Publifarum n° 6 - Bouquets pour Hélène

Blague et création romanesque chez Vallès

Silvia Disegni



1. Blague et littérature : la lecture zolienne du Bachelier

Je partirai d’une lecture du Bachelier faite par Zola dans son célèbre article Souveraineté des Lettres, paru le 30 mai 1881 dans « Le Figaro ». Ce texte est généralement considéré comme une mise au point des différences d’école qui sous-tendent les deux esthétiques et les deux postures d’écrivain (littérature et écrivain « engagés », pour reprendre une terminologie de Sartre, contre littérature et écrivain « autonomes » pour reprendre une terminologie chère à Bourdieu). Mais il présente à mon avis un autre intérêt, si on le lit à la lumière d’un questionnement relevant de la poétique. Un critique aussi attentif que Zola, qui arrive souvent à cueillir chez un confrère ce qui lui est particulier même s’il ne partage pas les propositions ou la pratique de celui-ci, a su en effet cueillir dans la blague une sorte de moteur romanesque qui est loin d’appartenir à sa propre vision du genre mais dont il sait relever la centralité dans la genèse du texte vallésien. Il va même plus loin. Car il voit dans la blague le moyen pour Vallès d’échapper au statut d’ « écrivant » engagé au profit de celui d’ « écrivain » tout court, pour adopter, cette fois, une terminologie barthesienne. En somme ce qui, à l’époque était conçu comme un tic de commis voyageur, de peintre d’atelier, un défaut de journaliste, devenait à ses yeux, dans Le Bachelier un signe de littérarité. Seul Zola a été aussi loin dans l’analyse de ce roman. Sa lecture originale mérite qu’on s’y arrête.
Le sens de la chronique littéraire publiée au lendemain de la parution du roman ne s’éclaire véritablement que si on la rapproche de celle que Zola consacra à Aurélien Scholl dans le même journal le 25 avril 1881 : Nos hommes d’esprit. Dans un cas comme dans l’autre, il s’occupe de journalistes célèbres sous le Second Empire, tous deux représentants de la petite presse, dont ils gardent l’un et l’autre l’empreinte, dans une écriture qui accorde une large place à la blague . L’un en journaliste, l’autre en romancier, ils en font souvent usage, même s’ils n’attribuent pas le même sens ni la même valeur au phénomène. Aussi, les deux chroniques présentent-elles toutes deux l’intérêt d’inscrire l’analyse de la blague dans une plus vaste réflexion sur le journalisme et sur ses rapports avec la littérature dans la deuxième moitié du siècle.
Dans le premier en date, Zola dénonce la blague stérile des journalistes qui, comme Scholl, ont de l’esprit mais pas d’idées :

L’idée est la grande ennemie des hommes d’esprit. On ne plaisante pas avec l’idée ; s’ils résistent, elle passe sur eux et les écrase; s’ils veulent la servir, ils restent tout petits, les mains maladroites, sans force. C’est bien pour cela qu’ils se trouvent condamnés aux paradoxes à perpétuité, à la blague qui exagère et qui déforme tout. Dès qu’ils cessent de blaguer, ils sont des bourgeois dévoyés. Je parle bien entendu de nos petits journalistes, de nos hommes d’esprit qui n’ont que de l’esprit, dans le sens drôle du mot, et qui ne le poussent pas jusqu’au génie comme Voltaire1.
A l’appui de sa thèse, il donne trois exemples de ce type de blague en démontant , pour commencer, la parodie que Scholl avait écrite à partir de sa propre étude sur Huysmans et Céard parue quelque temps auparavant :

Dans mon article, j’avais dit que Céard était un tempérament équilibré. M. Scholl arrange ainsi la phrase, pour la rendre extrêmement piquante : « Il y a chez lui un besoin d’équilibre, surtout le soir. » D’abord, on ne comprend pas ; puis, on se doute qu’il y a là une fine accusation d’ivrognerie quotidienne. Monsieur, la main sur la conscience, est-ce drôle ?

Et encore :

Plus bas, M. Scholl lâche ce délicat : « Je m’en tiens les côtes de Bretagne. » Très joli. Je ne sais pas si ça fait rire les bons lecteurs ; moi, ça me fait pleurer. Cette ânerie du Tintammare est-elle drôle, monsieur2?

