Une distinction classique reformulée: figures du conflit conceptuel et figures de l’interprétation des messages
Indice
1. L’ironie : trope ou figure de pensé ?
La position de l’ironie parmi les figures a fait l’objet de nombreuses controverses dans la tradition rhétorique, mais il y a un point qui ressort avec une grande clarté de toutes les approches : la distinction entre des figures comme la métaphore, qui, tout en étant destinées à recevoir une interprétation dans le discours, s’enracinent d’abord dans la structure du signifié d’une phrase, et des figures comme l’ironie ou l’allégorie, qui concernent le comportement du signifié d’une phrase dans le discours. Cette différence, à mon avis, doit être sauvegardée, car elle repose sur une intuition tout à fait juste. Simplement, elle a besoin d’être reformulée dans un langage cohérent, se fondant sur des bases conceptuelles solides.
Dans mon papier, je ne parlerai pas particulièrement de l’ironie en tant que figure spécifique, mais j’essaierai d’identifier l’espace qu’elle occupe dans la description linguistique avec d’autres figures qui se comportent de la même façon. Il s’agit donc, dans un certain sens, d’un travail préliminaire à l’analyse véritable de l’énonciation ironique.
1. L’ironie : trope ou figure de pensé ?
Comme le souligne Perrin (1996), la tradition rhétorique nous a légué deux définitions de l’ironie, lui reconnaissant chacune une place différente parmi les figures. Associées chez Cicéron, les deux identités de l’ironie divergent dans la grammaire et la rhétorique françaises classiques. L’ironie est considérée comme une figure de mot – un trope – par Dumarsais, et comme une figure de pensée chez Beauzée1. Une position intermédiaire est celle de Fontanier (1968), qui, tout en considérant l’ironie comme un trope, la distingue des « tropes en un seul mot, ou proprement dits », auxquels appartiennent la métonymie et la métaphore, pour la ranger parmi les « tropes en plusieurs mots », aux côtés de l’allégorie, de l’hyperbole, et de la litote.
Ces conclusions opposées – l’ironie est un trope, l’ironie est une figure de pensée - se fondent sur un présupposé commun, à savoir sur l’idée qu’un trope est un changement de signification pouvant atteindre ou bien un mot isolé ou bien toute une proposition. De ce fait, ranger l’ironie parmi les tropes, implique y reconnaître un changement de signifié ; la ranger parmi les figures de pensée, signifie nier qu’elle entraîne un changement de signifié.
Pour Dumarsais (1988 : 135), on a un trope chaque fois qu’un mot « perd sa signification propre, et en prend une nouvelle », et l’ironie est un trope du fait qu’elle change le sens d’un ou plusieurs mots : « les mots dont on se sert dans l’ironie, ne sont pas pris dans le sens propre et littéral » (156)2. Si les tropes changent le contenu d’un mot ou d’une phrase, les figures de pensée exhibent un décalage entre le contenu d’une phrase et le contenu de la pensée qu’elle est chargée de véhiculer dans le discours. Pour Beauzée (1967 : 907), les mots gardent leur signification dans l’énoncé ironique ; c’est la pensée qui s’écarte de la signification de l’énoncé qui la porte à l’expression : « Or, il me semble que dans l’ironie, il est essentiel que chaque mot soit pris dans sa signification propre […] C’est la proposition entière, c’est la pensée qui ne doit pas être prise pour ce qu’elle paraît être ; en un mot, c’est dans la pensée qu’est la figure ». La position de Fontanier est moins nette. D’une part, il étend l’idée d’un sens tropologique du mot isolé à la phrase, ce qui lui permet de ranger l’ironie parmi les tropes : « les propositions peuvent, comme les mots, offrir une sorte de sens tropologique, et […] c’est toutes les fois que, par l’ensemble de l’expression, elles font entendre à l’esprit toute autre chose que ce qu’elles semblent dire, prises à la lettre » (1968 : 75). D’autre part, au moment de donner une définition, il ne caractérise pas l’ironie comme le changement de signifié d’une phrase, mais comme une stratégie amenant le locuteur à confier sa pensée à une expression au signifié antiphrastique : « L’ironie consiste à dire par une raillerie, ou plaisante ou sérieuse, le contraire de ce qu’on pense, ou de ce qu’on veut faire penser » (1968 : 145-146). S’il ne l’avait pas explicitement classé parmi les tropes, on dirait que Fontanier considère l’ironie, à l’instar de Beauzée, comme une figure de pensée.
