Publifarum n° 6 - Bouquets pour Hélène

Le rire dans tous ses états …d’âme!

Régine Laugier



Avant-propos

Le rire est, avec les pleurs, un état émotionnel définitoire de l’homme. A travers les siècles, nombreux sont les renvois philosophiques et littéraires à cette particularité de l’être humain. On les trouve déjà, entre autres, dans la Poétique d’Aristote: « seul parmi les animaux, l’homme est capable de rire », dans le célèbre dizain aux lecteurs qui ouvre le Gargantua de Rabelais: « Mieulx est de ris que de larmes escripre. Pource que rire est le propre de l’homme », repris encore par Voltaire, au XVIIIe siècle: « l’homme est le seul animal qui pleure et qui rie »1.
Dans son acception première, cette caractéristique humaine est marquée par une valeur axiologique positive qui exprime un état d’âme, un trait de caractère - la gaité, la bonne humeur – ou une action passagère dérivant d’une situation comique ou estimée telle - l’hilarité. Comme toutes les actions de l’être humain, cet état émotionnel a donné naissance à des formes langagières plus ou moins imagées et stéréotypées appartenant à « un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné comme véhément et brusque » comme le définit Montaigne2, qui assument des nuances illocutoires particulières.
Dans les paragraphes qui suivent, nous nous attacherons à examiner le répertoire lexical et culturel forgé à partir des formes verbale et substantivale de rire. L’analyse s’appuiera sur un corpus de structures (semi-)lexicalisées de différents types recueillies dans des répertoires lexicographiques à caractère général et des répertoires spécialisés de formes idiomatiques. Le parcours sémasiologique suivi permettra de mettre en évidence, à partir de la valeur plénière de rire, une échelle des sens subduits par les constructions polylexicales prises en examen.

1. Le corpus analysé

1.1. Les répertoires de référence

Le corpus des formes qui seront analysées a été recueilli essentiellement dans deux répertoires lexicographiques à caractère général:
- Le Grand Robert de la langue française
- Le Trésor de la langue française informatisé (TLFi);
et quatre lexiques de référence spécifiques:
- Dictionnaire des expressions et locutions figurées (Rey et Chantreau, 1979)
- Dictionnaire du français parlé (Bernet et Rézeau, 1989)
- La Boîte à images (Boch, 1990);
- Le Bouquet des expressions imagées (Duneton, 1990).
Parmi les syntagmes figurent ceux qui pourraient être considérés comme des doublets lexicaux: « rire de toutes ses dents/rire à belles dents »; « rire de bon coeur/ rire de tout son coeur », car il a semblé opportun de les accueillir comme témoignage de la richesse et de la variabilité phraséologiques. Le corpus comprend également quelques produits du français « non conventionnel », c’est-à-dire non encore attestés mais employés couramment.
Ainsi, l’analyse prend en compte 92 formes, dont 76 forgées sur le verbe et 16 sur le substantif.

1.2. La catégorisation des unités phraséologiques

Avant de présenter les unités du corpus, il apparaît opportun de définir et délimiter formellement les types de constructions qu’il regroupe. En tant qu’unités polylexicales, elles appartiennent à la catégorie générale des suites (semi-)figées et répondent, en particulier, aux dénominations de collocations, formules, holophrases, locutions et formes proverbiales.
Etant donné qu’il existe un flottement terminologique en ce qui concerne la catégorisation des unités phraséologiques, la subdivision adoptée dans ce travail repose sur les définitions suivantes:
- collocation: construction dont les composants sont liés par une « combinabilité restreinte (ou affinité)» (Hausmann, 1989 : 1010-1019) et dont le sens est totalement ou partiellement compositionnel. La raison de l’affinité entre les éléments de la collocation dérive d’un usage normé qui, en quelque sorte, oblige les mots à coapparaître et neutralise le processus de synonymie;
- formule: séquence de mots à fonction rituelle employée dans des circonstances factuelles (TLFi);
- holophrase: « segment court prosodiquement marqué récurrent dans les interactions ordinaires » (Porquier, 2001 : 115);
- locution: syntagme dont les éléments « ne sont pas actualisés individuellement et qui forme un concept autonome, que le sens global soit figé ou non »( Gross, 1996: 154);
- forme proverbiale: unité complexe codée « possédant à la fois une certaine rigidité ou fixité de forme et une certaine « fixité » référentielle ou stabilité sémantique, qui se traduit par un sens préconstruit, c’est-à-dire fixé par convention pour tout locuteur » (Kleiber, 2000: 40) et renvoyant à des jugements collectifs; [dans cette catégorie nous regroupons les phrases conventionnelles de même type (adages, dictons, sentences, etc.)].

