle permettra chemin faisant d’évaluer le large empan du dessin humoristique ausculté ici, dans la mesure où les thèmes qu’il aborde le font voyager, sur ses « bandes » à lui, de l’humour le plus apitoyé à l’ironie la plus caustique. Suffira à le montrer un rapide tour de cadran des thèmes abordés par le Chat. Mais ce qui nous retiendra davantage sera l’étude des mécanismes linguistiques formels mis en œuvre dans les disjoncteurs3 pour provoquer le rire. À partir du corpus restreint écrémé par ce choix typologique, je me concentrerai sur les figures phoniques, de la plus microscopique (un simple trait distinctif) à la plus envahissante (toute une séquence). On observera à l’occasion comment ces figures tirent profit, pour « disjoncter », de la relation entre texte (écrit/oral) et dessin.
Un tour d’horloge des thèmes
Les différents degrés du rire, de l’humour le plus caressant au sarcasme le plus mordant, sont tous présents chez Philippe Geluck. N’était que le ton le plus acide s’émousse d’être proféré par un personnage prétendument « con » ou faussement ingénu4. Par ailleurs, ce qui distingue les tonalités de l’humour n’est pas forcément lié au thème abordé. Qu’il interroge l’existence de Dieu, le mystère de la création, la vérité du paradis, ou qu’il ébauche le geste d’une ségrégation raciste, d’un dénigrement physique ou social, d’une discrimination sexuelle ou intellectuelle, le Chat peut colorer sa « sortie », selon l’heure, d’humour tendre et complice, d’ironie plus piquante, ou d’un sarcasme décidément féroce. Chacun de ces tons conquiert sa légitimité à frapper tour à tour Soi-même comme l’Autre, dans une balançoire d’ironie et d’auto-ironie. Comme si le Chat voulait d’avance se faire pardonner ses audaces égratignantes en les retournant déjà contre lui-même et en se punissant dans son propre gag.
En voici pour preuve et pour exemple le strip inaugural du tout premier album5. Le Chat, à genoux, les mains jointes, sobre trait d’encre noir sur papier blanc, entame un « Notre Père » : « Donnez-nous aujourd’hui notre gag quotidien ». La case suivante montre l’arrivée, comme un bolide, d’une tarte à la crème. La dernière case arrache un « Merci, mon Dieu » au Chat exaucé autant que saucé. Puisque l’hypotexte de la prière que nous connaissons tous réclame la manne immémoriale de la subsistance (du pain), on pourrait se réjouir du fait que, dans le paradigme des nourritures terrestres, cet humble pain s’exhausse en pâtisserie gourmande… N’était que le gâteau, lu sur une seconde isotopie (celle actualisée dans la requête du gag comme dans la vocation humoristique de l’album qu’il entame) déménage dans le paradigme des aliments « spirituels » les plus grossiers et les plus populaires : le gras comique de foire. Le motif de la « tarte à la crème », lieu commun du comique, apparaît donc comme la rencontre idéale entre le pain palimpseste6 et l’humour assigné au dessin. Le trait horizontal de la trajectoire du projectile, qui en indique à la fois la provenance divine, l’énergie « surhumaine » et la vitesse météorique, les gouttes de crème qui auréolent la tête du Chat sidéré, confèrent au message toute son ambiguïté spirituelle (dans les deux sens du terme) : derrière le lancer brutal de foire, le jeu subtil de l’intertexte, et derrière le dialogue entre l’homme et Dieu, réponse humiliante, l’annonce d’une vocation de « tête-de-pipe »7.
L’imaginaire humoristique de Philippe Geluck, Belge francophone par sa famille et ses classes, allie le sarcasme agressif des Français8 à l’auto-ironie propre aux petits pays sans chauvinisme. Dans « Le Soir » du 19 décembre 2003, Caroline Gourdin commente : « par le prisme de Philippe Geluck, le dessinateur, le comédien, l'humoriste, le citoyen et l'homme, et sous les traits du Chat, c'est un peu de l'âme de la Belgique qui transparaît : son surréalisme, ses contradictions, son autodérision ». On n’oubliera pas que le Belge sait par ouï-dire [sic] qu’il fait figure, aux yeux des Français, de cervelle désertée par ses propres neurones (Malibu, 30, Vengeance, 14 et 25 et passim). Comme si l’intelligence, grêle bénie, n’était tombée que sur Paris et ses alentours. Certes, Geluck, pas plus que l’humoriste français, ne se privera de chatouiller « un peu, beaucoup, tendrement » les grands tabous (sexe, racisme, politique, religion, mœurs…). Mais, sous couvert d’éclabousser l’Autre en embrassant des stéréotypes populaires (sur la femme, l’Afghan, le Serbe, le Chinois, le handicapé, le bon à rien, l’indigent, le moche et surtout le con), en vérité il en partage fraternellement « la poisse »9 pour retourner l’arrosoir contre le moqueur : « Au fond, les racistes doivent craindre de se retrouver après leur mort au paradis en compagnie d’Arabes et de Noirs. Qu’ils se rassurent, les racistes ne vont pas au paradis » (Congo, 24).
L’homme, ses fins (la gloire, la jouissance, la richesse) et sa finitude (la fragilité du corps et le néant après la mort) sont emblématiquement résumés dans cette scène de littoral, en pleine planche. Sur la plage, deux petits chats construisent un énorme bonhomme-chat de sable : glorieux, sublime ! Puis la marée monte, monte. Le bonhomme-chat de sable, bientôt englouti, lève une main de sable en appel au secours. Mais les deux petits chats s’éloignent tranquillement, la pelle à l’épaule (Avenir, 8). Se couper en quatre, éclater, s’effriter, s’effondrer, se dépouiller, se débiter, autant d’images que le Chat prend désespérément au pied de la lettre, réveillant d’un baiser au lépreux la catachrèse endormie. Toutes disent en couleurs plus ou moins sanguinolentes : « Je redoute moins les fins de mois » « que la fin de moi » (Vengeance, 20).