La distinction classique entre tropes en un seul mot et tropes en plusieurs mots d’une part, et entre tropes et figures de pensée de l’autre, est une distinction qui est à la fois essentielle pour la description du discours figuré, et fondée sur un sol de présupposés conceptuels peu solide et glissant.
La distinction entre tropes en un seul mot et tropes en plusieurs mots se fonde sur la primauté du mot comme signe de l’idée simple que la rhétorique classique hérite de la philosophie du langage de Locke par l’intermédiaire de la Grammaire Philosophique. Comme l’écrit Fontanier (41), « La pensée se compose d’idées, et l’expression de la pensée par la parole se compose de mots ». Or, la valeur d’un mot ne se réduit pas à sa relation verticale avec l’idée, mais dépend tout aussi bien de ses relations horizontales d’une part avec les valeurs concurrentes appartenant au même champ lexical3, et de l’autre avec les valeurs co-occurrentes dans la structure de la phrase modèle4. Évalué au jour de ces critères, un trope se présente comme le changement de signification d’un mot dans un seul cas, à savoir en présence de catachrèse, lorsque le trope ne se limite pas à évoquer sur place une idée différente, mais aboutit à la création d’une valeur lexicale indépendante présentant des propriétés combinatoires indépendantes. Cela ne se produit pas en présence d’un trope vivant.
Si nous confrontons l’expression Jean a versé une somme d’argent avec Jean a versé du vin, nous constatons l’absence de conflit entre le verbe et l’objet dans les deux cas, malgré l’hétérogénéité des objets directs : la classe des substances concrètes liquides et la classe des valeurs monétaires. Cela montre que le verbe verser a adapté sa signification au contenu de l’objet ‘argent’, développant une acception distincte. Les deux emplois de verser renvoient à deux valeurs différentes dans le paradigme, et présentent de ce fait des propriétés combinatoires distinctes.
Confrontons maintenant l’expression Jean a versé du vin avec Le ciel bas et lourd […] nous verse un jour noir plus triste que les nuits (Baudelaire). Le premier emploi de verser est tout à fait cohérent du fait que l’objet tombe dans une classe d’objets admise par le verbe : les substances concrètes liquides. Le second, par contre, donne lieu à un conflit conceptuel : l’objet se situe en dehors non seulement de la classe d’objets solidaire du verbe – les substances liquides - mais aussi de son domaine ontologique : les substances concrètes. Donc, le conflit dérive précisément du fait que le verbe verser n’a pas adapté sa signification au contenu de l’objet, développant de ce fait une valeur distincte, mais a gardé intacte sa signification - sa valeur dans le paradigme et ses propriétés combinatoires.
Si ces remarques sont justes, tout l’édifice des distinctions classiques se trouve dépourvu de ses fondements conceptuels. S’il n’est pas correct de définir un trope ponctuel comme le changement de signifié d’un mot, il est insensé à plus forte raison de définir un trope diffus comme un changement de signification de tout un énoncé : un énoncé qui véhicule un message différent de son signifié ne change pas de signification, mais se limite à recevoir une interprétation non littérale. Ce n’est pas le sens de quelques mots qui change, ni à plus forte raison le sens de toute une phrase – c’est le message contingent qui s’éloigne du signifié de l’énoncé qui le véhicule. L’interprétation non littérale, par ailleurs, n’est pas l’apanage des tropes, mais elle intéresse tout énoncé lancé dans la communication. Quant à la distinction entre tropes en plusieurs mots et figures de pensée, elle se vide de son contenu : si le trope diffus n’est pas un changement de signification de toute une phrase, mais la découverte d’une pensée écartée de son signifié, il ne se distingue en rien d’une figure de pensée.
