Théophile Gautier : l’autoportrait en masque
Si Théophile Gautier représenta déjà aux yeux de ses contemporains un véritable héros du Romantisme, ce n’est pas seulement à cause de son activité de poète et de romancier, mais aussi parce qu’il sut jouer fort bien son rôle public : il se montra presque aussitôt comme un véritable personnage, et sa caricature, brossée par de nombreux artistes, fut bientôt très familière dans le «tout Paris».
Gautier d’ailleurs était le premier à se moquer gentiment de lui-même, autant dans ses autoportraits que dans ses reportages. Si, comme l’on sait d’ailleurs très bien, l’ironie est sans doute l’une des caractéristiques fondamentales de la génération romantique1, Gautier est peut-être celui qui en fit davantage la marque essentielle de son écriture, aussi bien pour transmettre un sourire joyeux que pour cacher ses hantises secrètes. Très récemment la « Revue des Sciences humaines » a consacré à l’auteur un numéro monographique, dont l’un des articles avait justement comme sujet l’ironie de Gautier2. Il me paraît pourtant qu’on n’a pas encore mis en relief la fonction de celle-ci à l’intérieur de l’autoreprésentation, même si l’ironie constitue le biais par lequel Gautier dessine sa silhouette, en faisant de lui-même l’une des vedettes de sa génération. Notre propos sera donc celui de définir les données de son « personnage » en isolant les traits saillants qu’il utilise comme éléments de sa propre mise en scène, pour vérifier dans quelle mesure cette formule caractérielle et/ou physique est utilisée dans la création des héros de ses œuvres de fiction, aussi bien quand il emploie la première personne que la troisième, mais toujours en fonction principale. On verra que cette opération sort du cadre d’une confession voilée, voire d’un noyau de matériaux autobiographiques que l’œuvre d’art serait censée réélaborer, pour contribuer au contraire à la création d’une sorte de « masque » constituant un clin d’œil ironique qui se poursuit tout au long de sa production.
Théophile esquisse un portrait de sa jeunesse à ses débuts littéraires dans deux préfaces, celle des Jeunes-France (1833) et celle d’Albertus (octobre 1832), toutefois dans le poème aussi il est aisé d’entrevoir nombre d’éléments que l’auteur s’était attribués3. C’est pourquoi ses amis l’appellent Albertus4, mais cela est déjà très significatif : ce n’est pas Albertus qui est démasqué en Théophile, mais celui-ci qui prend les traits de son héros.
Pour se révéler, et pour se défendre d’un excès de confession, l’écran choisi est celui de l’humour, qui pose la première médiation. L’ironie acquiert d’ailleurs une importance fondamentale, car elle lui permet aussi de prendre les distances du médium de l’écriture, mettant en évidence les mécanismes qui sont à la base de toute autobiographie, et qui transforment toute confession en autofiction : «Je m’en vais donc me raconter à vous de point en point, et vous faire moi-même ma biographie : il n’y aura pas plus de mensonges que dans toute autre…ni moins5». Dans l’autoportrait qu’il signera dans «L’Illustration» de 1867, il montrera la même méfiance à l’égard de l’écriture autobiographique, confiée à une mémoire incertaine : «On est, on le croit du moins, à la source des renseignements, et l’on serait mal venu ensuite à se plaindre de l’inexactitude ordinaire des biographes. “Connais-toi toi-même est un bon conseil philosophique, mais plus difficile à suivre qu’on ne pense, et je découvre à mon embarras que je ne suis pas aussi informé sur mon propre compte que je me l’imaginais. Le visage qu’on regarde le moins est son visage à soi6”»
Dans la préface des Jeunes-France, il mime l’oralité, feignant un bavardage non contrôlé, accompagné d’une gesticulation animée : ainsi il commence à croquer un portrait caricatural de lui-même:
Seulement, je profite de l’occasion pour causer avec vous ; je fais comme ces bavards impitoyables qui vous prennent pour un bouton de votre habit, Monsieur ; par le bout de votre gant, Madame, et vous acculent dans un coin du salon pour se dégorger de toutes les balivernes qu’ils ont amassées pendant un quart d’heure de silence7
L’enfance est synthétisée par des raccourcis comiques, suivant un procédé qui paraît moulé sur l’œuvre de Rabelais (qu’il déclare d’ailleurs avoir appris par cœur8) : il choisit des détails insignifiants, qui n’appartiennent pas à la même sphère d’expérience, et il les rapproche suscitant un sourire immédiat : «Je vous ai promis de vous conter mon histoire ; ce sera bientôt fait. J’ai été nourri par ma mère, et sevré à quinze mois ; puis j’ai eu un accessit de je ne sais quoi en rhétorique : voilà les éléments les plus marquants de ma vie9». Ensuite, il trace la métamorphose de la chrysalide au Jeune-France, de « l’ Ingénu » à « l’Artiste blasé ». Il est inutile de chercher des éléments plus personnels : l’Ingénu est le type du collégien : «Je vénérais le livre comme un dieu ; je croyais implicitement à tout ce qui était imprimé ; je croyais à tout […] O temps d’innocence et de candeur !10» : Le Jeune-France aussi, comme nous le verrons, représente toute une génération.