Le gros matou gris vit au bar, sans les siens. Dame Chatte et chatons figurent rarement. Et jamais d’amis ! « Si j’avais été quelqu’un d’autre », « Je serais peut-être devenu mon copain » (Vengeance, 18). Il est condamné à une faim de dialogue éternellement bafouée : « Il m’arrive de me parler à moi-même » « pour être certain que quelqu’un m’écoute » (Le Chat, 9). L’humble solitude du personnage, sa difficulté à se constituer comme (inter)locuteur dans une situation d’échange, se marque ici par l’absence de tout pronom « je » en position de sujet (dans les deux propositions personnelles comme, à plus forte raison, dans l’impersonnelle et les infinitives). Au fond, s’il n’y avait le Lecteur, et le fantomatique Roger-un-muscadet… Même le sexe ne frôle l’image que par une tangente pudique. N’osant être trop « déplacé », le Chat n’aborde le sujet qu’en déplaçant le point de vue soit sur d’autres sujets (la série intermittente des bêtes-à-deux-dos), soit sur d’autres endroits : des « pompons » d’attributs masculins clignotent le temps d’une case sur un revers de veston (Frappé, 5), se confondent avec les bajoues molles et barbues du Chat au réveil (Frappé, 18), avec les rondeurs partielles d’un cactus mal cadré (Langue 16), se pendent au sapin de Noël (Affaire, 16) ou remplacent le balancier du coucou (Langue 62). Si d’aventure le Chat ouvre son manteau, c’est pour exhiber… l’étiquette des symboles d’entretien (Vengeance, 45). S’il se déshabille, c’est sans ôter une providentielle cravate (Congo, 10). Et au lit, il est toujours seul.
C’est que la nature ne l’a pas gâté : « Pour faire une caricature de quelqu’un, il faut exagérer ses défauts. Je me demande si dans mon cas, ça n’a pas été fait à la naissance » (Avenir, 35). Disgrâce, embonpoint, bêtise bourdonnent dans les vignettes du Chat comme autant de mouches de malheur : pour emprisonner fantasmatiquement ses complexes, ne finit-il pas d’ailleurs par inventer un « attrape-moche » (Frappé, 45 )? La ségrégation raciale (auto-)parodique (les Belges et les autres) est largement damée par une ségrégation intellectuelle bien plus revêche (les cons et les autres), au profit de laquelle la position lunatique, fluctuante et dubitative du Chat par rapport à l’intelligence embauche une forte dose d’auto-ironie. Prise entre désir de génie et conscience de connerie, elle se résume par cet aphorisme résigné: « Se rendre compte qu’on est un imbécile est un signe d’intelligence » (Le Chat, 42).
Dans cette veine du « finto-vero-tonto » s’insèrent nombre de jeux de mots, dans lesquels le Chat feint (mais feint-il ?) de confondre les signes de la langue sur la base d’une suite signifiante identique, en dépit de toute distinction orthographique. Il s’attarde à loucher avec émerveillement vers des faits linguistiques que tout un chacun met en œuvre naturellement, sans s’en étonner outre mesure. N’est-ce pas un truc ? « Plus j’aurai l’air con » « et plus ce que je dirai aura l’air malin » (Le Chat, 34).
L’analyse de ces gags linguistiques tentera d’assouvir trois curiosités : relever l’ingrédience (figures phoniques), reconnaître la dynamique disjonctive (figures de rhétorique), découvrir la pertinence ludique (jeux de mots). Elle ordonnera les disjoncteurs phoniques de la fine fleur des traits distinctifs aux grains toujours plus gros des phonèmes, des syllabes et des unités grammaticales, simples et complexes. Il ne sera question ici que de certaines des figures phoniques propres à faire disjoncter le message : principalement celles où entrent en jeu la paronymie, une certaine homophonie et l’enchaînement syllabique.
Le grain de sable dans l’horlogerie du sens
Trait distinctif
La figure phonique la plus subtile qui autorise la disjonction propre au gag consiste à subrepticement remplacer un phonème par un autre, au point de convoquer sur la chaîne du syntagme une unité phonétiquement fort semblable mais de sens totalement différent. D’où le potentiel de surprise, et, partant, l’effet « disjoncteur ». Cette opération paradigmatique entre unités minimales, basée sur la paronymie, est ce qui fonde la figure de son appelée la paronomase10.
Mais la paronomase elle-même mériterait d’être nuancée selon le poids de la différence phonique sur laquelle se fonde le jeu de mot. Car il arrive que la distinction sonore soit si ténue qu’elle tienne, non à un phonème entier, mais à un seul trait distinctif ; saisi (ou mieux, parasité) à l’intersection floue de deux champs de dispersion11, celui-ci fonde le jeu de mots sur une véritable marge d’« insécurité » propice à l’ambiguïté.
a) dispersion vocalique
Deux mousquetaires du temps de Louis XIII se rencontrent comme pour un duel et se présentent : « Je suis le duc de Nevers »12, dit le premier, épée au flanc, reins cambrés, nez en l’air. « Revenez plus tard, il n’est que huit heures et demie », lui répond l’autre (Frappé, 4). La réponse révèle que le second a entendu « neuf heures » au lieu de « Nevers ». D’une part, l’orthographe nous brouille la vue par rapport à ce qui se prononce effectivement : /nœvœR, nœvεR/. En effet, le déterminant cardinal « neuf » sonorise sa consonne finale /f/ en /v/ quand elle s’enchaîne à une voyelle. De plus, une habitude aristocratique, que légitime le titre ducal du premier personnage, tend à fermer la prononciation en arrondissant les lèvres vers l’avant, dans un mouvement appelé populairement le « cul de poule ». Cette labialisation indue du /ε/ de « Nevers » est responsable de l’illusion auditive du second personnage, qui a entendu /œ/. Une « pose » labiale, en accord avec le port altier du personnage, explique le chevauchement des deux champs de dispersion des voyelles incriminées, et la possibilité pour l’oreille, en l’absence d’indices contextuels suffisants, de sélectionner erronément l’une pour l’autre.
