Bonjour Paresse, bonjour tristesse : le rire fragile d’un best-seller
La grande tromperie du travail d’entreprise, la précarité et la cruauté de notre époque et de notre économie sont depuis quelques années une cible des textes satiriques, douloureusement cyniques et réalistes. Parmi lesquels, Bonjour paresse de Corinne Maier1, un livret d’un genre hybride qui a connu un succès sur les forums et dans les librairies pour atteindre le record des best-sellers.
Dans cet article, je ne prendrai pas en considération la vaste question sociocritique liée à la littérature de masse et à la naissance des best-sellers. Il est cependant incontestable que sans la reconnaissance qui est à la base du rire partagé ce texte n’aurait pas vendu plus de 500 000 copies et n’aurait pas été traduit dans le monde entier. Je me bornerai à observer que la croissance de la culture médiatique, la prolifération des textes, le mélange des genres ont modifié de façon décisive le panorama de la réception critique. De même, la globalisation crée des ethnotypes occidentaux 2, tels par exemple les cadres dont il est question dans Bonjour paresse, et dessine des archipels transnationaux où l’on peut partager le rire avec d’autres.
Même pour la littérature de loisir, les possibilités d’enquête sont nombreuses et susceptibles d’ouvrir d’autres problématiques: les cinquante premières pages de Bonjour Paresse font rire à une première lecture, ensuite le rire devient impossible et, à la lecture suivante, on découvre tous les lieux communs dont il est parsemé.
L’analyse linguistique sur plusieurs niveaux et la superposition de certaines grilles interprétatives (en particulier celle de Eco3) permettent de retrouver le fonctionnement du rire, mais aussi de repérer le moment qui cristallise le comique en amertume.
Bonjour paresse, fascinant et allusif pour le lecteur français, se réfère d’une façon évidente à un autre best-seller (Buongiorno pigrizia4 ne saute pas de la même façon aux yeux du lecteur italien5) et au même moment à l’existentialisme auquel le livre nous renvoie, à travers une négation (L’entreprise n’est pas un humanisme), dans un jeu de miroirs.
Tout comme le narrateur/protagoniste de l’œuvre de Françoise Sagan, le narrateur de Bonjour paresse dès le début nous propose une stratégie de dissimulation, qui a comme but de miner de l’intérieur le lien entre l’entreprise et l’employé :
ce livre provocateur a pour but de vous démoraliser, au sens de vous faire perdre la morale. Il vous aidera à vous servir de l’entreprise qui vous emploie, alors que jusque là c’est vous qui la serviez. Il vous expliquera pourquoi votre intérêt est de travailler le moins possible, et comment plomber le système de l’intérieur sans en avoir l’air [p. 9].
Difficile à classer (on se demande déjà à la quatrième de couverture: « essai bonnet de nuit ou manuel de management ? »), car il alterne une description psychologique, l’observation pseudo scientifique et la divagation, il nous propose aussi une prolifération de références intertextuelles (on y croise l’entrelacement de lectures personnelles et de «pastiches», de citations cultivées, de proverbes, d’anecdotes autobiographiques et anonymes écrites en « langue bureaucratique »), mais également un jeu qui se crée avec le lecteur. Le livre a en appendice une bibliographie comprenant quatre catégories (Romans, Essais, Réflexions, Divers et Plus généralement), dans laquelle pourtant aucune autre indication concernant les autres textes fondateurs n’est fournie, en tout premier lieu Bonjour tristesse.
Le jeu de cette bibliographie est de mettre en garde le lecteur averti et qui s’interroge donc sur qui est la véritable cible de la satire sociale : sans aucun doute l’entreprise, mais aussi le monde des professeurs d’université :
Des millions de gens travaillent en entreprise, mais son univers est opaque. C’est que ceux qui en parlent le plus, je veux parler des professeurs d’université, n’y ont jamais travaillé; ils ne savent pas
Et, en note, le narrateur ajoute :
1 Je suis un peu méchante avec eux, il me faut l’avouer, je suis jalouse: si ma planque en entreprise est mieux payée que la leur, elle est moins chic. [p. 10].
