A la manière de Molière…Henry Céard et Jean-Louis Croze réécrivent ‘Le Tartuffe’
Connu surtout comme l’auteur du roman Une Belle Journée (1881), parfois comme celui de la nouvelle La Saignée (1880), Henry Céard connaît également la tentation du théâtre. Il laisse entrevoir une dimension théâtrale dans ses oeuvres les plus connues, traduit L’Assemblée des femmes d’Aristophane en 1896, et Lysistrata en 1916, mène une intense activité de critique dramatique, et il consacre maintes années de sa vie à l’élaboration d’oeuvres destinées à la scène1. Alors qu’il n’a pas encore atteint la trentaine, en 1877, il collabore avec Charles Grandmougin pour écrire Pierrot Spadassin. En 1879, il travaille de concert avec Léon Hennique, et avec le concours d’Emile Zola lui-même, à une adaptation de La Conquête de Plassans ayant pour titre L’Abbé Faujas. Dans les années 1880, il cisèle une version dramaturgique de Renée Mauperin des Goncourt qui voit le jour en 1886. Dans les années suivantes, il collabore avec le Théâtre Libre pour lancer trois pièces: en 1888, Tout pour l’honneur, tirée de la nouvelle d’Emile Zola Le capitaine Burle; en 1889, Les Résignés ; en 1890, La Pêche. Il s’essaye ensuite à une ‘scène rimée’, en argot, La glace; à une parodie bizarre, Le Quatrième Acte de ‘La Princesse de Bagdad’, de Dumas fils; à un acte burlesque, Le Marchand aux Microbes, ou La Fille aux ovaires, parade du XXe siècle, écrit en collaboration avec Henri de Weindel, directeur de “La Vie populaire”; à une pièce demeurée inédite, Soeur Claire; à une fantaisie bretonne, Ne dérangez pas le monde. En 1909, il lance Laurent, écrit en collaboration avec Jean-Louis Croze. En 1923, un an avant sa mort, il publie en volume six pièces anciennes, Le Mauvais Livre et quelques autres comédies, où figure un proverbe demeuré jusqu’alors inédit, Mon pauvre Ernest, joué pour la première fois en 1887 et devenu dans la version imprimée Il faut se faire une raison. En 1979, “Les Cahiers naturalistes” font paraître une pièce inédite, Elle. Bien qu’il ne soit pas complet, cet inventaire révèle cependant l’importance que revêt le théâtre dans l’oeuvre de Céard, l’attirance qu’exerce sur lui ce genre depuis ses débuts littéraires jusqu’à ses dernières oeuvres. Quant à Jean-Louis Croze, il vient de publier une comédie en un acte, Champmeslé (1903), écrite en collaboration avec Marulier, et une courte oeuvre poétique, Bouquet féminin (hommage à Racine) (1907), marquées par le souvenir du grand dramaturge classique. Nous ne possédons aucun document sur les modalités de la collaboration entre Céard et Croze dans l’élaboration de Laurent, et nous attribuerons dans sa totalité cette oeuvre aux deux écrivains. Dans notre étude, nous concentrerons notre attention sur cette comédie, surnommée parfois “le sixième acte de Tartuffe”2, jouée pour la première fois à L’Odéon le 15 janvier 1909, afin de saisir comment cette oeuvre réécrit le texte de Molière.
Colin A. Burns affirme en substance que le goût prononcé de Céard pour le pastiche et la parodie réapparaît dans Laurent3. Il situe en outre la composition de ce texte dans les années 18904, à la même époque que celle d’une autre parodie, Le Quatrième Acte de ‘La Princesse de Bagdad’, de Dumas fils. à une époque qui suit la collaboration de l’auteur au Théâtre Libre et qui est ancore fortement marquée par le naturalisme, bien antérieure donc à la première de l’Odéon.