Dans une pièce d’eau aux contours incertains, Louis Armstrong (nous dit le titre) se baigne paisiblement : il fait « trempette » (Frappé, 31). Le disjoncteur cité fond en un mot les deux activités du personnage : l’une, limitée à l’instant présent, est la baignade (ce qu’iconise l’eau bleue de la vignette), et l’autre, évoquée par le célèbre patronyme, tellement installée dans nos mémoires qu’elle traverse les années, les lustres, et peut-être les siècles : le jazz. Mais en même temps, faire coïncider le /ã/ de « trempette » et le /õ/ de « trompette » exploite à des fins comiques la tendance phonétique actuelle qui consiste à fermer le /ã/ et à le faire reculer en région buccale postérieure, précisément vers le /õ/13. À faire se chevaucher davantage les champs de dispersion des deux phonèmes voisins, séparés par un seul (mince) degré d’aperture, la prononciation conduit à des confusions de ce genre, que la paronomase détourne ici au profit du calembour.
Un « accident » similaire se produit dans la vignette suivante : un petit avion de guerre manœuvré par un Japonais fonce rageusement sur un arbre miniature (Affaire, 11). Le pilote s’écrie « Bonzaï », à la grande stupéfaction de l’arbrisseau ( « ? »). Car ce qu’on aurait attendu aurait été plutôt « Banzaï ». Ces deux mots japonais devraient se prononcer sans nasalisation de la voyelle. Or, il y a entre /a/ et /o/, voyelles orales, une distance légèrement plus grande qu’entre /ã/ et /õ/, voyelles nasales. Cependant, on sait combien la bouche française peine à renoncer à ses nasales, ce qui lui arrache une réalisation phonétique intermédiaire entre la suite /V + N/ (voyelle orale + consonne nasale) et /õ, ã/, la voyelle nasalisée sans « rebond » de consonne. Bonzai/banzai prononcés fermés, à moitié nasalisés, fondent le jeu de mots sur une paronomase d’autant plus fine qu’est plus française la « maladresse » de prononciation14.
b) enchaînement consonantique
Cette ténuité, cette évanescence des seuils discrets entre sons vocaliques mitoyens trouve son correspondant dans le domaine des consonnes. Interviennent ici des facteurs séquentiels d’enchaînement et de conditionnement régressif.
Sur un réchaud allumé est posée une large casserole où mijote une armée de petites souris désemparées (Langue, 19). Sur le modèle de « chauffe-eau », « chauffe-biberon », « chauffe-assiette(s) » ou « chauffe-plat », ce chauffe-souris compose un verbe conjugué et son deuxième actant ou objet direct. L’orthographe en -ff- renvoie au verbe transitif direct « chauffer », et la soudure en trait d’union, à la fonction subordonnée du complément « souris ». Mais à l’oreille, le composé révèle en palimpseste un autre moule qui conditionne, non plus l’opération culinaire, mais l’ingrédient animal de l’image : « chauve-souris ». À première vue, on pourrait lui trouver une ressemblance moins parfaite avec le moule précédent, pour peu toutefois qu’on ignore la puissance d’enchaînement consonantique à laquelle, devant une consonne sourde (ici /s/ initial de « souris »), se plie l’assourdissement de la consonne qui la prépare (ici /v/ devenu /f/). Les deux unités composées (Verbe + Nom dans le premier cas et Adjectif + Nom dans le second), se prononcent en réalité presque de la même façon, n’en déplaise à l’orthographe.
Phonème complet
a) Substitution de consonne
Le jeu paradigmatique sur les paires minimales dans les oppositions pertinentes pourrait constituer une sorte de « degré versatile » de la paronymie, aux confins de l’homophonie, lorsque les sons affrontés dans le disjoncteur révèlent une proximité particulièrement grande, au point de s’être remplacés l’un l’autre au cours de l’histoire de la langue. C’est le cas des deux consonnes liquide-vibrante /R, l/15.
Un Chat bizarrement haut-perché sur des jambes d’échassier, est flanqué d’un Chat court sur pattes, juché sur un escabeau (Chat, 28). Ce dernier commente, indiquant son voisin du pouce : « Il est plus grand que moi », « parce qu’il a mangé beaucoup de tabourets quand il était petit ». Si le siège appelé « tabouret » est impliqué par l’icône du dessin, en revanche, l’isotopie de l’alimentation induite par le verbe « a mangé » et l’allusion à la croissance interpellent un autre mot, phonétiquement proche, à la vibration près : le taboulé. Quant à la distinction d’ouverture entre le /ε/ du suffixe « -et » et le /e/ de la finale « é », elle n’est pas ici proprement pertinente, ne fût-ce que parce que le second mot n’est jamais que la translittération d’un mot étranger.
Sur une plaine quadrillée de champs cultivés, une formation d’espadrilles de corde sillonne le ciel (Malibu, 72). Il suffit de substituer une consonne sourde (/p/) à une autre (/k/) pour restaurer le mot-palimpseste… et rétablir l’image moins surréelle d’une escadrille d’avions. Les deux phonèmes en concurrence ont en commun les traits d’occlusivité et de surdité, mais diffèrent par leur organe-zone d’articulation (bilabiale, dorso-vélaire). Quoique l’auteur, sans doute sceptique quant à la richesse lexicale de tous ses lecteurs, ait cru bon de titrer cette vignette du nom spécifique de la chaussure, l’image aurait pu fonctionner sans didascalie, tant il est vrai que la métaphore-calembour transmise par le dessin reste intimement liée à la modulation intérieure d’une langue bien précise. D’où le pari souvent impossible d’une traduction16.
b) Adjonction, suppression, déplacement de consonne
Avec la substitution, l’adjonction, la suppression et le déplacement d’un élément constituent les quatre opérations de base des figures de rhétorique17 qui sous-tendent les jeux de mots. Il semble opportun d’insister ici sur la ténuité parfois extrême de la divergence phonique sur laquelle parie le calembour. La paronymie s’écarte de l’homophonie d’un trait sonore pertinent, certes, mais tout juste suffisant à distinguer des paires minimales.