Il réagit enfin à une charge contre sa propre personne où sa tête est comparée « à un fromage de Hollande incrusté dans une pierre de taille » :

Eh bien ! voilà la qualité de cet esprit. Il est à fleur de mot, il va du coq-à-l’âne à l’amphigouri. Sa drôlerie ne porte que sur une poignée de Parisiens oisifs, et il vit l’espace d’un matin. Parfois, on me répète en pouffant de rire le mot du chroniqueur, dont Paris se tord jusqu’au soir : je reste glacé, je n’ai pas le sens de ce rire là. Mais si je répète le mot deux ou trois jours plus tard, on est tout aussi glacé que moi, on ne comprend plus. Cet esprit, c’est le tic nerveux qui agit sur la bêtise d’une foule, c’est le refrain idiot qui s’empare de tous pour une semaine. Rien n’est au fond plus vide et plus sot.

Par delà le règlement de compte, Zola insiste sur trois aspects essentiels de la blague. D’abord sa destination : son public restreint de Parisiens boulevardiers ; ensuite, ses qualités : pour commencer, elle est vide, ce qu’il exprime en défendant l’intelligence contre l’esprit, car voilà bien l’un des traits originaires de la blague : être pleine de vent, comme la blague à tabac dont elle descend3; enfin, elle est éphémère, périssable, se joue dans l’instant car elle nécessite un contexte de référence précis mais fugitif sans lequel ses allusions se perdent. Elle est donc fondée sur la contingence, comme le journalisme, dont elle partage maintes caractéristiques et qui l’a facilement adoptée dans son programme de mimesis conversationnelle. De ce fait, elle participe de l’anti-littérature puisqu’elle n’est pas faite pour durer alors que celle-là continue de fonctionner dans le différé, grâce au travail sur la forme, la stylisation, grâce au défi lancé à la matière et au temps.
Mais Zola va encore plus loin. S’il fait sienne l’idée commune que la blague irrévérencieuse détruit ce qu’il y a de plus sacré, idée qui, au premier abord, pourrait séduire ce détracteur de valeurs bourgeoises, il lui fait pourtant grief de nier toute valeur à l’innovation. La blague est en fait au service de l’ordre établi, à savoir de l’ordre bourgeois. Elle sonne vieux parce que son but est de séduire un public peu audacieux, de faire recette. Elle est donc un frein. Elle n’a rien à voir avec la liberté d’expression, dans le discours de Zola. Elle n’en est que l’illusion, le masque superficiel car elle s’exténue dans le jeu de la forme. Faussement libre, elle est mensonge, fanfaronnade et fait de « tous les amuseurs du journalisme », des forçats :

Ils font souvent une mauvaise besogne, lorsqu’ils cherchent, par besoin de métier, à ridiculiser les choses les plus courageuses du monde […] Jamais vous n’en verrez un défendre un novateur. Marcher en avant d’une idée. Et cela s’explique aisément : nos hommes d’esprit sont forcés, par leur rôle d’amuseurs, de se mettre toujours derrière la foule, car ils doivent faire rire le plus grand nombre. Ce sont les forçats de la gaieté universelle.