Université et entreprise ont en commun l’emploi du même genre de langage :
ce qui frappe le plus, en entreprise, c’est la langue de bois. Par parenthèse, il faut reconnaître qu’elle n’en a pas le monopole, et qu’on vit dans un monde jargonnant: l’université, les médias et les psychanalystes excellent dans le genre [p. 23] .
Le moment le plus significatif de ce deuxième niveau de la satire - et qui est le plus ambigu - est représenté par l’exergue :
L’entreprise, le mot n’est pas beau. D’abord, il y a lente, l’oeuf des poux. Puis, il y a prise, comme si quelque chose s’attrapait, comme s’il y avait une emprise qui s’opérait. Et, entre les deux, ce re qui ne va pas tarder à gêner le ri, et qui sonne comme un rot. Bref, l’entreprise est grosse de l’emprise du parasite. (Roland Barthes, “Pastiche”, 1963, inédit)
Pastiche du même auteur qui fait une parodie des analyses structuralistes en combinant l’impétuosité et le sarcasme à l’encontre de la cible du texte et qui dévoile en même temps son projet à long terme. Ailleurs, nous retrouverons une allusion au « degré zéro » de la langue, en un point crucial sans que Barthes soit cité dans la bibliographie en fin de volume.
Tout en étant née en 1963, Maier propose de nombreuses références à la période qui va de 1968 au début des années 80, des situationnistes à Lacan, de Sartre au structuralisme : ces références sont assumées et considérées en même temps avec une sorte de désenchantement.
Même si parfois la satire a une autre cible, c’est toujours l’entreprise qui est visée : les pages les plus féroces et les plus tragiquement comiques sont celles consacrées au langage d’entreprise que l’auteur démonte systématiquement, en faisant une analyse sur plusieurs niveaux et en la présentant à travers plusieurs expédients. Pour commencer, elle donne un exemple éloquent, extrait d’un ouvrage littéraire, Extension du domaine de la lutte de Houellebecq, défini «ouvrage emblématique de toute une génération (la mienne) »[p. 24] :
Avant de m’installer dans ce bureau, on m’avait remis un volumineux rapport intitulé “Schéma directeur du plan informatique du Ministère de l’Agriculture”. […] Il était consacré, si j’en crois l’introduction, à un “essai de prédéfinition de différents scénarii archétypaux, conçus dans une démarche cible-objectif […]. Je feuilletai rapidement l’ouvrage, soulignant au crayon les phrases les plus amusantes. Par exemple: “Le niveau stratégique consiste en la réalisation d’un système d’informations global construit par l’intégration de sous-systèmes hétérogènes distribués” [p. 24].
Ensuite, nous trouvons une analyse pseudo philosophique sur le rôle de la langue, qui n’est que l’ombre de lui-même, « obscur jargon » technique et abstrait, « glose immuable à propos du réel» 6:
le langage humain, loin d’être une fenêtre ou un miroir, comme certains intellectuels vraiment allumés le pensent, ne serait qu’un “outil”. Il serait un code réductible à de l’information pour peu qu’on en maîtrise la clé. Ce fantasme d’une parole transparente, rationnelle, sur laquelle on pourrait facilement avoir prise, se traduit par une véritable no man’s langue. Se voulant sans passions ni préjugés, ce langage nimbe les affirmations d’une aura de détachement toute scientifique. Les mots ne servent plus à signifier et escamotent les liens entre les événements en dissimulant les causes qui les engendrent [p. 25].
L’auteur est bien informée sur les mécanismes de la syntaxe mis en pratique pour dépersonnaliser le code et atteindre ainsi le point de non retour, la langue de personne, déjà annoncée par Orwell dans 1984.
Un expédient courant et assez amusant que l’on rencontre lors d’une première lecture est la traduction intralinguistique, et avec l’effet de bouleverser (ou de dévoiler) la vérité :
Voilà un phénomène qu’un quotidien économique d’avant-garde résume ainsi: “Nous sommes dans l’ère de la poly-appartenance”. Traduction en langage quotidien: “C’est le bordel dans l’organisation” [p. 32].
“Le savoir c’est le pouvoir” (traduire par: j’en sais plus que toi)
“Travaillez moins, mais travaillez mieux” (slogan employé par les chefs les plus hypocrites pour vous mettre au boulot)
“Tout est une question d’organisation” (même sens que la phrase précédente) [p. 37].