Nous avons écarté les constructions binaires (stéréotypes langagiers ou de l’élocution) de la forme ‘substantif + adjectif’, tels que « rire communicatif », « rire contagieux », « rire gras », « rire narquois », etc., pour une raison d’attestation incertaine. En effet, bien que ces combinaisons soient souvent répertoriées parmi les collocations nominales, la frontière entre énoncés intégrés et effets de style est bien souvent difficile à déterminer.

1.3. Les unités du corpus

Dans le tableau suivant, nous proposons les syntagmes regroupés par catégorie formelle:

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Un découpage non formel permettrait de redistribuer les unités du corpus selon les critères de condition de production (Anscombre, 2001: 58) et d’opacité sémantique. Cette distinction non catégorielle délimiterait de nouveaux sous-ensembles. D’une part, les unités renvoyant à une pratique collective, normée et réitérée opposées à celles qui répondent à une pratique individuelle et, de l’autre, celles dont le sens est compositionnel opposées aux formes caractérisées par l’opacité.
La (semi-)fixité restant une des caractéristiques dominantes, la double lecture redéfinirait les frontières catégorielles en mêlant les formes.
En effet, on observe que, dans la plupart des cas, la reconnaissance de l’image que les constructions du corpus véhiculent apparaît compositionnelle. Un grand nombre de groupes compléments qui caractérisent l’action de rire: à ventre déboutonné, en cachette, sous son chapeau, comme un fou, etc., sont porteurs d’icones et infèrent des états de choses habituels et courants qui favorisent le déchiffrage. Pour d’autres, au contraire, la construction du sens est moins immédiate car elle est étroitement liée aux représentations propres de la langue-culture. Quelques exemples: « le rire de Saint Médard », « rire jaune »: rire forcé qui cache une contrariété; « rire comme une baleine/ un peigne » : rire en montrant toutes ses dents; « se payer une bosse (de rire) » : variante de « rire comme un bossu », c’est-à-dire se plier en deux sous l’effet du rire.

2. Les valeurs illocutoires

Nous prendrons en compte ici les contextes linguistiques du verbe et du substantif, c’est-à-dire les combinaisons syntagmatiques lexicales porteuses de sens auxquelles ils sont tour à tour associés.
Selon cet environnement linguistique, l’action de rire assume différentes valeurs référentielles qui peuvent être étiquetées à un premier degré comme:
>l’action même:
éclater de rire, éclat de rire, partir d’un éclat de rire, ne pouvoir s’empêcher de rire
> le rire franc:
rire de bon coeur/ de tout son coeur, rire de toutes ses dents/ à belles dents
> l’intensité (formes hyperboliques):
avoir le fou rire, crever/ crouler/ hurler/ mourir/ pouffer/ (s’)étouffer/ s’étrangler/ se tordre de rire, rire comme un bossu/ une baleine/ un fou/ un peigne/ un tordu, rire à en pleurer/en perdre haleine, rire à gorge déployée/ à ventre déboutonné/ à s’en tenir les côtes/ à se décrocher la mâchoire, rire aux éclats/ larmes, rire un bon coup
> le doute, la surprise:
tu veux/vous voulez rire, sans rire, ne me fais/faites pas rire
> la niaiserie:
avoir le rire facile, rire pour un rien, rire à tout propos, rire à tout bout de champ, se chatouiller pour rire
> la béatitude:
rire aux anges, rire des yeux
> le rire forcé:
Mieux vaut en rire qu’en pleurer, le rire de Saint Médard, rire à contre-coeur, rire jaune, rire du bout des dents/des lèvres
> la moquerie:
Bien dire fait rire, bien faire fait taire; donner à rire, faire rire la galerie, il n’y a pas de quoi rire, il n’y a pas à rire pour tout le monde, pincer sans rire, prêter à rire, rire au nez de qqn, rire aux dépens de qqn, rire en cachette/ en douce/ en dessous, rire dans sa barbe, rire sous cape/ sous son bonnet/ sous son chapeau, (se) rire de qqn, (se) rire des difficultés de qqn, se pincer les lèvres pour ne pas rire, Tel rit qui mord
> la tristesse (les pleurs):
rire comme on pleure à Paris, Femme rit quand elle peut et pleure quand elle veut
> l’inconstance :
C’est Jean qui pleure et Jean qui rit
> la gaiété, la bonne humeur:
avoir (toujours) le mot pour rire, (c’est) pour (de) rire, ne penser qu’à rire, Plus on est de fous plus on rit, se payer une bosse de rire
> la comicité:
donner envie de rire, faire rire, histoire de rire, il ferait rire un tas de pierres, rire des restes de qqn
> la mauvaise humeur :
jamais le mot pour rire, Marchand qui perd ne peut rire
> la vengeance :
Rira bien qui rira le dernier
> l’usure :
Ton/votre pantalon rit au derrière
> le mauvais sort:
Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera
> la facilité, l’aisance:
se rire de qqchose
Cette classification met en évidence que les connotations les plus récurrentes sont celles de l’intensité et de la moquerie. Toutefois, comme nous l’avons souligné, les valeurs proposées peuvent glisser ou assumer des nuances selon la situation d’élocution: « Ne me faites pas rire ! » peut être également offensante dans certains contextes, « faire rire » peut traduire le ridicule, « ne penser qu’à rire » la légèreté, etc.
Ainsi, il est possible de creuser le sens en précisant les valeurs à l’intérieur des regroupements sémantiques. En l’occurence, une analyse plus pointue des syntagmes contenant une connotation hyperbolique met en évidence d’autres concepts qui, dans cet ensemble, ponctualisent les modalités d’externation du rire. Elles passent par l’incontrôlabilité, à la limite de l’irrationalité - avoir le fou rire , rire comme un fou ; la sonorité – hurler de rire, pouffer de rire, rire à gorge déployée, rire aux éclats; la corporalité – crouler de rire, rire comme un bossu/un tordu/une baleine, rire à s’en tenir les côtes/ à se décrocher la mâchoire, se tordre de rire; le malaise physique – crever/mourir de rire, rire à en perdre haleine, s’étouffer de rire, s’étrangler de rire; le bien-être – rire un bon coup; et le paradoxe – rire aux larmes, rire à en pleurer.
Quant aux constructions reconduisibles à la moquerie, leurs acceptions se différencient selon des gradations d’intensité. Tout en soulignant à nouveau que seul le contexte situationnel permet de déterminer la valeur précise des unités polylexicales considérées, sur la base des définitions des dictionnaires nous pouvons avancer un axe ascendant le long duquel se situeront les unités selon les contextes d’élocution: plaisanterie --> ironie --> risée --> persiflage --> dérision --> sarcasme --> satire.
Pour revenir à l’objet central de notre analyse, une échelle des acceptions de rire à partir du noyau sémique commun: « exprimer par des mouvements particuliers du visage, accompagnés d’expirations saccadées plus ou moins bruyantes, une impression de gaiété, provoquée par quelque chose de plaisant, de comique ou qui paraît tel » (Le Grand Robert de la langue française) serait la suivante :