Adjonction. Le Chat poissonnier voudrait bien vendre ses dernières soles… mais point de client qui se presse à son étal (Avenir, 34). Et le poisson n’attendra pas autant que celui d’Oftalmologix ! Plutôt que de réécrire l’étiquette, le vendeur se contente de lui ajouter un « d » : soles – soles – soldes. Et pourtant l’adjonction de la consonne apico-dentale sonore rend vraiment minime la différence auditive entre les deux mots, tant par sa grande proximité articulatoire au /l/ qui précède, que par sa position implosive finale, qui en rend la phonation peu saillante.
Suppression. Le Chat, affalé dans un fauteuil, lit son journal, qui titre à la Une : « Jeux olympiques pour handicapés ». Commentaire indolent du Chat, dont on connaît la paresse physique : « l’impotent, c’est de participer » (Congo, 32). La chute de l’énergique vibration du /R/ tient lieu du lapsus confidentiel sans lequel la phrase ressemblerait ni plus ni moins à une affirmation mensongère, envers hypocrite de la dénégation. La paronymie de ce calembour reste encore une fois très proche de ‘homophonie, si l’on tient compte des variantes dévibrées très peu audibles que le /R/ connaît dans bien des bouches.
Déplacement. Le Chat, planche de surf sous le bras, s’apprête à faire, comme tant d’autres, les élections « buissonnières » : « Le jour des élections, partout dans le monde, il y en a qui font de la planche au lieu d’aller voter ». « On appelle ça du surfage universel » (Frappé, 28). Ce « r » récalcitrant, qui dans l’histoire de la langue française a bouleversé certaines syllabes (formage/fromage), profite de l’adoption d’un mot étranger pour reprendre sa liberté d’antan et changer de syllabe (suffrage/surfage).
c) Croisement de deux systèmes linguistiques
Parmi les gags les plus amusants, parce que les plus surprenants, on comptera ceux dont la paronomase puise dans les systèmes phonétiques de langues voisines : le plus souvent l’anglais et l’espagnol (Frappé, 24). Ou les deux à la fois, comme cette vignette charbonnée sur « papier gris » où Don Quichotte brandit une seringue aussi longue qu’une lance (Langue, 59). Son titre : Don qui shoot (/∫u:t/ pour /∫сt/), du mot anglais assimilé en français argotique devenu familier, « un shoot » ou piqûre, injection de stupéfiant18. On voit aussi Zola barboter dans son J’accuzzi (/ӡakutsi/ pour /ӡakyz/) (Le Chat, 6), ou un Chat tibétain redouter d’aller finir ses jours « dans cette maison de retraite que personne n’a jamais vue mais dont tout le monde parle : l’abominable home des neiges » (/o:m/ pour /ɔm/) (Le Chat, 35). Ou bien on apprend à saluer les Indiens d’un « Sioux tomorrow » (/siu/ pour /si:ju/) (Congo, 22). Fermeture de la voyelle postérieure, transformation de la sifflante en affriquée, adjonction d’une semi-consonne sont les nuances liminales sur lesquelles disjonctent ces calembours.
Kaléidoscope de syllabes
Dans ces derniers exemples, on s’est aperçu du rôle disjoncteur que peut jouer, non plus seulement la prononciation, mais aussi la graphie des mots. Tel jeu de mots serait moins immédiatement saisissable (ou même n’existerait pas) si nous n’avions sous les yeux une orthographe capable d’« ancrer »19 la signification de l’image et du message dans un domaine de sens inattendu. Comprendrait-on, à l’oral, l’ambiguïté de la phrase suivante : /ӡœn’ӡuӡamεdœsi’taRapRεmi’nчi/, si la suite /sitaR/ n’était graphiée « cithare » au lieu de « si tard » (Langue, 9)? Ou encore, qu’aurait de réjouissante la répétition de la suite phonique /leka’je/, si elle n’était graphiée successivement de trois manières : « Les cahiers », « l’écailler », « lait caillé » (Vengeance, 40)? Ces « calembours pour l’œil » s’adaptent bien sûr mieux au genre de la vignette qu’à la « pointe » de salon.
Inversement, au lieu de guider la lecture de l’image en sélectionnant, par son identité graphique, l’isotopie opératrice de disjonction (celle qui fait déraper le sens vers le double sens ou le non sens), le « texte » se fait parfois le lieu même de l’accroc de lecture, et demande une phonation, réelle ou mentale, pour retomber sur la séquence de phonèmes qui fera sens autrement. Lettres épelées de l’alphabet et numéraux cardinaux fournissent des syllabes substitutives proches du rébus. Ainsi, ces deux oiseaux, père et mère, penchés sur leur premier œuf fraîchement pondu. Lui interroge « 17 – ? » (dix-sept ? ; dis, c’est quoi ?) ; à quoi Elle répond « 7 – 1 – 9 » (sept, un, neuf ; c’est un œuf) (Malibu, 56). On sait bien que le langage des oiseaux est difficile à lire ! Passe ici un courant d’air du temps, dans les graphies à la fois économiques et exotiques que s’invente le « texto ». Le chat vient de marteler un disque, réduit en mille éclats. Pour tout commentaire : « C.K.C. » (Vengeance, 11). Ou bien il énumère les activités de ses voisines : « Ma voisine du bas fait du X. Celle du haut fume du H. Ma voisine de gauche est adroite. Et celle de droite me fait du T » (Langue, 6).
Le jeu d’orthographe tient parfois à un « je ne sais quoi » millimétrique. En page de titre du premier album, le Chat, commodément installé à son bureau, les jambes croisées, le coude appuyé avec suffisance sur le genou haut tenu, le sourire satisfait épanoui autour d’un gros cigare d’homme « arrivé », ne dit que ceci : « Un bon éditeur est un éditeur qui médite » (Chat, 1). Mais l’inclinaison du lettrage semble donner à l’accent sur le é de « médite » la grande envie de glisser un peu plus bas vers la gauche, pour se convertir en apostrophe. La sentence, moulée sur une structure phrastique de définition, devient alors une invitation péremptoire à travailler au succès éditorial du Chat : « Si tu veux être un bon éditeur, édite-moi ! » L’élan contenu du signe appendice contribue à proposer une division différente des unités grammaticales et, partant, une analyse nouvelle de l’actance : du verbe intransitif (méditer), le jeu de mots file vers le verbe transitif direct (éditer), et son second actant (m’) revient droit au Chat en attente d’attention20. Ce type de calembour semble tenté par la segmentation, dont nous allons voir d’autres exemples plus tangibles.
