L’existence des « femmes écrites » -comme celle de tout personnage fictionnel ou raconté- est soumise aux mêmes aléas et aux mêmes variations qui troublent la vie des femmes –et des hommes- de chair : il y en a qui glissent comme des ombres dans une ou deux lignes de roman et restent presque inaperçues ; il y en a qui passent devant les yeux, rapides comme des éclairs, mais qui restent inoubliables ; il y en a qui dominent de vastes ensembles narratifs en s’imposant ainsi à l’esprit du public. Leur vie, pour n’être qu’imaginaire, n’en est pas moins réelle ; souvent elle a l’avantage, sur les existences réelles et sur leurs éventuels prolongements dans la mémoire des générations, d’être plus souple, plus durable et aussi plus intense, évoluant de siècle en siècle vers de nouveaux horizons, d’autres langues, quelquefois d’autres corps.
C’est là le privilège des grandes figures symboliques, des femmes-déesses ou divines, de Minerve à Marie 1 ; ou des héroïnes légendaires, comme Electre, ou Salomé ; des protagonistes plus ou moins mythiques d’événements fondateurs, telle Didon, ou Eve, ou, pour la part d’affabulation qui l’entoure, Jeanne d’Arc. C’est aussi le cas de quelques grands protagonistes de la « littérature laïque »
Hanno migrato da testo a testo (e attraverso adattamenti in sostanze diverse, da libro a film o a balletto, o dalla tradizione orale al libro) sia i personaggi del mito che quelli della narrativa «laica», Ulisse, Giasone, Artù o Parsifal, Alice, Pinocchio, d’Artagnan.2
Il est facile d’admettre, pour toutes ces créatures, une sorte de « vérité », caractérisant leur personnalité et leurs actions, sur laquelle tout public est disposé à s’accorder, une vérité certes fluctuante, mais qui doit rester à l’intérieur d’une bande d’oscillation possible, sous peine de n’être pas acceptée de la part du public. Eco parle, à ce sujet, de « partitions » originelles ou archétypales, de partitions possibles et de vérité collective 3 . C’est un sort, celui-ci, qui ne concerne que très rarement des personnages secondaires ; et presque jamais des personnages secondaires qui ne soient pas les héros de quelques actions exemplaires ou retentissantes. Toutefois, quand cela arrive, c’est pour nous un indice sûr que des phénomènes imprévus se sont produits dans la nébuleuse du sens, par condensations sémantiques autour de figures-noyaux qu’il vaudrait bien la peine d’analyser.
De nombreuses questions, en effet, surgissent qui renvoient aux causes possibles d’une telle destinée : typologiques (se référant à la nature du personnage) ; fonctionnelles (sur le rôle joué à l’intérieur du récit originaire) ; historiques (liées à la fortune du texte de naissance) ; et finalement socio-culturelles, car cette jeunesse toujours renouvelée ne peut que déplacer notre attention sur la capacité de ces êtres de fiction à répondre aux attentes de publics différents par composition et situation chronologique. Leur transformations au fil des années constituent en effet un indicateur très efficace de ce qui demeure et de ce qui change –en matière d’idéologie, de relations sociales, de goûts- à l’intérieur d’une aire culturelle parfois assez vaste ; mais, aussi, elles contribuent à mettre en relief les lignes de force de la essence originaire, en dévoilant, du moins en partie, les secrets de leur nature et de leur fortune.
Briséis, l’esclave d’Achille dans l’Iliade, nous offre, de ce point de vue, un exemple à plusieurs titres parfait : d’abord, parce qu’il s’agit d’un personnage secondaire dont la vie a été, jusqu’à nos jours, très longue ; ensuite, parce qu’elle a évolué de façon significative dans le temps ; et finalement parce qu’elle est liée à un texte fondateur qui n’a jamais cessé d’agir sur l’imaginaire de la culture qu’on appelle « occidentale ». Notre but n’est pas d’en suivre tous les avatars, mais de nous arrêter sur ceux qui paraissent les plus marquants justement là où littérature et mentalité se croisent, et où le fait d’être « femme » et celui d’être « écrite » paraissent avoir, conjointement, plus de poids. Dans ce but nous en suivrons les pas d’Homère à nos jours en passant par Ovide et Scudéry et en nous déplaçant de la culture « littéraire » des trois premières étapes jusqu’à la culture dite « de masse » du cinéma contemporain.
Du point de vue de sa présence textuelle, Briséis / Hippodamie4 occupe dans l’Iliade très peu de place : il n’en est question que dans quatre chants, et, chaque fois, pour peu, ou très peu, de vers. Dans le premier, elle joue un rôle important, lié à la célèbre « colère d’Achille », origine de tous les événements du poème :
Chante, Déesse, du Pèléiade Akhilleus la colère désastreuse, qui de maux infinis accabla les Akhaiens, et précipita chez Aidès tant de fortes âmes de héros, livrés eux-mêmes en pâture aux chiens et à tous les oiseaux carnassiers. Et le dessein de Zeus s'accomplissait ainsi, depuis qu'une querelle avait divisé l'Atréide, roi des hommes, et le divin Akhilleus. 5
On sait bien de quelle querelle il s’agit : elle éclate quand Agamemnon, chef suprême de l’armée grecque, ayant été obligé, pour éviter les châtiments d’Apollon, de rendre à son père la belle Chryséis6, faisant partie de son butin de guerre, se fait livrer en échange Briséis, proie de guerre et esclave favorite d’Achille. Cela provoque le retrait du héros, furieux, du champ de bataille, et favorise ainsi les Troyens dans leur résistance contre l’armée grecque. Plus que sur la jeune fille, donc, c’est sur les rapports de force entre ennemis et sur les relations de pouvoir intra-grecques que l’attention se concentre.
Dans le IXe il est question de Briséis lors de la discussion entre Agamemnon, qui voudrait abandonner le siège à cause des défaites grecques dues à l’absence d’Achille, et les autres chefs (Diomède et Nestor surtout) qui s’y opposent. La décision finale concerne l’envoi de riches dons à Achille pour obtenir son retour au combat, mais celui-ci reste intraitable et les refuse. Ces dons comprennent la restitution de Briséis, nommée seulement deux fois en 19 vers.
Dans le XIXe, finalement, les présents sont acceptés après la mort de Patrocle, qui pousse Achille à rentrer au sein de l’armée grecque avec ses Myrmidons. Briséis entre donc en scène pour la troisième fois, et se voit octroyer un espace de 12 vers dont on parlera plus loin. Il ne lui reste encore, dans tout le poème, qu’une simple mention, à la fin de l’émouvante rencontre entre Achille et Priam, au chant XXIVe, quand le roi troyen et le héros grec se reposent ensemble pour la nuit dans la tente de ce dernier :
Et Akhilleus s'endormit dans le fond de sa tente bien construite, et Brisèis aux belles joues coucha auprès de lui.
C’est tout. Ce n’est donc pas l’espace occupé qui peut expliquer la fortune du personnage. Pour tenter d’en retrouver les causes il faut plutôt avoir recours à sa fonction narrative, et, surtout, aux contradictions qui le constituent et qui engendrent une sorte de « champ magnétique » textuel. Ce sont donc ces contradictions (dont la fonction elle-même fait partie) qu’il sera utile d’examiner.