Gautier n’accorde qu’une modeste attention à son aspect physique, qui n’était pas présent dans la préface d’Albertus et qui n’est suggéré dans celle des Jeunes-France que dans deux occasions : au moment où il souligne humoristiquement sa transformation de jeune homme désoeuvré en auteur romantique, et en conclusion, lorsqu’il sourit sur le malentendu féminin qui reconnaît en lui, comme marques d’un désespoir romantique, ses problèmes d’estomac :
Comme je suis naturellement olivâtre et fort pâle, les dames me trouvent d’un satanique et d’un désillusionné adorable, les petites filles se disent entre elles que je dois avoir beaucoup souffert de cœur : du cœur, peu, mais de l’estomac, passablement11
Il offre au contraire un portrait de quelqu’un qui lui ressemble comme un frère à l’intérieur du poème d’Albertus, mais il lui imprime alors une forte idéalisation romantique:
LIX
Avant d’aller plus loin, il serait bon peut-être
d’esquisser son portrait. -le dehors fait connaître
le dedans. -un soleil étranger avait lui
sur sa tête et doré d’une couche de hâle
sa peau d’italien naturellement pâle.
Ses cheveux, sous ses doigts, en désordre jetés,
tombaient autour d’un front que Gall avec extase
aurait palpé six mois, et qu’il eût pris pour base
d’une douzaine de traités.
p153LXII
sur sa lèvre sévère à chaque coin ombrée
d’une fine moustache élégamment cirée
un sourire moqueur quelquefois se posait ;
mais son expression la plus habituelle
était un grand dédain.
En plus, aussi bien la préface que le poème dessinent l’image d’un jeune homme frileux, paresseux, qui n’a jamais voyagé et qui ne sort pas volontiers de son foyer ; mais la première laisse entrevoir un ton moqueur :
L'auteur du présent livre est un jeune homme frileux et maladif qui use sa vie en famille avec deux ou trois amis et à peu près autant de chats12. Un espace de quelques pieds où il fait moins froid qu'ailleurs, c'est pour lui l'univers. – Le manteau de la cheminée est son ciel, la plaque, son horizon. Il n'a vu du monde que ce que l'on en voit par la fenêtre, et il n'a pas eu envie d'en voir davantage13
Tandis que le texte poétique reprend les mêmes motifs dans une mise en scène idéalisée : il était donc facile pour les amis de Théophile de l’appeler Albertus :
II
confort et far-niente ! -toute une poésie
de calme et de bien-être, à donner fantaisie
de s' en aller là-bas être flamand ; d' avoir
la pipe culottée et la cruche à fleurs peintes,
le vidrecome large à tenir quatre pintes,
comme en ont les buveurs de Brauwer, et le soir
près du poêle qui siffle et qui détonne, au centre
d' un brouillard de tabac, les deux mains sur le
ventre,
suivre une idée en l' air, dormir ou digérer,
chanter un vieux refrain, porter quelque rasade,
au fond d' un de ces chauds intérieurs, qu' Ostade
d' un jour si doux sait éclairer !
L’année suivante, dans la préface des Jeunes-France Gautier insiste toujours sur son attitude paresseuse et frileuse : «Je ne suis rien, je ne fais rien, je ne vis pas, je végète ; je ne suis pas un homme, je suis une huître. J’ai en horreur la locomotion14». Et : «Par vingt-cinq degrés de chaleur, je suis capable de porter autant de caftans, de châles et de fourrures qu’Ali, ou Bhegleb, ou tout autre15». En plus, il ajoute quelques traits le représentant comme un parisien blasé :
Je n’ai pas fait un seul voyage ; je n’ai pas vu la mer que dans les marines de Vernet, je ne connais d’autres montagnes que Montmartre, je n’ai jamais vu se lever le soleil, je ne suis pas en état de distinguer le blé de l’avoine. Quoique né sur les frontières de l’Espagne, je suis un parisien complet, badaud, flâneur, s’étonnant de tout, et ne se croyant plus en Europe dès qu’il a passé la barrière16
Il renforce aussi une image spleenétique17 de lui-même dans un cadre très bourgeois, en utilisant l’hyperbole de tout ce qu’il oublie pour garder son ton léger et insouciant, qui l’aide à dresser son masque :
Ma vie a été la plus commune et la plus bourgeoise du monde : pas le plus petit événement n’en coupe la monotonie ; c’est au point que je ne sais jamais l’année, le mois, le jour ou l’heure. En effet, eh ! Qu’importe ? 1833 ne sera-t-il pas semblable à 1832 ? Hier n’a-t-il pas été comme est aujourd’hui, et comme sera demain ?18
Le même spleen constituait d’ailleurs un topos de la poésie d’Albertus :
LXXI
notre héros avait, comme Eve sa grand' mère
poussé par le serpent, mordu la pomme amère,
il voulait être dieu. -quand il se vit tout nu,
et possédant à fond la science de l’homme,
il désira mourir. -il n’osa pas ; mais, comme
on s’ennuie à marcher dans un sentier connu,
il tenta de s’ouvrir une nouvelle route.
