L’humour de Ben
Indice
1. Les rapports linguistique / iconique
« l’art fait rire » (Ben)
Ben Vautier est né à Naples en 1935. L’artiste d’origine napolitaine est un Niçois d’adoption. Sa personnalité exubérante, généreuse et prolixe est connue et reconnue aussi bien dans les milieux artistiques que par les gens de la rue (surtout sur la côte d’Azur) interpellés par ses « performances ». En effet, c’est en croisant, même subrepticement, ses tableaux d’écriture, ou leurs reproductions – innombrables –, au détour d’une vitrine, sur un tee-shirt, sur un « vulgaire » et anodin objet de consommation (tel que cahier, stylo, timbre poste, agenda etc…), qu’instinctivement un sourire se dessine sur le visage de l’observateur-lecteur. C’est une brève étude linguistique que nous proposons ici pour ces productions artistiques, en l’abordant cependant sous l’angle plus large d’une sémiologie intégrée et en essayant d’appréhender les rapports de mixtion linguistique-iconique. Pour alimenter notre analyse nous avons examiné environ une soixantaine de ce que l’on pourrait appeler « iconotextes », c’est-à-dire des « tableaux écriture » comme il les appelle lui-même, où le message linguistique ne peut se départir du message iconique1.
1. Les rapports linguistique / iconique
Notre regard amusé et complice face à ces productions et l’humour qui se dégage des œuvres de Ben semblent être l’effet d’une combinaison de quatre, voire cinq variables : le signifiant et le signifié (du signe linguistique à proprement parler), mais aussi, s’agissant ici d’une œuvre picturale, le signifiant et le signifié du signe iconique, ainsi que l’interprétant (différents supports ou contexte au sens large). Le signifiant écrit lui-même doit être abordé sous l’angle de la sémiologie puisqu’il ne se présente pas sous une forme « neutre » de caractères (manuscrits ou imprimés) dénués d’une quelconque connotation ou effet de sens : les techniques de plus en plus ingénieuses d’iconisation de l’écriture et la tentation calligrammique des productions font que ces signifiants se chargent de signifiés (et sont donc déjà des signes à part entière) indispensables à l’interprétation du message linguistique.
Les toiles de Ben dont il est question ici se présentent généralement comme une surface monochrome noire de forme rectangulaire sur laquelle est « dessiné » un message blanc écrit en cursif, de la main de Ben qui signe (et parfois date) ses œuvres. Il s’agit d’une calligraphie régulière dans ses déliés et ses pleins qu’on imagine être celle de la personne Ben ; l’écriture est lisse, arrondie (au lieu du signe diacritique du point figure un rond), « bon enfant », une calligraphie sans nœuds, sans empattements, sans bavures sur lesquels viendraient butter notre regard ou notre lecture ; aucun « écart » d’écriture ne suscite à priori de « surinterprétation », si ce n’est peut-être çà et là quelques « fautes » d’accent (absence de l’accent ou déplacement de celui-ci), par quoi – paradoxalement – le sujet « Ben » apparaît, fait sien le message énoncé. Cette peinture-écriture semble donc devoir être appréhendée pour ce qu’elle donne à voir au premier abord : une suite de signes linguistiques écrits (ou représentés ?) sur un tableau, signes formant un message appartenant au système du français – donc signes linguistiques à défaut d’être pictographiques – qui nous est destiné et que nous devons lire (regarder ?).
A y regarder de plus près, justement, ces documents écrits présentent cependant quelques particularités. L’absence générale de signes de ponctuation (en particulier, du point de fermeture d’énoncé, ainsi que l’absence de la majuscule en ouverture d’énoncé) déréalisent le message, le suspendent dans un temps éternel, sans avant ni après. L’énoncé se pose comme une déclaration de type « gnomique », une sentence résolutive qui n’admet pas de contrepartie. Nombre de ces énoncés appartiennent à un corpus d’expressions parémiques et semblent donc être proférés en dehors de tout lien référentiel : « l’essentiel est de communiquer », « l’art c’est de mettre de l’ordre », « l’art c’est du vol », « aimez-vous les uns les autres », « les temps sont venus », « il faut de tout pour faire un monde », « malheur à celui par qui le scandale arrive »… Certaines expressions semblent être puisées dans un dictionnaire des expressions figées et reproduisent des lambeaux d’énoncés – phrasillons ou holophrases2 – comme : « pour le plaisir », « sans commentaire », « et après ça ? », « c’est pour la vie », « tomber amoureux », « un jour oui un jour non », « rien à dire », « rien de nouveau », « encore des mots ».