La première est de toute évidence : d’un côté nous avons le nombre insignifiant de vers consacrés au personnage, et de l’autre, comme on vient de le dire, une fonction importante. Sa présence réduite correspond, à bien voir, à l’importance minime qu’une femme quelconque, qui plus est, prisonnière, peut avoir dans un monde belliqueux où l’héroïsme est mâle et guerrier. L’épique s’accommode mal de la présence des femmes, comme le montrent non seulement l’Iliade, mais aussi, par exemple, les chansons de geste du Moyen Age français. Toutefois, le fait de représenter le « casus belli » entre Achille et Agamemnon, et de se situer donc au centre de la mécanique qui déclenche l’action, lui donne un poids bien plus considérable : la « qualité » de sa présence n’a rien à voir avec la « quantité ». D’un « casus belli » à l’autre, le destin de Briséis apparaît en effet, à une moindre échelle, comme parallèle à des sorts bien plus retentissants : du point de vue fonctionnel, Briséis est une mise en abîme d’Hélène. Avec la reine de Sparte devenue troyenne elle entre dans un réseau de figures comprenant Héra, Athéna, Aphrodite, et contribue donc, de façon essentielle et du côté humain, à rendre le poème –aussi- « une affaire de femmes »7.
La deuxième contradiction est inscrite dans son…doublement double statut. En premier lieu Briséis est tout aussi noble qu’esclave. C’est, comme on le sait, non seulement la fille de Brisès, prêtre troyen de Zeus, et donc appartenant par naissance à une caste puissante (exactement comme Chryséis, fille d’un prêtre d’Apollon) ; mais c’est aussi la femme de Mynès, roi de Lyrnessos, l’une des villes alliées de Troie qu’Achille a détruit. Le fait d’être en même temps esclave et reine ne constitue pas, en principe, une condition exceptionnelle pour l’Antiquité, mais jouera un rôle fondamental dans l’évolution du personnage à l’époque moderne. Ensuite, et c’est là l’autre volet intéressant, cette noble victime, dont le cruel Achille a exterminé toute la famille, frères, parents et mari compris, se transforme, dans les vers du poème, en une esclave amoureuse de son bourreau. Ceci s’accorde bien avec la conception grecque de la morale et du destin8 comme acceptation et partage, mais ne peut manquer, à des yeux modernes, de paraître « politiquement peu correct » (et d’évoquer une sorte de syndrome de Stockholm avant la lettre). C’est alors à un malaise axiologique qu’on doit ce qu’on pourrait considérer comme une censure ? Ce trait, en effet, n’a été exploité que de façon partielle par la suite, ce qui le rend un réservoir de virtualités encore inexprimées, à disposition pour une évolution ultérieure du personnage.
La dernière contradiction, enfin, liée aux précédentes, saute aux yeux immédiatement quand on compare les deux figures de Chryséis et de Briséis, comparables et incomparables à la fois. Il s’agit sans aucun doute de deux figures parallèles. Elles sont en effet liées par l’intrigue : c’est « parce que » Chryséis doit être rendue à son père que Briséis entre en scène et est enlevée à Achille. Elles sont liées par leur origine sociale, en tant que filles de deux prêtres troyens (Chrysès d’Apollon, Brisès de Zeus). Enfin, leur « valeur » est exactement et explicitement la même : une esclave doit en remplacer une autre comme force de travail, mais surtout comme source de plaisir sexuel. On le voit bien dans les mots d’Agamemnon, quand il refuse d’abord de rendre son esclave à Chrysès :
Je n'affranchirai point ta fille. La vieillesse l'atteindra, en ma demeure, dans Argos, loin de sa patrie, tissant la toile et partageant mon lit. Mais, va ! ne m'irrite point, afin de t'en retourner sauf ;
et quand il décide, ensuite, de la livrer :
En effet, je la préfère à Klytaimnestrè, que j'ai épousée vierge. Elle ne lui est inférieure ni par le corps, ni par la taille, ni par l'intelligence, ni par l'habileté aux travaux (I, 112-115).
On le voit aussi dans les propos d’Achille, et à plusieurs reprises. Les deux esclaves, en somme, ne sont que des propriétés, destinées à l’exploitation et à la jouissance : leur valeur –surtout parce qu’elles sont belles- est d’abord une valeur d’usage ; en tant que « dons » qu’on peut offrir pour obtenir quelque chose (dans notre cas, par exemple, la rentrée en guerre d’Achille) elles représentent en même temps une valeur d’échange9 . Notre Briséis, en effet, est offerte à Achille dans le même lot que 7 trépieds, 10 talents d’or, 20 bassins précieux et brillants, 7 esclaves lesbiennes habiles au travail et surtout “surpassant en beauté tout leur sexe”; sans compter le mirage d’un butin sans pareil à l’heure de la victoire (or, bronze, filles du moins 20 et des plus belles), et, enfin la promesse d’une fille d’Agamemnon lui-même en mariage (juste pour confirmer la « chosification » de toute femme, à tout niveau social), avec une dot de 7 villes. Quel pourrait être son poids dans cette cascade de richesses et d’engagements ? Au milieu des objets, elle est objet, tout comme Chryséis, comme les filles d’Agamemnon, comme Hélène elle-même. Un objet pour lequel il ne vaut même pas la peine de trop souffrir :
Les Dieux ont allumé dans ta poitrine une sombre et inextinguible colère, à cause d'une seule jeune fille ! quand nous t'en offrons sept, très belles, et un grand nombre d'autres présents ! (IX)10
s’ exclame Ajax, stupéfait, quand Achille refuse tous les dons qu’on lui propose. Et dix chants plus tard, Achille lui-même, accablé par la mort de Patrocle et s’adressant à l’ancien rival Agamemnon :
Atréide, n'eût-il pas mieux valu nous entendre, quand, pleins de colère, nous avons consumé notre coeur pour cette jeune femme ? Plût aux Dieux que la flèche d'Artémis l'eût tuée sur les nefs, le jour où je la pris dans Lymessos bien peuplée !11
Il y a toutefois une deuxième constatation à faire, au sujet de Chryséis et de Briséis, qui permet, malgré les points de contact, de les opposer nettement : la première reste belle et muette, mais la deuxième reçoit, comme on l’a vu, bien que brièvement, la parole. Ce n’est d’abord, au chant premier, qu’une parole implicite, comme une annonce de parole, à focalisation narrative incertaine (externe ? zéro ?)12. Elle ne se manifeste que par un seul mot : ảékousa (à regret, « nolens »). C’est « ảékousa » que Briséis suit les soldats qui l’amènent chez Agamemnon. Plus tard, toutefois, cette parole lui est, comme on l’a vu et pour quelque vers, octroyée. Ce don lui est décerné à un endroit pour elle (et pour l’action) fatal, devant la tente d’Achille, et à un moment-clou (encore une fois !) de l’intrigue, devant le cadavre de Patrocle, au moment exact où se croisent les fils essentiels de l’histoire et tout prend une grande densité sémantique :
Et dès que Breisèis, semblable à Aphroditè d'or, eut vu Patroklos percé de l'airain aigu, elle se lamenta en l'entourant de ses bras, et elle déchira de ses mains sa poitrine, son cou délicat et son beau visage. Et la jeune femme, semblable aux déesses, dit en pleurant :
- O Patroklos, si doux pour moi, malheureuse ! Je t'ai laissé vivant quand je quittai cette tente, et voici que je te retrouve mort, prince des peuples ! Pour moi le mal suit le mal. Un homme à qui mon père et ma mère vénérable m'avaient donnée, je l'ai vu, devant sa ville, percé de l'airain aigu. Et mes trois frères, que ma mère avait enfantés, et que j'aimais, trouvèrent aussi leur jour fatal. Et tu ne me permettais point de pleurer, quand le rapide Akhilleus eut tué mon époux et renversé la ville du divin Mynès, et tu me disais que tu ferais de moi la jeune épouse du divin Akhilleus, et que tu me conduirais sur tes nefs dans la Phthiè, pour y faire le festin nuptial au milieu des Myrmidones. Aussi, toi qui étais si doux, je pleurerai toujours ta mort. (XIX, 284-299)
L’entrée en jeu de la subjectivité change le statut de la fille : Briséis, dont la beauté et la douceur resplendissent dans la douleur plus que jamais, n’est sûrement pas comme Chryséis, et son destin littéraire sera bien différent. D’autant plus que le temps et la situation d’énonciation, le sens et le ton du message, l’étrange et nouvelle relation entre énonciateur et énonciataire, tout contribue à donner à ces douze vers un poids remarquable.