Céard et Croze conservent le cadre de la comédie de Molière, la maison d’Orgon (avec une modification sur laquelle nous reviendrons plus loin), ainsi que ses costumes (il précise que le costume de Laurent est noir et qu’il ressemble à celui de Tartuffe)5
Ils empruntent également à la pièce classique tous les personnages: Tartuffe et son valet Laurent, Dorine, Flipote, l’exempt et les gens de police. L’on sait que Laurent fait une fugace apparition à la seconde scène du troisième acte du texte molièresque, sans prononcer un mot; qu’il est en outre l’objet de commentaires de la part de Mme Pernelle (acte I, scène 1, vers 73), de Dorine (acte I, scène 2, vers 203-210) qui jasent à son sujet, et d’Orgon (acte I, scène 5, vers 291) qui s’apitoie sur son sort. L’on sait également que Flipote, la servante de Mme Pernelle, ne fait elle aussi qu’une courte apparition, à la fin de la première scène de la pièce, pour recevoir un soufflet de sa maîtresse et qu’elle ne dit pas un mot (acte I, scène 1, vers 169-171). Tartuffe ne joue ici qu’un rôle effacé: on l’entend appeler son valet à la fin de la scène 3, mais il demeure dans les coulisses. En revanche, Dorine garde l’épaisseur, le relief qu’elle avait dans l’oeuvre classique.
L’intrigue de Laurent se déroule simultanément à celle du Tartuffe, et on relève une série d’allusions aux situations et aux péripéties de la pièce de Molière. A la scène 4 en particulier, Dorine évoque le projet de Tartuffe visant à débaucher Elmire (vers 326-327); et à la scène 7, ce projet est de nouveau décrit par Laurent cette fois-ci: « Tartuffe est près d’Elmire,/Et la main sur sa jupe, il la tâte, il l’admire,/Et paraît tout à fait content de l’examen/L’étoffe lui plaît fort.» (vers 638-640). Excédée par le comportement de Mme Pernelle, Flipote décide de quitter la maison, lorsqu’arrive dans sa chambre Laurent. Celui-ci essaie de la séduire en lui promettant le mariage. Survient Dorine qui cherche à convaincre Flipote que le valet de Tartuffe est aussi hypocrite que son maître. Pour lui dessiller les yeux, elle tend un piège à Laurent: elle cache son amie dans un placard, parvient à stimuler la sensualité du valet qui la demande en mariage et qui se moque de Flipote. Après avoir assisté à cet entretien, Flipote découvre son ingénuité, sort du placard où elle s’était cachée, gifle le valet, imitée en cela par Dorine. Laurent se plaint de cette correction à l’exempt, lequel est arrivé à ce moment-là pour l’arrêter. Le rideau tombe au moment où les gens de police conduisent en prison Laurent en compagnie de Tartuffe, et ce sous le regard satisfait de Flipote et Dorine. On retrouve ici encore la présence de quelqu’un qui voit, et parfois qui voit sans être vu, d”’une troisième personne fondatrice du théâtre”, pour adopter une expression d’Anne Ubersfeld : on pense à Dorine découvrant Flipote et Laurent enlacés (scène 2), ou bien à Flipote cachée dans le placard, épiant les circonvolutions de Laurent autour de Dorine (scènes 5 et 7). On relève de continuels rebondissements comme dans l’oeuvre de Molière, ainsi que le parallélisme entre la situation d’Elmire face à Tartuffe avec Orgon sous la table et celle de Dorine face à Laurent avec Flipote cachée dans le placard. Comme on le constate, l’action de Laurent dépasse nettement le cadre d’un acte supplémentaire puisqu’elle trouve son origine dans les conséquences du soufflet que donne Mme Pernelle à Flipote au tout début de la pièce et qu’elle se termine par l’arrestation de Tartuffe et de Laurent.