Certains sont d’authentiques lieux communs : « bientôt il n’y aura plus de place sur terre », « l’art est une escroquerie » ou encore relèvent de la contre-stéréotypie : « je suis noir et beau » ; d’autres encore sont des paronomases : « l’art ne tient qu’à un fil », « tous egos » « sans toit je meurs » (publié en première page d’un journal vendu par les S.D.F.). Ben peut aussi égrener ses jeux de langage ou idiotismes préférés autour d’un mot-thème: « les mots sont des armes/ le poids des mots / les mots de la tribu / les mots d’amour / entre deux mots / les mots piègent / la peur des mots / un mot pour un autre / la mémoire des mots / le mot de la fin » .
Même lorsque Ben « embraye » son discours par l’emploi du déictique « je » et qu’il se pose en énonciateur-auteur, il use de procédés spécifiques à ce type d’énoncés comme le rythme binaire, les assonances, les figures oxymoriques : « j’ai voulu abandonner l’art mais j’en ai fait de l’art », « je voulais être important et il n’y a pas d’importance », « j’ai voulu tout aimer et je n’ai aimé que moi »…
Nombre de ces déclarations sont apparemment dénuées d’impact direct sur le public-lecteur de Ben, puisque la fonction locutoire est très affaiblie par l’absence de contextualisation linguistique. Mais elles assument en réalité une valeur performative par leur contextualisation spatiale et temporelle et, plus spécifiquement, leur valeur indexicale délibérément mise en scène. La représentation hiérarchique de la disposition des signifiants confère parfois à l’énoncé, des signifiés essentiels à l’interprétation. Ainsi sur une carte d’invitation : « le marché de l’art s’écroule / demain à 18 h 30 » : la scission du message en deux parties confère au deuxième segment une irréfutable fonction illocutoire (voire perlocutoire) ; de même dans « si seule-ment j’avais plus d’èspace » où l’adverbe a subi opportunément une disjonction (le tiret est situé en fin de ligne par « manque d’espace »), montre implicitement la relation que nous, public, devons établir entre le message linguistique et le support auquel il nous renvoie alors que celui-ci est habituellement considéré comme non pertinent dans l’interprétation d’un message écrit.
La valeur indexicale apparaît aussi parfois dans une représentation iconique qui s’adjoint à la « représentation » linguistique par l’image de l’objet référent dont il est question dans l’énoncé, pointé d’une flèche : « encore un fer à repasser qui se prend pour de l’art », « encore un tuyau qui se prend pour de l’art », « encore un rouleau qui se prend pour de l’art », « détail qui m’intéresse » (un gribouillis illisible entouré et pointé d’une flèche).
Cette fonction indexicale du langage est exploitée de manière radicale lorsque la production essaie de mettre en scène une relation entre l’objet d’art en tant que tel (la toile originale), le message linguistique qu’il contient et qui la constitue en partie (le signifiant et le signifié), la représentation iconique de l’objet dont il est question dans l’énoncé (signifiant et signifié) et le contexte physique de la mise en scène. Les mots énoncés, représentés sur une chaîne écrite (et non pas sur une chaîne parlée) peuvent-ils déborder sur la réalité? Métaphoriquement Ben a représenté, par exemple, un fer à repasser qui déborde du cadre-frontière pré-établi de sa toile (un encadrement dessiné à la peinture blanche), établissant un lien entre le champ graphique pertinent et ce qui est extérieur à celui-ci. S’interroger sur la matérialité de la réalité, c’est aussi se proposer de reproduire, d’indiquer le non-représenté, un « blanc », un signifié amputé de son signifiant: dans « la signature manque », on indique d’une flèche l’absence du signe habituellement reconnu comme étant la signature de Ben.
L’artiste nous (re-)pose évidemment la question de l’arbitraire du signe comme jadis Magritte dans « ceci n’est pas une pipe »3.