Ces mots, si tristes et si doux, ont d’abord une valeur dramatique : ils sont là pour témoigner de l’accablement universel pour une mort qui ne touche pas que les Grecs, mais aussi leurs esclaves. Ce qui ne manque pas d’avoir des effets « axiologiques » sur la psychologie et le comportement d’Achille, dont la furie et la cruauté contre les Troyens et en particulier le corps d’Héctor se troveront en quelque mesure justifiés.
Que dire, ensuite, de la force symbolique que prend le couple Briséis-Patrocle par sa récurrence aux points forts de l’intrigue ? C’était en effet Patrocle qui avait livré Briséis aux hommes d’Agamemnon venant la chercher, au début du poème:
Il [Achille] parla ainsi, et Patroklos obéit à son compagnon bien-aimé. Il conduisit hors de la tente Breisèis aux belles joues, et il la livra pour être entraînée. Et les hérauts retournèrent aux nefs des Akhaiens, et la jeune femme allait, les suivant à contre-cœur (I, 345-348)
Et c’est encore Briséis que nous retrouvons, au même endroit (près de la tente d’Achille), devant Patrocle mort, comme pour en accompagner, par l’épitaphe de ses phrases, le dernier voyage. Les deux personnages, ensemble, sont donc les témoins des tournants essentiels du récit, et, en même temps, les deux pôles des forces qui régissent le monde affectif d’Achille, contribuant à le rendre le véritable héros du poème, farouche, certes, et bestial, mais non tant par soif du pouvoir ou des richesses, mais par amitié ou par amour ; plus du côté de l’ « être » que de l’ « avoir ». Les mots qu’on concède à l’esclave sanctionnent, par leur caractère exceptionnel, cette conjonction fatale.
Quant à leur sens, une analyse approfondie nous amènerait peut-être trop loin, car elle impliquerait des réflexions sur l’histoire, les personnages, la société, le genre lui-même. Ils nous donnent en effet un aperçu sur un univers « différent », fait de rapports sociaux complexes, où la frontière entre maîtres et esclaves est floue sur le plan des relations personelles ; ils illustrent parfaitement l’ambiguïté du statut d’esclave, et notamment de l’esclave-Briséis, partagée sans contradiction apparente entre les rôles de veuve du « divin Mynès » et d’aspirante épouse de l’également « divin » Achille, ce qui nous renvoie encore une fois, entre autres, à la conception grecque du destin13 ; ils montrent bien l’humanité de Patrocle, à l’heure de ses funérailles –avec une parfaite scénarisation narrative- et à partir d’un point de vue antithétique à celui de l’ « héroïsme »; ils ouvrent en somme, tout à coup, un espace de rêves, d’intimité, de projets perdus et de regrets qui, au milieu des batailles, du sang, de la « bestialité » hurlante et atroce d’Achille, surprend et les fait longuement retentir dans l’esprit du lecteur.
Mais surtout, et c’est ce qu’il importe ici de mettre en relief, ils donnent à Briséis (dont le passé, déjà, est malheureux, le présent contrasté et l’avenir incertain) une personnalité complexe (des désirs, des regrets, des sentiments, un monde relationnel complexe) et une force narrative remarquable qui sont à l’origine de la fortune littéraire du personnage. Ils ouvrent en somme des espaces d’évolutions possibles que l’Antiquité d’abord, et les âges modernes et postmoderne ensuite seront en mesure d’explorer.
C’est aux Héroïdes ovidiennes que l’on doit une étape fondamentale de cette évolution. Les contradictions qui fondent l’image homérique de Briséis offrent en effet au chef-d’oeuvre latin une matière parfaitement adéquate à sa nature, elle aussi complexe et paradoxale.
Même s’il n’est pas question, ici, de s’arrêter sur un texte dont la fortune littéraire et critique a été exceptionnelle, il ne paraît pas inutile d’en souligner rapidement quelques traits intéressants sur lesquels se fonde son durable succès. On sait bien que les 21 lettres d’amour en distiques élégiaques qui constituent l’oeuvre sont pour la plupart attribuées à des femmes s’adressant à leur amoureux : les 14 premières sont des lettres d’héroïnes mythiques14 ; la XVe, celle de Sapho à Phaon, qui pourrait sembler un peu différente en raison de l’existence historique de Sapho, contribue en réalité à alimenter la dimension légendaire de ce prototype de femme-poète/femme amoureuse ; les 6 dernières, ajoutées plus tard, sont à lire en couple, car elles mettent en scène des héros, encore une fois mythiques, qui écrivent à leurs maîtresses, et les réponses de celles-ci15. C’est dans la conception des quinze premières lettres qu’il faut trouver surtout –quoique non exclusivement- les raisons de leur renommée : ce sont celles-ci qui rendent immédiatement perceptible la portée novatrice de l’œuvre, dont la valeur va bien au-delà d’un simple exercice de rhétorique - ce qu’elles sont en tout cas, en offrant des exemples exceptionnels d’ « oratio suasoria » 16 - pour bouleverser les frontières de la doxa, de l’écriture, et enfin des genres littéraires. Tout ceci grâce justement aux femmes et à la subjectivité de leur « discours ».