En français plus fréquemment que dans d’autres langues, une même chaîne de phonèmes a de fortes chances de produire plusieurs énoncés distincts, selon la hiérarchie syllabique que le rythme, l’intonation et le relief de l’accentuation découperont dans la séquence. Les syllabes changeant d’alliance (de « charme »), les mots qu’elles font apparaître changent de profil, de catégorie grammaticale, et, partant, l’énoncé change de valeur. Ce kaléidoscope imprévu des syllabes, fondé sur l’homophonie fréquente (mais non l’homographie) des unités de sens en français, sécrète les trouvailles les plus fidèles à l’idée courante du calembour segmenté21.
« Dans ma vie », pontifie le Chat, « j’ai vu des gens mauvais qui ne fumaient pas. Et j’ai vu des gens bons fumer » (Chat, 68). Deux accents toniques rythment cette succession de quatre syllabes (sur /bõ/ et sur /me/). Cette structure accentuelle ne diffère apparemment pas du palimpseste gastronomique cher aux Belges des Ardennes (jambons fumés). Et pourtant, la diction risque bien de ne pas être exactement la même : une oreille native ne manquera pas de percevoir un tempo différent, entre la première phrase avec infinitif subordonné en position rhématique et la seconde avec syntagme nominal expansé ; on saisira ainsi une légère pause après « gens », destinée à mettre en relief l’adjectif « bons » qui s’oppose à « mauvais » par antithèse, alors qu’il n’y en aura pas, et pour cause, à l’intérieur du substantif « jambons » ; enfin, on percevra une différence de force dans les accents de « bons » (le premier, final de syntagme, sera plus intense que le second, presque virtuel, parce qu’interne au syntagme).
L’exemple qui suit montre combien, comme le remarquait Proust sur un ton mi flatté mi vexé, il arrive souvent que la vie réelle dame le piom la fiction (ou, ici, la fantaisie des jeux de mots). Car il est authentique : Gérard Manfroy (Le Chat, 11), chauffagiste vivant à Waterloo, a pu compter dans sa profession sur la publicité naturelle que lui assurait un double gouvernement des syllabes favorable tantôt aux prénom et nom familiers (/ӡe’RaR – mã’fRwa/), tantôt au slogan idéal (ӡe – RaRmã ‘fRwa/ : J’ai rarement froid).
Un phénomène du même genre se produit dans l’holorime suivante, où le calembour étend ses frontières à toute la proposition : « Lorsqu’un cochon te dit des mensonges à quatre heures du matin, le porc te ment tôt » (Langue, 19). Une différence d’hiérarchie accentuelle suffirait à empêcher qu’on entende l’un (/lœ’pɔR - tœmã’to/ pour l’autre /lœpɔRtmã’to/) (le porte-manteau) : un accent, une pause et un « e » instable de moins suffisent à consolider la cohésion du nom composé, alors que la phrase distingue son thème et son rhème en deux groupes rythmiques et intonatifs. Ce n’est pourtant pas l’avis de Roger, le barman, qui n’ayant pas pu lire, comme nous, les deux transcriptions graphiques, n’a pas saisi l’ambivalence du jeu et ne partage pas l’hilarité du Chat.
Calembours segmentés et rébus se combinent dans cette planche virtuose qui interprète de quatre façons différentes sous forme de rébus le nom de saint François d’Assise : 1) le saint, bourdon au poing, s’éloigne sur l’autoroute A6, 2) le saint, entre deux policiers, comparaît en cour d’assises, 3) une pièce de cinq francs, suivie d’une bobine de fil de soie, d’un as de pique et d’un carton de six œufs, 4) les seins de Françoise, assise (Quatrième, 23).
Un modèle miniature de syntagme stéréophonique proche du rébus est fourni par la sémantisation indue des syllabes composant une même unité grammaticale. Une congruence thématico-référentielle propre au monde du Chat semblait devoir imposer la syllabe /Ra/, présente par ailleurs dans un grand nombre de mots français. Sur une double planche bien alignée en six séries de quatre figures, quarante-huit rats se métamorphosent en autant de noms de choses ou de personnes, d’adjectifs de qualité ou participes de verbes d’action. La graphie se soucie toujours de dissocier d’un tiret la syllabe /Ra/ orthographiée « rat », de celles qui la précèdent et/ou la suivent. Cependant que le dessin, à l’inverse, combine la figure sommaire du rat avec l’icône du référent dont le mot entier est d’ordinaire le signe: « Ma-rat » intitule un rat poignardé affalé dans une baignoire, « rat-goût », un rat qui mijote dans une casserole, et ainsi d’ « rat-fistolé », « mi-rat-ge » et « mo-rat-venise », « rat-clure » (Le Chat, 26-27 ; Avenir, 24-25). Ici encore, la dissociation syllabique, qui tend à rompre le gouvernement attendu des syllabes, suppose qu’on prononce les noms ainsi transformés en accentuant invariablement la syllabe-mot « rat », quelle que soit sa place dans l’unité lexicale.
Fusions enchaînantes : le mot-valise et le syntagme-sarcophage
Alors que les figures précédentes opéraient une aimantation variable sans pour autant modifier ni le lot ni l’ordre des syllabes, les figures qui suivent, l’une au niveau des mots, l’autre au niveau des syntagmes, assurent un fondu enchaîné entre deux unités sémantiques par le chevauchement d’une syllabe commune.