Ensuite on identifie des mécanismes de la syntaxe, comme par exemple le fait de créer des textes qui « cachent » volontairement l’auteur, par l’emploi de verbes impersonnels et la passivation qui est une stratégie même du langage du pouvoir arbitraire et absolu :
Certes, des mécanismes sont en marche, mais ils avancent de façon inexorable et figée, ce qui donne à penser que personne n’est impliqué: “Une cellule de veille est mise en place”, “Un programme d’élaboration est élaboré” “Un bilan est établi”. Cette langue impersonnelle, qui met l’accent sur les processus, nous donne l’illusion qu’on est à l’abri. Rien ne peut se passer […] aucune surprise, aucune aventure, sauf, bien sûr celle d’être viré! [p. 26].
D’autres données morphologiques vont dans la même direction (par exemple l’emploi exagéré de « devoir » et « il faut ») mais c’est surtout le lexique qui est sectionné et mis en relief comme exemple. Néologismes, barbarismes, une profusion de « quincaillerie de termes techniques et administratifs», de sens figurés.
L’importation d’une longue liste d’expressions anglaises (- packaging, feed back, benchmarking, follow up, merching problem, downsizing -) et une avalanche d’acronymes :
Voilà le type de phrase qu’on entend en réunion: “AGIR est devenu IPN, qui lui-même chapeaute le STI, au grand dam de la SSIL, qui perd la maîtrise du DM; mais celui-ci ne va pas tarder à migrer vers RTI”. Une heure de conversation de cet acabit à la cantine et il y a de quoi devenir chèvre [p. 31].
L’opération de désassemblage et d’assemblage constitue un des moteurs les plus efficaces du rire : ces analyses peuvent paraître incongrues dans un texte de ce genre, qui se brise en une série d’observations relatives à la syntaxe, à la morphologie, au lexique pour aboutir aux suffixes et à leur sonorité.
elle [l’entreprise] ne lésine pas sur les mots en “ence”: pertinence, compétence, expérience, efficience, cohérence, excellence, tous ces mots donnent en apparence de l’importance [p. 28].
Cet examen attentif du langage vide se remplit d’effets hilarants lorsqu’il est en antithèse avec le langage riche et vif de l’instance du discours.
Au charabia, à la novlangue, à la langue de bois aseptique et neutre s’opposent à chaque fois l’accumulation d’adjectifs et de détails :
D’où l’importance de l’habillement dans les entreprises. Il sert à afficher ce qu’on attend d’un cadre qui, – cela va de soi – est sain, sportif, communicant, entreprenant, ambitieux, optimiste: un aura de décontraction et de professionalisme, de masculinité (ou de féminité) émancipée et de conservatisme louis-philippard. Le “dress code” ne plaisante pas [p. 45].
la banalité du bon sens :
Mon grand père, négociant self-made man, ne s’est jamais levé le matin en se demandant s’il était “motivé”: il faisait son métier, voilà tout [p. 15]
la grossièreté libératoire de certaines expressions :
la phrase “chez nous, vous pourrez vivre différents métiers, de grandes aventures, être responsables de missions ou de projets variés et innovants” est évidemment un attrape-couillon [p. 19].
les expressions populaires :
Un jour, j’ai osé dire en plein milieu d’une réunion que je venais au travail pour faire bouillir la marmite: il y a eu quinze secondes de silence absolu [p. 40].
l’emploi d’expressions au sens figuré prises dans des domaines complètement différents qui créent un effet étrange, également parce qu’ils sont introduits d’une façon rapide jouant sur l’effet de surprise :
la plupart des cadres moyens désirant la même chose (une voiture de fonction, un niveau hiérarchique en plus, être coopté dans un comité de réflexion de décision superimportant…), la rivalité monte comme une mayonnaise [p. 49].