Ovide n’est certes pas le premier à pratiquer l’élégie érotique sous forme de lettre : déjà, avant lui, Properce en avait donné un essai avec la lettre d’Aréthuse à Licote17. Mais chez Properce ces noms n’étaient que des pseudonymes cachant des identités réelles ; chez Ovide, au contraire, le parti pris de ne donner la parole qu’aux femmes d’un côté et le recours à la fiction mythique de l’autre change de fond en comble la portée de ses vers. La parole féminine, en effet, est en elle-même exceptionnelle – sur le plan sociologique- à son époque ; mais, grâce justement à sa fictionnalité mythique, elle devient aussi révolutionnaire sur le plan littéraire et culturel, car elle introduit un point de vue « autre » au coeur d’une tradition légendaire créée par les hommes. Non seulement, en effet, les destinataires masculins des épistolières se taisent, mais, qui plus est, leur voix est reproduite, interprétée, discutée seulement à l’intérieur du discours de leurs compagnes. La révolution est alors double : d’abord elle est narrative, car les femmes racontent une histoire « autre »; ensuite, elle est rhétorique, car les femmes…parlent de façon différente :
Existe-t-il une spécificité de l'écriture féminine dans les Héroïdes? C'est une question que l'on ne peut poser de façon naïve après Cixous et Irigaray - mais le latiniste J. Farrell a récemment (HCSP 1997) fait valoir un critère plus historique: selon Farrell, les Héroïdes simples illustrent la poétique culturelle de l'art épistolaire qui est théorisée dans l'Art d'aimer: les hommes écrivent pour séduire, avec ruse, impunité et artifice: les femmes écrivent pour faire des confidences avec simplicité et en ayant peur d'être découvertes.18
Le tour de force ovidien est donc remarquable et, vu les prémisses, nécessaire : les lettres ne se fondent-elles pas toutes sur la figure de l’allusion, évoquant ce que le public connaît déjà ? Comment arriver à le surprendre ? C’est justement grâce au recours à la subjectivité féminine que le vieux matériau légué par la tradition devient neuf et inattendu: l’effet est digne de cet esprit « baroque » que les vrais baroques (de Bernin à Marino, ou, pour évoquer la musique et la France, à Lully et à ses librettistes Quinault et Campistron) ont aimé chez lui.
Par rapport aux Métamorphoses, citées comme l’exemple le plus typique de l’originalité ovidienne, la nouveauté des Héroïdes, quelquefois taxées –surtout au XVIIe siècle- de « galanterie » , est toutefois plus profonde, en quelque sorte « structurale », car elle touche aussi la relation entre les codes épique et lyrique, et, qui plus est, parvient même à troubler le rapport entre écrit et oral.
Les relations entre les deux grands genres de l’ épopée et de l’élégie forment en effet l’objet, pendant toute l’Antiquité, de réflexions critiques où se croisent rivalité et complémentarité. Pour la plupart des théoriciens, par exemple, l’élégie est en quelque sorte contenue dans l’épique, dans les éloges dont ses vers sont riches, dans ses discours d’exhortation et de consolation, dans les remémorations nostalgiques de la patrie lointaine : c’est donc de l’épique qu’elle tire d’abord ses lettres de noblesse, et contre laquelle, quelquefois, elle se retourne :
L'élégie a besoin de l'épique parce qu'à Rome elle tend à se présenter comme le "présent" d'un passé littéraire qui est l’epos: elle est liée à ce rapport, mais peut le présenter en termes de continuité et discontinuité, en se présentant comme évolution ou comme crise19.
Pour les poètes augustéens c’est souvent la rivalité qui l’emporte :
la rivalité avec l’épopée [a] été l’acte créateur de l’élégie romaine, en négociations diverses […]Tibulle et Properce en défendent les principes » ; 20
Ovide va, dans cette voie, plus loin que tous les autres : la rhétorique « féminine » des Héroïdes, grâce au fait qu’elle réinterprète la Fable et les « gestes » à la lumière du sentiment, place l’épique « à l’intérieur » de l’élégie ; qui plus est, elle arrive à transformer celle-ci en « pseudo- source » de celle-là à travers les « reconstructions » dont les lettres abondent, où le lecteur trouve des mots absolument plausibles, des actes qu’on pouvait deviner, que le poète épique n’avait jamais explicité et qui pourtant « expliquent » certains faits et certaines actions 21.
Quant aux rapports entre écrit et oral, voilà qu’encore une fois les Héroïdes se plaisent à confondre des catégories trop simples :
…les modalités de l’écriture restent floues. Ces lettres qui sont destinées moins à être lues que déclamées, sont définies dans l’Art d’aimer comme un genre inédit : « Vel tibi composita cantetur Epistula voce ; ignotum hoc aliis ille novavit opus. ([Ov.A.A.3,345-346] A.A. 3, 345-346) » 22
Une rhétorique plus « orale » qu’écrite, donc, pour des pages censées avoir été composées par les épistolières à la hâte, dans l’urgence de la passion. Un trait, celui-ci, qui rend ces lettres très proches du genre de la « harangue », et qui, appliqué à notre Briséis, trouve son origine dans les mots prononcés au chant XIX de l’Iliade, et ouvre d’ultérieures perspectives sur son avenir littéraire.
Quel est alors le “discours” de Briséis dans la IIIe héroïde, qui lui est consacrée et où elle fait fonction d’énonciateur ? quel aspect y prend-elle, quels sont les éléments qu’Ovide puise chez Homère, quels sont les ajouts, les interprétations, les traits qui enrichissent sa personnalité et qui la transforment?
Homère fournit, avant tout, le cadre situationnel : le moment où la lettre est censée avoir été écrite et les événements auxquels elle fait allusion, ce qui est strictement inévitable, pour une œuvre fondée, côté création, sur l’allusion intertextuelle et, côté réception, sur la « reconnaissance ». Briséis évoque d’abord, par un seul participe synthétique, non seulement sa condition d’esclave, mais l’origine de cette condition, qui maintenant la lie à Achille :
Quam legis, a rapta Briseide littera venit (1) 23
Ensuite, elle rappelle la scène de sa remise aux mains des hommes d’Agamemnon ; et enfin elle fait allusion aux dons promis par ce dernier à Achille, au refus de ce dernier, au fait – souligné dans l’Iliade par Agamemnon lui-même- qu’elle est restée intacte (« nulla Mycenaeum sociasse cubilia mecum iuro ») pendant son séjour auprès du chef de l’armée, et, par contre, qu’Achille dort dans sa tente avec une autre jeune fille. En outre, à la fin de sa lettre, elle prie Achille de reprendre les armes : ce qui ne constitue pas, à proprement parler, l’inclusion d’un événement homérique dans le texte ovidien –car il n’y est pas enregistré comme un fait réalisé-, mais qui montre, comme on l’a vu, le recours à un de ces truchements tendant à établir la priorité de l’exhortation ovidienne par rapport au récit-source.