C’est d’abord le procédé du mot-valise, qui enferme entre ses deux valves la syllabe finale du premier mot, confondue avec la syllabe initiale du second22. Au niveau iconique, la figure procède non par succession, mais par superposition ou combinaison des deux référents invoqués. Le pélicangourou, union de pélican et de kangourou, est un kangourou qui emmagasine les poissons dans sa poche (Langue, 36). Le sèche-saladobole, athlète olympique de l’Antiquité, s’apprête à lancer un panier à essorer la salade (Malibu, 15). Cataclope est le bruit d’un cheval qui galope (l’onomatopée cataclop) en fumant une … clope (cigarette en argot) (Malibu, 76). Et Raminagrobide est le collage du « prince des chats »23 (Raminagrobis) et du complexe de notre Chat (le gros bide, ou gros ventre en français argotique) (Avenir, 40) : oxymore de gloire passée et d’humiliation présente, dans une filiation prestigieuse d’histoires zoomorphes. Ces exemples suffisent à montrer que la superposition « velcro » des deux unités assemblées ne se limite pas à une seule syllabe mais, selon les possibilités offertes, peut atteindre deux syllabes.
Une figure encore plus ample est au syntagme nominal ce que le mot-valise est au nom simple : on pourrait l’appeler, par jeu, le syntagme-sarcophage. Elle accroche aux dernières syllabes d’un premier syntagme les premières syllabes d’un second, et compose entre séquences plus complexes le même train de syllabes que le mot-valise, mais en plus articulé. Dans la dynastie des cent jeux de mots recensés par Pierre Guiraud, ce jeu est baptisé « calembour en scie » et repose sur un enchaînement en écho, par automatisme24. Le Chat en produit plusieurs performances, dont une, vertigineuse, qui serait comme le « quadruple axel du patineur ». Dans « un pot de yaourt avec des morceaux de dattes périmées » (Frappé, 38), c’est le deuxième syntagme qui, une fois posé le premier (morceaux de dattes), y accroche sa locution figée sans se soucier d’une petite divergence à l’écrit (dates périmées), ce qui ralentit la disjonction et la rend plus surprenante. Le penseur de Robin des bois (Malibu, 66) emprunte sa pose méditative à la statue de Rodin, et son couvre-chef à Robin. Cette fois, c’est le second syntagme qui empiète sur le premier. Sans doute la saillance de la suite syllabique /o-ε/, commune à Rodin et à Robin, suffit-elle à ne pas défigurer trop tôt le syntagme qui sert de tremplin à la combinaison, malgré la divergence articulatoire de la consonne occlusive apicale sonore. Ailleurs, surpris au bar, le Chat tente de donner le change sans réussir autre chose qu’à avouer son penchant pour le vin, puisque le flux annoncé dans la première expression est prié de se transformer, comme aux Noces de Cana, en vin de haut prestige : « Moi, je dis toujours, laissons pisser le Mouton-Rotchild » (Avenir, 7). Et en guise de bouquet final, « Voici la nouvelle formule : le Chat ‘plus’ ! Avec encore plus de calembours Saint-Maurice, davantage de subtilité de Chine, ainsi qu’un gag supplémentaire minus gratuit…’st again. Où cela s’arrêtera-t-il l’espiègle ? » (Congo, 6). Où l’on voit que le train de sarcophages ne s’en tient pas au seul syntagme nominal, puisqu’il contamine aussi les adjectifs et les pronoms.
La variation phonique du signifiant engagé dans le jeu de mots manifeste donc une pondération à la fois plus ample et plus subtile que la simple différence de phonèmes. Cette variation peut tenir au chevauchement risqué des aires de dispersion respectives de phonèmes voisins. Ou bien c’est l’évanescence auditive de l’articulation différentielle qui émousse le seuil entre paronymie et homophonie. Tantôt encore, c’est la position occupée par le phonème « en jeu » dans la syllabe ou dans le mot qui lui accorde une consistance plus ou moins perceptible. De l’autre côté de l’échelle, les syllabes identiques vont parfois jusqu’à couvrir une lexie complexe, une synapsie, ou même une petite phrase holorime : mais alors l’apparente homophonie est subtilement ébranlée par le gouvernement inattendu des syllabes, suffisamment pour que soient modifiées la hiérarchie des accents, la teneur du tempo syllabique et l’énergie des consonnes. Comme si les meilleurs calembours tenaient, dans une relation inversement proportionnelle, à l’écart connivent des signifiés et à la distinction phonique la plus fugace possible.
Note
↑ 1 Né en 1954, Philippe Geluck se met très tôt à dessiner. Il publie sa première planche en 1971 et embrasse en 1975 une carrière de la représentation qui le conduit non seulement au dessin humoristique, mais aussi au théâtre, à la télévision et à la radio. En effet, dès 1979, il anime plusieurs émissions au ton mordant, à la radio (« La semaine infernale ») et à la télévision belge (« Lollipop », « l'Esprit de famille », le « Jeu des dictionnaires », le Docteur G). Ses premières vignettes humoristiques paraissent à partir de 1983 dans le quotidien « Le Soir », auquel il est toujours resté fidèle, puis en 1995 dans « InfoMatin ». Ayant franchi la frontière, il anime désormais des émissions françaises, telles que « On va s'gêner » et « On a tout essayé », avec Laurent Ruquier sur Europe 1 et France 2, ainsi que dans « Vivement dimanche prochain » avec Michel Drucker sur France 2 également. Il est aussi parti en croisade sur la Toile, avec son site et ses satellites, e.cards, agendas, calendriers et produits divers. Honoré en 1983 d’une exposition à l’École Nationale des Beaux-Arts de Paris, exposition qui tourna ensuite pendant trois ans en Europe, il a été décoré Chevalier des Arts et Lettres en France. En 1986 apparaît chez Casterman le premier Chat, bientôt suivi d’une vingtaine d’autres anthologies de vignettes et bandes précédemment parues dans les journaux.
↑ 2 Henri Baudin, À distance irrespectueuse, l’ironie, in « Humoresques. L’humour d’expression française », Nice, éd. Z’éditions. Tome 1, 1990, pp. 46 et sq., commenté par Gérard-Vincent Martin, in « Le français dans le monde », juillet, 2002, p. 23-24.
↑ 3 Disjoncteur : « élément polysémique sur lequel l’histoire enclanchée (normalisation et locution) bute et pivote pour prendre une direction nouvelle et inattendue » (Violette Morin, L’histoire drôle, in « Communications », 8, 1966, rééd. « L’analyse structurale du récit », Paris, Seuil, « Points », 1981, pp. 102-119, et reproduit in « Humoresques », 20, Hommage à Violette Morin, juin 2004).
