Quand le français s’amuse avec ses... maux : calembours, holorimes, contrepèteries et tutti quanti
Dans un essai consacré aux chansons de Renaud, Hélène Giaufret Colombani s’est penchée sur les caractéristiques linguistiques relevant de l’oralité qui façonnent le style original de ces textes (Giaufret 2001). Or, l’un des aspects qui concourent parfois à l’oralité de ces poèmes en musique, ainsi qu’au plaisir de l’auditeur, c’est sans doute le recours aux jeux de mots, que Renaud pratique dans bien de ses chansons. Voici quelques exemples de calembours, d’à-peu-près et de contrepèteries :
calembour :
Putain c’qu’il est blême, mon HLM! Et la môme du huitième, le hasch, elle aime! (Dans mon HLM, 1980, album Marche à l’ombre) : mon HLM / le hasch, elle aime.
Elle prépare ses affaires, énervée, / Elle s'agite, elle s'affaire, elle panique / Et puis le temps qu'elle est pas niquée,/ Elle rêve d'un grand amour exotique (Le retour de la Pépette, 1985, album Mistral gagnant). Echo sonore, proche de l’antanaclase, ce qui crée un faux paradigme morphologique sur lequel se greffe le calembour : paniquée / pas niquée1.
à-peu-près : Et quand Landru ce vieux salaud / Coupa sa femme en p’tits morceaux / Elle lui d’manda dans un sanglot / Je t’en prie ne me scie pas les os (Le tango de Massy-Palaiseau, 1979, album Ma gonzesse). Paronomase entre « me scie pas les os » et « Massy-Palaiseau »
contrepèterie : Le patron d’ l’auto-tampon / Qui était très gentil / Comme musique de fond / Il nous a mis Johnny / Pendant qu' mon idole chantait / Les portes du pénis entier / Les p’tites autos tournaient, et tournaient et tournaient (Près des auto-tamponneuses, 1983 album Morgane de toi). Permutation de /t/ et /s/ dans le titre de J. Hallyday cité dans le texte : « Les portes du pénitencier » « Les portes du pénis entier ».
Les quelques exemples que nous venons de citer illustrent parfaitement bien la catégorie des jeux de mots que nous avons l’intention d’analyser dans les pages suivantes, à savoir les jeux de mots fondés sur l’homophonie et les décalages éventuels par rapport à la forme orthographique des énoncés qui les contiennent.
Le choix d’un critère formel pour délimiter le champ d’analyse a premièrement un intérêt heuristique : nous voudrions en effet montrer à quel point la matérialité spécifiquement nationale de l’outil langagier peut conditionner certaines formes d’humour, qui sont de ce fait intraduisibles (cf. Bergson, 1900, p. 105). Cette démarche ne doit toutefois pas cacher la difficulté intrinsèque que représente l’analyse du jeu de mots : la catégorie est en effet si vaste et correspond à des critères si variés qu’un traitement linguistique unitaire semble impossible. Todorov (1978), par exemple, identifie trois critères communs à tous les jeux de mots : ils ont une dimension textuelle réduite, résultent de l’application d’une règle explicite et concernent de préférence le plan du signifiant (p. 301). Todorov renonce cependant à établir une typologie plus fine, à cause du foisonnement de ces jeux dont la liste reste toujours ouverte et propose simplement de les classer à partir du fait linguistique impliqué (p. 304-306). Notre travail se situe dans le droit fil de cette orientation et pourtant, malgré sa précision, un classement uniquement linguistique ne suffit pas à rendre compte de la complexité de ces structures : une caractérisation adéquate du genre doit nécessairement intégrer les modalités pragmatico-textuelles de présentation et de circulation qui sont constitutives et, partant, définitoires des différentes formes de ludisme verbal. Si l’on applique ce deuxième critère, on pourra donc distinguer les énigmes d’un côté (charades, devinettes, rébus, mots croisés et autres jeux langagiers de sport cérébral) et, de l’autre côté, l’humour langagier2 (calembours, à-peu-près et contrepèteries). L’élément qui permet d’en faire deux catégories distinctes est, à notre avis, la fonction communicative des séquences homophoniques : le but des énigmes consiste à trouver des mots ou des phrases cachés. Les locuteurs n’attribuent pas vraiment de fonction communicative aux mots ou aux énoncés de départ : ceux-ci constituent simplement le matériau à partir duquel les joueurs pourront reconstituer ce qui a été caché et qu’il s’agit de deviner. Dans les énigmes, c’est le fait d’avoir deviné, d’avoir résolu le problème, plutôt que la trouvaille en elle-même, qui est jubilatoire. Dans les énoncés ironiques par contre, les suites homophoniques ne sont pas dessaisies de leur contenu sémantique, mais gardent cette dimension première tout en permettant de faire émerger une lecture au second degré. Le ressort fondamental de l’humour langagier est en effet l’exploitation consciente de l’ambiguïté constitutive du langage humain, et sa fonction communicative repose sur la conjonction de deux contenus sémantiques dissonants via l’utilisation de mots polysémiques ou – comme dans le cas qui nous occupe ici – une linéarisation phonématique neutralisant les différences graphématiques des mots qui les composent. Ce sont la simultanéité des deux « lectures » et le conflit (réalisé délibérément) entre premier et second degré qui permettent l’utilisation de ces procédés à des fins ironiques ou humoristiques. La validation jubilatoire, dans ce deuxième cas de figure, est alors déclenchée à la fois par le fait d’avoir trouvé (auto-valorisation/auto-estime) et par le contenu de la trouvaille elle-même, dans la mesure où le décodeur réussit à établir le bon lien entre cette trouvaille et la lecture de base, plus ou moins anodine, et à susciter la connotation appropriée (d’où l’effet de connivence).
Quoi qu’il en soit, le label « jeux de mots », tout pratique qu’il est, apparaît cependant comme insuffisant et vague, car il n’indique que le matériau – les mots – qui est mis en jeu, mais ne précise ni les mécanismes, ni le plan linguistique, ni les modalités textuelles, ni les utilisations pragmatiques de cette exploitation.