Les personnages de Céard et de Croze se situent dans le prolongement de ceux de Molière. Les berneurs s’opposent aux bernés, l’ingénuité de Flipote s’oppose à la rouerie de Laurent, comme celle de Mme Pernelle face à Tartuffe; mais le berneur peut à son tour être berné, comme le montrent les exemples de Laurent d’un côté, roulé par Dorine et celui de Tartuffe, dupé par Elmire, de l’autre. Les personnages dénotent parfois des attitudes contradictoires: entreprenant lorsqu’il rencontre Flipote, Laurent devient timoré lorsqu’il revoit Dorine, ne redevient audacieux que parce qu’elle l’encourage pour le posséder; on retrouve là l’attitude de Tartuffe face à Elmire qui elle aussi mène le jeu. Analysant la figure du personnage comique, Jean Sareil remarque justement que: « Le héros de ces mésaventures possède donc un côté crédule et confiant qui sera chaque fois bafoué. Il y a toujours dans l’optimisme injustifié un aspect béat qui fait souhaiter le démenti par les faits. La prétention est le défaut qui attire le plus volontiers la moquerie »6. La présomption du personnage s’accorde mal avec les moyens qu’il met en oeuvre pour atteindre son but. Jean Sareil relève chez Tartuffe une caractéristique qui est également celle de son valet: « Tartuffe a choisi (Pourquoi?) de s’imposer par la dévotion, alors que la concupiscence ne lui permet pas de résister à la vue d’un bon plat ou d’une jolie femme »7. Ils accusent une cécité qui les conduit tout droit à leur perte. Lui aussi hypocrite et débauché, Laurent est une copie fidèle de Tartuffe. Même langage emprunté aux Ecritures. Reprenant l’idée que le Ciel raconte la gloire de Dieu, ils exaltent la beauté féminine, qu’ils disent être un don divin, pour essayer de séduire l’objet de leur convoitise: Tartuffe, s’adressant à Elmire dit « Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature/ Sans admirer en vous l’auteur de la nature,/ Et d’une ardente amour sentir mon coeur atteint,/Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint » (acte III, scène 3, vv. 941-944); Laurent dit à son tour à Dorine: « Pourquoi voiler des formes si mignonnes?/ Laissez cette pudeur à la guimpe des nonnes./ La vôtre, en s’ouvrant, peut montrer sans déshonneur,/ Aux yeux dévots, les dons qu’elle tient du Seigneur,/ Et qu’on devine à peine à travers la dentelle » (scène 7, vv. 674-678). Même contrefaçon de l’enseignement du Christ. A la proclamation de Tartuffe: « La volonté du Ciel soit faite en toute chose » (acte III, scène 7, vers 1182), fait pendant celle de Laurent: « J’imite volontiers notre Seigneur Jésus: » (scène V, vers 465). Même laxisme, même “morale relâchée” pour adopter un terme de Pascal. Tartuffe tient ces propos à Elmire: « et je sais l’art de lever.les scrupules/ Le Ciel défend, de vrai, certains contentements, […] Mais on trouve avec lui des accomodements;/Selon divers besoins, il est une science/D’étendre les liens de notre conscience/Et de rectifier le mal de l’action/Avec la pureté de notre intention./ (acte IV, scène 5, vers 1486-1492) On retrouve l’écho de ces propos chez Laurent: « Vous ne voyez pas clair en la nuit de mon âme, /Car l’être le plus chaste a sa petite flamme/ Qui s’allume quand même en dépit du bon Dieu./Et la religion ne peut rien sur ce feu./Ne pouvant l’étouffer, elle le dissimule:/ Le tout est de trouver une adroite formule/Pour tâcher d’accorder la matière et l’esprit.» (scène 8, vers 646-652). Même dessein d’éviter le scandale, de confondre scandale et péché, de réduire le péché