↑ 4 Les albums humoristiques du Chat s’insèrent dans le créneau satirique de la BD pour adultes, quoique les enfants en âge de lecture soient déjà capables d’en apprécier bien des vignettes, et d’y puiser le goût de la lecture. La zoomorphie partielle du personnage rencontre à mi-chemin l’anthropomorphisme de l’animal, un peu dans la lignée pachydermique du canadien Babar, l’éléphant avec son costume vert pomme. Certes, les personnages animaux ont tôt fait de se multiplier dans la bande dessinée dès l’aube de son histoire. Trois chats en ponctuent le générique : Le Chat bleu, Krazy Kat de G. Harriman (1911-1944), et enfin Félix le Chat de Pat Sullivan dessiné (1906, 1924-1933) puis porté à l’écran (1927). Mentionnons aussi les aventures du chat de Fat Freddy (scénarios, lettrage et traduction par Gilbert Sheelton). Voir aussi Animaux en case, de Thierry Groensteen (Futuropolis, 1987).
↑ 5 Les analyses qui suivent se baseront sur un relevé attentif des figures concernées, présentes dans les treize albums suivants, auxquels on fera désormais référence au moyen du mot souligné (album) et d’un chiffre arabe (page) : Le Chat : C’est moi/c’est lui (1986), Le Retour du Chat (1987), La Vengeance du Chat (1988), Le quatrième Chat (1989), Le Chat au Congo (1990), Ma langue au Chat (1991), Le Chat à Malibu (1992), L’Avenir du Chat (1994), Le Chat est content (1995), L’Affaire Le Chat (1996), Et vous. Chat va ? (1998), Le Chat 1999,9999 (1999), Le Chat a encore frappé (2003).
↑ 6 « Le jeu du palimpseste : un thème stéréotypé peut subir des transformations qui l’adaptent aux situations variées, tout en restant fidèles au schème initial et à sa signification […] D’abord très énigmatique, l’image nouvelle demande qu’on identifie l’image source » (André Guyon, Dessin d’humour et enseignement du français langue étrangère, in « Le Français dans le monde », juillet, 2002, p. 78). Dans son analyse des jeux de mots relevés dans la presse française de 1987 à 1989, M.-G. Margarito identifie une grande variété d’hypotextes : « Ipotesto può essere infatti una locuzione, il titolo di un testo letterario, musicale, teatrale, d’un film, una citazione (frase celebre, slogan, battuta alla moda), un proverbio, in breve qualunque enunciato la cui codificazione è fissata e riconosciuta come tale » (Giochi di parole e comunicazione, in A.A.V.V., Parole ai margini, ludismo linguistico, musica e scrittura, « récit de vie », Torino, Tirrenio Stampatori, p. 30.
↑ 7 Dans la gamme des héros de la bande dessinée, laissant la figure du héros mythique à Loan Slone, Johan, Flash Gordon, Alix, Black et Mortimer, celle du héros tout court à Blueberry, Jonathan, Barbarella, Valérian, Gil Jourdan, celle des super-héros à Edmond Dantès, Fantomas, Superman (1938) et autres Batman (1939), celle de l’anti-héros à Gros Dégueulasse, Jean-Claude Tergal, Iznogoud, Carmen Cru et les Freaks Brothers ou du héros enfant à Zig et Puce, Titeuf, les Peanuts, Boule, Bob et Bobette et Ludo, Cédric, l’élève Ducobu, le Chat pourrait rejoindre les héros quotidiens de l’absurde tels que Monsieur Jean, Achille Talon, Lapinot, Lili, Gaston La Gaffe…
↑ 8 Gérard-Vincent Martin, L’humour français : malice au pays des merveilles, in « Le français dans le monde », juillet 2002, pp. 23-31. Pour une description de la spécificité de l’humour français, voir aussi la revue « Humoresques », t. 1 (1990)-22 (2005) et Mongi Madini (éd.), Deux mille ans de rire. Permanence et modernité, Besançon, Presses Universitaires Franc-comtoises, 2002.
↑ 9 « À maintes reprises, j'ai engagé Le Chat : contre les propos de Jean-Marie Le Pen, pour le désarmement, en soutien à la marche blanche ou à Amnesty International… Il donne son avis caustique sur tout, même s'il n'y est pas invité ! Je dirais qu'il a une sensibilité écologique, anti-mondialiste. Son secret ? Il voudrait être le maître du monde ! » (Philippe Geluck, propos rapportés dans « Actifs Magazine », art. cit.). Comme bon nombre d’humoristes français/francophones, Geluck fait fond non seulement sur l’actualité sociale et politique, mais aussi sur les millésimes de notre culture occidentale, de l’Antiquité à nos jours : la Genèse, des statues célèbres (la Vénus de Milo, le Penseur de Rodin), des auteurs incontournables (Shakespeare, Proust, Kafka, La Fontaine), des histoires inoubliables (Le petit Prince, Le Petit Chaperon rouge, Pinocchio, Guillaume Tell), collègues et devanciers de la BD avec leur cortège de personnages (Tintin et Milou, les Dalton, les Schtroumpfs, Babar, Astérix et Obélix)... Mais en cela, Geluck ne se démarque pas vraiment des attitudes culturelles de ses collègues humoristes, comme en témoigne la synthèse fournie par André Guyon (art. cit.). Hervé Cronel observait en 1971 le principe d’une « maturité » de la bande dessinée qui est encore davantage fondée aujourd’hui : « Comme tout art parvenu à sa maturité, la bande dessinée dispose d’un système de références et de citations parfaitement autonome, que seul un lecteur informé peut déchiffrer. Dès lors l’auteur de bande dessinée ne crée pas ex nihilo, mais est et se reconnaît tributaire d’une véritable culture spécifique » (L’image et la référence, in « La Nouvelle Revue Française », n. 226, p. 179).
