Publifarum n° 6 - Bouquets pour Hélène

Le rire et son improbable définition : étude diachronique et synchronique sur le rire en lexicographie

Patricia Kottelat



Qu’est-ce que le rire ? A part l’évidence de son caractère de dualité, manifestation physiologique d’un état émotionnel, peut-on vraiment définir le rire ? Peut-on vraiment cerner et décrire le référent du signifiant rire , définir sa nature, ses mécanismes de déclenchement, sa portée sociale ? Ce bref aperçu tentera d’examiner ces questions, et d’en soulever d’autres, à travers l’analyse de deux corpus distincts, choisis dans deux périodes particulières de la tradition lexicographique française : côté diachronie, les trois dictionnaires du XVIIème siècle fondateurs de cette tradition à savoir Le Dictionnaire François contenant les mots et les choses, (…) avec les termes les plus connus des arts et des sciences, le tout tiré de l’usage et des bons auteurs de la langue françoise de Richelet (dorénavant le Richelet), le Dictionnaire Universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, & les Termes de toutes les sciences et des arts de Furetière (dorénavant le Furetière) et enfin Le Dictionnaire de l’Académie françoise dédié au Roy de l’Académie (dorénavant le DA) et, côté synchronie, quatre grands dictionnaires extensifs de la langue française, les « dictionnaires culturels » pour reprendre les termes d’Alain Rey1, soit le Grand Larousse de la langue française (GLLF), le Grand Robert de la langue française (GR), le Trésor de la Langue Française (TLF) et enfin le Dictionnaire historique de la langue française (DH).

1. LE TRIPLE FONDATEUR DU GRAND SIECLE

Cette expression empruntée à Jean Pruvost2 résume parfaitement l’importance des trois dictionnaires, premiers vrais monolingues, qui marquèrent le début de la grande tradition lexicographique française, le Richelet en 1680, le Furetière en 1690 et le DA en 1694. Le premier dictionnaire à être conçu et projeté dès 1635, date de la création de l’Académie par Richelieu, est le DA qui, desservi par sa lenteur d’exécution et les polémiques internes entre les rédacteurs académiciens, ne voit sa parution qu’en 1694, permettant ainsi à Richelet et à Furetière de devancer le projet académique.

1.1. Le Richelet

Le Richelet est basé sur une caractéristique essentielle, le recours à la citation littéraire des « bons auteurs » pour illustrer la langue française, comme caution du bon usage destiné « aux honnêtes gens qui aiment notre Langue »3. Premier exemple de démarche philologique, le Richelet contient, malgré sa richesse littéraire, des carences au niveau des énoncés définitoires, les procédés d’explicitation et d’exemplification du défini étant délégués aux citations, présentées sous forme de syntagmes généralement neutralisés (tronqués) et non glosés. En l’occurrence pour la définition du rire, le plan d’article contient :
-pour l’entrée rire - verbe : pas d’énoncé définitoire, la conjugaison du verbe, une liste d’acceptions non glosées, représentées par des syntagmes neutralisés de citations littéraires.
-pour l’entrée rire - substantif : une définition de type logique (définition composée d’un premier terme, sorte d’hyperonyme indiquant la classe sémantique supérieure soit le genre prochain ou incluant et ensuite des traits distinctifs et spécifiques) et trois citations littéraires.

1.1.1. L’énoncé définitoire

Alors que le verbe ne fait l’objet d’aucune définition, le substantif rire comporte l’énoncé définitoire suivant : « Certain mouvement de la bouche causé par quelque objet ou par quelques paroles ou quelque action qui donne de la joie ». L’incluant est ici le mouvement de la bouche et le trait distinctif et spécifique est inséré dans un rapport causal relatif à la joie : il y a donc une mise en exergue et une primauté de la manifestation physiologique, incomplète puisque des traits distinctifs perceptifs et sensoriels tels que le bruit, le souffle etc. sont éludés. Le rire est privé de sonorité, et l’aspect émotionnel reste dans le flou d’une description générique ( quelque objet, quelques paroles, quelque action ). Cette définition du rire apparaît insuffisante et incomplète, et laisse entrevoir, à travers l’absence de sonorité, un idéologie sous-jacente dans le texte lexicographique : le rire pour Richelet est un rire policé, conforme à la bienséance des normes comportementales de l’honnête homme du XVIIè siècle.