Le langage de l’instance du discours sait exploiter les différents jeux linguistiques qui bouclent des sonorités gaies et musicales à l’aide de rimes :
l’acquiescement est la condition d’accession aux sphères supérieures. L’unanimité se cristallise par la réunion. Des réunions, encore des réunions, réunion-gnons-gnons, cassons nous le carafon! [p. 135]
ou bien les consonnes qui attirent l’attention sur le côté matériel des mots, sur le caractère sonore comme dans cet extrait qui est construit sur la répétition anaphorique des sons [ m] et [ò ] :
Et cela, ne pas savoir se plier, c’est moche; moche de sortir du travail dès sa tâche de la journée accomplie; moche de ne pas participer au pot de fin d’année, à la galette des rois, de ne pas donner pour l’enveloppe du départ en retraite de Mme Michu..[p. 21].
Cette critique du langage chatouille le lecteur et l’invite à participer à la plaisanterie :
information, technologie, appui, gestion, développement, application, données, service, direction, centre, informatique, réseau, recherche, raton laveur, support, marché, produit, développement, marketing, consommateur, client. Et maintenant, vous avez une minute pour trouver l’intrus…[p. 33].
Ce serait trop simple de liquider l’analyse des passages les plus comiques en soutenant que le rire naît de l’opposition entre un registre « haut » (pour la précision le langage de l’entreprise) et un registre « bas » qui met continuellement en évidence des qualités populaires, comme ce solide bon sens. Les effets comiques sont le résultat de l’enlacement d’une série de finesses rhétoriques mais qui s’insèrent sur l’axe pragmatique, connexion courante comme le soulignent Gendrel et Moran dans une étude qui résume les apports de la sémantique à l’analyse des mécanismes du rire :
L’acte de production de l’humour est conscient […] mais il n’est ni seulement mécaniste (étude des procédés) ni seulement affectiviste (étude des sentiments qui provoquent l’humour et que l’humour provoque). Il n’est ni l’un ni l’autre tenant à la fois de la rhétorique et de la pragmatique7.
Sur l’axe pragmatique on doit distinguer, à mon avis, trois directrices différentes mais étroitement reliées : la véridicité du discours qui utilise « je », les interactions de cette instance avec le lecteur et l’emploi du paratexte.
En ce qui concerne la première ligne directrice, le peu de détails biographiques parsemés dans le texte ont pour but d’activer une superposition totale entre la figure du narrateur et celle de l’auteur, qui nous est présentée d’une façon succincte mais significative dans la quatrième de couverture:
Corinne Maier est actuellement à temps partiel à EDF: elle consacre l’essentiel de son énergie à la psychanalyse et à l’écriture.
Cette note sur l’auteur est soutenue et reprise au début du texte dans un passage où le narrateur (je continue volontairement à garder distinctes les deux instances) s’auto présente avec une formule qui veut valider la vérité de ce qu’il affirme, justement « moi-même » :
Moi-même, quand j’ai commencé à travailler, l’entreprise avait le vent en poupe, et tout se passait comme si elle subsumait d’un même mouvement les valeurs d’élévation sociale et l’esprit libertaire de mai 1968. Las! Il m’a fallu assez vite déchanter. J’y suis depuis longtemps, et j’ai eu le temps de m’apercevoir qu’on nous avait menti [p. 12]
Les passages autobiographiques sont très peu nombreux : de minuscules détails et de petites révélations sont cependant suffisants à soutenir l’édifice que l’auteur veut construire avec des fragments de vérité indispensables pour provoquer l’étincelle comique. Donc, pour le lecteur, le regard lucide et impertinent du narrateur a aussi le mérite d’être absolument vrai ; et l’une des raisons et peut-être la principale, qui ont déterminé le succès de ce livre a été la tentative maladroite de EDF de vouloir licencier l’auteur. Le panorama de l’entreprise est facilement reconnaissable par tout le monde mais il est également réinventé et fantaisiste, à tel point que l’entreprise à laquelle on fait référence est une sorte de palais enchanté moderne parsemé de pièges et de guet-apens ; peu importe que ce soit une multinationale ou une petite entreprise, le lecteur sait reconnaître dans la réitération du lieu commun une projection inquiétante de sa vie quotidienne. Même les déictiques parsemés dans le texte constituent une actualisation des affirmations que l’on présume de cette façon universellement connues (il suffit de citer parmi les nombreux exemples «Cette dévaluation des parchemins et des compétences » « Ce système consiste à attribuer un bureau» «Cette fascination-répulsion à l’égard de l’Amérique» «Cette langue obéit à cinq règles de base »). Le lecteur reconnaît même ce qui est implicite, ce qui est caché mais bien connu et ce que le bouffon a pour rôle de dénoncer. C’est un rire lié à la possibilité de subversion du pouvoir, le même rire qui se déchaîne à l’école quand un copain a le courage de se moquer du professeur8. Lisons par exemple le passage qui suit :
une idée iconoclaste qui me taraude à chaque fois que je participe à une réunion ennuyeuse qui dure un peu trop (c’est-à-dire souvent): pourquoi ne pas s’en prendre au PDG? Des gens qui kidnappent leur patron et lui tranchent la tête, cela ne s’est jamais vu, mais, avant 1789, qui aurait osé imaginer qu’un roi puisse être guillotiné? L’histoire de France est belle et inspirée, ménageons-lui un clin d’oeil en organisant un remake de ses plus riches heures [p. 49-50]9.