Deuxièmement, la focalisation sur les jeux mettant en jeu l’interface oral/écrit correspond à une raison de type interculturel : la pratique du jeu de mots est en effet l’un des aspects de la langue-culture française les plus inaccessibles aux apprenants étrangers. Omniprésente, car aucun domaine n’échappe à cette démarche, elle constitue une pratique sociale originale et une source intarissable de connotations, de démultiplication sémantique et, plus largement, sémiotique (car ce qui est mis en cause dans le jeu de mots c’est bien le signe comme union neutre et stable d’un signifiant et d’un signifié, le principe saussurien de la feuille de papier dont les deux faces seraient inséparables), à tel point que la plupart des apprenants du FLE, même avancés, manifestent un malaise certain face aux jeux de mots, que ce soit sous la forme d’une incompréhension totale, ou de l’incapacité à passer du premier au second degré, ou encore de l’impuissance à partager le sentiment d’hilarité que ceux-ci suscitent chez les francophones.
En outre, elle sous-tend un rapport à la langue absolument original, une conscience linguistique traduisant les innombrables allées et venues qu’accomplit tout locuteur natif entre les matérialités phonique et graphique de sa langue, ce qui n’est bien sûr pas sans conséquences sur le plan sémantique. Ce rapport original est tout à la fois ontogénétique (la langue en elle-même et pour elle-même est façonnée par ce type de rapport) et phylogénétique (tout locuteur francophone, dès sa plus tendre enfance, doit compter avec cette dimension d’ambiguïté constitutive de sa propre langue parlée3 et, à partir des débuts de sa scolarisation, au moment où la « raison graphique » s’installe, avec une dualité écrit/oral – différencié/amalgamé), et les traces qu’il laisse sur la langue comme dépôt, comme stock lexical (y compris les palimpsestes verbaux), aussi bien que sur les usages individuels comme appropriation de cette langue et comme prise de distance vis-à-vis de celle-ci, sont si importantes qu’elles permettent de différencier locuteurs francophones et non francophones dans leur rapport à la langue, leur sensibilité et compétence ludolinguistique, ne serait-ce qu’à cause du temps d’immersion dans celle-ci.
C’est justement ce rapport particulier que nous voudrions élucider, à travers l’analyse des mécanismes ludolinguistiques les plus populaires et la description des caractéristiques synchroniques et diachroniques qui ont fait du français une langue particulièrement adaptée à la fabrication de jeux de mots basés sur l’interface oral/écrit.
1. Typologie des jeux de mots
Les paramètres retenus pour établir une typologie différentielle des jeux de mots fondés sur l’homophonie sont les suivants : le type de collision paradigmatique, l’intentionnalité du procédé, la présence d’une « clé » formelle pour activer le « jeu », la possibilité de multitranscription à partir de la chaîne phonémique linéarisée par l’énoncé de base, le respect des unités accentuelles dans les deux séquences homophoniques. Le tableau suivant résume les résultats de l’analyse :
1.1. Le calembour
Il s’agit du jeu de mots basé sur l’homophonie entre deux mots ou deux syntagmes orthographiquement différenciés (non homographes) et au sémantisme généralement fort éloigné. Sa spécificité réside dans le fait qu’il réunit, dans une seule chaîne phonique linéaire, au moins deux suites paradigmatiques alternatives et qu’il ne nécessite pas de clé pour faire émerger le syntagme virtuel, celui que l’orthographe – dans le cas où le calembour serait écrit – ne linéarise pas. Dans ce jeu, où tout est déjà là, l’hilarité est déclenchée par un décodage non routinier de la chaîne phonique produite, un décodage actif essayant de calculer toutes les transcriptions graphématiques possibles, à l’affût de celle qui détonne (ou qui « déconne ») le plus par rapport à un usage « banal » de la langue. D’où les dérives un peu agaçantes de certains jeux de potaches essayant de prolonger chaque réplique de l’enseignant ou de tout autre interlocuteur par un calembour ou les forçages dans la recherche de calembours dans des textes littéraires fort sages à l’apparence, où il est généralement impossible de distinguer les clins d’œil d’auteur sciemment dissimulés des kakemphatons, malheurs rédactionnels bien involontaires. Voici quelques exemples de ces recherches d’esprits mal tournés dans des textes littéraires :
Et le désir s’accroît quand l’effet se recule (Corneille, Polyeucte I, I, 42) : (l’effet se = les fesses)
L'amour a vaincu Loth (abbé Pellegrin, Loth , opéra du XVIIIe s.) : (l’amour a vaincu Loth = a vingt culottes)
Je sortirai du camp, mais quel que soit mon sort / J'aurai montré du moins comme un vieillard en sort (Alphonse DUMAS (1806-1861), Le Camp des croisés, 1837) : (comme un vieillard en sort = comme un vieil hareng saur)
Le roi de Perse habite, inquiet, redouté... (Victor Hugo, La Légende des siècles) : (Le roi de Perse habite = le roide perd sa bite…)
Du point de vue formel, il est possible de distinguer trois types de calembours4, suivant le niveau linguistique auquel se situe l’homophonie :
1) le calembour qui ne modifie pas la frontière de mot : c’est le calembour sur un mot isolé, qui exploite l’homophonie entre deux mots non homographes appartenant à deux séries différentes. Généralement, l’homophonie est limitée à un mot seulement, tandis que le reste de la phrase est commun aux deux lectures alternatives :
Entre deux mots, il faut choisir le moindre (Paul Valéry) : mots = maux
Putain c’qu’il est blême, mon HLM! Et la môme du huitième, le hasch, elle aime! (Renaud, Dans mon HLM, album Marche à l’ombre, 1980) : mon HLM = le hasch elle aime )5
2) Le calembour qui modifie les frontières entre les mots : chacune des lectures alternatives est rendue possible par la métanalyse de la séquence phonématique. Le déplacement de la frontière de mot qui en résulte peut ne concerner qu’un nombre limité de mots ou intéresser tout l’énoncé, comme dans le cas des vers holorimes. Les calembours basés sur les consonnes de liaison ou d’enchaînement rentrent dans cette catégorie.