En somme, « ils flattent la férocité de M. Prudhomme »:« ils blaguent tous ceux qui osent », « Leurs phrases ont beau sonner comme des fanfares, elles cachent une soumission aux sottises courantes, elles répètent les lieux communs ». Il pousse la polémique jusqu’à déclarer : « Ils sont M. Prudhomme lui-même , sous leurs airs de fanfarons, M. Prudhomme avec ses préjugés , son horizon étroit , son art et sa morale aux grands mots vides. » Et d’affirmer son mépris pour cette « gaieté fausse et irritante, qui a aujourd’hui les cheveux blancs », où l’on « sent le procédé », les « cabrioles réglées comme le pas d’un ballet. » Procédés, règles, la blague aurait-elle perdu sa qualité première, celle de surprendre, d’être le fruit de l’originalité de son auteur et de son siècle, le XIXe ? Présupposerait-elle un passage à travers des topoi, des lieux obligés et communs comme ceux des canevas contraignants de la Commedia dell’arte ? Zola lui nierait-il ainsi le jaillissement naturel que lui attribue en revanche l’Anatole des Goncourt, surnommé « La Blague », dans son célèbre monologue définitoire de Manette Salomon ? Il semblerait lui préférer, quant à lui, son caractère artificiel. Au nom de l’intelligence et de la vérité, d’une idée « sérieuse » de l’esprit national français qui est loin de coïncider avec « cet esprit tremplin, cet esprit de culbute dans les idées et dans les mots qui a faussé notre journalisme et notre théâtre » et qui « fait de nos chroniqueurs les mieux doués des amuseurs de parade foraine.4»
Zola étend donc ici l’esprit de la blague à d’autres phénomènes culturels de son temps qui auraient été contaminés par elle, il en fait même la quintessence d’un esprit nocif plus diffus qui marquerait une décadence, celle du journalisme et du théâtre de boulevard, fils de la « fantaisie », dont on reconnaît ici les métaphores auto-référentielles : les tremplins et les culbutes, la parade et la légèreté. Tout porterait à croire que la littérature nouvelle, telle que l’entend Zola, ne fait aucune concession à la blague qui ne semble pas pouvoir être érigée en principe créateur. Mensongère, attendue, contredisant les lois de l’écriture référentielle transparente, jeu gratuit et superficiel, elle entre mal dans le programme réaliste ou expérimental de Zola.
Pourtant, il ne la condamne pas en bloc. Ailleurs, il lui reconnaîtra la place qu’elle peut occuper dans la production de ses contemporains, dans le roman cette fois. Ainsi, dans sa lecture du Bachelier, il valorise le sens donné à la blague par Vallès et l’usage que celui-ci sait en faire. Elle a droit, dans sa critique, à un statut plus élevé parce qu’elle n’est ni pure ni gratuite, autres critères servant à définir la fantaisie. Elle change alors de valeur: elle est d’abord le masque humain de la pudeur car Zola souligne chez Vallès « la sensibilité cachée comme un ridicule». Elle est donc masque existentiel ; en outre, elle peut avoir quelque rapport avec l’ironie : « Très gai, ‘blaguant’ tout de suite, peut-être de peur d’être ‘blagué’, cachant ses larmes sous une ironie féroce », nous dit-il encore de l’auteur du Bachelier.
Née d’une blessure, elle est la manière dont un individu combat ce qui le blesse. Il y a dans la blague de Vallès au sens fort une part d’autobiographie, de revendication et de défense du moi, assez éloignée du simple ricanement de School : « Il est tout à la sensation, il éclate du rire trop gros d’un gaillard que rien n’arrête, ni le respect de la famille, ni les mots d’ordre d’un parti, ni les idées toutes faites qui régissent le monde. » Elle démolit, certes, mais quoi ? Le vieux, les idées toutes faites et non pas, comme dans le cas de Scholl, l’innovation. Elle est donc l’expression d’un courage mais aussi d’une intelligence qui s’inscrivent, cette fois, dans la tradition de l’esprit « national ».
La grande différence entre les deux auteurs réside dans le fait que Scholl s’enlise dans la blague stérile du petit journal et du fugitif tandis que Vallès utilise son potentiel, ses mécanismes dans le processus de création littéraire. Elle dépasse ainsi l’éphémère. On a la sensation que, dans certains cas, Zola présente la blague comme la « qualité maîtresse » de Vallès. Ceci n’est pas commun. Car si la blague a intrigué bien des écrivains de l’aire réaliste, qui en ont fait l’objet de leur réflexion ou le trait dominant de certains de leur personnages, il n’y a guère que Flaubert qui l’ait érigée en principe poétique, en élevant son sens 5.
Dans un deuxième temps, Zola utilise l’argument de la blague, chère à Vallès, pour la retourner contre lui et prouver qu’un écrivain tel que lui ne peut entrer en politique si ce n’est justement par blague, par jeu, par automystification :

Et c’est un homme qui se joue lui- même la cruelle plaisanterie de croire qu’il est un homme politique ? […]Allons –donc, il a trop de talent, trop d’originalité, pour être cette chose qui doit marcher dans le rang, sans même avoir la permission de rire.

A l’appui de sa thèse, enfin, il analyse deux romans dont il examine les épisodes ayant trait au même événement : le complot manqué de l’Opéra-Comique contre Napoléon III, auquel ont participé, dans leur jeune âge, les deux auteurs, tous deux communards, qui font l’objet de l’article Souveraineté des lettres. Ranc et Vallès, anciens compagnons de lutte, sont devenus par la suite, l’un homme politique, l’autre écrivain. Or la grande différence qui sépare les deux versions romanesques du même événement réside dans le ton « littérairement gris », « Sérieux », « maussade » de l’un (le livre de Ranc « qui ne lâche rien pour ne pas diminuer le parti ») et le « sens profond du comique » de l’autre (l’ouvrage de Vallès) :