Le monde qu’il rêvait, le trouva-t-il ? -j' en
doute.
En cherchant il avait usé les passions,
levé le coin du voile et regardé derrière.
-à vingt ans l’on pouvait le clouer dans sa bière,
cadavre sans illusions.
Voilà donc un procédé d’osmose entre la préface d’Albertus, la préface des Jeunes-France et le poème d’Albertus, qui paraît à première vue comme l’expression d’une interaction d’éléments biographiques dans la création artistique19. Mais s’agit-il vraiment de cela ? L’on pourrait affirmer au contraire qu’aussi dans les autoportraits insérés dans les préfaces un décalage est évident qui transforme l’homme en personnage. Gautier nous a peint un jeune homme qui est le frère de René (insatisfaction, ennui, vague des passions) d’Oberman (paresse, manque de volonté), d’Adolphe (insatisfaction, ennui, manque d’énergie) : «Pourtant j’ai un cœur et des passions, j’ai de l’imagination autant et plus qu’un autre, peut-être. Mais que voulez-vous ! Je n’ai pas assez d’énergie pour secouer cela20»). En plus, il a fait de lui le type du « Jeune-France forcené », qui, comme il le dira plus tard, mène ses batailles avec la plume plutôt qu’avec ses poings :
On a dit et imprimé qu’aux batailles d’Hernani j’assommais les bourgeois récalcitrants avec mes poings énormes. Ce n’était pas l’envie qui me manquait, mais les poings. J’avais dix-huit ans à peine, j’étais frêle et délicat, et je gantais sept un quart. Je fis, depuis, toutes les grandes campagnes romantiques21
La préface des Jeunes-France crée donc le masque Jeune-France-Gautier, qui est l’expression d’une génération outrée et blasée22. La fonction de l’ironie est très précise. D’un côté, elle explique très bien l’état d’âme des jeunes romantiques ; de l’autre, lorsqu’elle s’exerce contre ceux-là même, elle les transforme tout de suite en des caricatures dont Gautier devient l’interprète. Il vise surtout l’écriture débordante, la facilité de publier des livres :
J’étais célèbre depuis la cheminée jusqu’au paravent ; je faisais un grand bruit dans quelques pieds carrés.
Alors. Quelques officieux sont venus, qui m’ont dit : il faut faire un livre. Je l’ai fait, mais sans prétentions aucune, je vous prie de le croire, comme une chose qui ne mérite pas la peine qu’on se défende, comme on demande la croix d’honneur pour ne pas être ridicule, pour être comme tout le monde. Il est juste de dire que j’avais déjà fait un volume de vers, mais cela ne compte pas : c’est un volume de prose en moins, voilà tout. Ne me méprisez donc pas parce que j’ai fait des contes, j’ai pris ce parti, parce que c’est ce qu’il y a de moins littéraire au monde ; à ma place vous eussiez agi de même pour avoir le repos23
Il ajoute aussi une observation qui révèle une attitude «précieuse» : « Il est indécent aujourd’hui de ne pas avoir fait un livre, un livre de contes tout au moins ; j’aimerais autant me présenter dans un salon sans culotte que sans livre »24. Dans son portrait de 1867 il définira justement les Jeunes-France comme les « précieuses ridicules du romantisme»25. La comparaison est très utile pour notre propos. L’emploi de l’humour sert à Gautier pour le même motif qu’à Molière: il tire son image des lieux communs de l’époque, devenant à son tour une image creuse, remplie d’éléments à la mode. Il l’explique d’ailleurs très clairement dès qu’il montre comment l’enrôlement dans l’armée littéraire a changé ses habitudes : avant il ne fumait ni ne possédait aucun objet recherché : «Je n’ai chez moi ni pipe, ni poignard, ni quoi que ce soit qui ait du caractère […] je n’ai rien d’artiste dans mon galbe, rien d’artiste dans ma mise : il est impossible d’être plus bourgeois que je ne le suis26». Il n’avait même pas ajouté à son prénom «une désinence en us27». Ensuite il se range parfaitement :