Ces derniers détails, mais surtout ce qu’elle ne dit pas, suffisent alors à situer la lettre à l’intérieur de la tradition iliadique: elle est écrite à un moment indéterminé quand Briséis se trouve chez Agamemnon, avant son retour aux côtés d’Achille et, surtout, avant la mort de Patrocle, entre les chant IX et XIX du poème homérique. C’est dire qu’Ovide reste en deçà du tournant des événements causés par cette mort et qu’il n’exploite pas le moment le plus touchant et le plus marquant, du point de vue psychologique, de la présence de l’esclave-amante à l’intérieur de l’Iliade. La raison de ce choix est triple : une lettre présuppose en effet la connaissance et la distance en même temps, ce qui ne se réalise que dans ce laps de temps ; ensuite, un discours « anticipé » de la part de la femme évite toute superposition avec les mots pathétiques qu’elle prononcera « par la suite », et donc esquive une comparaison directe avec la grandeur du modèle ; et finalement c’est aussi grâce à cette limitation temporelle qu’il est possible d’établir la priorité élégiaque dont on vient de parler. Sans compter qu’une lettre écrite à un moment différent, dans le cas de Briséis, impliquerait des ajouts difficiles à accepter par un public féru de culture homérique, parce qu’ étrangers à la tradition iliadique, et, en général, à celle du cycle troyen qui ne s’occupe pas de Briséis au-delà du poème. La parole de Briséis dans les Héroïdes illustre en somme parfaitement le processus créatif du poète latin, les relations qu’il pose avec sa source d’un côté, entre épique et lyrisme de l’autre. Les traits qu’il prête à la subjectivité de Briséis – et donc à sa personnalité- s’inscrivent tous dans le cadre de ces relations, et nous offrent non seulement un tour de force de rhétorique, mais aussi un essai très intéressant d’analyse psychologie, qui, tout en restant à l’intérieur des données de l’Iliade, en modifient profondément la substance.
Les premières surprises sautent immédiatement aux yeux dans l’incipit, qui, comme toujours, annonce le ton et le contenu de la lettre, mais avec une densité, une complétude et aussi une ambiguïté remarquables :
Quam legis, a rapta Briseide littera venit // Vix bene barbarica graeca notata manu (1).
La metatextualité d’un discours qui se définit soi-même, et en le faisant indique destinataire et destinateur (« la lettre que tu lis vient de Briséis enlevée ») n’étonne pas : elle rentre à plein titre dans la topique épistolaire. Ce qui frappe, ce sont les deux auto-définitions du destinateur : Briséis est « enlevée », et a écrit sa lettre en grec avec difficulté, car sa main est « barbare ». Homère, tout en étant Grec, n’avait pas insisté sur ce trait : plus que « barbare », Briséis était « reine » d’un côté, esclave de l’autre. Chez Ovide, au contraire, cet adjectif campe au milieu du second vers de l’hémistiche, en correspondance exacte avec « rapta » dans le premier : un signal de l’importance de ces mots, et aussi de leur relation. « Barbare », en effet, situe psychologiquement le personnage, et justifie, ainsi, une partie de ses phrases à venir. En outre, « barbarica » et « rapta », ensemble, s’enrichissent mutuellement de connotations complexes qui désormais nous échappent, mais qui devaient retentir assez fort dans l’esprit du lecteur d’une société esclavagiste. Au niveau des connotations partagées une « barbare enlevée » sentait probablement l’infériorité sociale, la violence (pour le rapt, mais aussi pour le caractère « sauvage » attribué souvent aux peuples soumis), et, avec la sauvagerie, la fierté ; ce qui pouvait se décliner aisément sur le plan sexuel. Quant aux connotations culturelles appliquées spécifiquement à notre personnage, ce « rapta » prend un double sens : Briséis avait été enlevée une première fois à sa famille et à sa patrie, et a été enlevée une deuxième fois au maître auquel elle s’est attachée24. « Rapta » devient donc pour elle le signe d’une destinée fatale plus que la simple conséquence d’un événement : en ce sens, ce mot douloureux renvoie à « vix » (la lettre « écrite avec peine », a première vue parce qu’elle est en grec, mais à bien voir à cause de la situation) et la difficulté d’écrire dans une langue étrangère se transforme aisément en difficulté de vivre. Qui plus est, cette difficulté de vivre est perceptible surtout au niveau du sentiment : c’est d’abord son cœur qui a été enlevé, et pour elle, à jamais « ravie », tout bonheur sera désormais impossible. Cette barbare malheureuse est donc déjà assez différente par rapport à l’esclave homérique : tout les mots qu’elle écrira seront cohérents avec cette auto-représentation, et ne feront par la suite que la préciser dans les deux parties qui composent la lettre.
Dans la première partie, la plus longue, c’est le « rapta » qui prévaut : elle se développe en effet sous le signe de la douleur. D’abord, ce sont les larmes, dont on voit la présence aux taches qui effacent les mots, et qui sont plus éloquentes que les mots eux-mêmes :
quascumque adspicies, lacrimae fecere lituras;
sed tamen et lacrimae pondera vocis habent (3-4);
mais
tout de suite après, voilà les reproches qui en soulignent les causes:
Achille est coupable aux yeux de son esclave non pas pour avoir été
obligé de la livrer à Agamemnon, mais pour ne pas avoir insisté
davantage pour la retenir auprès de lui, pour ne pas avoir trouvé
le moyen de retarder du moins son départ, pour avoir refusé les dons de
son rival repenti et donc parce qu’il a préféré l’orgueil à l’amour.
Briséis est loin depuis tant de nuits : pourquoi ne la
réclame-t-il pas ? Sa colère est honteusement
« lente » :
Sed data sim, quia danda fui; tot noctibus absum, nec repetor; cessas, iraque tua lenta est (21-22)
Ceci nous fait pénétrer au coeur de ces procédés de la création ovidienne auxquels nous avons déjà fait allusion: non seulement le regard de la femme modifie la perception des faits, mais les faits eux-mêmes peuvent être décrits dans des détails signifiants qui, auparavant, n’avaient pas été mis en lumière. On déchiffre alors, avec l’esclave et au moment où elle est emportée, les regards que les deux envoyés d’Agamemnon, Euribate et Talthybius, échangent interrogativement face à l’acquiescence d’Achille ; on regrette, avec elle, qu’elle n’ait même pas embrassé son amant au moment du départ ; on écoute des paroles consolatoires qui confirment son lien avec Patrocle, des paroles que l’Iliade n’avait pas été capable de nous relater:
-quid fles ? hic parvo tempore – dixit – eris- (24)
On voit, ensuite, à travers ses yeux et ses lamentations, les murs de Lyrnessos abattus, et on assiste avec frayeur et avec peine aux convulsions de Mynès mourant. Mais surtout on sursaute, tout de suite après, devant une déclaration passionnée et sûrement assez peu « bienséante » qu’Homère s’était bien gardé de lui faire prononcer :
Tot tamen amissis te compensavimus unum ; // tu dominus, tu vir, tu mihi frater eras (51-52)
Le bourreau de toute la famille de Briséis, le destructeur de sa patrie, est donc devenu explicitement la seule consolation - la seule, terrible compensation - de cette perte tragique: c’est lui, désormais, non seulement son maître, mais son mari, mais son frère. Une autre virtualité de la source, la contradiction entre Briséis femme de Mynès et Briséis esclave-amante a été donc exploitée jusqu’aux dernières conséquences : Ovide arrive là où Homère n’aurait jamais osé parvenir. La peur de l’abandon, mais surtout la passion, rendent désirable, aussi, le rêve d’une vie quelconque, en Grèce, aux côtés de son homme, fût-ce au prix d’un esclavage silencieux et soumis. Briséis désormais n’a plus de choix : pourvu que la femme future d’Achille la respecte (et que celui-ci la protège d’éventuelles vexations), elle restera tranquille pour filer et travailler chez lui sans avancer aucun droit. Son destin de « rapta » l’y contraint, et à ce destin elle, conformément en ce cas –mais seulement ici- à la mentalité grecque de la source, ne pourra plus se soustraire.