↑ 10 Forte d’un corpus consistant de 1900 jeux de mots, M.-G. Margarito a pu vérifier l’intuition selon laquelle les jeux de mots basés sur la paronymie sont de loin les plus nombreux, par rapport à l’homonymie, plus contraignante (art. cit., p. 26).
↑ 11 En phonétique, on appelle « champ de dispersion » « l’ensemble des variations qui affectent la réalisation d’un même phonème soit dans des contextes différents (par variation combinatoire), soit dans le même contexte dans le parler d’une même personne ou des membres d’une même communauté. L’éventail des réalisations possibles d’un même phonème ne doit pas passer certaines limites articulatoires et acoustiques qui ne coïncident pas toujours exactement avec les limites du champ de dispersion des phonèmes voisins. Il existe entre deux champs de dispersion une région appelée ‘marge de sécurité’ sur laquelle on peut empiéter dans des circonstances exceptionnelles […] mais sur laquelle on ne peut empiéter trop régulièrement sans risques pour la compréhension et, à plus longue échéance, pour l’équilibre du système phonologique ». (Dubois, Jean et al., Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, 1994, 20022, p. 82).
↑ 12 Dans les citations qui suivront, pour compenser l’absence de dessin et condenser les commentaires, le disjoncteur sera signalé en italique. La répartition du texte humoristique entre les différentes bulles de la bande se signalera par les frontières des guillemets.
↑ 13 Tendance signalée par Georges Straka, Sur la formation de la prononciation française aujourd’hui, in « Travaux de linguistique et de littérature », 19/6, 1981, p. 184-5.
↑ 14 Remarquons aussi la fusion orthographique dans la translittération des deux mots. Bonsaï, absent du Robert, est enregistré avec –s dans le Grand Dictionnaire Terminologique on line: « Arbre nain cultivé en pot, obtenu par strophie des racines et ligature des tiges et rameaux, qui a donné naissance au japon à l’art du plateau paysagé, le saikei. (Mot japonais, de bon, pot, et saï, arbre) ». C’est du reste ainsi que Geluck orthographie ailleurs le même mot (Avenir, 18). Quant à « Banzai », il semble avoir imposé son « -z » dans la transaction du calembour. De toute évidence, la paronomase opte ici pour une prononciation sonore des deux sifflantes.
↑ 15 Georges Straka, retraçant l’histoire du /R/ français, signale les périodes et les raisons pour lesquelles il a pu arriver que le /r/ apico-alvéolaire initial du français devînt un /l/ de même articulation, mais moins énergique. Ceci, avant que son articulation ne rétrograde en région uvulaire et ne devienne le /R/ qui fait la spécificité du français actuel au sein des autres langues romanes (Contribution à l’histoire de la consonne R en français [1965], in Les sons et les mots, Paris, Klincksieck, 1979, p. 465-499).
↑ 16 Un autre exemple du même genre, ce « concerto pour trombone » : derrière son lutrin chargé d’une partition, le Chat tient en main, non un instrument à vent, mais, agrandie aux dimensions d’un violoncelle, la petite spirale de fer qui sert à tenir ensemble plusieurs feuilles (Vengeance, 24).
↑ 17 C’est, on s’en souviendra, le principe de classement choisi par le Groupe μυ dans sa réorganisation typologique des figures de rhétorique (Rhétorique générale, Paris, Larousse, 1970).
↑ 18 Petit Robert, 1996.
↑ 19 Terme repris à Roland Barthes, dans un essai qui fit date (Rhétorique de l’image, « Communications » 4, 1964, pp. 44-45), et où il lança les concepts poétiques d’« ancrage » et de « relais » du texte par rapport à l’image. Quoique la variété des rapports entre texte et image humoristique me semble bien plus riche que cette seule relation de subordination, on peut convenir que dans les quelques cas d’homophonie commentés ici, le concept d’ancrage puisse suffire à rendre compte du rôle joué par l’orthographe, en l’occurrence, dans la vignette.
↑ 20 Un procédé similaire apparaît dans Retour, 24 : « plus je grossis, plus je m’aigris ».
↑ 21 P. Guiraud, Les Jeux de mots, op. cit., p. 12.
↑ 22 Sur le mot-valise, quelques textes clés : Louis Guilbert, La créativité lexicale, Paris, Larousse, 1975, pp. 247-249 ; Pierre Guiraud, Les jeux de mots, Paris, P.U.F., « Que sais-je ? », 1976, p. 66. Almuth Grésillon, Mi-fugue, mi-raison. Dévaliser les mots-valises, « DLRAV », 29, 1983, pp. 83-107 suivi d’A. Grésillon, La règle et le monstre : le mot-valise, Tübingen, Maz Neimeyer Verlag, 1984 ; G. Gorcy, À propos des mots-valises : de la fantaisie verbale à la néologie raisonnée, in Les formes du sens. Mélanges Robert Martin, Louvain-La-Neuve, Duculot, 1997, pp. 145-148 ; Bernard Fradin, Les mots-valises : une forme productive d’existants impossibles ?, in Danielle Corbin et al., Mots possibles et mots existants, « Silexicales 1 », Université de Lille 3, 1997, p. 101-110 ; M. Boulares et M. Lautrette, Mots-valises et connotations culturelles, in « Reflet », n. 24, 1988, éd. Association Reflet, Paris, pp. 47-52.
↑ 23 Ce « Prince des chats », écrivait Voiture à la comtesse d’Hyères (Lettre XIII), nous est resté familier pour figurer dans la fable de Jean de La Fontaine intitulée Le Chat, la belette et le petit lapin (Livre [I:I]VII[/I:I], fable 17): « C’était un chat vivant comme un dévot ermite, Un Chat faisant la Chattemite, Un saint homme de Chat, bien fourré, gros et gras ». Il apparaît aussi dans Le Vieux chat et la jeune souris (Livre XII, fable 5) et dans La Ligue de rats (fable attribuée à La Fontaine). Mais bien plus tôt, Rabelais en fait usage dans son Tiers Livre (chap. XXI-XXIII), et Noël Du Fail dans ses Contes et Discours d’Eutrapel.
↑ 24 P. Guiraud, Les Jeux de mots, op. cit., pp. 31-33.