Voilà ce que je suis, ou plutôt ce que j’étais il y a trois mois, car je suis fort changé depuis quelque temps. Deux ou trois de mes camarades, voyant que je devenais tout à fait ours et maniaque, se sont emparés de moi et se sont mis à me former : ils ont fait de moi un Jeune-France accompli. J’ai un pseudonyme très long et une moustache fort courte ; j’ai une raie dans les cheveux, à la Raphaël. Mon tailleur m’a fait un gilet…délirant28
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Il fume et boit, se grisant comme un véritable romantique :
Je parle art pendant beaucoup de temps sans ravaler ma salive, et j’appelle bourgeois tous ceux qui ont un col de chemise. Le cigare ne me fait plus tousser ni pleurer, et je commence à fumer dans une pipe, assez crânement et sans trop vomir. Avant-hier, je me suis grisé d’une manière tout à fait byronienne; 29
Il connaît maintenant la valeur des objets d’affection, et il a acheté «une mignonne petite dague en acier de Toscane, pas plus longue qu’un aiguillon de guêpe», sur laquelle il fait encore de l’ironie, en s’adressant avec une audace moqueuse à une hypothétique jeune lectrice, sans oublier l’emploi d’une forme adverbiale très maniérée, doucettement, et d’une épithète, blanchette, qui accentuent l’humour, ridiculisant aussi davantage son portrait : «avec quoi je trouerai tout doucettement votre peau blanchette, ma belle dame, dans les accès de jalousie italienne que j’aurai quand vous serez ma maîtresse30».
Encore une fois il nous a peint un personnage, qui peut bien être Albertus, plutôt qu’un homme en chair et en os: il a décrit tous les tics et les clichés d’une génération, plutôt que son intimité. Toutefois, à l’intérieur de cette silhouette Jeune-France, on a pu apercevoir aussi trois caractéristiques plus personnelles: les cheveux longs, le fait d’être frileux, le goût pour des mises excentriques (mais toujours très confortables), qui, si elles n’ont rien à voir avec une confession intime, servent toutefois à la création d’un masque plus particulier, et désormais par là immédiatement reconnaissable en tant que Théophile Gautier. Quand Arsène Houssaye se souvient de lui, dans ses Confessions, il saisit tout se suite ces éléments : «Théophile protestait contre la peinture bourgeoise par ses cheveux tombans et sa redingote à brandebourgs31»
Gautier s’amuse donc à emboîter, à l’intérieur de la figure typique/topique du Jeune-France, son propre personnage. Ce même personnage qu’exploiteront aussi ses amis dans leurs contes, avec un clin d’œil complice : l’incipit de L’Âme errante de Maxime Du Camp, publiée en 1853 dans Le Salmis de nouvelles est un hommage évident à ce héros :
J’ai connu autrefois un littérateur qui s’appelait Jean-Marc ; c’était un rêveur qui chérissait les longues chevelures, les parfums, et le soleil. Ainsi que Figaro, il était paresseux avec délices et restait volontiers plusieurs semaines sans toucher une plume, causant tout seul avec ses idées en regardant sauter les étincelles de son feu. Parfois aussi il se mettait au travail, et alors, comme disent les bonnes gens, il abattait beaucoup de besogne. Un soir, -un beau soir de printemps tout chargé d’étoiles, - il était couché sur son divan, jambe de ci, jambe de là, perdu dans quelque bon souvenir d’amour, fumant un narghileh et vêtu d’une robe de chambre turque, comme il convient à un homme qui a voyagé en Orient32
Quand Gautier, dans l’incipit de Spirite (1866), reprend la même situation, décrivant Guy de Malivert qui se plaît également dans son foyer, il accomplit donc une opération double : d’un côté, il fait allusion au conte de son ami ; de l’autre, il reprend possession de son personnage. Il ne s’agit plus de lui-même, mais du type qu’il a créé et qui est devenu un héros littéraire :