Il rentra chez lui il vit le lit vide, il le devint aussi (Alphonse Allais parodiant Ponson du Terrail)6 : lit vide = livide7
Les mecs qui disent qu’ j’ suis né / Sur un camion citerne / Parce que j’ai les jambes arquées / et y paraît qu’ça se voit. / J’vais dire c’est des conneries / Parc’ que le camion en fait / il était pas si terne que ça. (Renaud, Sans dec’, album Ma gonzesse, 1979). citerne = si terne
Car nos âmes sont tordues / Pour pécher c'est le pied (Renaud, Tu vas au bal, album Mistral gagnant, 1985) : Nos âmes sont tordues / pêcher = Nos hameçons tordus8 / pécher9
Si jamais ça tombe à l'eau, / mon amante deviendra, / ben voyons, la menthe à l’eau (Renaud, La menthe à l’eau, album Amoureux de Paname, 1985) : l’amante = la menthe10
3) Le calembour qui s’appuie sur des caractéristiques de prononciation régionales, et qui est de ce fait utilisé comme instrument de moquerie ou de devinette. Nous avons entendu un exemple de ce type de calembour à la radio Suisse romande, lors d’une émission en direct du Québec, sous forme de devinette :
Pourquoi au Québec dit-on ‘se coucher avec les cow-boy’ ? – Parce que, lorsqu’il tirent, ils ne font pas ‘pan !, pan ! pan !’ comme chez nous, mais bien ‘patar !, patar !, patar !’ : PAS TARD ! (RSR, octobre 2004)
D’autres exemples, plus fréquents, indiquent explicitement le type de prononciation présidant à la création et au décodage du calembour, justifiant au passage l’entorse par rapport à la prononciation standard (ce qui les rapproche des à-peu-près):
« ‘Bon, je vous laiche’, comme disent les auvergnats » (« je vous laisse » prononcé avec une palatalisation qui permet l’homonymie)
« Comme disent les alsaciens : ‘les six cognes sont de retour’ » (‘les cigognes sont de retour’, avec assourdissement)
Proches de ces calembours, les jeux interlinguistiques, où la même chaîne phonématique possède deux lectures différentes suivant le système langagier de référence. Il s’agit de jeux pratiqués de très longue date, dans de nombreuses langues ; Tabourot (1532) leur consacre tout un chapitre (équivoques latins-français) :
Quia mala pisa quina (qui a, mal a; pis a, qui n’a) (p. 47 recto)
Habitaculum (habit à cul long) (p. 48 verso)
Cornua confringam (corps nu a con fringant) (p. 49 recto-verso)
Ici, il n’y a plus vraiment d’ambiguïté : chaque énoncé n’a qu’une seule lecture possible dans chaque idiome et l’homophonie ne peut être activée que par des locuteurs maîtrisant les deux langues, alors que l’homophonie intralinguistique ne demande pas de connaissance particulière.
On trouve une application « à grande échelle » de ce procédé dans la campagne récemment lancée par le département de l’Aisne et destinée aux anglophones : « Aisne’joy » (2005) :
Dans ce cas, cependant, les slogans ne sont nullement polysémiques : il s’agit d’énoncés anglais où le mot and est systématiquement remplacé par Aisne, dont la prononciation française est proche de la conjonction anglaise. L’oralisation n’est compatible qu’avec l’anglais ; elle n’offre aucune lecture au second degré en français, si ce n’est le clin d’œil à l’écrit.
1.2. Proches du calembour : la charade, le vers holorime, l’à-peu-près
L’homophonie qui fonde le calembour est également à la base d’autres formes de ludisme verbal, apparentées quant au mécanisme, mais fort éloignées du point de vue de leur fonctionnement pragmatique (stratégies discursives, présupposés culturels et jugements esthétiques). La charade, tout d’abord : le mécanisme qui est à l’œuvre est ici, comme dans le calembour, celui de l’homophonie parfaite, mais la visée est de type énigmiste : il ne s’agit pas de susciter le rire par la découverte, en filigrane d’une phrase plus ou moins anodine, d’un deuxième contenu décalé et dont le sémantisme paradigmatiquement indépendant peut retentir sur le sémantisme de base, en créant des connotations ; mais, plus simplement, de deviner un mot inconnu préalablement découpé en un nombre variable de composants phoniques mis en rapport homophonique avec autant de mots isolés. La règle du jeu prévoit que le meneur énonce une définition pour chacun des mots homophones des composants phoniques du mot final, qui doit également être défini.
Ce qui régit la relation entre les locuteurs et qui motive le décodage, ce n’est pas une forme de connivence orientée à un rire sous cape ou permettant de faire briller le trait d’esprit du beau parleur, mais la compétition dans laquelle sont institués les participants au jeu, pratique sociale où la découverte des mots cachés ainsi que la vitesse de la performance sont sanctionnées par une forme de reconnaissance sociale (l’estime des autres joueurs). Dans le calembour, il n’y a pas de formatage discursif imposé, si bien qu’il peut être involontaire et qu’il révèle alors l’altérité, la plurivocité et, partant, l’ambiguïté constitutives du langage, que l’inertie communicative et la contextualisation large (co-texte, contexte et connaissances encyclopédiques, sens commun) ne peuvent enrayer que partiellement. Dans la charade, par contre, c’est justement ce formatage strict et quasiment rituel (mon premier…mon tout) qui le fonde en tant que jeu de société s’appuyant sur les caractéristiques d’une langue donnée11.
Le vers holorime12, quant à lui, est souvent manié par les écrivains comme preuve de virtuosité : il s’agit d’une succession de deux vers parfaitement réguliers (des alexandrins, par exemple), orthographiquement distincts mais homophones.
Dans ces meubles laqués, rideaux et dais moroses
Où, dure, Ève d'efforts sa langue irrite (erreur !)
Ou du rêve des forts alanguis rit (terreur !)
Danse, aime, bleu laquais, ris d'oser des mots roses.13
Ce type d’exercice de style se trouve valorisé du fait qu’il revendique explicitement son appartenance au genre littéraire institué de la poésie, dont il partage ipso facto les normes rédactionnelles, les modalités pragmatiques de circulation et d’accueil ainsi que, dans une certaine mesure, les valeurs esthétiques de référence. C’est dans ce cadre que la difficulté réelle de l’exercice (assembler deux phrases homophones de 14 syllabes qui ne soient pas tout à fait dépourvues de sens n’est en effet pas chose aisée) constitue un exploit de virtuose qui déclenche l’admiration et fait oublier un instant les griefs de Boileau contre l’équivoque14, procédé de facilité qui suscitait chez cet auteur la réprobation, notamment vis-à-vis de ses contemporains Benserade et Voiture.