Si nous passons à la version de M. Jules Vallès, le fameux complot tombe du coup dans un grotesque noir. Une blague énorme lui monte quand même aux lèvres, en face de ces étranges conjurés qui ratent piteusement leur coup et qui se sauvent ensuite comme des lièvres […]. Il préfère rire en attendant les coups de fusil. Quand tout est fini, quand les conjurés sont en fuite, il a ce cri superbe d’ironie et de dégoût : « mes luttes contre l’Empire se terminent toutes par des courbatures. Des blessures piteuses font saigner mes pieds. C’est bête et honteux comme la fatigue d’un âne.
Il faut l’entendre blaguer Robespierre, tomber à coups de poing sur les géants de 93, se plaindre avec fureur qu’on ne puisse rire du côté des républicains. Décidemment, le respect et l’amour de la tradition et de la discipline lui manquent tout à fait.

Il oppose « le politique vivant de ruses et de tactique, sans dégoût pour la cuisine puante du pouvoir » (Ranc) au « révolté qui chante [à] l’irrespectueux qui casse les bustes, au blagueur qui donne des chiquenaudes sur le nez de la république quand elle n’est pas une bonne fille » et « qui n’a été et ne sera jamais qu’un poète, un tempérament superbe d’écrivain que nous aimons et qui vivra.» (Vallès)6
Il faut alors se demander pourquoi, dans le texte de Zola, le terme blague a toujours partie liée avec la littérature, donc pourquoi il est toujours valorisé contrairement à ce qu’on pourrait imaginer après avoir lu le premier article consacré par l’auteur à la blague de journaliste.
D’abord, la blague est associée, dans son discours, à la notion de liberté. Comme dans la tradition de ce qu’il nomme « l’esprit national », elle s’exerce contre les grandes croyances de la communauté (famille, école, république), au moment où ces valeurs commencent à entraver la marche de la société , où une pratique s’inscrit en faux par rapport à un discours, où prime l’hypocrisie . Pot-Bouille est bien le roman de la non coïncidence du dire et du faire bourgeois, de ses principes humains et de ses pratiques inhumaines. La blague présente alors les traits de l’ironie qui repose sur la présence d’une double énonciation.
Mais la blague est aussi légitimée par un excédent de souffrance qu’elle sert à neutraliser, voire à libérer grâce au jeu verbal. Aussi parle-t-il à son propos d’émotion, signalée en même temps que niée, voire de pudeur. Elle est même l’un des rares moyens de conserver les traces d’une émotion injustifiée en ces temps de post-romantisme, mais autorisée ici parce qu’immédiatement niée.
Elle est surtout crédible et efficace quand elle atteint l’autodérision, quand elle permet au sujet de débusquer ses propres croyances dans sa pratique plus encore que dans son discours, ce qui la rapprocherait alors de l’humour. Dans l’épisode du Bachelier examiné par Zola, rien ne dénote le ricanement, mais au contraire l’autodérision qui investit les grands idéaux d’un jeune Vingtas plus humain.
Lorsqu’elle exprime liberté de jugement et courage, la blague devient la figure d’une posture d’écrivain rêvée. Elle est ouverte à l’innovation, contrairement au ricanement stérile de Scholl qui, volontairement ou non, défend l’ordre établi quand il la cantonne dans le journal ou la réduit à jouer un simple rôle de ficelle. Alors que Vallès, dans une opération de greffe, de transposition, s’en sert, en littérature, pour tenter le renouvellement romanesque. L’innovation concerne d’abord les contenus puisqu’elle remet en cause les croyances collectives mais aussi intimes des groupes et personnages : Vallès en arrive souvent à la représentation du « blagueur blagué » ; la poétique ensuite, car elle présuppose une subjectivité , fonctionne mieux lorsque la représentation est le fait d’une énonciation qui prend en charge un discours sur soi et sur les autres, tout en en prenant les distances , qu’elle est le fait par exemple, d’un narrateur autodiégétique. Elle n’est pas alors, comme c’est le cas dans l’œuvre des Goncourt, de Céard ou de Villiers7, circonscrite à un personnage parmi d’autres qu’elle servirait à caractériser, mais elle investirait au contraire tout le texte narratif. Elle serait donc l’une des marques de ce que l’on pourrait appeler un réalisme subjectif, car elle est réaliste en ce qu’elle permet d’inscrire le texte contre l’idéalisme au nom de la matière à laquelle elle ramène toujours par son rabaissement et son renceersement carnavalesque des valeurs, au nom du réel qu’elle n’hésite pas à montrer dans sa misère, son ridicule, son imperfection, ses décalages et ses ratages. En outre, elle travaille à entamer la notion de héros hérité du romantisme à la faveur de celle d’anti-héros en cours d’expérimentation en cette deuxième partie du siècle. Elle contribue, par exemple, à faire vaciller la construction en sens unique qu’implique une narration linéaire et hiérarchisée car le nouveau récit, fait, entre autres choses, de blagues de situations (sketches) et de blagues de mots, contribue à la fragmentation du texte et à la mise en scène de la représentation.
Zola n’a sans doute pas été aussi loin dans son analyse, pour des raisons évidentes : ni les conceptions poétiques, ni le contexte culturel de l’époque ne permettaient d’insister de cette manière sur les aspects les plus formels de l’innovation vallésienne. Néanmoins, il donne à Vallès sa place spécifique au sein du champ littéraire d’où il n’entend pas le faire sortir; il lui reconnaît des qualités d’écrivain indéniables qui lui assureront, selon lui, un succès posthume, celui « qu’assure la souveraineté des lettres qui sauve les artistes en leur ouvrant les siècles. » Mais, dans un même mouvement, il le définit comme un blagueur, terme toujours valorisant dans son article. Il nous porte alors à nous interroger sur les rapports qu’entretiennent ces deux notions, sur leur complémentarité. Une analyse diachronique de la place qu’occupe la blague dans la production de Vallès confirme l’interprétation d’un auteur comme Zola dont on ne soulignera jamais assez la qualité et l’autonomie de la critique.