au scandale: « Et le mal n’est jamais que dans l’éclat qu’on fait;/Le scandale du monde est ce qui fait l’offense,/Et ce n’est pas pécher que pécher en silence./» , déclare Tartuffe (acte IV, scène 5, vers 1504-1506). Et Laurent se met au diapason de son maître: « Or, nous avons appris de maint docte prélat/Que l’église est clémente au mal fait sans éclat,/Et le dévot adroit, dans le silence et l’ombre,/Peut forniquer sans peur et pécher sans encombre.» (acte 7, scène 656-659). Dorine met en évidence la similitude entre ces deux personages à plusieurs reprises, et notamment dans l’explicit lorsqu’elle dit: « Tel maître… tel valet» (scène 8, vers 730). Comme dans Le Tartuffe, et à l’instar de sa maîtresse Mme Pernelle, ce n’est qu’à la fin que le personnage berné, ici Flipote, évolue, devient plus avertie en revenant sur le jugement qu’elle avait exprimé sur Laurent. Il faut remarquer cependant que Céard procède à un renversement de perspective par rapport à Molière: les maîtres de maison sont rélégués dans les coulisses, et cèdent le rôle de protagonistes aux domestiques; en outre, l’action ne se déroule plus dans le salon de la famille d’Orgon mais dans son grenier. Laurent, où le monde à l’envers…
Marcel Gutwirth note justement que le rire possède un pouvoir de subversion qui menace les pouvoirs en place: « L’‘univers comique est un monde renversé, où les ladres sont immanquablement plumés, les soudards bravés sans dommage, les esclaves promus maîtres de la danse. La Fortune y est aux ordres de l’Amour, la Mort ne prend personne, tout commence mal et finit bien. Cette inversion est subversive… puisque instaurer le règne du plus fort – ne fût-ce que pour rire – c’est ruiner l’autorité du plus fort, porter atteinte donc à l’ordre établi »8. L’univers de Céard et de Croze voit les domestiques mener le jeu, ne respecter ni les institutions ni les individus, de telle sorte que la désacralisation s’étend à tous les domaines. Le valet de Tartuffe viole le respect dû à la Bible; parlant de la cuisine de Dorine, il s’exclame: « Oui! J’exige qu’elle parte./Car tu ne sais donc pas que le brouet de Sparte,/Et ce je ne sais quoi d’excrémentiel/Qu’étendait sur son pain le prophète Ezéchiel,/Etaient bien moins actifs à donner la nausée/ Que l’atroce cuisine assidûment osée/ Par cette gâte-sauce, en ses fourneaux mortels, /» (scène 1, vers 183-189). Il profane le culte: « A l’église,/Lorsque le prêtre, à jeûn, dit la messe à l’autel, /Moi, je la suis, sur un Parfait maître d’hôtel,/ Je fais du Cuisinier français mon livre d’heures./(scène 1, vers 164-167). Il fait preuve d’irrévérence à l’égard des autorités; il persifle le roi: « Je veux jurer. Sur quoi/Peut-on jurer ici? (Apercevant le portrait de Louis XIV sur le mur.) Tiens!le portrait du roi,/Encore qu’en certains cas ce prince soit despote,/Je jure devant lui de t’épouser, Flipote » (scène 1, vers 77-80); il se moque de la hiérarchie ecclésiastique: « Nous serons des valets, mais valets à nos aises:/Tels les évêques qui n’ont point de diocèses,/ Nous deviendrons ici laquais in partibus./» (scène 1, vers 127-129). A Flipote il prospecte le mariage comme une occasion, une ressource pour donner libre cours à leur gourmandise, voire à leur gloutonnerie: « Flipote: - Alors les vins fameux, par nous ils seront bus?/ Laurent:-Maîtres à la cuisine et maîtres à la cave, /J’entends que désormais notre couple se gave/Et qu’on ripaille fort./» (scène 1, vers 130-133). Lorsqu’il essaie de dépraver Dorine, Laurent caresse à la fois des rêves de luxure: « Donc, ils étaient d’avance à moi ces chers appas/Dont je rêvais si fort pendant mes nuits de fièvre!