Le lecteur connaît bien la hiérarchie de l’entreprise établissant des relations fortement asymétriques et des rapports bien définis dans des grilles qui imposent des comportements et des modalités d’expressions forcés. Imaginer une subversion révolutionnaire de cette hiérarchie est déjà comique mais c’est l’existence de l’auteur qui fournit au rire la possibilité de s’actualiser. Dans ce cas se référer à la gloire de la France, faire appel à la patrie semblent élargir et concrétiser la possibilité de pouvoir réaliser l’appel. Mais ensuite le fait de nous renvoyer au monde du cinéma (« remake ») fait disparaître la vision et on retourne à la réalité.
Tout comme le bouffon, le locuteur est aussi bien à l’intérieur du système qu’à l’extérieur ainsi que l’auteur qui a opté pour le temps partiel :
C’est ce que je fais: je n’y travaille plus qu’à temps partiel, et consacre le plus clair de mon temps à d’autres activités beaucoup plus palpitantes.
1 Quoi? Allez on se dit tout: la psychanalyse et l’écriture [p. 14].
Ensuite, après un premier clin d’œil, le premier d’une longue série d’appels au lecteur :
Imitez-moi, petits cadres, collègues salariés, néo-esclaves, damnés du tertiaire, supplétifs du processus économique, mes frères et soeurs cornaqués par des petits chefs ternes et serviles, contraints de s’habiller en guignols toute la semaine et à perdre leur temps de réunions inutiles en séminaires toc! [p. 14].
Nous venons de remarquer que pour déchaîner le rire ou tout au moins pour déclencher un sourire forcé, le locuteur du texte doit avoir une vie réelle et être un témoin (et comme l’affirme le célèbre acteur italien Totò, pas un simple témoin mais « un témoin oculaire ! »).
Une des préconditions du comique que nous trouvons dans de nombreux monologues est le discours passionnel10. Il est difficile d’imaginer un locuteur passionné qui ne soit pas directement impliqué dans le discours ; cette « pathémisation » se manifeste à travers différents expédients linguistiques déjà mentionnés comme l’accumulation, les affirmations péremptoires qui n’acceptent aucune contradiction, l’énonciation de vérités absolues, la réitération de questions rhétoriques avec des réponses immédiates et la mise en cause du lecteur réalisée avec des passages péremptoires et soudains de la modalité assertive à la modalité injonctive :
Aussi, dès que l’occasion se présente, le fort continue à écraser le faible, le supérieur à dominer l’inférieur. Que ce soit bien clair, répétez après moi tous en choeur : c’est ainsi parce que c’est ainsi et, de toute façon, “il n’y a pas d’alternative”, du moins c’est ce qu’on nous fait croire. [ p. 48].
Même le lecteur, bien qu’il ne se concrétise pas dans une figure en chair et en os comme l’auteur, est toutefois défini en termes de target, d’abord comme employé de l’entreprise et, ensuite, dans un passage plein d’amertume et de cynisme sur l’exploitation des travailleurs temporaires, comme employé embauché définitivement :
Ce sont les planqués, catégorie à laquelle j’ai la chance d’appartenir, ainsi probablement que vous, ami lecteur, sinon je gage que vous seriez occupé à autre chose qu’à me lire [ p. 47].