1.1.2. L’exemplification

Pour Richelet, l’énumération des citations tient lieu d’analyse sémantique4. Les citations littéraires sous forme de syntagmes généralement neutralisés et non glosés ne comportent pas toujours d’environnement syntaxique et sémantique illustrant leur emploi en langue : par exemple, « Pascal lettre 8 : éclater de rire - Pascal, 1 II : rire de ceux qui la profanent ». L’analyse de Josette Rey-Debove5 et de sa double lecture de l’exemple, selon laquelle un exemple est à la fois un énoncé autonyme c’est-à-dire un exemple informant sur le signe, et un énoncé en usage informant sur la chose, nous permet d’accorder aux citations littéraires de Richelet une valeur uniquement autonymique, l’exemple étant cité pour lui-même et n’apportant aucune valeur sémantique supplémentaire au signifiant rire. De plus, le processus d’exemplification par recours à la citation littéraire possède une valeur idéologique de légitimation d’emploi à travers la caution des « bons auteurs » garants du « bon usage ». A cet égard, l’exemple suivant : « rire à gorge déployée - Le Comte de Bussi (Rabutin) – C’est rire fort et de bon cœur » réintroduit la sonorité du rire absente de la définition, sonorité toutefois légitimée par l’autorité de l’écrivain cité et connotée positivement de bon cœur . Citons enfin une autre carence de l’analyse sémantique dans le procédé d’exemplification ; l’emploi métaphorique du verbe rire dans les exemples suivants ne fait l’objet d’aucune glose ni d’aucune mention contrairement au Furetière et au DA qui emploient un marquage stylistique ou diastratique (figurément, par métaphore) :
« Ablancourt : tout lui rit. La fortune lui rit. Ablancourt : Tout rit dans cet appartement. Voiture : la rose rit au soleil ». La seule mention des citations d’acceptions métaphoriques cautionne leur usage sans les expliciter davantage.

1.2. Le Furetière

Profondément différent du Richelet, le Furetière possède une orientation métalexicographique à vocation encyclopédique dont témoignent la longueur des articles et le travail définitionnel, exemplificateur et culturel. Furetière présente un plan d’article extrêmement structuré et articulé selon les valeurs sémantiques des six acceptions du verbe puis du substantif rire.

1.2.1. L’énoncé définitoire

« Donner des témoignages d’une joie intérieure par des signes extérieurs, soit par l’éclat de la voix soit par des mouvements du visage ». L’ordre logique, par rapport au Richelet, est renversé : l’hyperonyme n’est plus la manifestation physiologique mais l’état émotionnel qui génère le rire, structuré par des définisseurs spécifiques de nature perceptive et sensorielle, la sonorité de la voix et la mobilité du visage, traits distinctifs absents du Richelet. Cet énoncé définitoire, outre qu’il présente les conditions nécessaires et suffisantes à une définition acceptable, présente l’intérêt de mentionner le passage de l’intériorité d’une émotion à l’extériorité de sa manifestation : en cela, le Furetière se rapproche de façon surprenante des définitions contemporaines et possède une modernité qui le différencie des autres dictionnaires du XVIIè siècle.