A côté de cette Briséis douloureuse et renonciataire il y a pourtant une autre Briséis, pleine d’énergie, qu’on entrevoyait déjà sous les larmes : c’est, justement, la Briséis « barbare ». C’est à celle-ci qu’on doit les traits les plus éclatants du personnage. L’amour excessif qu’elle porte à Achille n’était-il déjà la marque de ce « manque de discipline »25 et de primitivisme que les Romains attribuent volontiers à l’ « autre »? C’est justement de la fierté que l’on prête à certains barbares orientaux, tels les Parthes (mais non aux asiatiques de la côte, trop influencés par les mœurs grecs, que les Romains considèrent « imbelles »26), qu’est imprégnée la deuxième partie du discours, où, dans des phrases vibrantes et - pourrait-on dire - « mâles » la jeune fille exhorte Achille à reprendre le combat :
Quid tamen expectas ? […] // arma cape, Eacide –sed me tamen ante recepta- // et preme turbatos Marte favente viros! // Propter me mota est, propter me desinat ira (84-89)
Que la colère, suscitée à cause d’elle, grâce à elle se termine ! Poussée autant par une sorte de délire amoureux que par un rêve d’espoir, à la fin de sa lettre elle se propose à Agamemnon comme médiatrice pour tenter de convaincre son héros, en imaginant des baisers et des larmes sûrement plus efficaces que les dons et que toute exhortation rationnelle et virile :
Plus ego quam Phoenix, plus quam facundus Ulixes, // plus ego quam Teucri, credite, frater agam. // Est aliquid collum solitis tetigisse lacertis // praesentisque oculos admonuisse suis !
elle arrive enfin à offrir sa poitrine à l’épée de son amoureux, à la recherche d’un sacrifice extrême qui scellerait aussi un lien définitif. Les derniers mots, pourtant, révèlent –au delà des oscillations d’une âme troublée, la véritable portée de cet instinct suicidaire, qui ne constitue, avec les larmes et les baisers, qu’un autre élément pour pousser Achille au combat contre Troie . C’est contre Troie, en effet, qu’il pourra employer plus dignement son épée et son courage.:
at potius serves nostram, tua munera, vitam ! // quod dedereas hosti victor, amica rogo.
Perdere quos melius possis, Neptunia praebent // Pergama; materiam caedis ab hoste pete!
Par ces mots, le personnage ovidien sort donc nettement du cliché homérique et transforme la conception grecque du destin comme partage qu’il faut accepter en prise en compte active et même … blasphématoire. Briséis, troyenne, arrive en effet à inciter Achille contre son propre peuple, et fait triompher l’amour sur tout autre sentiment, même le plus sacré. « Barbare », pour le Grec, surtout attribué à un oriental, n’était-ce pas, aussi, le synonyme de « traître »27 ? Bien différent aurait été le comportement d’une matrone de Rome, comme la mère légendaire de Coriolan :
mulier in iram ex precibus versa "sine, priusquam complexum accipio, sciam" inquit, "ad hostem an ad filium venerim, captiva materne in castris tuis sim. [….]Non, cum in conspectu Roma fuit, succurrit: intra illa moenia domus ac penates mei sunt, mater coniunx liberique?28
Dans ce jeu de miroirs stéréotypiques qui encadrent le ton et les contenus de la lettre dans la doxa romaine d’un côté, mais qui se proposent de surprendre par des renversements imprévus de l’autre, cette Briséis trop passionnée et trop peu fidèle à son honneur risquerait alors de paraître, plus que « rapta », égarée, et de dégoûter le public. Ce public, pourtant, et malgré les protestations des tenants des la tradition29, a déjà été habitué, par Catulle et Properce, aux topoï de la maladie amoureuse ; en outre, il juxtapose inévitablement aux stéréotypes de l’étranger dont on a parlé celui du rival culturel, le Grec, pour lequel le mot « barbare » a un sens bien différent de ce que lui attribue le citoyen romain.
A Rome, par contre, le concept de Barbare est un concept étranger, qui ne s'acclimatera jamais tout à fait. La culture grecque, massivement importée à Rome au début du Ile siècle av. J.-C., aura toujours un statut ambigu. Les Romains reconnaissent sa supériorité tout en la supportant mal - de là un mélange d'attirance et de répulsion qui explique bien des attitudes à première vue contradictoires. Le concept de "Barbare", adopté en même temps que la vision du monde dont il faisait partie, ne pouvait que heurter le sentiment national romain. Si tout non-Grec était un Barbare, les Romains eux-mêmes méritaient ce nom…30
Les Grecs eux-mêmes, dans le réservoir de lieux communs romains, apparaissaient comme arrogants, débauchés, sans loyauté, légers et négligents31 :
At Danai maerere putant – tibi plectra moventur // et tenet in tepido mollis amica sinu //
et quisquam quaerit, quare pugnare recusas // pugna nocet, cithara noxque Venus iuvant
tutus est iacuisse toro, tenuisse puellam,// Threiciam digitis increpuisse lyram,
quam manibus clipeos et acutae cuspidis hastam // et galeam pressa sustinuisse coma! (113-120)32
Cet Achille accusé perfidement par son esclave « barbare » de mentir au sujet de son courroux, de préférer en réalité les filles, la nuit et la cithare au combat, de ne pas pouvoir supporter sur ses cheveux déliés le poids de son casque, est certainement l’Achille qui s’était réfugié, selon la légende, auprès de Lycomède et de ses filles, habillé en fille lui-même, pour éviter la guerre ; mais c’est aussi le Grec inconstant et léger, sinon débauché, sinon traître des siens à son tour, que Briséis se doit de remettre sur la voie de l’honneur. Barbare donc, ou Romaine, notre jeune fille ? Ou plutôt barbare comme l’étaient les Romains aux yeux des Grecs ? Toujours est-il que cette fille est troyenne, de la même race d’Enée, et qu’elle porte, en germe, les vertus qui sauront s’imposer à la Grèce elle-même.
Voilà donc qu’au-dessous d’un lyrisme passionné et apparemment outré, grâce aux jeu des superpositions des clichés, perce un orgueil culturel et se dessine une figure digne de la tradition la plus pure de Rome. Briséis est devenue, au-delà de la douleur et de la tendresse ,33 une « femme forte » ante-litteram , qui se fait porte-parole d’une éthique allant au-delà du sentiment ; une figure, donc, plus riche en connotations qu’auparavant, et prête sans doute pour de nouvelles aventures.
Elles ont (comme les premières) la gloire de votre sexe pour objet. Et c’est par elles que je tâche d’achever l’Arc de triomphe que j’ai consacré à cette gloire, en y ajoutant un trophée aussi superbe que glorieux, puisqu’il est composé des armes, des sceptres et des couronnes de tant de Rois que votre beauté a vaincus34.