Figure de l’excès et de l’exception, le narrateur oppose la richesse de son langage et la pauvreté de la « novlangue », en mettant en évidence le contraste entre un idiolecte dans lequel affluent des citations cultivées, les proverbes, les jeux, les tics linguistiques, les rimes, les allitérations et le sociolecte aseptique et vide de sens. Cette longue série d’effets rhétoriques, nous la retrouvons sur la troisième directrice que nous avons identifiée sur l’axe pragmatique du texte, c’est-à-dire dans le paratexte et notamment dans les titres des chapitres et des paragraphes.
Ici aussi, on a immédiatement repéré les jeux sur la langue (Charabia, te voilà), les fausses étymologies (Consultant : il est toujours insultant d’être pris pour un con). Les manuels de management et ceux d’auto-soutien sont convoqués à travers la parodie des vieux titres des chapitres (Des lieux communs à foison, De la péremption rapide du travailleur, Des nuls, des soumis, des glandeurs) ou bien les titres des chapitres des manuels américains (Diplômes ou comment fabriquer des cocottes en papier) et nous retrouvons l’effet de surprise qui met face à face le sociolecte et l’idiolecte, l’affirmation et sa négation, séparés par un point de ponctuation, virgule ou deux points :
La culture d’entreprise: culture mon cul!
Bouger: voyage au bout de la carrière
Le capitalisme: esprit, es-tu là?
Le cadre et la culture, ou le mariage de la carpe et du lapin
Conçus comme slogans de publicité et en même temps comme la subversion des slogans mêmes, les titres remplacent la vérité de l’entreprise avec la vérité encore plus vraie du locuteur du texte à travers des formules qui s’impriment dans la mémoire du lecteur :
La stratégie: de l’art d’avoir l’air plus intelligent
Le cadre de base: franchouillard, lisse, de préférence masculin
Le manager: tellement léger qu’il est creux
Rapports de force: tare ta gueule
Ces titres présentent toutes les caractéristiques de l’aphorisme11, la brièveté, l’énonciation du vrai mais aussi l’expression d’une certaine subjectivité et, une fois de plus, nous retrouvons l’enlacement de l’axe rhétorique et de l’axe pragmatique.
L’accumulation de moyens rhétoriques qui se solidifient tout autour de l’opposition de l’idiolecte et du sociolecte et l’ancrage du texte à l’axe pragmatique avec la correspondance entre l’auteur et le narrateur ne suffisent pas cependant pour expliquer comment dans le texte à un certain point on assiste à une césure et qu’il ne fait plus rire, même pas à la première lecture. Pour comprendre les raisons de cette brusque évolution du comique au tragique, la grille de lecture proposée par Umberto Eco dans son essai Il comico e la regola12 s’est avérée particulièrement efficace.
En partant d’une analyse empirique des mécanismes tragiques et comiques, Eco fait remarquer que la charnière autour de laquelle il faut organiser une réflexion est la notion de règle, de transgression mais surtout de réitération. Pour qu’elle ait un effet comique la règle doit rester implicite ou mieux elle doit être connue universellement à tel point qu’il n’est pas nécessaire de la répéter.
Au contraire, dans le tragique la règle doit être partagée à tel point que la fonction du chœur dans les tragédies classiques est celle de nous entretenir sur les « scènes sociales » et sur la violation de la règle au moyen d’une réitération. De cette façon :
Ogni opera tragica è anche una lezione di antropologia culturale, e ci permette di identificarci con una regola che magari non è la nostra13.
Au contraire, les œuvres comiques donnent pour sûre la règle et sans jamais la répéter : si l’on donne un scénario social ou bien intertextuel connu du public, on en montre la variation sans pour autant la rendre explicite au point de vue du discours14. Les œuvres comiques ne s’inquiètent pas de rappeler la règle au risque de faire disparaître l’effet comique et de toucher l’effet tragique. Tandis que au beau milieu de notre oeuvre, Bonjour paresse, c’est justement l’explicitation du scénario social qui est jusqu’à un certain point prévu (dans les grandes entreprises beaucoup de gens et surtout les cadres ne travaillent pas mais font semblant) et la réitération de la règle (cher lecteur, ne travaillez pas mais faites semblant) jusqu’à la mise au point d’un décalogue, qui provoquent la disparition de la possibilité du rire. L’excès de didacticisme contribue à accélérer la fin du comique : on passe non pas du texte à la parodie, mais de la parodie d’un manuel d’auto-soutien à un triste manuel de survie.