Sur ces prémisses, les distinctions classiques perdent le langage qui permet de les formuler de façon cohérente. Comme il arrive souvent dans le domaine de la connaissance, cependant, les difficultés de formulation ne condamnent pas les intuitions justes, mais poussent à trouver un langage plus adéquat. L’idée qu’Achille finit par dépasser la tortue était une intuition juste même à l’époque où le langage mathématique n’était pas en mesure de la formuler d’une façon cohérente. Face à un monument dont la charpente est menacée par une défaillance des matériaux, on peut choisir de le raser, mais aussi de le restaurer, si nous pensons que sa beauté et ses fonctions valent l’investissement. Le but de ce papier consiste précisément à restaurer l’intuition classique la reformulant dans un langage cohérent. Plus précisément, je me propose de définir la place exacte de l’ironie dans la famille des figures, et d’éclairer les catégories qui interviennent dans la description de sa structure et de ses stratégies interprétatives.
2. L’idée de conflit
L’image suggestive de G. de Vinsauf5 renaît huit siècles plus tard dans la définition de la métaphore par Black (1954) : comme une brebis saute la haie et envahit le pâturage d’un autre, un concept étranger – le foyer – fait son irruption dans une phrase qui parle d’autre chose– le cadre. Dans la définition de Black, la métaphore n’est pas l’aventure d’un mot isolé, mais une relation entre concepts hétérogènes engagés dans la construction du signifié d’une phrase. La métaphore ne se définit pas comme la perturbation de la relation verticale entre un mot et une idée, mais comme un conflit entre concepts, qui se déclenche dans la structure d’une phrase précisément parce que chaque mot est solidement ancré à sa contrepartie conceptuelle. Ce que Black affirme de la topographie de la métaphore peut être dit des tropes en général : le trope naît d’un conflit entre un foyer étranger et le cadre qui l’accueille. Et c’est précisément grâce à l’idée de conflit, de son articulation grammaticale et textuelle et des stratégies d’interprétation qu’il promeut, que l’intuition classique peut être reformulée dans des termes rigoureux.
2.1. Les deux sources du conflit : cohérence conceptuelle et cohérence textuelle
Comme Conte (1988 : Ch. 2) l’a signalé, le terme cohérence est polysémique, et s’applique aux expressions linguistiques dans deux acceptions différentes : comme cohérence conceptuelle (en anglais consistency) et comme cohérence textuelle (coherence).
La cohérence conceptuelle est la propriété négative d’un contenu complexe isolé, qui trouve dans la phrase sa limite supérieure d’application. La cohérence conceptuelle dénote l’absence de contradiction sur le plan formel ou d’incohérence sur le plan substantiel, dans le signifié complexe d’une expression. Une phrase comme Nous nous baignons et nous ne nous baignons pas dans le même fleuve (Héraclite) est contradictoire, alors qu’une phrase comme La solennité de la nuit, comme un fleuve, / sur Paris dormant ruisselait (Baudelaire) est incohérente. Dans les deux cas, les concepts convoqués ne s’intègrent pas dans un concept complexe cohérent. La cohérence textuelle, pour sa part, est la propriété positive d’une relation, qui trouve dans la phrase sa limite inférieure d’application. La cohérence textuelle donne un contenu à la relation entre le signifié d’un énoncé et le milieu communicatif qui l’accueille, à savoir une situation communicative ou un texte. Un texte est cohérent si tous les énoncés qui le forment concourent à la mise en place d’un projet communicatif unitaire et reconnu comme tel.
La cohérence conceptuelle se fonde sur un système de critères qui sont à la fois externes au texte et stables dans le temps. La cohérence formelle repose sur le principe de non contradiction. Les critères de cohérence substantiels, qui gouvernent la cohérence des contenus conceptuels, forment une ontologie naturelle partagée qui fonctionne comme une véritable grammaire des concepts limitant sévèrement leurs combinaisons admises. Un concept abstrait, par exemple, ne peut pas être versé ; un être inanimé n’est pas censé pouvoir rêver ou répondre à nos questions. La cohérence textuelle, par contre, se base sur un projet communicatif qui est à la fois interne au texte et contingent, lié à la structure spécifique et aux fonctions occasionnelles d’un texte particulier.