/C’était à moi votre sourire et votre lèvre,/ Qu’en songe seulement je mordais de baisers!» (scène 5, vers 578-581) et des rêves de bonne chère: « En vous épousant, vous, Dorine enchanteresse,/La femme du Seigneur, belle comme Sarah,/ Sage comme Rachel, Laurent l’épousera./Et la tendesse enfin, entrant dans nos marmites,/Les repas succulents ne seront plus des mythes/Pour l’estomac gourmand de votre cher mari…/Vous serez bien aimée, et moi bien mieux nourri:/Vous, par l’affection, et moi, par la pitance,/Nous vivrons à jamais une douce existence/Tous les deux. » (scène 7, vers 695/704). Chez Laurent, la religion est galvaudée par le libertinage, l’autorité par la dérision, l’amour par la vulgarité. La crise des valeurs affecte les autres personnages, comme le montre l’exemple de Flipote qui unit dans une même recherche l’amour et la bonne chère. Dorine reconnaît à plusieurs reprises qu’elle doit mentir pour déjouer les plans de Laurent, démasquer son hypocrisie; à un certain moment, elle confie à la victime de Laurent: «Flipote, je comprends quel dégoût te pénètre,/ Excuse les moyens en faveur de la fin. » (scène 6, vers 636). On reconnaît là la critique de la direction d’intention, agir mal pour obtenir le bien. Céard et Croze mettent à nu la faiblesse de l’homme, son besoin de se gaver et de s’accoupler, l’homme qui est « Toujours en appétit de luxure et de viande », comme le dit Dorine à propos de Tartuffe et de son valet ( scène 4, vers 368). Cet univers plongé dans la pénombre des apparences est parfois traversé, illuminé par la lucidité et la sincérité de Dorine, qui tient de plusieurs personnages de Molière (elle ressuscite à la fois le souvenir de la Dorine du XVIIe siècle, d’Elmire, de Damis, de Cléante). Dans Laurent, Céard et Croze effectuent des variations sur des thèmes moliéresques bien connus…en y ajoutant un timbre bien à eux.
Jean Sareil définit ainsi l’écriture comique: «Par écriture comique, j’entends l’ensemble des moyens mis en oeuvre pour provoquer le rire et qui résultent de la situation, des réactions des personnages, de la vision double sous laquelle une scène est présentée, tout autant que des incongruités de langage et plus généralement de tous les effets formels »9. L’écriture de Céard et de Croze possède une spontanéité qui soulève le rire du lecteur/spectateur. On pense à certains jeux de mots, comme celui que lance Laurent à propos de Dorine devant Flipote: « Dorine parle trop souvent hors de propos,/Et, soignant ses discours, ne soigne pas ses pots. » (scène 1, vers 53-54). Plus loin, Dorine semble riposter au valet de Tartuffe, lorsqu’elle dit à Flipote: « [Laurent] Il t’aime! À la façon dont nous aiment les poux:/Pour mieux te dévorer! » (scène 4, vers 305-306). On pense également à certains échanges verbaux qui prennent l’allure d’un chassé-croisé. Au début de la pièce, Laurent et Flipote entament une conversation sur la fortune: « Laurent: - Mais vas-tu t’en aller quand tu tiens la fortune? Flipote: - La fortune!Laurent? Vraiment je ne vois point/ Ma fortune d’avoir l’oeil gros comme le poing./Je suis marbrée ainsi qu’un poulet que l’on truffe.» (Scène 1, vers 24-27). Plus loin, ils se répondent dans un échange vers pour vers à propos de la béatitude: « Flipote: - Quel vertigo te prend, Laurent, tu deviens fou? Laurent:- Fou, mais fou de bonheur quand je pense jusqu’où/ S’étendra désormais notre béatitude. Flipote:- Notre béatitude, hélas! c’est l’habitude:/ Et le prêtre peut bien nous unir à ton gré: /Mon sort changera-t-il quand je me marierai?