Pourtant, d’un point de vue strictement linguistique, on s’éloigne ici – bien qu’insensiblement – de l’homophonie parfaite et du calembour, en ce que l’accentuation diffère généralement d’un vers homophone à l’autre : à l’invariance de la substance phonique ne correspond pas l’invariance de l’agencement prosodique. Dans le premier vers de Ch. Cros que nous venons de citer, le rythme est 3-3, tandis que dans le dernier vers, le rythme est passé à 4-4 : dans le premier hémistiche, par exemple, il y a un accent sur meubles (accent primaire de groupe) et sur laqués (accent primaire d’attribut), plus un accent secondaire sur dans, tandis que dans son correspondant holorime les accents portent sur danse et aime (accent primaire sur le dernier élément de la suite d’impératifs, et accent secondaire sur le premier), puis sur bleu (accent secondaire de groupe) et sur laquais (accent primaire de groupe). Les deux chaînes phoniques ne sont par conséquent pas superposables prosodiquement15. Voilà pourquoi l’amalgame orthographique n’est pas permis et que le support de la transcription individualisante des deux vers est nécessaire : sans cela, l’émergence d’un décodage alternatif, déclenché par le déplacement des accents (primaires et secondaires), ne se produirait sans doute pas.
Une variante en ton mineur de cette forme de métanalyse qu’est le vers holorime est représentée par les rimes équivoquées, l’un des procédés mis à l’honneur par les Grands Rhétoriqueurs : l’homophonie n’affecte que les derniers mots des vers ; c’est le redécoupage morphologique qui les différencie et qui permet de faire émerger deux lectures alternatives, compatibles sémantiquement et syntaxiquement avec le reste du vers dans lequel ils se trouvent.
En m’esbatant je faiz rondeaulx en rime
et en rimant bien souvent je m’enrime
Brief, c’est pitié d’entre nous rimailleurs,
car vous trouvez assez de rime ailleurs (Clément Marot, Petite Epistre au Roy)
Gens aveuglés, qui désirez [amer
Vous pourchassez, goûter mais goût [amer
En poursuivant, être d’amours [es las
En bref de temps, trestout votre [parler
Fera jeter, maint un regret [par l’air
Et maint soupir, disant souvent [hélas
Mal savoureux, vous fault [hanter repas
Plus dangereux, au monde chemin n’est
de si evitable, n’en vois [en terre pas
Amoureux est, sourd, aveugle et muet. (Drusac, Controverses du sexe masculin et féminin, 1534)16
Venons-en, pour terminer, à l’à-peu-près, à savoir à l’exploitation ludo-linguistique de la paronomase : nous sortons ici du cadre de l’homophonie parfaite, et peu importe que cette entorse à la règle d’or du calembour soit délibérée ou subie, de guerre lasse, de la part des créateurs de mots d’esprit, toujours est-il que ces déplacements apparaissent tantôt comme des formes imparfaites de calembour, tantôt comme le moyen de linéariser in praesentia, dans la chaîne phonique et orthographique à la fois, les deux possibilités paradigmatiques qui déteignent l’une sur l’autre syntagmatiquement ; le second degré ne doit pas être recherché, il est donné d’emblée, linéarisé et enchevêtré dans le premier, et le décodage ne consiste qu’à expliciter les relations entre premier et second degré :
La paronomase laissant émerger un autre mot évolue par ailleurs vers d’autres formes de ludisme verbal, tel le mot-valise, avec des frontières très minces : l’animateur Laurent Ruquier, commentant le cas d’une dame qui vivait avec 43 chèvres dans son appartement et qui fut chassée par un arrêté du tribunal de Sarrebourg, lança : « le locataire d’après qui a succédé à cette dame dit ‘tiens c’est bizarre, ça sent l’after-chèvre’ » (Europe 1 « On va s’gêner », 9 juin 2005). Le mot after-chèvre est-il un paronyme d’after-shave, dont il diffère uniquement par un phonème, ou s’agit-il d’un mot-valise, puisque le mot chèvre y est présent à part entière ?
1.3. La contrepèterie
Nous entrons ici dans un domaine ludolinguistique fort différent : le mécanisme de base (à savoir le principe d’homophonie entre des mots ou des séquences phoniques plus étendues) est maintenu, mais, dans la contrepèterie, la chaîne phonique linéarisée ne permet pas simultanément les deux lectures alternatives. Le point de départ est en effet constitué par une proposition univoque, dont il faut préalablement permuter deux phonèmes ou deux séquences phonémiques pour faire émerger une lecture alternative pouvant être linéarisée orthographiquement de manière indépendante par rapport à la première. Il s’agit donc d’une forme d’anagramme, d’un calembour crypté qui nécessite une clé d’accès, faute de quoi le jeu demeure inactif : cette clé est bien entendu constituée par la permutation, mais encore faut-il trouver l’emplacement et la taille respective des séquences phoniques à permuter, qui varient à chaque fois, puis – éventuellement – le redécoupage morphologique et/ou orthographique permettant la reconnaissance d’une nouvelle proposition pourvue de sens. C’est dire le rôle et l’importance du décodeur dans ce jeu : celui-ci en vient à assumer le rôle de véritable co-encodeur de la contrepèterie : le rôle actif qui revient normalement au récepteur est insuffisant pour déchiffrer une contrepèterie : il faut partager la clé d’accès, comprendre à quelle portion de la communication il faut l’appliquer ; identifier les segments à permuter ; appliquer une nouvelle segmentation à l’énoncé (éventuellement assortie d’un réorthographiage si la « raison graphique » du récepteur est très développée). Bref, accomplir le même parcours que l’encodeur pour parvenir à saisir la lecture alternative : c’est une forme de connivence très exigeante et qui, de ce fait, ne s’adresse qu’à un public avisé. Car, en effet, le procédé cryptique et les difficultés (éventuelles) de décodage sont justifiées et « récompensées » tout à la fois par le contenu grivois de l’énoncé à découvrir, confirmant par là que le « rire sous cape » demeure l’un des moteurs les plus puissants de l’humorisme. Il faut remarquer que cette contrainte sur le type de collision paradigmatique (anodin-grivois) est tout à fait constitutive de la contrepèterie, si bien qu’on a pu qualifier de contrepèteries de salon les énoncés dépourvus de salacités, ce qui permet d’attribuer à cette forme de ludisme verbal une grande valeur en termes de pragmatique lexiculturelle, car elle rentre de bon droit dans les procédés de la gauloiserie.