Guy de Malivert était étendu, assis presque sur les épaules, dans un excellent fauteuil près de sa cheminée, où flambait un bon feu. Il semblait avoir pris ses dispositions pour passer chez lui une de ces soirées tranquilles dont la fatigue des joies mondaines fait parfois un plaisir et une nécessité aux jeunes gens à la mode. Un saute-en-barque de velours noir agrémenté de soutaches en soie de même couleur, une chemise de foulard, un pantalon à pied de flanelle rouge, de larges pantoufles du Maroc où dansait son pied nerveux et cambré, composaient son costume, dont la confortabilité n'excluait pas l'élégance. Le corps débarrassé de toute pression incommode, à l'aise dans ces vêtements moelleux et souples. Guy de Malivert, qui avait fait à la maison un dîner d'une simplicité savante, égayé de deux ou trois verres d'un grand vin de Bordeaux retour de l'Inde, éprouvait cette sorte de béatitude physique, résultat de l'accord parfait des organes. Il était heureux sans qu'il lui fût arrivé aucun bonheur33
Si le fait d’avoir toujours froid et de s’habiller très librement constitue un topos stable du personnage, le jeune Gautier se distingue aussi par une hésitation artistique entre prose et poésie, qu’il cite dans ses autoportraits insérés dans Portraits contemporains et dans l’Histoire du Romantisme34 en ironisant sur les exploits manqués comme peintre qu’il peut rêver ayant choisi l’écriture:
On voit ce qu’on a fait, et la réalité toujours sévère vous donne votre mesure, mais on peut rêver ce qu’on aurait fait de plus beau, bien plus grand, bien plus magnifique ; la page a été noircie, la toile est restée blanche, et rien n’empêche d’y supposer, comme le Freinhoffer du Chef d’œuvre inconnu de Balzac, une Vénus près de laquelle les femmes nues de Titien ne seraient que d’informes barbouillages. Innocente illusion, secret subterfuge de l’amour propre qui ne fait de mal à personne et qui console toujours un peu : il est doux de se dire, quand on a jeté le pinceau pour la plume : Quel grand peintre j’aurais été ! Pourvu que nos lecteurs ne soient pas de notre avis et ne trouvent pas aussi que nous eussions bien fait de persister dans notre première voie !35
Quand il décrit son hésitation, il n’a aucune volonté, désormais, de constituer par ces détails un stéréotype qui puisse renvoyer à lui dans toute création littéraire. Les temps ont évolué : nous sommes maintenant dans les dernières années de sa vie : l’Histoire du Romantisme, inachevée, paraît l’année même de sa mort ; le ton du souvenir est tout à fait différent. En fait, ce stéréotype avait déjà était créé au début même de sa production, constituant, avec les autres, un renvoi explicite à ce qu’on pourrait appeler un deuxième degré de clichés, plus intime. Sa qualité de peintre plus ou moins raté avait contribué en son temps à l’élaboration de ses personnages: il avait ébauché ce motif dans La Cafetière (1831), son premier conte, où le héros, pendant que ses copains jouent pour passer le temps dans un mauvais jour de pluie, commence à dessiner dans un album qu’il a avec lui, se montrant ainsi un artiste habituel. Il trace le profil d’une cafetière, tandis que ses amis y voient le portrait d’une jeune fille : anamorphose involontaire, fruit apparent d’une inexpérience qui atteint malgré elle le secret du monde des esprits :
Le déjeuner fini, comme il pleuvait à verse, il n'y eut pas moyen de sortir; chacun s'occupa comme il put. Borgnioli tambourina des marches guerrières sur les vitres; Arrigo et l'hôte firent une partie de dames; moi, je tirai de mon album un carré de vélin, et je me mis à dessiner.Les linéaments presque imperceptibles tracés par mon crayon, sans que j'y eusse songé le moins du monde, se trouvèrent représenter avec la plus merveilleuse exactitude la cafetière qui avait joué un rôle si important dans les scènes de la nuit.
- C'est étonnant comme cette tête ressemble à ma soeur Angéla, dit l'hôte, qui, ayant terminé sa partie, me regardait travailler par-dessus mon épaule.
En effet, ce qui m'avait semblé tout à l'heure une cafetière était bien réellement le profil doux et mélancolique d'Angéla36
.