Fatalement, à ce stade, le moteur fragile du comique se grippe et le texte se termine d’une façon emblématique et tragique avec l’invocation de la fin, en laissant affleurer, avec la proclamation d’un autre lieu commun (la mort des idéologies) toute l’amertume de vivre à une époque cruelle et incompréhensible :
Tout cela n’aura qu’un temps et s’effondrera sûrement. Staline le disait, à la fin c’est toujours la mort qui gagne. Le problème, c’est de savoir quand…[p. 150].
Bibliographie
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H. BOYER, L’humour comme connivence intraculturelle et comme obstacle interculturel, dans Les mots du rire : comment les traduire ? Essais de lexicologie contrastive, Berne, Peter Lang, 2001, pp.35-44.
U. ECO, Il comico e la regola dans Sette anni di desiderio, Milano, Bompiani, 1983 (2004), pp. 253-260
H. GIAUFRET COLOMBANI, « Les ethnotypes dans quelques dictionnaires français du XVIIe siècle », Etudes de linguistique Appliquée, n. 107, Juillet-septembre 1997
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C. MAIER, Bonjour paresse, Paris, Gallimard, 2004, « Foljo Documents »
C. MAIER, Buongiorno pigrizia, Milano Bompiani, 2005
N. MINERVA et C. PELLANDRA (éd.), Aspetti di etica applicata. La scrittura aforistica, Bologna, Clueb, 2000.
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C. MORIN, Pour une définition sémiotique du discours humoristique, www.erudit.org/revue/pr/2002
A.NOTHOMB, Stupeurs et tremblements, Paris, Albin Michel, 2000
Filmographie :
COSTA GAVRAS, Le Couperet, 2005
J. VIGO, Zéro de conduite, 1933
Note
↑ 1C. MAIER, Bonjour paresse, Paris, Gallimard, 2004, « Folio Documents »
↑ 2Dans son article « Les ethnotypes dans quelques dictionnaires français du XVIIe siècle », Etudes de Linguistique Appliquée, n. 107, Juillet-septembre 1997, H. GIAUFRET COLOMBANI illustre avec de nombreux exemples ces grilles stéréotypés que « tout groupe élabore face à l’altérité », p. 291.
↑ 3U. ECO, Il comico e la regola dans Sette anni di desiderio, Milano, Bompiani, 1983 (2004), pp. 253-260 .
↑ 4Traduction italienne, Buongiorno Pigrizia, Milano Bompiani, 2005.
↑ 5 Cf. H. BOYER, L’humour comme connivence intraculturelle et comme obstacle interculturel, dans Les mots du rire : comment les traduire ? Essais de lexicologie contrastive, Berne, Peter Lang, 2001, pp.35-44.
↑ 6Cf. l’étude de M. BALDINI, Parlar chiaro, parlare oscuro, Bari, Laterza, 1989, consacrée aux langages obscurs de l’université, du journalisme, de la politique.
↑ 7Je pense aussi au film de Jean VIGO, Zéro de conduite, 1933 et à la scène très célèbre où le protagoniste s’écrie « Et moi, Monsieur le professeur, je vous dis : Merde ! »
↑ 8]B. GENDREL, Patrick MORAN, « Humour et comique, humour vs ironie », site www.fabula.org consulté le 13 janvier 2006.
↑ 9Le dernier film de COSTA GAVRAS, Le couperet, raconte l’histoire d’un cadre qui, après avoir perdu son travail, coupe les têtes de ses collègues…
↑ 10Cf l’étude de C. MORIN, Pour une définition sémiotique du discours humoristique, www.erudit.org/revue/pr/2002, consulté le 10 janvier 2006.
↑ 11Pour les traits sociologiques de l’aphorisme et ses rapports avec le slogan, cf. les études du volume de N. MINERVA et C. PELLANDRA (éd.), Aspetti di etica applicata. La scrittura aforistica, Bologna, Clueb, 2000.
↑ 12U. ECO, op.cit.
↑ 13ibidem, p. 255.
↑ 14ibidem, p. 256.