2 - Evolution de la blague chez Vallès

Aussi étrange que cela puisse paraître, ni le mot blague ni la pratique de celle-ci ne sont fréquents dans la chronique ou les recueils de Vallès datant du Second Empire, au moment où il devient un journaliste de renom qui signe dans les meilleurs journaux du temps. : « Le Figaro » de Villemessant, tribune incontestée de la blague, « L’Evénement », « Le Nain jaune », par exemple. La célèbre caricature d’André Gill le représente d’ailleurs sous les traits d’un bouledogue sombre où on ne lit pas l’ombre d’un sourire. Pourtant, les témoignages de ses compagnons de bohème sont unanimes. Il fut bien un gai luron, un blagueur : on lui « a reproché trop souvent d’être trop rieur pour être convaincu, trop blagueur pour être jamais un sacrifié », confiera-t-il à Arnould, dans une lettre d’exil8. Il fut donc en cela assez semblable au Vingtras du Bachelier, au personnage du Candidat des Pauvres, ou des Souvenirs d’un étudiant pauvre, autres feuilletons sur la jeunesse du Quartier Latin. Mais ces textes sont plus tardifs car ils sont le fruit de la proscription. Vallès s’y réconcilie avec la blague à laquelle il donne un autre sens que celui des années 50 ou 60. Dans sa première production, tout se passe comme s’il y avait une blague vécue, existentielle, celle de certains de ses personnages et une blague écrite, celle du journal, qu’il n’apprécie guère et dont on trouve peu de traces dans son texte.
Dans son recueil Les Réfractaires et La Rue, où il dénonce la misère et l’envers de la Bohème murgérienne, on perçoit bien, parfois, le regard amusé sur le monde, mais, comme l’ont souligné ses contemporains, y dominent plutôt une « verve poignante »( Barbey9) , « des coins de martyrs dans des grotesques de la bohème « (Goncourt10) , un rire sardonique et sarcastique (de Saint Victor11) , « la grimace des damnés » (Richepin12) . Et pourtant ses personnages, vivant « en marge de la vie sérieuse », sont des rieurs. Mais ce n’est qu’un masque :

Pour dissimuler leur misère, ne pas la porter comme un joug, ils la portent comme une fantaisie. Ils prennent des airs d’inspirés, d’excentriques, de farceurs ou de puritains.[…]Il rient, c’est là leur courage et leur vertu ; c’est souvent pour ne pas pleurer. Ces rires-là, je les connais : ils valent des larmes de crocodiles.13