Mais c’est avec Onuphrius (1833), qu’il avait réussi à créer peut-être le masque le plus organisé, conjuguant les frénésies des Jeunes-France avec ses attitudes particulières. Il est bien difficile en effet de voir dans ce conte une forme d’autobiographie, tandis qu’il est évident plutôt que Gautier se propose comme personnage, s’amusant à brosser sa caricature37. Le titre exacte du conte, Onuphrius, ou les vexations fantastiques d'un admirateur d'Hoffmann met d’emblée en évidence la ressemblance du héros avec un héros de l’auteur allemand, surtout sans doute avec l’étudiant Anselme du Pot
d’or, également égaré face à la réalité, toujours distrait et absorbé par la contemplation de visions intérieures, jusqu’à sombrer dans la folie. Mais Gautier y met en jeu aussi tous ses clichés : les plus extérieurs, appartenant à tout « Jeune-France » forcené, aussi bien que les plus personnels : à partir des données physiques, telles que la mise excentrique et les cheveux longs, jusqu’aux inclinations plus intimes, comme l’amour pour la peinture, la superstition, la peur du diable et du mauvais œil. L’incipit du conte représente la mise en scène du masque Jeune-France-Gautier, qui, tout au long du récit, se permet de signes d’intelligence au lecteur lorsqu’il nous présente la suite de ses manies :
Avant d'aller plus loin, quelques mots sur Onuphrius. C'était un jeune homme de vingt à vingt-deux ans, quoique au premier abord il parût en avoir davantage. On distinguait ensuite à travers ses traits blêmes et fatigués quelque chose d'enfantin et de peu arrêté, quelques formes de transition de l'adolescence à la virilité. Ainsi tout le haut de la tête était grave et réfléchi comme un front de vieillard, tandis que la bouche était à peine noircie à ses coins d'une ombre bleuâtre, et qu'un sourire jeune errait sur deux lèvres d'un rose assez vif qui contrastait étrangement avec la pâleur des joues et du reste de la physionomie.
Ainsi fait, Onuphrius ne pouvait manquer d'avoir l'air assez singulier, mais sa bizarrerie naturelle était encore augmentée par sa mise et sa coiffure. Ses cheveux, séparés sur le front comme des cheveux de femme, descendaient symétriquement le long de ses tempes jusqu'à ses épaules, sans frisure aucune, aplatis et lustrés à la mode gothique, comme on en voit aux anges de Giotto et de Cimabue. Une ample simarre de couleur obscure tombait à plis roides et droits autour de son corps souple et mince, d'une manière toute dantesque. Il est vrai de dire qu'il ne sortait pas encore avec ce costume; mais c'est la hardiesse plutôt que l'envie qui lui manquait; car je n'ai pas besoin de vous le dire, Onuphrius était Jeune-France et romantique forcené […]…Onuphrius, comme je l'ai déjà dit, était peintre, il était de plus poète; il n'y avait guère moyen que sa cervelle en réchappât38.
.Bien plus tard, lorsqu’il sera âgé, Gautier commencera au contraire à proposer de lui-même une biographie plus sérieuse, qui ne suppose plus la traduction immédiate dans les stéréotypes d’une génération ou d’un caractère. Le 9 mars 1867, il publie dans « L’Illustration » son autoportrait, qui sera recueilli ensuite dans les Portraits contemporains. Il revient sur sa jeunesse, traçant encore une fois son esquisse. Mais le ton est tout à fait différent. L’homme, âgé désormais de cinquante-six ans, se penche avec émotion sur le jeune homme qu’il était, et qu’il regarde de façon paternelle. Nous nous trouvons finalement face à un être authentique, dont on nous fait partager les états d’âme et les inclinations : «Chose singulière pour un enfant si jeune, le séjour de la capitale me causa une nostalgie assez intense pour m’amener à des ides de suicide39». Les traits physiques aussi sont mélangés à des observations émotives : « j’ai été un enfant doux, triste et malingre, bizarrement olivâtre, et d’un teint qui étonnait mes jeunes camarades roses et blancs40». Il parle ensuite de ses lectures, de ses passions, de ses sports préférés, insistant surtout sur sa mélancolie et sur sa solitude. Il n’y a aucune forme d’ironie, il parle déjà de lui-même comme d’un auteur dont il serait bon d’en savoir davantage, et octroie des détails confidentiels à une foule qui le considère désormais comme un maître. En effet il parle en auteur, faisant allusion à sa production perdue : «la première pièce dont je me souvienne était Le Fleuve Scamandre […]. Toutes ces pièces se sont perdues». L’ironie ne transparaît en ce cas que pour alléger l’importance qu’il serait autrement censé se donner : « Une cuisinière moins lettrée que la Photis de Lucien en flamba des volailles, ne voulant pas employer du papier blanc à cet usage41». Tout l’humour de cette reconstruction est concentré en fait sur la rencontre du jeune poète avec Victor Hugo, déjà héros flamboyant du Romantisme : «Hugo était alors dans toute sa gloire et son triomphe. Admis devant le Jupiter romantique, je ne sus pas même dire, comme Henri Heine devant Goethe : « Que les prunes étaient bonnes pour la soif sur le chemin d’Iéna à Weimar42». Le récit laisse justement supposer un petit sourire moqueur à l’égard de Hugo même, devenu ensuite son ami : « Mais les dieux et les rois ne dédaignent pas ces effarements de timidité admirative. Ils aiment assez qu’on s’évanouisse devant eux. Hugo daigna sourire et m’adresser quelques paroles encourageantes43».