Quel sujet, pour un texte se voulant un monument à la « gloire » des femmes et de leur beauté, capable de vaincre non seulement les hommes, mais les rois, que cette Briséis dont la beauté conquit le chef de tous les Grecs et le plus grand héros-guerrier-roi de la tradition occidentale ? La douzième harangue de la seconde partie des Femmes Illustres est en effet attribuée à notre personnage : c’est la harangue « De Briséis à Achille », dont l’argument « Qu’on peut être esclave et maîtresse » illustre déjà le jeux des « concetti » sur lesquels le discours est bâti, et qui peut aussi constituer une sorte de programme socio-politique féminin pour la gestion du pouvoir dans une société qui reste profondément masculine35. C’est la troisième, importante, réincarnation de notre héroïne (le mot, désormais, est ici de mise), à part les traductions d’Ovide et des textes grecs. La source ovidienne paraît assez sûre, vu que le titre de la harangue renvoie directement à celui de l’héroïde correspondante dont on vient de parler. En outre, Ovide est presque toujours cité par tous les spécialistes (et les manuels) qui s’occupent de/des Scudéry. A propos de son influence, toutefois, il est opportun de nuancer, et de distinguer entre l’influence de genre (littéraire) et les relations entre les textes spécifiques.
Malgré les ressemblances, en effet, et malgré tout ce qu’on a dit à propos des Héroïdes et des Femmes illustres36, rien n’est moins sûr qu’une étroite filiation entre les 40 harangues des deux tomes scudériens et leur éventuelle source ovidienne. C’est ce qui rend si prudents certains critiques37, et surtout ce qui (ne) peut (pas) se déduire à partir des préfaces elles-mêmes (une par volume) de l’œuvre moderne. Dans la première38, en effet, l’auteur cite comme source immédiate de « genre » Manzini, dont il a traduit les Harangues, et, pour « justifier » la légitimité d’une rhétorique « féminine », jugée comme différente par rapport à celle des hommes, mais non moins efficace, s’appuie sur Hérodote : chaque livre de ses anciennes Histoires, n’arbore –t- il pas le nom d’une Muse, déesse mais femme ? Ovide, qui pourtant, comme on l’a vu, aurait quelque chose à dire là-dessus, n’est absolument pas nommé. Dans la seconde39, voilà, génériquement, les « plus grands hommes des anciens et des derniers siècles », qui ont « inventé les arguments » dont Scudéry parle, tirés aussi bien de la Fable que de l’Histoire ; aucune mention ni des Héroïdes ni d’Ovide. Le discours de Briséis offre donc, dans ce contexte, un avantage supplémentaire : il nous permet de vérifier, bien que dans les bornes de sa singularité, les modalités et les limites d’une éventuelle filiation.
En ce qui concerne l’influence sur la conception générale de l’œuvre, et sur celle pour ainsi dire « de genre littéraire», l’influence ovidienne paraît incontestable. Ovide fait, pour la première fois, s’exprimer des femmes, et rien que des femmes, à la première personne; Scudéry défend dans sa première « épître aux dames » (vol. I) le bien fondé d’une rhétorique féminine sans aucun intermède masculin. Certes, les femmes des Héroïdes écrivent des lettres, tandis que les «femmes illustres »….« parlent ». Mais quelle différence peut-il y avoir entre des lettres composées, comme on l’a vu, pour être déclamées40, et des « harangues » censées être déclamées, mais qui sont écrites ? Entre épîtres et harangues, donc, la différence est bien faible, imperceptible aussi bien au niveau de l’émission, qu’à celle du message, qu’à celle, enfin, de la réception.
C’est peut être sur le compte du canal –mais se privant ainsi de l’attribuer à des différences de style et de goûts- qu’on pourrait mettre une distinction assez intéressante, concernant l’éthos du locuteur, et en particulier sa présence corporelle. La matérialité concrète de la lettre s’accompagne, chez Ovide, de toute une suite de détails physiques telles les traces des larmes sur le papier, les yeux dans les yeux, les bras qui entourent le corps de l’amant, la poitrine qui s’offre à l’épée et ainsi de suite, qui ne se retrouvent pas chez Scudéry : ses femmes, ce sont des voix, une rhétorique sans mimique et sans corps41. Bien plus « bienséante », entre parenthèses, que chez l’auteur de l’Ars Amatoria…
Et si, le canal mis à part, c’était là une preuve à l’appui des tenants d’une écriture « féminine », spontanée chez Madeleine ou imitée de la part de Georges…? rien n’est moins sûr qu’une telle psychologie sexiste, mais l’hypothèse reste toutefois intéressante, vu qu’elle est proclamée par l’Epître liminaire des Femmes illustres elle-même, et que l’on pourrait mettre en relation la théorie et la pratique.
Quant aux personnages qui sont en jeu, la différence se fait encore plus sensible. D’abord, les couples destinateur-destinataire ne correspondent qu’en nombre très réduit : deux en tout sur 40 harangues et 21 épîtres42. Ensuite, même l’apparition isolée d’énonciateurs ou d’énonciataires communs dans les deux œuvres est bien rare, et se trouve presque toujours dans le deuxième volume scudérien : c’est le cas de Pénélope, d’Oenone, d’Hélène, Paris et Didon qui se retrouvent pourtant en relation avec des interlocuteurs différents. Il n’y a que Sapho, écrivant chez Ovide à Phaon et chez Scudéry parlant à Erinne, qui relie en quelque sorte le premier volume des Femmes Illustres aux Héroïdes. A bien regarder, ceci ne peut pas étonner : l’inspiration du premier tome scudérien est presque entièrement historique (romaine ou tout au plus « barbare » et biblique), tandis qu’Ovide, comme on l’a vu, se livre à une revisitation de la légende héroïque et du mythe. Si Ovide reste sur la toile de fond de l’idée générale, il est donc soigneusement évité dans les réalisation particulières, où, évidemment, Scudéry tient à marquer son originalité.
Dans la deuxième partie des FF.II.43 , pourtant, l’histoire romaine s’éloigne, et une esthétique de la variation s’impose qui entremêle mythe et histoire, épique ancienne et poèmes chevaleresques :
J’ai voulu que tout contribuât quelque chose à sa structure, la Fable comme l’Histoire […] La voici donc cette Seconde Partie, que je vous avais promise, et que vous m’avez tant demandé : et la voici telle que je l’ai fait espérer : c’est-à-dire (si je ne me trompe) beaucoup plus belle que la première…. (Epître aux Dames) .
La « Fable », et les personnages cités ci-dessus ne pourraient donc pas signaler une convergence plus étroite? Rien de moins sûr : une analyse quelque peu approfondie éveille plus de doutes que de certitudes. De ce point de vue, la harangue de « Briséis à Achille » nous fournit un modèle relationnel exemplaire, avec son titre parfaitement correspondant à la source ovidienne probable, et avec ses différences assez importantes et même inattendues.
Les points de contact, d’abord, entre les deux textes. Briséis écrit à Achille - Briséis parle à Achille. Briséis aime son maître, lui adresse des reproches, et est jalouse - Briséis aime son maître, lui adresse des reproches, et est jalouse . L’amour déçu, et l’exhortation aux armes, sont également fondamentaux dans l’un et dans l’autre. C’est beaucoup, c’est presque tout ce qui faisait sens dans l’épître ovidienne. Mais tandis qu’Ovide, en faisant écrire son personnage et tout en restant fidèle aux faits homériques, s’en démarquait grâce à leur réinterprétation « féminine», Scudéry, qui trouve cette voie déjà tracée et qui ne peut donc y chercher du « neuf », s’éloigne de son prédécesseur… en modifiant les circonstances. Comment pourraient celles-ci, en effet, être les mêmes, vu que Briséis doit parler, et donc s’adresser à un destinataire en présence ? La « harangue » présuppose un autre cadre situationnel, qui entraîne, aussi, par rapport au modèle, des modification dans la chronologie, dans les sources, dans la présentation des personnages.