/Les violons partis et la noce finie, /Flipote, au lendemain de la cérémonie,/Se trouvera toujours Flipote comme avant, /Faisant ce qu’elle fait de Noël à l’Avent:/Donnant du gros travail, touchant de maigres gages! » (scène 1, vers 89-99). Le texte peint un groupe de domestiques au service d’une famille bourgeoise, les rapports qu’ils entretiennent avec leurs maîtres, leurs difficultés quotidiennes, leurs espoirs d’améliorer les conditions de vie. Laurent confie à Flipote ses rêves de bombance: « Maîtres à la cuisine et maîtres à la cave,/ J’entends que désormais notre couple se gave/Et qu’on ripaille fort.» (scène 1, vers 131-133). Il dévoile les misères de l’homme, et en particulier celles de Laurent; parlant de lui, Dorine lance un authentique acte d’accusation: « Oui, c’est un hypocrite!/Comme Tartuffe, issu du même bénitier./Auprès de toi, Laurent fait le même métier /Que Tartuffe tâchant de débaucher Elmire:/Et c’est dans ce grenier le même point de mire./Il continue en haut l’oeuvre de l’autre en bas./Ces grands religieux mènent d’impurs sabbats./Devant eux on ne dit pas un mot qui n’évoque/Dans leur esprit lubrique une image equivoque.» (scène 4, vers 324-333). Chez Céard et Croze, le réalisme alterne avec la fantaisie. Dans un authentique feu d’artifice, ils juxtaposent le mot désuet, comme ‘sycophante’ (vers 498) et le néologisme, ‘Orgonnière’(vers 48), le parler élevé, comportant parfois une citation latine, ‘in partibus’ (vers 129), et le parler familier, populaire, comme ‘taloches’. (vers 32) ou bien’cocue’(vers 401), le langage religieux et le langage culinaire: «Quoique jamais je n’eus/La douleur de manger d’aussi piètres menus/Mon estomac pardonne à Dorine et t’exauce,/-Le bon coeur fait passer sur la mauvaise sauce.-/» (scène 1, vers 241-244), la construction recherchée d’origine latine avec l’ablatif absolu en tête (vers 1-3, etc) et la phrase réduite à sa plus simple expression. Le rythme rapide est relayé par le rythme lent, comme dans le passage suivant: «Laurent: - Que fais-tu? Flipote:-Ma malle. Laurent: -par exemple?/Flipote partirait! Flipote: - Je pars. Laurent: - Et pourquoi donc?/ Flipote laisserait Laurent dans l’abandon!/ Flipote: - Je t’aime bien, Laurent, et ne partirai guère/ Si nous étions tout seuls. Mais la vie est précaire/ Et, tu le sais, je souffre au logis de céans. On m’adresse toujours des propos malséants,/Et si je comprends mal quelle farce se joue/ entre les gens d’ici, je sais bien que ma joue/ Quel que soit le débat, hérite d’un soufflet. » (scène 1, vers 4-13). A son tour le rythme lent cède sa place à un rythme rapide: « Dorine, ouvrant un placard:-Entre là-dedans, car/Pour l’indiscrétion rien ne vaut ce placard/ Dont la porte mal jointe et le carreau qui danse/ Furent pour nous servir faits par la Providence./ Tu pourras respirer en entendant très bien./ Puis, quand Laurent viendra, ne t’offense de rien./ Ne t’effarouche pas, ni du mot, ni du geste,/Regarde seulement, et je me charge du reste./Ce qui se passera t’instruira pleinement,/Foi de Dorine! Mais voici le garnement:/ Cache-toi, cache-toi, Laurent approche, il monte. » (scène 5, vers 412-422). Les accélérations, les ralentissements rythment l’écriture, une écriture caractérisée par la clarté. A son tour, le ton varie continuellement, passant du grave, perceptible dans l’acte d’accusation