La cohérence conceptuelle n’est pas une propriété constitutive essentielle d’une phrase. Un phrase qui a un contenu conflictuel reste une phrase, pourvue d’une structure grammaticale et d’un signifié complexe. La cohérence textuelle, au contraire, est la propriété constitutive d’un texte. Une séquence incohérente d’énoncés signifiants n’est pas un texte (Conte 1988: 29).
Étant défini en termes de rupture de cohérence, le terme conflit est à son tour polysémique. Le conflit peut se déclencher soit à l’intérieur de la phrase, entre les concepts atomiques qui forment son contenu, soit entre une phrase en elle-même parfaitement cohérente et le milieu communicatif qui l’accueille. Dans le premier cas, il s’agit d’une rupture de la cohérence conceptuelle : nous parlerons en ce cas de conflit conceptuel. Dans le second, il s’agit d’une rupture de la cohérence thématique constitutive d’un texte suivi : nous parlerons en ce cas de conflit textuel.
A partir de cette distinction, les tropes ponctuels, traditionnellement qualifiés de « tropes en un seul mot » sont des stratégies de valorisation de l’incohérence conceptuelle : dans le contenu d’une phrase, il y a au moins un mot qui ne s’intègre pas de façon cohérente dans le cadre conceptuel qui l’accueille. Ils peuvent être définis comme figures du conflit conceptuel. Tant les tropes « en plusieurs mots » que les « figures de pensée », au contraire, valorisent l’incohérence textuelle : dans un texte donné, il y a au moins un énoncé dont le contenu, tout en étant cohérent sur le plan conceptuel, ne s’intègre pas dans la progression thématique du texte qui l’accueille. Ils peuvent être définis comme figures de l’interprétation des messages.
Si nous confrontons la métaphore et l’allégorie, la différence que nous venons d’esquisser peut être saisie d’une façon immédiate, grâce à la présence d’un terrain commun : les deux figures poussent également vers l’interaction entre deux domaines conceptuels différents et vers la recherche d’analogies projectives.
Dans le récit de Luc (8, 5-8), la parabole du semeur se présente en forme d’allégorie :
Exiit qui seminat, seminare semen suum: et dum seminat, aliud cecidit secus viam, et conculcatum est, et volucres caeli comederunt illud. Et aliud cecidit supra petram: et natum aruit, qui non habebat humorem. Et aliud cecidit inter spinas, et simul exortae spinae suffocaverunt illud. Et aliud cecidit in terram bonam: et ortum fecit fructum centuplum.
Comme la métaphore et la similitude, l’allégorie se sert d’un thème – les semailles – pour en illustrer un autre – l’accueil de la parole de Dieu. Toutefois, son caractère de figure ne transparaît pas du passage cité, qui est conceptuellement cohérent : à la différence de ce qui se passerait dans une métaphore - La parole de Dieu est un semeur… - ou dans une similitude - La parole de Dieu est comme un semeur… - le thème de la parole de Dieu n’y apparaît pas. Si du récit du semeur nous remontons à la parole de Dieu, ce n’est qu’incluant le passage conceptuellement cohérent dans un texte qui parle d’autre chose. C’est à ce moment que l’impératif de cohérence textuelle nous oblige à appliquer à la parabole une interprétation non littérale, et notamment allégorique.
S’enracinant dans la structure d’une phrase, le conflit conceptuel a une grammaire à lui (Prandi 1992 ; 2004 : Ch. 11) : le foyer étranger peut se présenter comme un nom référentiel ou prédicatif dans tous les tropes, et seulement dans la métaphore comme un verbe, un adjectif ou même un adverbe. La position du foyer contribue à la discrimination entre métaphores, métonymies et synecdoques. Dans la métaphore, elle affecte la forme de l’interaction conceptuelle, qui a son tour agit sur les stratégies d’interprétation. Le conflit textuel, au contraire, n’a pas de structure grammaticale - il n’a qu’une histoire interprétative.