Il est impossible d’abolir une représentation si ce n’est par de la présence, un être-là de l’objet. Mais l’art n’est-il que représentation et comment forcer cet ultime entrave à la liberté de faire de l’art ? Réintroduire la réalité et abolir la représentation, c’est l’épreuve paradoxale que s’impose l’artiste dans « coin déchiré par Ben » (une toile dont un coin a été déchiré) ou dans « trop tard », « sans importance » (sur une estrade, derrière un rideau de scène ouvert). Contre les productions artistiques destinées à flatter la perception visuelle, Ben propose une interaction « tri-dimensionnelle » à son public. Dans : « if you know the truth ring the bell », l’artiste invite son public à actionner une cloche au bout d’une chaîne et impose, par cet acte, une irruption de la perception auditive. L’art aurait cessé de revendiquer « l’illusion du réel », dit-on : Ben entend démentir ici résolument ce lieu commun.
L’interprétation de certains de ces énoncés se joue dans une relation dialogique imposée et inattendue, en tout cas déconcertante. Tantôt Ben concède expressément au public une liberté totale d’interprétation qui nous déroute par l’énonciation de déictiques isolés comme « ça », « je » qui renvoient à autant de référents indécidables. Tantôt, au contraire, il s’amuse à nous convoquer : « faites le contraire », « regardez ailleurs », « cherchez pas trouvez ! »… nous obligeant à interroger nos intentions et celles de l’artiste, ou bien il se convoque lui-même « regardez-moi cela suffit » (où lui-même est présent assis à côté de son œuvre4).
À l’opposé des valeurs pragmatiques des déictiques, Ben nous lance d’autres morphèmes auxquels nous ne saurions attribuer aucun référent possible, tel ce « mais » qui nous laisse dans un entre-deux d’énoncé, suspendus à ce seul lien pourtant encore inintelligible, connectant deux no-man’s land d’in-sensés, d’in-pensés. Le binôme présence/absence est du reste un concept persistant chez Ben au travers du tout/rien : « l’art total est tout (y compris rien) ».
Chez Ben, l’écrit peut représenter ou interpréter un existant, il peut aussi indiquer la réalité même (fonction indexicale), ou même il peut reproduire expressément un message écrit (lorsqu’il nous livre par exemple une interprétation du texte publicitaire « buvez coca-cola frais » en plagiant la célèbre calligraphie du logo de la marque5), ce qui, par ricochet, nous interroge sur le statut sémiologique des textes autographes de Ben « représentés » sur ses toiles. De fait, ses performances créent une réalité, un événement qui nous questionne sur les usages du langage et de sa transcription sur un axe syntagmatique, sur la frontière indéfiniment dérobée entre signifiant et signifié, représentant et représenté.
2. L’écriture, objet de consommation ou objet d’art ?
Contrairement à une idée reçue, les écrits en tous genres prolifèrent dans nos paysages citadins et notre relation à l’écriture a bien changé, en particulier depuis la révolution informatique. Les genres discursifs se sont multipliés accompagnant les avatars techniques de toutes sortes de supports à clavier. Les écrits (signes linguistiques et signes iconiques) nous informent, nous orientent et sont nécessaires à une habilité particulière sans laquelle nous ne pourrions pas survivre dans nos sociétés urbaines ; l’apposition d’une marque écrite sous forme de signature confère à un objet (une marque et un logo sur un vêtement ou un accessoire), à un espace ou un lieu (des tags) une forte valeur ajoutée en transférant sur le possesseur de l’objet ou la personne auteure de cette expression une identité, sans doute menacée de désagrégation. Une simple inscription peut ainsi décupler la valeur d’un objet. En perdant sa fonction strictement instrumentale, l’écrit est sans doute lui-même devenu objet de consommation de masse.