En fait, ses Réfractaires jouent de ce que l’on pourrait appeler « la blague existentielle », véritable défi lancé à la vie dont « ils blaguent » justement « les exigences et les dangers.14» Défi dont le prix à payer peut être la mort (celle du Testament d’un blagueur qui se suicidera) ou la folie (celle du caricaturiste Gill qui commença par blaguer « en lançant « la fusée du rire « mais qui finira écrasé sous le poids d’un autre rire, narquois, dépourvu désormais de la puissance libératrice du rire voltairien ou proudhonien15.
Ceci explique sans doute pourquoi Vallès ne parle de la blague, et plus généralement du rire, que par oxymores. Ses articles contemporains sur la caricature et sur Dickens sont révélateurs d’une telle attitude : il y est question de « tristesse comique » de « farce lugubre », de « côté douloureux de la farce et plaisant de la tragédie16».
En revanche, il semble refuser la blague comme mode d’écriture. Car il l’assimile, de même que Zola, à la blague creuse et mystificatrice qui alimente la presse boulevardière de l’époque. Il la condamne parce qu’il la considère comme un pis aller imposé par la censure dans le but d’acculer les journalistes au commérage mondain et à l’esprit futile et de faire ainsi de ces lettrés des complices du pouvoir. Il s’agit alors d’une blague de métier qui égratigne et qui ricane, qui vit « d’allusions si voilées parfois qu’on a besoin d’y mettre, pour voir quelque chose, toute la complaisance du dindon de Florian17» , autrement dit, de blague ratée, comme celle dont Zola parle à propos de Scholl. Blague exigée pourtant qui fait de son auteur le « forçat du bon mot » -l’expression figurait déjà chez Vallès-18 .Blague stérilisante enfin qui « aigrit la salive et brûle la main », dit-il précisément à propos du boulevardier Scholl auquel il reproche de ne conter que les bruits frivoles du boulevard sans jamais se démasquer véritablement :
Au lieu de vivre dans cette fièvre du petit journalisme qui aigrit la salive et brûle la main, s’il avait jeté dans les livres tout ce qu’il a de sang et d’âme, il eut écrit peut-être des chefs d’œuvre […] Il serait un franc-parleur, racontant son cœur mieux qu’il ne l’est, contant les bruits frivoles du boulevard. Il oserait tout dire, celui-là, et se démasquerait aussi hardiment qu’il a quelquefois démasqué les autres.»19
Rien d’étonnant, donc, si Vallès sonne le glas de la blague dans un texte provocateur qu’il publia en six feuilletons, du 30 octobre au 12 décembre 1869 dans la « Parodie » de Gill, « journal de caricature et de pamphlet20». Leur publication fut suspendue par la censure (y étaient évoquées les journées de 1848). Le Testament d’un blagueur, au titre double et paradoxal, marque un tournant dans l’histoire de la blague chez Vallès mais aussi dans sa vie d’écrivain, car il constitue la première version signée de la trilogie dont certains épisodes avaient été précédemment ébauchés sur le mode pamphlétaire mais pas encore fictionnel et romanesque, comme c’est ici le cas. Vallès y puisera plus tard des pans entiers au moment de la rédaction de L’Enfant , par exemple l’incipit. Il est donc légitime de se demander si le suicide du journaliste blagueur dont il est question dans le feuilleton est un événement qui a quelque chose à voir avec la naissance de l’écrivain.
Car, mis à part le suicide du personnage symbolique pour l’auteur, Le Testament est bien un texte autobiographique. C’est l’histoire d’un homme de succès, comme le journaliste Vallès à l’époque, qui ne supporte plus, néanmoins, de jouer la comédie de la blague, pratiquée depuis l’enfance pour apaiser ses douleurs et l’oppression dont il est la victime. Ne pouvant y échapper par un acte de rébellion, ne pouvant par conséquent devenir lui-même, il se tue en laissant un testament où il lègue sa fortune « aux petites nièces de Madame Balandreau à condition qu’elles serviront à mon oncle Joseph Pitou une rente suffisante pour entretenir ses goûts d’ivrognerie. » Nous sommes d’emblée dans la blague. Et pourtant, le feuilleton est un réquisitoire contre la société du Second Empire qui s’en contente et qui, de ce fait, devient complice des autorités peu désireuses de voir ses blagueurs passer à l’ironie, l’antichambre de la révolte.