1.2.2. L’exemplification

Contrairement au Richelet, le procédé d’exemplification n’est pas confié à la citation d’auteurs6 mais à une énumération de locutions figées et à des exemples forgés, chacune de ces deux typologies comportant systématiquement une glose paraphrastique explicative qui constitue l’analyse sémantique. Pour illustrer le processus d’exemplification chez Furetière, nous avons sélectionné quelques traits caractéristiques :
- L’exemplification de la première acception du verbe rire=manifester de la joie consiste en une énumération des locutions afférentes : « Cette plaisanterie nous a fait rire à ventre desboutonné, à pleine gorge, à gorge déployée, rire aux larmes, nous nous tenions les côtes à force de rire, il faillit à nous faire crever de rire, à nous faire mourir de rire, nous étions pâmés de rire ». Cette liste illustre le rire dans ses éclats et ses débordements sans mention de règles de bienséance, sans marquage stylistique ou diastratique7. Le souci encyclopédique rejoint ici un souci linguistique d’exemplification exhaustive de l’entrée rire.
- Furetière nous renvoie une vision idéologique et historicisée de l’ordre social . Ainsi, l’exemplification de l’acception rire=se moquer de illustre une hiérarchie sociale qui part de Dieu, autorité suprême, et arrive au libertin, son extrême opposé : « Dieu se rit des folles entreprises des hommes : il a dit qu’il riroit à la mort des Impies. Entre les philosophes, Démocrite ne faisoit que rire et Héraclite que pleurer. Un Satyrique rit aux dépens du genre humain, il le raille, il s’en mocque. Il mord en riant, il pince sans rire. Un libertin se rit de toutes les remontrances, de toutes les menaces qu’on luy fait. » On voit ici que l’autorité qui est conférée à l’exemple n’est pas, contrairement à Richelet, la caution des bons auteurs contemporains mais une vision hiérarchisée de l’ordre social8.
- Chez Furetière, l’analyse sémantique se base sur la glose explicative, en particulier en ce qui concerne les usages métaphoriques par le marquage stylistique, figurément, par métaphore : « Rire se dit figurément des choses inanimées et en Morale en parlant de ce qui plait, de ce qui est agréable. (…) Le premier exemple qu’on donne des métaphores, c’est les prez rient. Molière a dit des oiseaux : tout leur rit, tout cherche à leur plaire. La fortune rit aux gens qui sont en faveur ».
- Furetière apprécie le genre burlesque, il est en effet le seul à attester un usage métaphorique de rire=se fendre, s’entrouvrir avec la marque stylistique burlesquement9 : « Voilà un habit qui crève de rire, qui est troué. Cette muraille est fendue, ruineuse, elle crève de rire ».
- Les exemples pour Furetière sont souvent l’occasion d’assertions idéologiques sur le monde et la société ; ainsi, dans l’exemple du substantif rire : « Cette femme a le rire agréable, il luy paroist de petites fossettes sur les joues. Le rire démesuré est parfois nuisible. Les Indiens tiennent le rire pour une grande indiscrétion et incivilité ; ils ne rient presque jamais et regardent bien devant qui, lors qu’ils en ont un grand sujet ». Ici, trois assertions de type idéologique : - une vision stéréotypée de la femme car, si le rire est le propre de l’homme (comme le cite Furetière dans l’exemplification du verbe rire), la grâce est le propre du rire féminin - une indication des limites de bienséance - une vision ethnocentriste de l’Altérité, les Indiens étant une catégorie curieuse car si le rire est le propre de l’homme, qui ne rit pas n’est peut-être pas humain10.
- On remarque une grande liberté dans le traitement des locutions proverbiales : mentionnées avec glose explicative, Furetière n’applique cependant aucun traitement de marquage diastratique, contrairement au DA (on dit bassement, il est familier, il est du style familier) qui reprend les mêmes locutions en les marquant.
- Une dernière remarque : Furetière établit une gradation de la bienséance dans le champ sémantique du rire ; ainsi on trouve une taxinomie qui va de plaisant à gai, à burlesque, puis à bouffon et enfin à gaillard.

1.3. Le Dictionnaire de l’Académie

Les caractéristiques fondamentales du DA sont l’absence de citations littéraires11, la démarche onomasiologique et analogique12 et l’absence de plan d’article structuré et rigoureux, l’analyse sémantique étant confiée à l’énumération des acceptions, certes glosées, mais selon un ordre relativement arbitraire, ni sémantique, ni morphosyntaxique.

1.3.1. L’énoncé définitoire

« Faire un certain mouvement de la bouche causé par l’impression qu’excite en nous quelque chose de plaisant. » Cette définition, très proche de celle du Richelet, contient les mêmes caractéristiques : la mise en exergue de la manifestation physiologique et l’absence de sonorité. Toutefois, le syntagme en nous suggère l’intériorité, la subjectivité de l’émotion. Cette définition est immédiatement suivie d’une liste de locutions verbales contenant, paradoxalement, toutes les manifestations des éclats et des débordements du rire : « Eclater de rire. Se tenir les côtes de rire. (…) Crever de rire. Etouffer de rire. (…) Pâmer de rire. Rire aux larmes. Rire comme un fou. » En outre il est intéressant d’observer l’évolution sémantique de rire en diachronie à travers les éditions successives du DA :
-4ème édition, 1762 : définition identique
-5ème édition, 1798 : « Faire un certain mouvement de la bouche souvent accompagné d’éclat, et causé par l’impression qu’excite en nous quelque chose de plaisant. »
-6ème édition, 1832 : « Faire un certain mouvement de la bouche souvent accompagné d’éclat, et causé par l’impression qu’excite en nous quelque chose de [igai:b], de plaisant. »
-8ème édition, 1932 : « Marquer un sentiment de gaieté par un mouvement de la bouche accompagné souvent de bruit et par une expression correspondante des regards et des traits du visage. »
On remarquera que la sonorité du rire est introduite en 1798, sous forme d’éclat, mais n’est-on pas en période post-révolutionnaire ? En 1832, l’adjectif gai supplante plaisant, peut-être pour son caractère un peu désuet. Enfin, il faut attendre l’avant-dernière édition du DA en 1932 pour voir un renversement de l’ordre définitoire, accompagné de traits distinctifs plus complets.