3. L’interprétation des figures : caractères spécifiques
A ce point de l’argumentation, cependant, une difficulté surgit. En présence de tropes ponctuels, la présence d’un conflit conceptuel interne à la phrase fournit une justification spécifique à une interprétation non littérale. Un trope diffus, par contre, se comporte à première vue comme tout énoncé conceptuellement cohérent qui, sous la pression de l’impératif de cohérence textuelle, reçoit une interprétation non littérale6.
En effet, l’interprétation non littérale est loin d’être l’apanage exclusif des figures. Tout énoncé engagé dans la communication est systématiquement soumis à l’épreuve de la cohérence avec son milieu communicatif. Le signifié complexe de l’expression linguistique fonctionne en bloc comme l’indice d’un message : dans la dimension contingente de l’acte de communication, il se met au service d’un projet communicatif cohérent (Prandi 2004 : Ch. 1). Si le signifié de l’expression est cohérent avec le milieu qui l’accueille, il reçoit une interprétation littérale. Un énoncé tel que Les poulies grincent, par exemple reçoit une interprétation littérale en tant que réponse à la question D’où vient ce bruit ? En ce cas, le contenu du message ne s’éloigne pas du signifié de l’expression. Si son signifié n’est pas cohérent avec le milieu, par contre, il fait l’objet d’une interprétation non littérale : le contenu de l’expression, sur le fond d’un champ d’interprétation – d’une constellation contingente de données jugées pertinentes lors de l’acte de communication - forme la prémisse d’un travail inférenciel dont la conclusion est le message7. C’est ainsi qu’une expression comme Les poulies grincent peut finir par acquérir une valeur de message aussi imprévisible que « Il fait beau » :
Dans un quartier où nous avons habité, dans presque chaque jardin était installée une corde à sécher le linge, montée sur deux poulies. Celles-ci étaient rouillées, naturellement, et grinçaient pendant la manoeuvre. Comme on pendait le linge surtout par ciel ensoleillé, la phrase Les poulies grincent avait fini par signifier8, dans le cercle familial, «Il fait beau» (Henry 1971: 21).
Tout cela pose une question : qu’est-ce qu’il y a donc de spécial dans l’interprétation d’une figure ?
3.1. Chemins tracés entre signifiés et messages
Le clivage essentiel entre le signifié de l’expression et le message d’une part, et le caractère indexical et donc contingent de leur relation de l’autre, ouvrent un espace dans lequel le travail d’inférence accompli par le destinataire se charge de tracer à chaque occasion un parcours interprétatif différent. Or, il est clair que cet espace interne de la communication ne connaît pas de chemins tracés au préalable, mais il est en principe ouvert à toute sorte de parcours. Chaque chemin est tracé sur le sable et tout de suite effacé, comme un itinéraire dans le désert. Chaque interprétation non littérale est une aventure dans un espace ouvert caractérisé par l’absence de contraintes et de rails qui limitent le jeu des inférences : la relation indexicale est façonnée sur place par la constellation contingente et imprévisible des facteurs constitutifs du champ d’interprétation.
Dans les cas où une interprétation est à la fois non littérale et figurée, les choses ne se déroulent pas exactement de cette façon. L’espace interne de l’interprétation se remplit de parcours tracés et reconnaissables. Et c’est sur la base de la nature de ces parcours que la tradition a tracé des frontières raisonnables entre les figures de l’interprétation des messages. Les figures de l’interprétation comme l’allégorie, l’hyperbole, l’ironie, la litote peuvent être vues comme des stratégies spécifiques pour orienter un travail interprétatif en lui-même dépourvu de chemins tracés au préalable et bâtir des ponts conceptuels identifiables entre le contenu des énoncés en conflit. Poussée par le même impératif de cohérence avec le milieu textuel qui déclenche l’interprétation non littérale de tout énoncé, l’interprétation non littérale de l’énoncé tropique donne une forme, une géométrie, à l’espace ouvert par la relation indexicale entre signifiés et messages contingents. Entre le beau temps et le grincement des poulies, on ne voit a priori aucune relation. Entre le signifié et le message d’une figure, on identifie un chemin.