Du reste, les inscriptions que nous voyons proliférer sur toutes sortes d’objets « prêts à consommer » témoignent de cette tendance à la logorrhée institutionnalisée. L’écrit peut être tyrannique lorsqu’il assume une fonction désignative ou indexicale « redondante » (par exemple lorsqu’une tasse arbore la mention « café » ou « petit déjeuner » prétendant nous interdire d’en user à d’autres fins que celles de contenir du café et/ou de faire partie d’un service de tasses de petit déjeuner). L’écrit imprimé sur un objet ou superposé à un message oral (comme dans certains spots de publicité) peut au contraire faire diversion, en orientant l’interprétation par le dévoilement de l’intention de l’énonciateur, ou par l’évocation d’un monde possible : les assertions se font écho, l’agencement polyphonique diffracte le message premier comme il diffracte l’espace (sur le même objet /tasse/, on trouvera imprimé par exemple « instant sublime », « philtre d’amour »). L’écrit va jusqu’à être subversif en abolissant l’arbitraire du signe comme le ferait volontiers le Humpty Dumpty de Lewis Caroll voulant exercer son « pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire »6 ou, plus précisément pour ce qui nous concerne ici, qu’ « un objet ne tient pas tellement à son nom qu’on ne puisse lui en trouver un autre qui lui convienne mieux »7.
Les mots peuvent sembler en contradiction avec l’usage, la signification, le référent de l’objet qui les supporte (ainsi sur cette même tasse on pourrait lire « roman », « rire » ou, pourquoi pas, « java », « égoïste », « machin », « pis que pendre »… lexèmes ou lexies appartenant à de mystérieux paradigmes sémantiques, dont le sens se soustrait jusqu’à ce que nous décidions d’en saisir une ou des interprétations possibles ).
Les performances de Ben ne craignent pas la trivialisation du marché puisque son art se place d’emblée dans cette boulimie de consommation, la recherche obsédante du nouveau, de l’assouvissement de la possession et du plaisir narcissique qui en découle :
« Toutes mes actions, attitudes et réflexions dans mon œuvre partent du désir d’apporter un Nouveau aussi différent que possible de celui des autres. […] Mes domaines de recherche entre 1959 et 1965 sont de deux ordres : le premier consiste en une suite de geste et de signatures d’appropriation. J’ai signé la notion de Tout, la Mort, Dieu, l’Histoire de l’Art. Ces appropriations apparaissent sous la forme de tableaux écritures, boîtes noires, d’objets sculptures, ready made, certificats, tracts, affiches, gestes, etc . Mon second domaine concerne surtout l’existence et l’essence de l’Art lui-même. Il est une remise en question et une attitude philosophique envers la création artistique. »8
Cette consommation toujours inassouvie envisagée comme « Art total » chez Ben, est pour les consommateurs que nous sommes, significativement susceptible d’affecter toutes les productions humaines (et même tout ce qui constitue l’essence même de l’Homme avec les risques que cela comporte pour sa survie). La langue fait partie de ces productions. Pourquoi ne pas se l’approprier ? C’est précisément ce que fait notre artiste en apposant une signature après en avoir reproduit – ou plutôt interprété – des bribes. Après tout, les multinationales se sont déjà arrogé l’exclusivité de l’usage de certains vocables par l’intermédiaire des noms de marques en préemptant des termes ou des expressions courantes à des fins commerciales. Les marques redoutent la contrefaçon pourtant inévitable lorsque elles-mêmes ont plagié des expressions du langage ordinaire. Ben se contrefait lui-même en reproduisant des copies de ses textes sur une grande échelle, en les mariant avec des objets de consommation courante et en les vendant au prix du marché. C’est pourquoi il faudrait, pour appréhender la valeur sémiologique de ses œuvres, ajouter la valeur des reproductions « industrielles » de celles-ci. Le timbre-poste sur lequel figure l’inscription signée de Ben « ceci est une invitation » ou « merci » nous interroge sur la valeur commerciale de ce timbre-poste et la valeur commerciale de l’œuvre de Ben ; la valeur ajoutée que le timbre-poste confère à l’objet carte postale ou l’enveloppe contenant une lettre, la valeur ajoutée que l’inscription signée de Ben confère au timbre-poste, la valeur linguistique acquise de par son emplacement physique réel.
3. L’humour de Ben
« Les variétés de l’humour sont d’une extraordinaire diversité » affirmait déjà Freud dans son essai sur le mot d’esprit9.
À défaut de pouvoir énumérer de manière exhaustive les traits sémantiques définitoires de l’humour, nous sommes peut-être à même de cerner après ce bref essai d’analyse des œuvres de Ben certains processus sémiologiques qui sous-tendent l’effet d’humour ; ceci nous place d’emblée du côté de la réception de l’œuvre et non pas de son intention.