Dans les contrepèteries les plus simples, permutation phonématique et graphématique coïncident, comme dans le premier exemple attesté en français, celui de Rabelais dans Pantagruel, ou dans ceux du recueil de Tabourot, qui définit l’antistrophe comme « trouver deux mots, les premières lettres desquels échangées, leur donnent une diverse signification » (f. 82v.-83r.) :
il disait qu’il n’y avait qu’un antistrophe17 entre femme folle à la messe et femme molle à la fesse (Pantagruel XVI)
Taster la grâce – Gaster la trace (Tabourot 1582, p. 83 recto)
Il tiendra une vache – il viendra une tache (Tabourot 1582, p. 83 verso)
Goûtez la farce – Foutez la garce (Tabourot, 1582, p. 85 verso)
Dans des compositions plus élaborées, par contre, l’orthographe peut subir des modifications :
Un troisième type de contrepèterie prévoit que la permutation se fasse entre un phonème (ou une syllabe) et Ø, ce qui revient au simple déplacement d’un phonème.
Lin et mousse/ les mous seins (Le canard enchaîné 5/10/2005)
Mon Armand n’est pas A/dam / Mon amant n’est pas ardent (Martin 2005, p. 93)
Cette /urne dégage une odeur banale / cette burne dégage une odeur anale (Martin 2005, p. 92)
Les visiteurs dénigrent le foot/ des autres / Les visiteurs dénigrent le foutre des hôtes (Martin 2005, p. 94)
2. Ressorts linguistiques des jeux de mots
Si l’aspect comique des jeux de mots ressortit essentiellement à la sémantique, leur possibilité strictement matérielle dépend quant à elle de certaines caractéristiques de la langue utilisée, le français en l’occurrence. Nous avons identifié essentiellement cinq caractéristiques de cette langue qui président non seulement à l’existence de mots homophones, mais aussi à la possibilité de former des séquences homophoniques de rang supérieur à celui du lexème, allant du groupe rythmique jusqu’à l’énoncé :
2.1. Absence de correspondance biunivoque entre phonèmes et graphèmes.
L’érosion phonétique intervenue au cours des siècles depuis le passage du latin au français et à travers les différentes étapes de la langue française a déterminé la modification du rapport entre phonèmes et graphèmes, qui n’est plus biunivoque comme il l’était en latin : le nombre de graphèmes, digrammes et trigrammes18 représentant un même phonème19 est devenu absolument pléthorique (nous avons pu dénombrer, par exemple, jusqu’à 12 combinaisons différentes de graphèmes et diacritiques pour le phonème /ɛ̃/). Cette caractéristique a pour corollaire la possibilité de multi-transcription (pas forcément normative) à partir d’une seule chaîne phonique, ce qui est à la base de la plupart des fautes d’orthographe ainsi que de la valeur didactique et métalinguistique, pour l’enseignement de la langue française, de la dictée. Le jeu des charades phonétiques repose entièrement sur cette caractéristique :
Par exemple dans la charade suivante : « mon premier ronronne, mon deuxième est tout petit, mon tout m’afflige : CHAT-GRAIN=CHAGRIN », les phonèmes /a/ et /ɛ̃/ sont orthographiés alternativement « at » et « a » et, respectivement, « ain » et « in ».
2.2. Homonymie
Une cristallisation de l’absence d’univocité dans le rapport graphèmes/phonèmes c’est l’existence de nombreux homophones, souvent réunis dans des listes à l’usage des élèves :
ex. cent, sans, s’en, (je) sens, c’en, sang
ver, vers, vert, vair, verre
La conscience explicite des homonymes de la part des locuteurs francophones qui résulte de cet apprentissage détermine une classe de mots reconnue comme ambiguë et prédestinée, de ce fait, aux calembours : l’aphorisme très connu de Valéry « Entre deux mots, il faut choisir le moindre » est justement basé sur la substitution homophonique entre maux et mots.
2.3. Unités accentuelles
La prosodie de la phrase française, différemment de celle de l’anglais par exemple, n’utilise pas d’accent de mot, isolant phonétiquement les mots graphiques les uns des autres ; elle se base au contraire sur un regroupement des mots en unités accentuelles : l’effet de ce type de prononciation est de générer des séquences de phonèmes assez étendues qui peuvent être segmentées de plusieurs manières différentes au moment du décodage (ce qui est à l’origine de l’ambiguïté et, bien entendu, des calembours) :
2.4. Consonnes d’enchaînement et de liaison
L’utilisation des consonnes d’enchaînement et de liaison, à savoir l’activation de consonnes graphiques latentes ou l’introduction de la consonne t , dans le but d’obtenir une alternance consonne-voyelle (c-v-c-v) et une prononciation liée des mots, permettent d’ajouter un phonème supplémentaire entre deux mots graphiques et favorisent ainsi l’apparition d’un nouveau mot phonétique :
Ah ! thésaurisons ! – Vers tes horizons / Alaska, filons ! (A. Allais, Nous nous étalons20)
Le calembour à la base de ces deux vers d’A. Allais exploite la prononciation de la consonne de liaison /z/ dans le syntagme tes horizons, sans laquelle ce groupe nominal ne pourrait être l’homophone du mot thésaurisons employé précédemment. De même, dans le calembour suivant, rédigé par Willy, le changement de référent, du tunnel sous la Manche à l’aile de poulet appréciée par le mari de Colette, ne s’effectue qu’à la faveur du /t/ inital, réinterprété comme consonne d’enchaînement (s’il est une aile / tunnel / certes une aile…) :
Pour voyager en Angleterre,
Un tunnel monstre est proposé
S'il est tunnel que je préfère (s’il est tunnel = s’il est une aile
C'est certes une aile de poulet21.