que prononce Dorine contre Laurent, au badin, que l’on relève chez Laurent lorsqu’il courtise Flipote ou bien lorsqu’il reproche à Dorine de ne pas connaître les techniques de l’art culinaire; il s’èlève pour retomber, puis s’élever de nouveau dans un tourbillonnement incessant. Souvent apparaît l’exagération dans les situations, les sentiments, les résolutions: on pense notamment à Flipote évoquant les punitions que lui inflige Mme Pernelle: « Ma joue est rouge et mon oeil pleure./Pernelle m’a baillé ce coup-là tout à l’heure,/ Quand je ne disais rien, pour punir mon caquet./» (scène 1, vers 15-17), ou bien à Laurent décrivant les ressources, ou plutôt les échappatoires offertes par la casuistique, en particulier par celle des jésuites: « Laurent: - Vous ne voyez pas clair en la nuit de mon âme,/ Car l’être le plus chaste a sa petite flamme/ Qui s’allume quand même en dépit du bon Dieu./ Et la religion ne peut rien sur ce feu./ Ne pouvant l’étouffer, elle le dissimule:/ Le tout est de trouver une adroite formule/ Pour tâcher d’accorder la matière et l’esprit./Loyola, notre maître, avec art le comprit./ Il laisse aller la chair en délire, et confie/ L’excuse de l’erreur à la philosophie » (scène 7, vers 646-655). On se transporte par la pensée dans certains passages des Provinciales, et, plus en général, dans un interdiscours antijésuitique.
A la lecture de cette pièce, on perçoit maints échos de textes antérieurs, repris tels quels ou sous une forme parodique. Comment ne pas penser à une imitation burlesque du premier vers d’Athalie, «Oui, je viens dans son temple adorer l’Eternel » en lisant ce passage de l’incipit de Laurent, « Et je viens à l’Amour, ce grenier est son temple. » (scène 1, vers 3)? L’on sait que Croze entreprend sa carrière littéraire en écrivant des oeuvres centrées sur la figure de Racine. L’intertexte racinien est nettement moins décelable que l’intertexte molièresque qui, lui, brille par sa fréquence. A ce sujet, Colin A. Burns affirme que « Certains vers du texte de Molière [ Le critique parle ici du Tartuffe], transcrits littéralement ou légèrement modifiés de manière humoristique sont destinés à établir la simultanéité de l’action des deux pièces, processus qui, naturellement, ne convainc personne mais qui provoque le rire »10. Céard et Croze collent des vers de Molière dans leur texte: « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline, » ( Le Tartuffe, acte III, scène 2, 853) réapparaît dans Laurent à la scène 2, au vers 288; et « Nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude, » (Le Tartuffe, acte V, scène dernière (7), 906) dans Laurent à la scène 8, au vers 711. Ils modifient le texte du XVIIe siècle, tout en conservant le sens: « Oui. L’on a des secrets à vous y révéler. » (Le Tartuffe, acte IV, 5, 1388) devient chez eux « Mais il est des secrets qu’il faut qu’on vous révèle » (scène 5, vers 439). Il leur arrive d’alterner le style d’auteur pour résumer une situation et le style direct emprunté à la comédie classique; ils remanient le passage «Tartuffe: De vous faire aucun mal je n’eus jamais dessein, /Et j’aurais bien plutôt… Il lui met la main sur le genou. Elmire: - Que fait là votre main? Tartuffe: - Je tâte votre habit: l’étoffe en est moelleuse. » (acte III, scène III, vers 915-917) pour lui donner la forme suivante: « Laurent: - J’ai regardé partout. Tartuffe est près d’Elmire, /Et la main sur sa jupe, il la tâte, il l’admire,/ Et paraît tout à fait content de l’examen./L’étoffe lui plaît