1.3.2. L’exemplification

Le trait saillant du procédé d’exemplification dans le DA est la surabondance de marquage diastratique qui vient littéralement baliser la description de la langue en usage : ainsi, contrairement au Richelet qui occulte ce qui est contraire au bon usage, le DA mentionne tous les faits de langue mais en les insérant dans un système de marques très rigoureux. Le texte est enserré dans la réitération et la redondance des expressions on dit proverbialement et bassement, on dit communément, il est familier, il est du style familier, etc. En outre, les mêmes exemples qui font l’objet d’un marquage diastratique ne le sont pas dans le Furetière ; par exemple : « On13 dit prov. & bassement, il rit jaune comme farine pour dire d’un ris forcé » ou encore « rire au nez de quelqu’un pour dire se mocquer de quelqu’un en face. Il est familier ». Autre détail idéologique intéressant : dans le DA, tout comme dans le Furetière, la grâce est le propre du rire féminin, l’exemple donné pour le substantif rire étant presque identique : « Cette femme a le rire agréable, gracieux. On dit figur. & poetiqu. en parlant d’une belle personne que les graces & les ris la suivent partout. »

Ce bref aperçu diachronique nous suggère une réflexion : dans une entrée apparemment peu marquée idéologiquement telle que rire, les discours lexicographiques laissent néanmoins transparaître plus ou moins clairement les normes idéologiques et linguistiques du Grand Siècle.

2. LE CORPUS CONTEMPORAIN

Ayant examiné dans le corpus diachronique des procédures lexicographiques relativement hétérogènes quant à la définition et à l’exemplification, il faut au contraire souligner la grande homogénéité du corpus contemporain. En effet, la lexicographie moderne a bien entendu bénéficié des acquis théoriques et empiriques d’une tradition de trois siècles et les procédures se sont normalisées. En outre, certains éléments lexicographiques apparaissent, qui n’existaient que peu ou prou dans les dictionnaires fondateurs, et qui « potentialisent » l’analyse sémantique :
- une structuration majeure des plans d’articles
- l’apparition du classement morphologique des acceptions (par exemple pour rire, le classement des constructions prépositionnelles ; se rire de, rire à, rire de,etc.)
- la présence de la synonymie et de l’antonymie
- la présence systématique de l’étymologie14
Toutefois, une seule constante dans la procédure lexicographique perdure du XVIIème au XXème siècle : le recours à la citation d’auteurs, la démarche philologique étant plus ou moins marquée selon les ouvrages15. Ainsi, dans notre corpus contemporain, délaissant délibérément les aspects homogènes des quatre dictionnaires, c’est l’examen des éléments de dissonance et d’hétérogénéité qui nous a semblé plus pertinent pour l’analyse du signifiant et du signifié rire. En effet, chacun des dictionnaires apporte un élément définitionnel ou exemplificateur qui ne figure pas dans les autres et qui constitue son unicité.