Dans le calembour L'amour avec un grand tas /lamuʁaveœ̃gʁãta/, le texte écrit linéarise la transcription la moins probable de ce syntagme nominal très connu , où l’on peut également reconnaître un palimpseste verbo-culturel très productif22 (et partant très probable et attendu). Ce calembour se base, une fois de plus, sur une consonne d’enchaînement qui, dans ce cas, subit un assourdissement : le d final du mot grand est prononcé /t/ lorsqu’il détermine un mot commençant par voyelle et le suivant. Cette consonne d’enchaînement est amalgamée avec la voyelle qui la suit et la syllabe /ta/ qui en ressort peut être interprétée comme le mot « tas ». Cette nouvelle interprétation de la chaîne phonique (qui se traduit par un nouvel orthographiage) fait ressortir un sens supplémentaire, plutôt irrévérent par rapport à l’image presque métaphysique du syntagme de base, ce qui déclenche l’hilarité.
Nous ne manquerons pas de souligner que, dans ces deux derniers cas, le phénomène prosodique de la liaison sans enchaînement (cf. Encrevé 1988) constitue, ces dernières décennies, un ressort supplémentaire permettant de désagréger et de recomposer « légitimement » les mots de base. C’est ainsi qu’on compose « un grand tas » plutôt qu’« un grand A » ou « un grand as » ou, inversement, qu’on peut aisément passer de « il est tunnel » à « il est une aile », en raccordant la consonne d’enchaînement au mot précédent. Ce mécanisme peut bien sûr s’appliquer à rebours : en voici un exemple, puisé dans une chanson de Boby Lapointe :
Je trépigne quand mes fans font du zèle
Je n'ai pas de pitié pour les zélés fans (L’idole et l’enfant, 1975)
Dans ce cas c’est le processus inverse qui est à l’œuvre, et le /z/ initial du mot linéarisé in praesentia « zélés » est réinterprété comme phonème consonantique de liaison dans le syntagme alternatif in absentia « les éléphants ».
2.5. Neutralisation des phonèmes vocaliques centraux
L’évolution phonétique des cinquante dernières années23 a affecté entre autres la série centrale des phonèmes vocaliques (notamment /ɛ/ et /œ/, prononcés /ɛ̃ /, ainsi que /ə/ et /ø/, prononcés /ø/). Bien que ces neutralisations phonologiques n’appartiennent pas à l’ensemble des locuteurs du français, elles sont cependant suffisamment répandues (du moins au niveau symbolique de la représentation métalinguistique « naïve ») pour qu’il y ait un consensus assez large sur des conventions orthographiques renvoyant à ces nouveaux archiphonèmes et pour que les homophonies basées sur une neutralisation de ce genre soient acceptées par l’ensemble des locuteurs.
3. Le balisage discursif des jeux de mots
Puisque l’humour verbal que nous sommes en train d’analyser se caractérise par un amalgame de formes phonétiques recouvrant des différences morphologiques et sémantiques assez importantes, le risque que ces jeux tombent à l’eau est toujours présent. Il s’agit tantôt d’un atout permettant aux initiés de rire au dépens des « caves », comme c’est notamment le cas des contrepèteries, tantôt d’un obstacle sérieux, qui risque d’anéantir l’effort du créateur et pour parer auquel il s’agit de mettre en œuvre un système de balisage discursif favorisant un décodage non routinier de la chaîne parlée.
Un exemple du premier cas est constitué par l’humour de théâtre fondé sur les quiproquos et le décalage entre public et personnages : nous en avons trouvé une excellente illustration dans une scène du film Les trois frères (interprété par Les Inconnus en 1995) : l’un des protagonistes vient d’apprendre qu’il a hérité de 10.000.000 F mais il veut cacher cette nouvelle à sa fiancée ainsi qu’à la famille de celle-ci, chez qui il a été invité à dîner. Au cours du repas, une question anodine concernant le rôti « avec ou sans patates ? » suscite chez lui une réaction incongrue : c’est qu’il équivoque en effet avec « cent patates », à savoir précisément le montant de l’héritage qui lui a été annoncé quelques heures plus tôt. Il est intéressant de remarquer que les deux phrases en présence (et donc la collision paradigmatique des signifiants) n’apparaissent clairement qu’au spectateur, d’où le comique de la situation, tandis que chacun des personnages du film ne maîtrise que celui qui est pertinent dans le cadre référentiel qui est le sien. Cet exemple montre l’importance de la connivence entre le destinateur (auteur du script, donc de l’équivoque homophonique) et le destinataire (les spectateurs) qui seuls maîtrisent la collision des deux phrases, alors que celles-ci demeurent foncièrement monosémiques pour les personnages du film (l’émetteur et le récepteur de l’équivoque). Par ailleurs, il met en évidence à quel point le contexte discursif joue un rôle de désambiguïsation dans l’utilisation ordinaire, utilitaire de la langue, qui évacue les sens latents et réduit les possibilités paradigmatiques que la linéarisation phonématique laisse subsister en langue, et à quel point aussi l’émergence de ces paradigmes sémantiques alternatifs dépend d’une opération active d’interprétation.
Par contre, lorsque le jeu de mots est volontaire, son balisage s’appuie généralement sur la violation des maximes conversationnelles, comme tout contenu implicite, et notamment sur la violation des maximes de quantité et de relation, qui obligent le destinataire à effectuer une série d’opérations sémantiques permettant de justifier ces entorses par le recours à un deuxième degré. Une prosodie légèrement modifiée, une pause prolongée après l’énonciation du calembour ou encore un balisage phrastique explicite constituent des signaux supplémentaires destinés à focaliser le segment discursif à traiter en violation des maximes conversationnelles :
Au cours de l’émission radiophonique « On va s’gêner » (Europe 1, 9 juin 2005), les invités sont en train de commenter la mise aux enchères de la cave personnelle de François Mitterrand et la liste des vins prestigieux qui la composent. L’un des invités semble particulièrement attiré par la présence d’un « vieil armagnac » ; sur ce, l’animateur intervient et lance : « Un vieil armagnac, c’est Mitterrand ! ». Silence dans l’assistance, suivi d’un éclat de rire de certains. Le calembour sera ensuite expliqué au bénéfice de tout le monde avec une intonation contrastive : « un vieillàrd maniàque » vs « un vièil armagnàc »24. Le silence qui a suivi le mot d’esprit permet justement à l’assistance d’élaborer la violation de la maxime de relation.