Un matin, on vint me dire dans un café : « Vous savez, le blagueur s’est tué. »
C’était un blagueur de la grande espèce, de ceux que le succès n’éblouit point et que le péril n’effraie pas.
On l’appelait « blagueur » parce qu’il riait de tout et ne ménageait rien. Comme on avait peur de lui, on avait essayé d’appliquer à son ironie un mot qui diminuât la hauteur et pût en voiler la portée.21

L’interruption du feuilleton confirme la thèse de Vallès qui essayait de donner à sa blague la hauteur de ce qu’il appelle l’ironie, notion qui comprend aussi bien à ses yeux un facteur de révolte politique qu’une revendication de l’émotion ( les larmes étant généralement étouffées dans la blague). Le hasard a voulu que les dernières lignes du texte fussent consacrées à deux futurs rieurs de la Presse boulevardière avec lesquels le narrateur prenait définitivement ses distances, mais par le rire et la caricature. A propos de Prevost- Paradol et d’About, croisés dans la cour du lycée Bonaparte, il écrit :
Ils se promènent bras dessus, bras dessous, leurs deux têtes remuent toujours, l’une se balance, l’autre vire, ils rient tous deux, mais l’un rit muet, l’autre faisant grimace et tapage, ils marchent côte à côte, mais l’un scande et l’autre frétille, l’un a plutôt un museau de cheval –de ces chevaux qui tournent une roue les yeux bandés-, l’autre un bec d’oiseau, qui picote et mord.22

Ces images renvoient évidemment à leur manière de faire rire, manière que ni Vallès, ni l’auteur du testament ni le narrateur du texte ne partagent. Plus tard, Vingtras dira ce que le chroniqueur Vallès avait déjà dit sous une autre forme dans les années 60 :

Je ne puis ni ne veux être l’amuseur du boulevard […] , devenir un chronicailleur d’atelier ou de boudoir, un guillocheur de mots, un écouteur aux portes, un fileur d’actualité.

Il refusera même de rester au « Figaro » à ces conditions-là, en expliquant à Villemessant : « Vous voulez un égailleur, je suis un révolté.23»
L’échec du personnage est donc la figure du renoncement réel du journaliste Vallès. Il refuse le style de vie fondé sur la blague sous le Second Empire. Il n’entend pas se résigner à sa propre condition de blagueur vaincu par la vie ni au malaise. Il n’accepte pas le moule de la blague écrite imposé par le code de la petite presse. Mais, en même temps, Le Testament marque la naissance du romancier qui, libéré de ces images défuntes, trouvera son originalité littéraire dans un nouvel usage de la blague. Il en exploitera mieux les ressources dans la trilogie mais on peut déjà lire les signes d’une telle transformation dans ce premier roman inachevé.
Car la blague préside à la construction du texte, fragmentaire, composé par la juxtaposition de courtes unités qui se terminent souvent par un effet de surprise comique : il se présente, nous dit-on « par tranches et miettes », sous la forme de petites scènes ; en outre, si elle empêche le récit lié, elle empêche également le récit linéaire car le testament se présente non pas comme une avancée en sens unique mais comme une succession de « moments bizarres » non hiérarchisés. Elle favorise aussi une énonciation narrative à la première personne, plus apte à rendre le discours et le regard blagueurs qui déforment la réalité et la tordent jusqu’à la caricature pour la désacraliser et obtenir un effet comique, mais aussi pour la soumettre à l’invention d’un jeu verbal. Or, en ces temps de réalisme, une telle démarche ne peut être justifiée que si un personnage-narrateur prend en charge son propre discours. Voilà, justement, la nouveauté du testament d’un blagueur par rapport à la Lettre de Junius, première version pamphlétaire et non signée de L’Enfant, parue dans « le Figaro » le 7 novembre 1861. Cette énonciation homodiégétique, voire autodiégétique permet également, nous l’avons vu, l’autodérision, les mises en scène du blagueur (narrateur) blagué (personnage). Et ce ne sont là que quelques unes de ses implications romanesques.

Ainsi, blague et écriture sont finalement réconciliées dans le texte de Vallès. Zola l’avait bien compris dans sa critique. Et dans ses lettres d’exil, le proscrit peut déclarer à propos de L’Enfant, qu’il veut y faire « de la blague…et verte » sans que le mot prenne sous sa plume le sens péjoratif qu’il lui attribuait lors des années 60. Ceci n’est possible que parce qu’il la fait sortir du cadre étroit de la petite presse dont elle est issue pour renouveler l’écriture du roman. Sa démarche l’apparente alors aux courants poétiques comme celui des Hydropathes ou du Chat noir qui essaient eux aussi d’utiliser le potentiel de la blague pour renouveler la poésie de leur temps. Comme Vallès, les tenants de ces mouvements la font sortir d’un espace, le journal, pour la faire entrer dans un autre, la littérature et les genres qui lui sont propres.