Dans le premier chapitre de l’Histoire du Romantisme, l’humour cède presque tout à fait la place à la rhétorique. Le passé devient héroïque : «Une sève de vie nouvelle circulait impétueusement. Tout germait, tout bourgeonnait, tout éclatait à la fois. Des parfums vertigineux se dégageaient des fleurs ; l’air grisait, on était fou de lyrisme et d’art. Il semblait qu’on vînt de retrouver le grand secret perdu, et cela était vrai, on avait retrouvé la poésie44». Le souvenir n’est plus à la première personne du singulier: Gautier utilise maintenant le pluriel de majesté. Il se borne à sourire sur les beaux tableaux qu’il aurait peint s’il avait continué sa carrière d’artiste, accordant un clin d’œil magnanime au lecteur : «Pourvu que nos lecteurs ne soient pas de notre avis et ne trouvent pas aussi que nous eussions mieux fait de persister dans notre première voie !45». Quand l’ironie se déploie encore, comme au moment de la description de sa fameuse rencontre avec Victor Hugo rayonnant, elle montre une grandiloquence moqueuse supérieure, adéquate à la représentation de la rencontre entre deux êtres célèbres. Gautier est à son tour entré dans l’histoire, il raconte un épisode de l’Histoire du Romantisme, donc tout doit être écrit en lettres majuscules, même s’il se permet encore un sourire : « mais voici que la porte s’ouvrit et qu’au milieu d’un flot de lumière, tel que Phébus et Apollon franchissant les portes de l’Aurore, apparut sur l’obscur palier, qui ? Victor Hugo, lui-même dans sa gloire. Comme Esther devant Assuérus, nous faillîmes nous évanouir46». On peut rire de la correspondance entre Gautier et Esther, d’autant plus qu’il s’agit d’une femme, ce qui donne davantage l’idée de sa faiblesse en ce moment-là ; mais le deuxième terme de comparaison reste quand même la Bible : Gautier âgé avait soustrait dans Portraits contemporains son enfance et sa jeunesse à la fixité du masque qu’il avait revêtu à ses débuts, en les restituant à la biographie ; dans son Histoire du Romantisme , en faisant de lui-même un mythe auquel l’ironie ne doit finalement s’appliquer qu’avec déférence, il revêt un autre masque, le dernier, celui du Grand Auteur du Programme, qui le fige à jamais dans l’Histoire de la littérature française.
Note
↑ 1 Cp. Philippe Hamon, L’ironie romantique, Paris, Hachette 1996, 160 p.
↑ 2 Michel Viegnes,Burlesque, rire etironie dans le fantastique de Gautier, « Revue des Sciences Humaines » n°277, 2006, pp.41-55.
↑ 3 René Jasinski, dans Les années romantiques de Théophile Gautier (Paris, Vuibert 1929) souligne le rapport entre vie et art dans les premiers poèmes de Gautier : « Comme les Poésies de 1830, ces vingt pièces nous mettent familièrement dans son existence privée » (p.99).
↑ 4 «Le surnom d’Albertus me resta, et l’on ne m’appelait guère autrement dans ce qu’Alfred Musset appelait « la boutique romantique» » (Portraits contemporains , Paris, Charpentier, 2ème éd., 1874, p.8).
↑ 5 Préface des Jeunes-France, Paris, Charpentier, 1880, p.V.
↑ 6 Portraits contemporains, cit., p.1.
↑ 7 Préface des Jeunes-France, cit., p.IV.
↑ 8 «Outre mes latins décadents, j’étudiais les vieux auteurs français, Villon et Rabelais surtout, que j’ai sus par coeur» (Portraits contemporains, cit., p.5)
↑ 9 Préface des Jeunes-France, cit., p.VII.
↑ 10 Ibidem, p.VI. Il sera cité dans le conte d’Omphale: «Donc je venais de sortir du collège. J'étais plein de rêves et d'illusions; j'étais naïf autant et peut-être plus qu'une rosière de Salency. Tout heureux de ne plus avoir de pensums à faire, je trouvais que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Je croyais à une infinité de choses»(Récits fantastiques, Paris, Flammarion 1981, p.106).
↑ 11 Préface des Jeunes France, cit., p.XVII.
↑ 12 «Les chats sont les tigres des pauvres diables.» (Ibidem, p.XI).
↑ 13 Préface d’Albertus, ou l’âme et le péché, dans Th.Gautier, Poésies complètes, Paris, Nizet 1970, 3voll., vol. I., pp.81-84, p.81.
↑ 14 Préface des Jeunes-France, cit., p.X-XI.
↑ 15 Ibidem, p.XI.
↑ 16 Ibidem, p.VII.