La connivence résulte de la coopération, donc du partage des intentions communicatives du créateur du jeu de mots ; inversement, si le destinataire oppose une fin de non-recevoir (par exemple parce qu’il ne parvient pas à saisir l’ambiguïté, à effectuer le décrochage conversationnel ou à comprendre la connotation), voici que la dimension ludique de l’énonciation se trouve bloquée : il n’y a plus co-énonciation, mais c’est l’énonciateur qui est obligé de « récupérer », en explicitant le mécanisme caché, comme dans l’exemple précédent. Ce n’est qu’à cette condition que l’euphorie communicative peut être rétablie, et c’est peut-être aussi ce qui explique la remarque fort juste du marquis de Bièvre, dans son article consacré au calembour, au sujet des personnes qui disent ne pas apprécier ce genre de jeux de mots :
Il y a une remarque assez singuliere à faire sur ceux qui écoutent un kalembour ; c’est que le premier qui le devine le trouve toûjours excellent, & les autres plus ou moins mauvais, à raison du tems qu’ils ont mis à le deviner, ou du nombre des personnes qui l’ont entendu avant eux ; car dans le monde moral, c’est l’amour-propre qui abhorre le vuide. (Bièvre, 1777)
4. Conclusion
Les jeux de mots alimentent une attitude ambivalente, et notamment le calembour, qui fait figure de prototype de tous les procédés ludolinguistiques : pratiqués à presque tous les niveaux pour agrémenter le discours ordinaire ou pour embellir les titres de la presse ou les œuvres littéraires, ces « jeux » font cependant l’objet d’une étrange forme d’ostracisme, que ce soit par les détracteurs du marquis de Bièvre, au XVIIIe siècle25, par Victor Hugo et sa définition du calembour comme « la fiente de l’esprit qui vole »26, au siècle suivant, ou encore sous la plume de Henri Bergson qui, au début du XXe siècle, dans son essai fondamental sur Le rire, à l’intérieur du chapitre consacré au « comique de mots », règle son compte au calembour, « le moins estimable des jeux de mots » (Bergson 1900, p.122-123). La raison de ce discrédit se trouve à notre avis dans le fait que, dans le calembour, la collision entre deux plans de signification différents (donc le télescopage des paradigmes ouverts par un seul et même signifiant) ne concerne que le plan phonique, alors que les signifiants graphiques diffèrent entre eux, parfois de manière importante. Le calembour ne serait en somme qu’une escroquerie, qu’un mal, des maux (un mal des mots) : une ambiguïté consubstantielle à la langue française et à son orthographe dont il ne faut pas abuser, car c’est précisément là que le bât blesse. La langue française, avec sa représentation mythologique qui en fait un emblème de raisonnabilité et de clarté, ne doit pas trop montrer ses fêlures, sinon c’est le système qui éclate et qui est remis en jeu. Or c’est justement ce que font les jeux formels de langage, dénonçant, de manière carnavalesque, la nudité du roi. Et c’est précisément cet aspect qui a été remis à l’honneur par les poètes surréalistes (depuis Desnos et Rrose Sélavy jusqu’aux oulipiens et aux Exercices de style de Queneau), qui ont ouvert la voie à une réhabilitation des jeux de mots, à une pratique de la langue résolument ludique et décontractée, mais aussi magique, dans sa capacité réelle ou présumée d’évocation cratylienne de réalités parfois éloignées et cependant unies dans le sortilège de la parole, et cela au moment même où structuralisme, behaviorisme et autres générativismes allaient démythifier cette dimension de l’outil langagier. Le maniement de la matérialité de la langue, l’utilisation non utilitaire de ses ressources, dans des conditions où l’inquiétude liée à la désarticulation du rapport signifiant-signifié, qu’on croyait stable, est tempérée par le plaisir de cette opération qui ne détruit pas ces rapports mais les transforme : voilà autant de raisons qui, d’après nous, font de la pratique des jeux de mots formels un élément de richesse qui en assure, par delà les critiques des esprits chagrins, la fortune et l’intérêt durables.
Bibliographie
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Note
↑ 1 A remarquer l’occurrence précédente de « panique », qui instaure une correspondance paradigmatique : celle-ci contribue à brouiller l’émergence du « second degré » grivois et pousse de ce fait le chanteur à adopter l’orthographe de ce dernier. Le texte écrit se trouve donc être plus explicite que le texte chanté, ce qui instaure une dynamique intéressante entre l’oralité – ambiguë – et l’écriture – permettant de donner une indication sur la lecture préférentielle à l’intérieur d’un paradigme qui demeure tout de même polysémique.
↑ 2 Bergson (1900, p. 105) utilise, quant à lui, le terme de « comique de mots ». Nous avons préféré une appellation plus large, parce que la dimension perlocutoire du rire n’est pas constitutive de l’humour (à la différence du comique de Bergson), et qu’il serait réducteur de se borner à des homophonies sur des mots isolés, alors que les séquences homophoniques sont souvent beaucoup plus larges.
↑ 3 D’où découlent certains jeux basés sur l’homophonie comme les kyrielles (marabout - bout de ficelle – selle de cheval…) que tous les enfants connaissent.
↑ 4 On peut ajouter une classification complémentaire, suivant que les deux lectures alternatives sont linéarisées (calembour in praesentia) ou que la tâche de découvrir l’énoncé homophone alternatif est laissée au destinataire (calembour in absentia).
↑ 5 Dans cet exemple, le procédé est répété trois fois : nous considérons en effet que la prononciation alphabétique des sigles individualise les lettres qui les composent ; chacune d’entre elles peut donc être considérée comme un mot, tandis que dans la prononciation liée typique des acronymes, les lettres perdent leur autonomie au profit de l’unité acronymique.
↑ 6 C’est Claude Gagnière (1998), qui dévoile cette fausse attribution.
↑ 7 Le calembour in absentia est activé par l’antanaclase pronominale qui oblige le locuteur à la recherche d’un antécédent à réinterpréter la séquence phonétique. L’énoncé se double ainsi accessoirement d’un zeugme (lit vide/livide est objet du premier verbe et attribut du deuxième).