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Les sens 1 et 2 sont les plus proches de la valeur axiologique première en tant que manifestation plus ou moins directe de la cause et des effets du rire. A partir de 3 qui contient encore partiellement le trait du divertissement même si celui-ci frôle l’inconscience (ou le courage): « se rire des obstacles/du danger », les sens s’éloignent du noyau commun en passant par l’adjonction d’une valeur négative en 4, le rire représentant alors l’expression d’une certaine étroitesse d’esprit, par la réprimande en 5, jusqu’à arriver au sens opposé en 6 et 7. Les sens 8 et 9 sont les plus subduits puisqu’ils véhiculent des sèmes qui ne sont reconduisibles au sens premier de rire qu’à travers des lectures superposées. Pour 8, le rire induit la volonté de prendre sa revanche (sur qqn ou qqch), alors que pour 9, le rire du pantalon dérive d’une déchirure due à l’usure qui renvoie à une bouche ouverte, symbole du rire.

En guise de conclusion

outre le plaisir toujours renouvelé de la recherche et de la découverte, cette analyse circonscrite des unités polylexicales centrées sur (le) rire nous a donné, avant tout, l’occasion de présenter un hommage modeste mais reconnaissant et affectueux à Mme Hélène Colombani pour laquelle nous formulons le voeu que tout lui (sou)rie toujours!

Références bibliographiques

- Anscombre J.C., 2001. ‘’Le rôle du lexique dans la théorie des stéréotypes’’, Langages 142, pp. 57-72.
- Bernet C., Rézeau P., 1989. Dictionnaire du français parlé, Editions du Seuil.
- Boch R., 1990. La Boîte à images, Zanichelli.
- Duneton C., 1990. Le Bouquet des expressions imagées, Editions du Seuil.
- Gross G., 1996. Les expressions figées en français : noms composés et autres locutions, Ophrys.
- Hausmann F.J., 1989. « Le dictionnaire de collocations », Dictionnaires. Encyclopédie internationale de lexicographie, t.1, Walter de Gruyter, pp. 1010-1019.
- Kleiber G., 2000. « Sur le sens des proverbes », Langages 139, pp. 39-58.
- Le Grand Robert de la langue française en 7 volumes, 2001, 2ème éd. dirigée par Alain Rey, Editions Le Robert.
- Le Trésor de la langue française informatisé.
- Rey A., Chantreau S., 1979. Dictionnaire des expressions et locutions figurées, Editions Le Robert.
- Porquier R., 2001. « Mots-phrases, phrasillons, locutions-énoncés : aux frontières de la grammaire et du lexique en français langue étrangère », Langue française 131, pp. 106-123.


Note

↑ 1 Voltaire, Dictionnaire philosophique, article Rire.

↑ 2 Montaigne, Essais, Livre I, chap. 26.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482