Ben est sans doute héritier des dadaïstes et des surréalistes pour qui l’humour est, selon l’expression consacrée, une « révolte supérieure de l’esprit ». Le goût pour certaines performances artistiques peut relever d’un habitus culturel, sorte de rite collectif où les personnes d’une même classe sociale privilégient une certaine disposition esthétique envers certaines œuvres. C’est contre cette « noblesse culturelle » telle qu’elle est définie par Bourdieu10 que notre artiste, tout comme les surréalistes, semblent s’ériger : le « rabaissement du sublime »11 – l’une des facettes de l’humour – voilà ce à quoi s’évertue Ben, en parodiant ces pratiques culturellement admises dans une société donnée. Par l’attitude humoristique l’artiste affiche « l’invincibilité du moi face au monde réel [et] affirme victorieusement le principe de plaisir ».12
Du point de vue de l’analyse pragmatique, Ben se pose comme un auteur en rupture avec son énonciation qui lui échappe forcément. L’auteur « Ben » ne se confond pas avec l’énonciateur qui prend en charge les assertions proférées. Certaines d’entre elles peuvent être assimilées à des citations, attribuables à un co-énonciateur qui peut être le partenaire de l’échange communicatif mais aussi un énonciateur représentant une doxa comme dans les énoncés apparentables aux énoncés parémiques13. C’est bien ce dédoublement énonciatif, ce « hiatus entre la situation et le contenu de l’énoncé »14 qui, comme le démontre O.Ducrot, provoque chez nous le plaisir narcissique du divertissement. « L’œuvre croise ensemble deux plaisirs de soi qu’éprouvent l’artiste et le public ; elle veut le faire de façon originale, au sens non pas d’une nouveauté fracassante mais d’une nouveauté narcissique »15.
L’analyse polyphonique de l’ironie met en évidence le fait que la citation doit être reconnue comme telle. C’est à cette condition que la figure ironique se réalise (en vertu de sa re-connaissance) ; dans le cas contraire, c’est-à-dire si la citation n’est pas identifiée comme telle, l’ironie peut se transformer en farce ou en cynisme. La paronomase, groupe de mots d’esprit composant « une condensation accompagnée d’une légère modification »,16 et l’effet d’humour provoqué par l’énonciation de celle-ci, pourrait également relever de cet effet citatif (c’est la reconnaissance de l’allusion à l’expression figée qui entraîne la jouissance). Ceci autorise l’artiste à user d’expressions appartenant à un autre système linguistique que le français comme l’anglais, des lexies qui font également partie de certains patrons formulaires qui nous sont familiers : « what you see is what you get » , « why not ? », « food for thought » (allusion à « food for oil »). L’usage systématique de ces expressions qui font écho en nous nous invite à les resémantiser, à les recharger d’un poids sémantique dont on les avait délesté.
L'ironie est une figure rhétorique "à deux têtes". Elle peut provenir de l'association "simpliste" ou faussement naïve de deux faits constatés dans le but de démonter des idées reçues ou de les tourner en ridicule. C'est aussi une figure dialectique, voire énantiosémique,17 dont l'effet résulte d'une antiphrase: une vérité qui ne peut se dire qu'à travers un mensonge, c'est-à-dire en se niant elle-même (alors que dans le même temps ce mensonge doit être reconnu par l'interprétant, sinon l'ironie perd son sens). Cette figure rhétorique peut se concevoir comme une "superposition de deux valeurs argumentatives contradictoires", un même terme pouvant recouvrir simultanément deux valeurs "au demeurant tout à fait compatibles, l'une se déduisant de l'autre"18. L'énoncé : « l’art total est tout (y compris rien) » illustre parfaitement les processus sémantiques de l’énantiosémie, dynamique paradoxale de la production du sens .
Les surréalistes ont combattu de fait l’illusion naïve d’une fonction désignative du langage. Celui-ci ne peut être interprété que dans une relation non pas dyadique mais triadique (au moins), en introduisant l’interprétant. L’interprétant à son tour doit être entendu comme la personne réceptrice du message mais aussi comme l’environnement physique qui accueille l’acte communicatif. Dans les « happenings », l’œuvre occupe l’espace avec lequel elle dialogue, qu’elle lui dispute parfois tout en interpellant le public. L’une des formes de rhétorique que cette localisation autorise aisément, c’est la figure de la syllepse, autre figure énantiosémique : « le marché de l’art s’écroule demain à 18 h 30 » ou les sèmes contenus dans « s’écroule » peuvent être multiples, que l’on peut prendre, disait Freud, « dans leur sens plein ou dans leur sens vide »19.