↑ 8 La progressive antériorisation de la prononciation de /ɑ/ neutralise l’opposition /ɑ/ - /a/ et permet de ce fait l’homophonie entre hameçons et âmes sont Cf. Carton (2000), p. 56-57, pour une description du phénomène d’antériorisation vocalique.
↑ 9 A remarquer que l’ensemble du couplet admet une lecture cohérente dans les deux cas, puisque le verbe pécher/pêcher est lui aussi passible d’une double interprétation (qu’on peut décrire en terme de calembour ou d’équivoque, selon l’appellation traditionnelle), déclenchée par le syntagme nominal précédent : âmes tordues / commettre des péchés ; hameçons / aller à la pêche.
↑ 10 Dans ce cas, le calembour est amené par le télescopage de deux structures indépendantes « tomber à l’eau »et « menthe à l’eau ») : l’emploi de la locution « tomber à l’eau », au sujet d’une histoire sentimentale, permet l’association, dans le syntagme final, des mots « amante » et « eau », sans que cela paraisse surprenant, en même temps qu’elle fait apparaître le syntagme alternatif, annoncé par le titre et dont on attend l’apparition, « la menthe à l’eau ».
↑ 11 En Italie, où la tradition des charades est aussi importante qu’en France (cf. Serra 2000), celles-ci associent obligatoirement homophonie et homographie, tandis que le français possède le ressort supplémentaire que constitue l’absence d’univocité dans le rapport phonèmes-graphèmes.
↑ 12 Autres appellations, moins courantes, qu’il est possible de rencontrer pour désigner ces types de productions: vers millionnaires, vers homophones, vers olorimes (sic).
↑ 13 Charles Cros, « L’église des totalistes », La Revue du Monde Nouveau, in C. Cros (1997), p. 610. L’auteur présente ce poème, intitulé « A un page bleu de la reine Ysabeau » comme exemple de ce qu’il appelle « rimes totales », pratiqués par des épigones des parnassiens. L’auteur de ces vers, que Cros n’indique pas, est probablement Théodore de Banville.
↑ 14 Il s’agit de la Satire XII Sur l’Equivoque. C’est en effet par ce terme qu’on désignait, jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle, les calembours, les paronomases et, parfois, les contrepèteries.
↑ 15 Nous faisons remarquer, une fois de plus, que l’ensemble de ces jeux de mots se fonde sur une réalisation des voyelles centrales neutralisant la distinction entre /ə/ - /ø/ et /œ/, phénomène assez généralisé dans la prononciation courante. Par ailleurs, il est peut-être bon de signaler que les regroupements accentuels et syntaxiques entraînent aussi des pauses permettant de différencier ultérieurement les deux suites : pour nous en tenir au premier hémistiche, pas de pause dans le premier vers et deux pauses, en correspondance des virgules graphiques, dans le quatrième vers, où la réalisation de la pause avant le verbe aime peut aussi déclencher un coup de glotte. Il s’agit cependant de pauses virtuelles, dont la réalisation dépend du débit et du style individuel de lecture. Nous nous interdisons donc d’utiliser ces pauses comme argument contre l’homophonie parfaite.
↑ 16 Il s’agit de l’incipit de la « Ballade unissonante par équivoques à refrain, exhortative et démonstrative, quest ce que d’amour des femmes & des sots amoureux », p 60 verso de l’édition de 1534.
↑ 17 Antistrophe a, dans le vocabulaire ludolinguistique de l’époque, le sens de contrepèterie par permutation d’une lettre. Cf. Tabourot (1582), p. 82 recto : « Antistrophe est proprement une alternative conversion de mots »
↑ 18 Auxquels il faut ajouter, bien sûr, les diacritiques.
↑ 19 Ou, parfois, rien du tout, comme c’est le cas d’un grand nombre de graphèmes morphologiques placés surtout à la fin des mots (marques de féminin ou de pluriel ; morphèmes personnels de conjugaison), ainsi que de « lettres muettes », généralement de nature étymologique.
↑ 20 Poème paru dans Le Journal, 4 avril 1897.
↑ 21 L’autre transcription, « normale » et anodine, de cet énoncé émerge seulement à la lecture (mentale ou oralisée, peu importe) du syntagme, ce qui révèle la linéarisation provisoire et le télescopage de deux séquences paradigmatiques incompatibles. Ceci prouve une fois de plus la nécessité d’un signal de décrochage pour inviter à une lecture « au second degré » : la transcription canonique « L’Amour avec un grand A » n’aurait certainement évoqué l’interprétation malicieuse que chez une minorité de lecteurs à l’esprit mal tourné, tandis que la transcription de la séquence la moins probable ne bloque pas l’interprétation de base mais, bien au contraire, déclenche une forme de connivence entre destinateur et destinataire, absolument indispensable dans les jeux de mots.
↑ 22 Dont la formule pourrait être « le xyyyy avec un grand X ».
↑ 23Cf. Carton (2000), p.56-57.
↑ 24 Signalons que l’ambiguïté « un vieil armagnac / un vieillard maniaque » n’est possible que grâce aux caractéristiques accentuelles du français dont nous avons parlé plus haut : la prononciation de ce groupe nominal et accentuel, dans l’élocution ordinaire, ne comporte en effet qu’un seul accent, en fin de groupe, sur /-ak/, tandis que les accents secondaires n’apparaissent qu’en présence d’une prosodie contrastive, ce qui se passe lorsque le calembour est expliqué.
↑ 25 Voici le jugement de Petitot (1817, p. 5-6) : « Il se fit une habitude des jeux de mots qu’on appelle aujourd’hui calembourgs, qu’on désignait du temps de Molière sous le nom de turlupinades ; et il poussa cette manie aussi loin qu’elle peut aller, puisqu’il fit imprimer une brochure toute remplie de ces mauvaises plaisanteries qu’on se contente ordinairement de dire. Sa réputation à cet égard est devenue populaire, ce dont il est difficile de le féliciter ».
↑ 26 Signalons que V. Hugo lui-même, malgré ce jugement, se délectait de calembours et certains lecteurs à l’esprit mal tourné ont remarqué que cette phrase renferme à son tour une contrepèterie (involontaire ?) : la fiente de l’esprit qui vole – la fente de l’esprit qui viole…