2.1. Les quatre énoncés définitoires (par ordre chronologique de parution)

- GLLF (1971-1978) : Il n’y a pas à proprement parler d’énoncé définitoire, l’article débute par les indications étymologiques puis présente la glose définitionnelle suivante : « Rire s’emploie dès les premiers textes avec son sens courant actuel, seul ou dans des locutions, précisant la manière de marquer [ice :b]sentiment de gaieté manifeste et son intensité ».
- TLF (1971-1994) : « Manifester un état émotionnel, le plus souvent un sentiment de gaieté, par un élargissement de l’ouverture de la bouche accompagné d’expirations saccadées plus ou moins bruyantes et un léger plissement des yeux. »
- GR (1985) : « Exprimer par des mouvements particuliers du visage (dépendant de certains muscles, dont le zygomatique), accompagnés d’expirations saccadées plus ou moins bruyantes, une impression de gaieté, provoquée par quelque chose de plaisant, de comique ou qui paraît tel. »
- DH (1992) : « Marquer un sentiment de gaieté soudaine par une extension de la bouche, accompagnée souvent d’expirations plus ou moins saccadées et bruyantes. »
Les éléments respectifs qui retiennent notre attention sont les suivants :
- Le GLLF ne donne pas de définition mais une glose définitionnelle qui contient un phénomène anaphorique assez curieux marquer ce sentiment de gaieté ; ici l’anaphore n’a pas d’antécédent, elle pourrait donc être classée dans la typologie que Riegel, Pellat et Rioul nomment, dans la Grammaire méthodique du français16 , une anaphore associative qui « repose sur une connaissance générale du monde, partagée par la communauté linguistique » : ainsi, il semblerait que pour le GLLF le rire puisse se passer de définition car il participe d’un implicite culturel collectif et, qui plus est, immuable dans le temps puisqu’il maintient son sens courant actuel.
- Le TLF propose, outre le trait distinctif relatif aux yeux, une restriction sémantique de l’hyperonyme gaieté ; le rire peut être généré par d’autres causes qui seront explicitées dans l’exemplification à travers la mention du rire pathologique.
- Le GR est le seul à préciser les mécanismes physiologiques de déclenchement du rire, par la mention des muscles, en particulier du zygomatique, mention qui sera reprise dans l’exemplification par une citation de Voltaire. En outre, il introduit la subjectivité du rire (qui paraît tel) et la notion de comique.
- Le DH présente le trait distinctif de soudaineté qui s’apparente sémantiquement à la notion d’éclat mais qui constitue une restriction de nature temporelle au mécanisme du rire.

2.2. L’exemplification

2.2.1. Le GLLF

Le GLLF se caractérise par une démarche historique qui s’attache prioritairement à l’évolution diachronique du rire avec un système rigoureux de datation des locutions figées attestées dans la littérature, sans toutefois avoir recours aux citations littéraires ; par exemple : « Un sens figuré, "scintiller vivement, joyeusement" a été introduit par les poètes de la Pléiade (v.1550, Ronsard) ; il procède du même type de développement que celui que réalisait, en sens inverse, le latin renidere "briller, resplendir" d’où "briller de joie" et spécialement "sourire, rire". » En outre, il opte non pas pour une définition des différentes acceptions mais pour une glose définitionnelle qui introduit une grande fluidité dans la lecture du plan d’article, contrairement à une certaine rigidité des autres dictionnaires : « Des extensions mettent l’accent sur un effet possible : le fait de rire pouvant exprimer la moquerie, rire de (qqn, qqch.) équivaut à " se moquer de " » ou encore « Le fait de rire étant ordinairement signe d’agrément, de plaisir, rire est synonyme de "se divertir", à la forme pronominale se rire (v.1175), sortie d’usage, puis à l’intransitif, par exemple dans il n’y a pas de quoi rire ». Il en résulte que la procédure d’explicitation et d’analyse sémantique semble plus développée par rapport aux autres ouvrages.