Les tableaux écriture de Ben interrogent les linguistes car ils nous re-proposent la question de l’arbitraire du signe et, plus largement, ils nous questionnent sur leur valeur même, le concept de « valeur » pouvant être envisagé dans toutes les acceptions que notre système (système linguistique et système de marché) est susceptible de lui accorder. Dire l’art, c’est faire de l’art : par la représentation des mots, ceux-ci acquièrent un autre statut que celui d’interpréter la réalité, ils sont, en tant qu’objets, une réalité. Dès lors, cet acte performatif consiste, à proprement parler, à mettre en scène l’engendrement d’une chaîne infinie de signes interprétants, tel que Peirce l’a théorisé. L’effet d’humour provient en grande partie de cette démarche ludique qui suscite en nous un questionnement sur l’interprétation indéfiniment remise en jeu du signe.
Note
↑ 1 Les écrits de Ben vus par Rémy Molinari, Z’éditions, 1996 ; Ecrit pour la gloire à force de tourner en rond et d’être jaloux , Z’éditions, 2001
↑ 2 Selon l’expression de PORQUIER Rémy (2001): “Mots-phrases, phrasillons, locutions-énoncés: aux fontières de la grammaire et du lexique en français langue étrangère” in Langue française 131, pp.106-123
↑ 3 voir à ce propos le chapitre 19 : « Écriture et dessin » et le chapitre 20 : « Écriture et représentation » in HARRIS Roy : La sémiologie de l’écriture, Paris, CNRS éditions, 2000
↑ 4 tel qu’on peut le reconnaître sur une représentation photographique in Ben : Ecrit pour la gloire à force de tourner en rond et d’être jaloux , Z éditions, 2001
↑ 5 ce texte apparaît sur un stand où Ben a affiché une profusion d’avis pseudo-commerciaux mêlés à d’autres panneaux signés de sa main.
↑ 6 CAROLL Lewis : De l’autre côté du miroir, Paris, Flammarion, 1971.
↑ 7 MAGRITTE R. : « Les mots et les images » in La Révolution surréaliste 12, 1929.
↑ 8 voir le site internet de Ben : http://www.ben-vautier.com
↑ 9 FREUD Sigmund : Le mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient, Paris, Folio essais, 1988 , p. 405
↑ 10 BOURDIEU Pierre : La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Editions de Minuit, 1979.
↑ 11 FREUD Sigmund : Le mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient, ibid., p.355
↑ 12 FREUD Sigmund : L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Folio essais, 2000, p.324
↑ 13 L’effet citatif des énoncés parémiques tout comme celui des expressions figées a été mis en évidence par les sémanticiens (voir KLEIBER Georges : « Les proverbes : des dénominations d’un type ‘très très spécial’ » in Langue française 123, pp.52-69, 1989)
↑ 14 voir dans MOESCHLER Jacques, REBOUL Anne : Dictionnaire encyclopédique pragmatique, Paris ,Seuil, 1994, ch.12.
↑ 15 SIBONY Daniel : Création – Essai sur l’art contemporain, Paris, Seuil, 2005, p.20
↑ 16 FREUD Sigmund : Le mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient, ibid., p.72
↑ 17 Le concept d’énantiosémie est cette particularité qu'ont certains mots de recouvrir deux sens opposés ou de faire référence à des relations actancielles inverses celui-ci pourrait s’appliquer également à la syllepse. C'est le cas par exemple du français "apprendre" (actif ou passif) et de l'italien "spolverare" (à la fois "enlever la poussière ou la poudre" et "saupoudrer") ; voir ARRIVE Michel: Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient - Freud, Saussure, Pichon, Lacan -, Paris, PUF, 1994.
↑ 18 BERRENDONNER Alain.: Eléments de pragmatique linguistique, Paris, Editions de Minuit, 1982, p.191.
↑ 19 FREUD Sigmund: ibid., p.87.