↑ 17 «Hormis les chats, je n’aime rien, je n’ai envie de rien, je n’ai qu’un sentiment et u’une idée, c’est que j’ai froid et que je m’ennuie» (Ibidem, p.XII)
↑ 18 Ibidem, p.IX.
↑ 19 C’est l’interprétation donnée par René Jasinski: « Evidemment, il s’est mis un peu sur la scène sous les traits de son héros. Albertus est comme lui brun de teint mais blêmi, comme lui poète et peintre ; et la belle Vénitienne dont le portrait rayonne si mélancoliquement, rend hommage –fait excuse peut-être- à la douce Eugénie ».René Jasinski,Les années romantiques de Théophile Gautier, cit, p.116
↑ 20 Ibidem, p.IX.
↑ 21 Portraits contemporains, cit., p.8.
↑ 22 Tout engagement artistique est caché sous un jeu ironique de mépris qui avant tout, pour mieux cibler les lieux communs bourgeois, s’appuie sur eux : la littérature, et surtout les livres de poésie sont inutiles ; il affirme ne lire que les préfaces et les tables : «je saute comme inutiles tous les feuillets intermédiaires. Qu’y verrais-je ? des phrases et des formes ; que m’importe !». Il feint de nier à sa préface une valeur quelconque, manifeste son dédain pour la société, refusant toute interaction et, toujours se dérobant sous une ironie outrée, il envisage dans la littérature la seule forme de résistance possible. «D’ailleurs, il n’y a que trois états possibles dans une civilisation aussi avancée que la nôtre: voleur, journaliste ou mouchard: je n’ai ni les moyens physiques, ni les moyens intellectuels qu’exigent ces trois genres d’industrie. J’aurais assez aimé être voleur, c’est de la philosophie éclectique ; mais on a trop de mal, comme disait feu Martainville. Je ne pense pas que j’eusse pu faire un mouchard remarquable, je suis trop distrait, j’ai la vue très basse et l’ouïe un peu dure. Ensuite, depuis que les honnêtes gens s’en mêlent, le métier ne va plus. Pour journaliste, j’aurais peut-être réussi, avec beaucoup de travail, à ne pas faire tache dans les «Petites affiches»» (Préface des Jeunes-France, cit., p.XIII).
↑ 23 Ibidem, p.V.
↑ 24 Idem.
↑ 25 «Je lui fis les Jeunes.France, espèce de précieuses ridicules du romantisme», Portraits contemporains, p.9. Portrait déjà paru dans « L’Illustration », 9 mars 1867.
↑ 26 Préface des Jeunes-France, p.X.
↑ 27 Idem.
↑ 28 Ibidem, p.XVI.
↑ 29 Idem.
↑ 30 Idem.
↑ 31 Arsène Houssaye, Les Confessions d’un demi-siècle, 1830-1880, Paris, Dentu 1885, III voll, t.I, p.292.
↑ 32 L’âme errante, in Salmis de nouvelles, textes de Théophile Gauthier. Laurent Pichat. Ed. Délessert. L. Ulbach. Berron. Louis de Cormenin, A. Gaiffe, Louis Jourdan, Maxime du Camp, Paris, Librairie nouvelle, 1853, p.81. Très récemment ce conte a été objet de l’attention d’une revue de contes fantastiques, qui l’a publié de nouveau en 1999, avec une présentation d’Eric Walbecq («Le Visage vert» n° 6, 1999, pp.157-174).
↑ 33 Théopile Gautier, Spirite (1866), Paris, Nizet 1970, p.35.
↑ 34 «En ce temps-là, je n’avais aucune idée de me faire littérateur, mon goût me portait plutôt vers la peinture, et avant d’avoir fini ma philosophie j’étais entré chez Rioult» (Portraits contemporains, p.6) ; «En ce temps-là, notre vocation littéraire n’était pas encore décidée […] Notre intention était d’être peintre» (Histoire du Romantisme, p.3)
↑ 35 Histoire du romantisme, p.4.
↑ 36 La cafetière , in : Théophile Gautier, Récits fantastiques, cit., p.63.
↑ 37 « Onuphrius, frère jumeau d’Albertus », écrit Jasinski (cit., p.118).
↑ 38 Onuphrius, in Théophile Gautier, Récits fantastiques , cit., pp.70-71. Le héros aussi bien peintre que poète est présent aussi dans La cafetière, sans pourtant aucune élaboration de lui-même en caricature
↑ 39 Portraits contemporains, cit., p.2.
↑ 40 Idem.
↑ 41 Ibidem, p.6.
↑ 42 Ibidem, p.7
↑ 43 Idem
↑ 44 Histoire du romantisme, cit., p.2
↑ 45 Ibidem, p.3
↑ 46 Ibidem, p.10.