L’allégorie trace dans l’espace de l’interprétation une relation d’analogie projective : la parabole du semeur est un bon exemple. Les cas les plus typiques d’ironie imposent au même décalage une relation antiphrastique :
Pierre : C’est une belle journée pour un pique-nique
[Ils partent en pique-nique et il se met à pleuvoir]
Marie : Effectivement, c’est une belle journée pour un pique-nique (Perrin 1996 : 133)
Dans l’hyperbole, le contenu de l’expression amplifie le contenu du message, que l’interprétation s’efforce de réduire à ses dimensions réelles9 – et l’amplification franchit volontiers les limites de la cohérence conceptuelle :
Matamore : Le seul bruit de mon nom renverse les murailles
Défait les escadrons et gagne les batailles (Corneille, cité par Perrin 1996 : 82)
Et ainsi de suite.
3.2. La dimension interpersonnelle
Jusqu’à présent, nous nous sommes limités à focaliser la relation que la figure d’interprétation trace entre deux ordres de contenus : le signifié de l’expression et le contenu du message. Mais s’agissant de phénomènes textuels, nous pouvons nous attendre à la présence de chemins reconnaissables à d’autres niveaux, et notamment dans la dimension interpersonnelle. L’ironie, notamment, est inséparable de l’allusion à la parole d’autrui, et d’une dissociation, peu importe si « plaisante ou amère » (Fontanier), par rapport à une énonciation réelle ou présumée de la lettre de son énoncé (Sperber, Wilson 1978). Dans l’exemple que nous venons de citer, le renversement antiphrastique va de pair avec le tour de rôle dialogique :
Pierre : C’est une belle journée pour un pique-nique
[Ils partent en pique-nique et il se met à pleuvoir]
Marie : Effectivement, c’est une belle journée pour un pique-nique
Reprenant une intuition de Fontanier, Perrin (1996 : 104) va jusqu’à renverser la hiérarchie traditionnellement reconnue entre la composante polyphonique et la composante antiphrastique : « ce n’est pas la raillerie ironique qui découle de l’antiphrase mais l’inverse : l’antiphrase est une conséquence indirecte et secondaire de la raillerie ». Probablement, ce qui caractérise l’ironie est la présence simultanée des deux facteurs, leurs équilibres changeants.
Le conflit entre sujets qui affleure dans l’ironie se déguise en conflit conceptuel, et plus précisément en contradiction, dans l’oxymore. En effet, il y a des oxymores dont l’énonciation se justifie en tant qu’acte cohérent sur la base d’une dissociation des énonciateurs, qui se font paladins de vérités opposées10. Dans un énoncé come Les législateurs des pays membres se hâtent lentement d’harmoniser leurs législations (Journal de Genève), par exemple, le journaliste oppose l’adverbe antiphrastique à la citation littérale de l’affirmation des législateurs. Flaubert se sert du même instrument pour se moquer de Binet, de ses occupations médiocres qui amusent l’intelligence par des difficultés faciles. Bien sûr, l’association de l’oxymore et de la moquerie ironique n’est qu’une rencontre occasionnelle. Quand Antigone avoue à Ismène son intention d’accomplir un crime saint, le conflit des personnalités et des visions du monde tourne à la tragédie. Toute circonscrite qu’elle soit, l’aire de superposition fonctionnelle entre oxymore et ironie est significative de la richesse de moyens dont le locuteur dispose pour atteindre ses buts communicatifs.
Plus largement, si nous quittons le terrain des contenus conceptuels pour nous tourner vers la dimension interpersonnelle du message, l’espace accessible à la mise en place de figures multiplie ses plans. La litote et la question rhétorique partagent avec l’ironie la structure antiphrastique, qui cependant se déplace des contenus aux forces illocutoires : pour affirmer, la première se sert de la forme d’une négation, et la seconde d’une question. Dans le même espace libre parcouru dans tous les sens par les actes de langage dits indirects, la figure trace des itinéraires reconnaissables. En croisant contenus, forces et relation antiphrastique, nous découvrons des questions rhétoriques au contenu ironique – Tu crois donc à Père Noël ? – et des ordres rhétoriques ironiques : Fais confiance à un type comme ça ! La communication est complexe, et ses figures aussi.