2.2.2. Le TLF

La caractéristique essentielle du TLF est sa vocation philologique servie par une arborescence complexe et une exigence d’exhaustivité. Les deux éléments distinctifs que nous retiendrons sont la mention de la pathologie et la valeur explicative et non plus purement autonymique de certains exemples.
Le TLF consacre une sous-entrée du substantif rire au domaine de spécialité de la pathologie : « Pathol. [Dans certaines maladies physiques (tétanos, etc.) ou psychiques (hystérie, schizophrénie)] Mouvement mécanique et paradoxal des muscles de la face. Rire sardonique, spasmodique. Le rire pathologique est mécanique et paradoxal. Il apparaît dans certaines affections caractérisées par une coupure avec le réel, comme la schizophrénie par exemple. Psychol. 1969) ».
Mais l’élément lexicographique qui le distingue le plus est la tentative de dépasser la valeur autonymique de l’exemple, contrairement aux autres dictionnaires qui utilisent la citation littéraire pour renseigner uniquement sur le signe rire : deux exemples, un pour le verbe et un pour le substantif tentent de cerner le signifié et le référent rire :
- verbe rire : « L’auteur comique ne doit pas se poser les questions rituelles : « Comment faire rire ?-Par le comique. – Comment le comique fait-il rire ? – Parce qu’il y a dégradation. –Mais pourquoi la dégradation fait-elle rire ? –Parce qu’elle est désharmonique. Arts et litt., 1935 »
- substantif rire : « On expliquera le rire par la surprise, par le contraste, etc. (…) La vérité n’est pas aussi simple. (…) Pourquoi rions-nous d’une chevelure qui a passé du brun au blond ? D’où vient le comique d’un nez rubicond ? et pourquoi rit-on d’un nègre ? (…) La coloration noire ou rouge a beau être inhérente à la peau : nous la tenons pour plaquée artificiellement, parce qu’elle nous surprend. Bergson, Le Rire, Paris, PUF., 1950, p.30-31. »
Malgré le caractère discutable (et « politiquement incorrect ») de la citation de Bergson, ces deux citations proposent néanmoins une explicitation du signifié rire qui gravite autour de notions nouvelles par rapport à toutes les définitions examinées : la surprise, le contraste, la dégradation d’un ordre pré-établi.

2.2.3. Le GR

Le GR est le dictionnaire qui présente le plus de caractéristiques communes avec le TLF de par l’abondance des citations littéraires conforme à sa vocation philologique ; en outre, il mentionne, comme le TLF, le domaine de spécialité de la pathologie, sans glose définitionnelle, mais en citant les syntagmes neutralisés rire forcé (rictus), rire sardonique. Rire stéréotypé des schizophrènes, dont il indique le terme en psychiatrie cachinnation. L’élément différentiel du GR, outre l’énoncé définitoire qui introduit la subjectivité du rire, est constitué par une sous-entrée du substantif rire qui propose le classement sémantique suivant : « (Caractères, aspects psychologiques du rire) : Un bon rire, communicatif, contagieux. Un rire franc, bon enfant, de bon vivant. Doux rire, sans méchanceté. Rire forcé ».Il nous semble que ce sous-classement de nature sémantique soit arbitraire car rien ne différencie ces acceptions de celles qui sont placées juste après l’entrée rire substantif, si ce n’est le trait distinctif de la sonorité : « un gros rire, un rire argentin, un rire des yeux, un rire de poule qui glousse » : Mais ces typologies sonores ne recouvrent-elles pas des aspects psychologiques du rire, au-delà des décibels émis ? Pourquoi cette scission sémantique entre la physiologie du rire et la psychologie du rire ?

2.2.4. Le DH

Le DH, de par sa vocation même de philologie historique, propose des datations précises d’attestations littéraires des acceptions du rire. L’élément qui le différencie par rapport aux autres dictionnaires est la dimension intertextuelle de nature lexicographique. En effet, il est le seul à s’appuyer sur la tradition lexicographique et les citations de dictionnaires côtoient les citations littéraires : ainsi, les ouvrages cités sont le Féraud 1787, le DA 1798 et 1878, le Furetière 1690, le Larousse 1875, le Cotgrave 1611 et le Robert Estienne 1538 et constituent une banque de données lexicographiques appréciable.

Conclusion

Au terme de ce bref aperçu, une constatation s’impose : alors que le signifiant rire est abondamment défini, exemplifié, glosé, aussi bien en diachronie qu’en synchronie, le signifié rire n’a pas encore reçu de définition stable, complète qui informe sur sa nature, ce qui confère aux définitions lexicographiques du rire un caractère ambigu. En effet, les discours lexicographiques laissent seulement entrevoir quelques frontières du rire : des frontières sociales (la bienséance et la grossièreté), des frontières psychologiques (la totale subjectivité du rire), des frontières mentales (le rire pathologique) et des frontières politiques (le rire iconoclaste et transgressif des libertins et des satyriques). Aussi le rire reste-t-il, dans l’univers lexicographique, placé sous le double signe de sa dualité, physiologique et psychologique, et de son ambiguïté, au regard de son insaisissable et improbable définition. Mais Voltaire n’a-t-il pas dit (dans le Dictionnaire philosophique, article rire, cité dans le GR) : « Que le rire soit le signe de la joie comme les pleurs sont le symptôme de la douleur, quiconque a ri n’en doute pas. Ceux qui cherchent des causes métaphysiques au rire ne sont pas gais : ceux qui savent pourquoi cette espèce de joie qui excite le ris retire vers les oreilles le muscle zygomatique, l’un des treize muscles de la bouche, sont bien savants. » ?