Note

↑ 1Recueilli dans Une campagne, Oeuvres Complètes, t. XIV, Paris, Cercle du livre précieux, 1970, p. 587.

↑ 2Op. cit., p. 587-588.

↑ 3Cf. à propos de ce terme admis par le Dictionnaire de l’Académie de 1878: F. Letessier, Blague, blagueur, blagué, « Le Français Moderne », 12, 1944 (p. 306-307) ; G. Matoré, Le vocabulaire de la société sous Louis- Philippe, Genève, Droz, 1951( p. 33 ; p. 192-193) : J.P. Klein, Le vocabulaire des mœurs de la vie parisienne sous le Second Empire – Introduction à l’étude du langage boulevardier, Louvain, Ed. Nauwelaerts, 1976, p. 173- 214), le plus détaillé sur le sujet .Pour ses rapports avec le naturalisme, cf. Ph. Hamon, L’ironie littéraire. Pour ses rapports privilégiés avec la fantaisie du siècle, cf. La thèse de doctorat de M. Benoist,La fantaisie et les fantaisistes dans le champ littéraire et artistique en France de 1820 à 1900 (Université de Paris III, 2000). Sans oublier les textes fondateurs sur le phénomène : Anonyme, Physiologie du blagueur, Paris, Garnier Frères, 1841 puis ed. Sartorius, 1867, p. 210-219) ; Luchet, Les mœurs d’aujourd’hui, Paris, Coulin-Pineau, 1854 (chap. V : La blague), sans oublier évidemment, l’article Blague du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse.

↑ 4Art. cit. dans Une Campagne, éd. cit. , p. 591.

↑ 5Ainsi peut-on lire dans une lettre à Louise Colet du 7 octobre 1852 et à propos de la « blague supérieure » : « Quand est-ce donc que l’on fera de l’histoire comme on doit faire du roman, sans amour ni haine des personnages ? Quand est-ce qu’on écrira les faits au point de vue d’une blague supérieure, c'est-à-dire comme le bon Dieu les voit, d’en haut ? »

↑ 6Souveraineté des lettres, éd. cit., p. 269.

↑ 7Nous renvoyons à la thèse et à l’ouvrage de M.-A. Voisin Fougère, L’ironie naturaliste - Zola et les paradoxes du sérieux, Paris, Honoré Champion, 2001.

↑ 819 juin 1878, dans Correspondance avec Arthur Arnould, Oeuvres Complètes, t. IV, Paris, Livre Club Diderot, 1970, p. 1055.

↑ 9Barbey d’Aurevilly, “Le Nain jaune”, 16 décembre 1865 cité dans la notice de R. Bellet aux Réfractaires , Oeuvres, t.I, Gallimard , 1975, p. 1254.

↑ 10 Lettre des Goncourt à Vallès, fin novembre 1865 sans doute, ibid, p. 1253.

↑ 11P. de Saint-Victor, « La Presse », 19 février 1866, ibid., p. 1257.

↑ 12J.Richepin, Les étapes d’une réfractaire (1872), ibid., p. 1259

↑ 13J.Vallès, Les Réfractaires, Oeuvres, t. I, p. 140.

↑ 14Ibid. p. 139.

↑ 15“Dans les derniers jours de l’Empire, Gill incarna un moment contre Napoléon la force de l’esprit gaulois; il prêta l’arme de la blague aux républicains sans fusil. Toutefois ce n’était que jeu d’artiste pour lui. Il ne voulait lancer que la fusée du rire. » (J. Vallès, André Gill, « Le Réveil », 31 octobre 1881, t. II, p. 723).

↑ 16A ce propos, voir R. Bellet, La blague , la vie, la mort et W. D. Redfern, Razzia blagologique, « Les Amis de Jules Vallès », numéro spécial Vallès ridens, juin 1995.

↑ 17Londres, dans La Rue (1867), Oeuvres, t. I, p. 772.

↑ 18La servitude, dans La Rue, Œuvres, t. I, p. 799.

↑ 19Moeurs et portraits littéraires- Les francs-parleurs, « Le Courier français, » 26 août 1866, Oeuvres, t.I, p. 905.

↑ 20Dans Oeuvres, t.I, p. 1097-1137.

↑ 21Ibid., p. 1097

↑ 22Ibid., p. 1137.

↑ 23L’Insurgé, Oeuvres, t.II, Paris, Gallimard, 1990,p. 910-911.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482