Références bibliographiques
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M.-E. Conte (1988) : Condizioni di coerenza, La Nuova Italia, Firenze. 2e éd. par B. Mortara Garavelli, Edizioni dell’Orso, Alessandria.
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Note
↑ 1Pour une exposition analytique, cf. Perrin (1996 : Ch. 3).
↑ 2 Dumarsais pense évidemment en premier lieu aux exemples d’ironie où le pivot de l’antiphrase est un mot dont le contenu semble littéralement se renverser : En France, le vocabulaire des adolescents s’est ‘enrichi’ (= appauvri) de mots empruntés à l’anglais et au langues de banlieu (Le Monde, cité par Perrin (1996 : 137)).
↑ 3 L’idée que la valeur d’un signe dépend non seulement de sa relation verticale et externe avec les objets d’expérience, mais aussi de sa relation horizontale et interne à la langue avec les signes concurrents dans la struture du lexique remonte à Saussure (1916(1972 : 155)). A partir de l’intuition de Saussure, Trier (1931) formule la notion de champ sémantique, et Lyons (1963) définit le réseau des relations entre signifiés dans la structure du lexique.
↑ 4 G. Gross (1994) décrit la polysémie en termes combinatoires : chaque acception d’un verbe polysémique, en particulier, présente un réseau d’arguments spécifique, défini en termes de catégories ontologiques – par exemple « humain », « animé », « inanimé » – et, de manière plus fine, de classes d’objets : par exemple « moyens de transport », « supports d’écriture ». Le verbe verser, par exemple, prend come objet la classe des substances concrètes liquides dans l’une de ses acceptions, et la classe des valeurs monétaires dans l’autre. Il y a deux conséquences de ce choix méthodologique qui sont pertinentes pour notre analyse : en premier lieu, l’unité minimale pour la description du signifié des mots, de leur identité et de leur changements, passe du mot lui-même à la phrase modèle au contenu cohérent et approprié ; ensuite, le conflit devient un critère pour séparer la polysémie – et donc la catachrèse et le changement de signifié – du trope vivant.
↑ 5G. de Vinsauf, « Poetria Nova », in Faral (1924).
↑ 6Tel est l’avis de Sperber et Wilson (1986; 1986a): tout énoncé ne représente en principe qu’une approximation au message visé par le locuteur, le point de départ d’un développement inférenciel. Sur cette base, il n’y a aucune raison pour attribuer aux tropes des stratégies d’interprétation spéciales.
↑ 7Sur la notion de champ d’interprétation, cf. Prandi (1992 : Interlude; 2004: Ch. 1). Le sens spirituel tel qu’il est défini par Fontanier (1968 : 58-59) ressemble davantage à l’issue d’un acte d’interprétation non littérale plutôt qu’à un changement de signifié de toute une phrase: « Le sens spirituel, sens détourné ou figuré d’un assemblage de mots, est celui que le sens littéral [à savoir, le signifié de la phrase] fait naître dans l’esprit par les circonstances du discours, par le ton de la voix, ou par la liaison des idées exprimées avec celles qui ne le sont pas ». Le sens spirituel est clairement une valeur contingente tirée par inférence du signifié d’une phrase sur le fond d’un champ d’interprétation.
↑ 8Remarquons l’utilisation du verbe signifier, qui décrit l’acquisition contingente d’une valeur de message éloigné du signifié grâce à une interprétation non littérale comme un changement de signifié de la phrase : or, il est clair que la phrase Les poulies grincent ne signifiera jamais «Il fait beau».
↑ 9Sur l’hyperbole, voir Perrin (1996).
↑ 10La dissociation des responsabilités énonciatives est un exemple d’énonciation polyphonique: Cf. Ducrot (1980); Mortara Garavelli (1985).