fort. Il met la main sur le fichu de Dorine. Dorine: - Que fait là votre main?» (scène 7, vers 638-641). Ils bouleversent un emprunt en lui conférant le sens opposé: l’ordre que donne Tarfuffe à Dorine dans le texte de Molière, « Couvrez ce sein que je ne saurais voir » (acte III, scène 2, vers 860) devient sous la plume de Céard et de Croze: « Mais découvrez ce sein qu’on ne saurait trop voir.» (scène 7, vers 681). Les auteurs de Laurent ne se bornent pas à emprunter des éléments à Tartuffe; ainsi la réplique de Flipote dans l’incipit: « Quel vertigo te prend, Laurent, tu deviens fou? » (scène 1, vers 89) provient d’une autre pièce de Molière, où l’on relève: « Voyez un peu quel “vertigo” lui prend »11. Le lecteur de l’acte du XIXe siècle remarque enfin une parodie des poncifs romantiques, dans le duo sentimental qu’entonnent Laurent et Dorine: « Laurent: -Vieille? Que dites-vous? Non, c’est le crépuscule./ Le crépuscule cher aux amants délicats; / Age qui fuit et soir qui descend: c’est mon cas. / Etant poète, j’ai toujours trouvé meilleure / Cette saison d’automne où la femme avec l’heure/ Décline, et dans la nuit tombe comme un fruit mûr./ Dorine:- Cher Laurent! (Laurent cherche à l’embrasser, elle se recule) » (scène 5, vers 549-554).
Presque deux siècles et demi séparent la première du Tartuffe que nous connaissons (5 février 1669) de celle de Laurent ( le 15 janvier 1909). L’acte de Céard et de Croze contient des attaques contre la monarchie (Louis XIV est qualifié de despote) et surtout contre la dévotion qui auraient été lourdement condamnées à l’époque du Roi Soleil. Il présente une mixture de thèmes, tels que le mélange de la religion et de la gastronomie, un mesclun de langages, y compris le langage populaire, qui n’observent point le décorum en vigueur à l’époque classique. Par le truchement de Dorine, Molière semble dire à ses imitateurs: « Et ne devez-vous pas songer aux bienséances,/ Et de cette union prévoir les conséquences? » (acte II, scène 2, vers 505-506). Si la tendance au pastiche et à la parodie constitue un élément capital dans Laurent, et un indice de l’admiration pour Molière, elle coexiste avec un profond intérêt pour la modernité., avec le projet de créer un théâtre nouveau, de présenter des ‘tranches de vie’, de mettre en relief ‘les basses classes’, pour adopter une expression des Goncourt. L’oeuvre de Céard et de Croze séduit encore le lecteur d’aujourd’hui par son hybridisme, et surtout par un jaillissement verbal ininterrompu.
Note
↑ 1Dans son incontournable ouvrage sur Céard, Colin A. Burns consacre un chapitre entier aux rapports de l’écrivain avec la dramaturgie. Cf. Céard auteur dramatique, dans Henry Céard et le Naturalisme, Birmingham, John Goodman and & Sons, Ltd, 1982, chapitre VI, pp. 125-161.
↑ 2Cf. Colin A. Burns, Henry Céard chronologie, “Les Cahiers naturalistes”, 40e année, N.°68 (1994), pp. 95-97, p. 97.
↑ 3Cf. Céard et le Naturalisme, cit., p. 150.
↑ 4Ibidem.
↑ 5Cf. Les didascalies, pp. 8-9. L’édition à laquelle nous faisons référence est la suivante: Laurent, comédie en un acte, Paris, Librairie Charpentier et Fasquelle, Eugène Fasquelle éditeur, 1909, pp. 38.
↑ 6Jean Sareil, L’écriture comique, Paris, P.U.F.,”Ecriture”, 1984, p. 74.
↑ 7Ibidem, p. 81.
↑ 8Molière ou l’Invention comique, Paris, Minard, 1966, p. 8.
↑ 9Op.cit., p.117.
↑ 10Céard et le Naturalisme, cit., p. 150.
↑ 11Cf. Le nouveau Robert, 1994, p.2379. Ce dictionnaire n’indique pas le titre de l’oeuvre ce Molière où est puisée la citation.