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Corpus lexicographique

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Grand Larousse de la Langue Française, dir. L. Guilbert, Paris, Larousse, 1971-1978.
Trésor de la Langue Française, dir. B. Quemada, Paris, CNRS Editions, 2004.
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Autres références

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Note

↑ 1 A. Rey, 1987.

↑ 2 J. Pruvost, 2002

↑ 3 Cf. “Avertissement” au Dictionnaire contenant les mots et les choses : « J’ai fait un Dictionnaire François afin de rendre quelques services aux honnêtes gens qui aiment notre Langue. Pour cela j’ai lu nos plus excellens Auteurs, & tous ceux qui ont écrit des Arts avec réputation. J’ai composé mon livre de leurs mots les plus reçus, aussi bien que de leurs expressions les plus belles. Je marque les diferens endroits d’où je prens ces mots, & ces expressions à moins que les termes & les manieres de parler que j’emploie ne soient si fort en usage qu’on n’en doute point. » Sur le discours des préfaces, voir F. Mazière, 1985, « Le dictionnaire déshabillé par ses préfaces », Lexique 3. Les « bons auteurs » sont les contemporains de Richelet ( Voiture, Ablancourt, Molière, Pascal, Dépreaux (Boileau), Bussi (Rabutin) ) qui opte délibérément pour une description de la langue en synchronie.

↑ 4 Cf. Sur la citation littéraire chez Richelet et Furetière voir A. Lehmann, 1995.

↑ 5 J. Rey-Debove , 1971.

↑ 6 Cf. A. Lehmann, 1995, note 4. et M. Bombart, 2003.

↑ 7 Sur les marques d’usage, voir Lexique n.9, 1990, PUL ; Haussmann, 1989, p. 649-657. et C. Wionet, 2004.

↑ 8 Cf. Les travaux fondamentaux de Collinot-Mazière et Mazière sur l’idéologie dans les dictionnaires du XVIIè siècle et en particulier chez Furetière : 1984 Collinot-Mazière, 1985 Mazière, 1987 Collinot-Mazière, 1989 Mazière, 1997 Collinot-Mazière.

↑ 9 Furetière utilise fréquemment la marque burlesque ; lui-même écrivain (Le Roman bourgeois, 1666), il s’essaya au genre burlesque à ses débuts littéraires ; pour les rapports de Furetière avec le burlesque, voir C. Nédélec, 2003.

↑ 10 Sur l’ethnocentrisme des dictionnaires voir Delesalle S. et Valensi L., 1972, Giaufret Colombani H., 1997, Collinot A. et Mazière F., 1997, Glatigny M., 2003.

↑ 11 Cf. Préface : “(…) Il a esté commencé & achevé dans le siècle le plus florissant de la Langue Françoise ; et c’est pour cela qu’il ne cite point, parce que plusieurs de nos plus celebres Orateurs & de nos plus grands poëtes y ont travaillé, & qu’on a creu s’en devoir tenir à leurs sentiments. » Cité par A. Lehmann, 1995, p. 36.

↑ 12 En effet, dans l’entrée rire sont traités : riant, sourire (verbe et substantif), risée, rieur, risible, ridicule, ridiculiser, ridiculisé, ridiculement, ricaner, ricaneur, dérision.

↑ 13 Sur la valeur idéologique du on, sujet universel qui institue l’autorité du lexicographe, voir Collinot et Mazière, 1997.

↑ 14 Une seule exception : Furetière cite souvent l’étymologie des entrées en s’appuyant sur les travaux de Ménage Origines de la langue françoise (1650) et Observations sur la langue françoise (1672) qui aboutiront en 1694 en un véritable dictionnaire étymologique.

↑ 15 Sur les rapports entre littérature et lexicographie voir Dictionnaires et littérature, littérature et dictionnaires, Lexique n.12-13.

↑ 16 Riegel M., Pellat J.-C., Rioul R., 1999, p.615.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482