Ici, en effet, Briséis est déjà rentrée auprès d’Achille, la guerre n’est pas encore finie et le chef des Myrmidons n’est pas encore mort. Il est tombé, au contraire, amoureux de Polixène, la fille de Priam ; qui plus est, par amour il s’est rendu à Troie, pour traiter une paix qui lui assurerait en même temps le mariage. Les Grecs murmurent contre ce qu’ils considèrent comme une trahison, et Briséis, encore pleine de passion, se fait, dans sa harangue, l’écho de leurs soupçons. On est, comme on le voit, bien loin de l’Iliade. Mais où, alors ? D’où viennent les éléments de ce cadre ? Comment l’auteur peut-il le faire accepter à ses lecteurs ? Et surtout, quels avantages peut-il en tirer ?
Comme le nom de Polixène l’indique, nous sommes maintenant dans le vaste répertoire des légendes post-homériques, dont quelques racines plongent pourtant dans des traditions plus anciennes. Elles forment, comme on le sait, la matière du Cycle troyen, ou épique 44, où avaient souvent puisé des tragédies grecques, comme Les Troyennes et l’ Hécube d’Euripide, ou romaines, telle les Troyennes de Sénèque, universellement connues et imitées en France depuis le XVIe siècle45. On comprend bien alors les avantages d’un tel choix : le plus important, pour une époque de débats sur l’imitation des modèles anciens46, était celui d’offrir la caution d’une « autorité » ; mais, dans le cas de Scudéry, d’une autorité capable de lui éviter de se mesurer ouvertement non seulement avec un modèle célèbre (Homère), mais plutôt avec deux (Homère et Ovide) .
Il y a pourtant un autre avantage, pour l’écrivain moderne qui ne se situe pas au niveau des différences mais à celui des similitudes. Comme on vient de le souligner dans la liste des « points de contact », le cadre ne change pas l’essence, et cette légende ancienne qui paraît nous transporter loin de l’Iliade reste malgré tout fidèle à ce qui caractérise traditionnellement les personnages et à ce que le public désormais s’attend d’eux :
La tradition fonctionne donc comme le lieu d’une doxa, fondée sur le consensus, doxa dont chaque poète est à sa manière le témoin et le garant ; et la vraisemblance pragmatique de son récit, l’écrivain la tire de son inscription, comme le dépositaire et l’héritier d’une lignée, dans le réseau des dires antérieurs, issus d’un dire premier, […] qui lui donne son autorité et sa légitimité. 47
Sur ces « dires antérieurs » se fonde donc une véritable « pertinence » stéréotypique48 ; une pertinence que Scudéry se garde bien de modifier, car elle lui offre la possibilité d’une exploitation « hyperbolique » de ces mêmes stéréotypes, dans une sorte de compétition avec son modèle voilé.
Cette compétition se fait en effet sur les modes d’une polarisation qui « extrémise » le texte dans une sorte de dialogue à distance avec son modèle latin. Pour les situation, d’abord. Briséis aimait Achille, blâmait la « lenteur » de sa colère et regrettait sa relation avec une autre esclave pendant son absence ? Ici, Achille est ouvertement amoureux, et lié à une véritable princesse. Briséis était originaire d’une ville alliée de Troie, et épouse de son roi ; Polixène est rien de moins que la fille de Priam. Briséis accusait son maître de paresse et de préférer les mollesses du repos à la bataille ? Ici, il est accusé bel et bien de trahison ! Dans les Héroïdes elle hésitait, pleurait, essuyait ses larmes, rêvait d’être encore auprès de son amant, le priait et, seulement à la fin, l’exhortait à reprendre ses armes ? Ici, elle ne s’éloigne pas un seul instant de l’admonestation et du reproche. Chez Ovide, la pauvre Briséis, pourvu qu’Achille l’amène en Grèce avec lui, se déclare disposée à un travail d’esclave silencieux et soumis, pour le maître qu’elle aime et, qui plus est, pour son éventuelle épouse grecque :
si tibi iam reditusque placent patriique Penates,
non ego sum classi sarcina magna tuae.
victorem captiva sequar, non nupta maritum;
est
mihi, quae lanas molliat, apta
manus. 70
[…….]
nos humiles famulaeque tuae data pensa trahemus, 75
et minuent plenas stamina nostra colos.
exagitet ne me tantum tua, deprecor, uxor—
quae mihi nescio quo non erit aequa modo—
neve meos coram scindi patiare capillos
et
leviter dicas: 'haec quoque nostra
fuit.' 80
vel patiare licet, dum ne contempta relinquar—
hic mihi vae! miserae concutit ossa metus 49
Mais à cette attitude humble, passionnée et renonciataire répond la fière Briséis scudérienne, qui reprend les mêmes éléments de l’argumentation précédente (l’emploi des « cheveux » est exemplaire !) pour les disloquer et en changer complètement le sens :
…O cruel et déraisonnable Achille ! ne l’êtes-vous point encore assez, pour croire que je serais même trop honorée de servir l’aimable et nouvel objet de votre nouvelle flamme ? N’avez-vous point assez d’aveuglement, pour espérer que je serai sa captive, comme vous dites que je suis la vôtre ? N’attendez-vous point de ma complaisance et de mon adresse le soin de lui choisir un habillement qui la pare, le soin de lui ajuster les cheveux, celui d’orner sa chevelure de pierreries, et celui de tâcher encore d’ajouter des nouvelles grâces à celles qu’elle reçut en naissant, afin que l’Art achève en elle ce que la Nature a si glorieusement commencé ? (362)
Ces divergences se lient à de véritables bouleversements des traits caractérisant les personnages. La Briséis « rapta » et « barbara » des Héroïdes, celle qui ne pouvait pas écrire en grec sans difficulté, a complètement disparu : à sa place nous ne rencontrons qu’une Princesse altière et férue en rhétorique, très attentive à souligner à chaque instant sa noble origine. Elle le fait en ayant recours aux stéréotypes les plus usés. La noblesse de naissance, qui ne s’efface pas :
…Je ne saurais oublier en portant vos fers, que je devais porter une Couronne [….] que ma main était destinée au sceptre, et non pas aux chaînes ; et qu’en m’ôtant le trône vous ne m’avez pas ôté le cœur (348);
le lien entre origine sociale et Nature, qui nous rappelle le débat, si vif à une époque précédant la Fronde, autour des notions de monarchie et de tyrannie, et où se met souvent en jeu la fonction sociale de l’aristocratie, antidote de l’absolutisme :
…mais comme on ne tient sa générosité que de la Nature, et qu’elle est trop sage pour changer d’avis, et trop libérale pour reprendre jamais ses dons, on la conserve jusques au tombeau , on la fait voir libre au milieu de la servitude, et on la fait enfin triompher des tyrans comme de la tyrannie (348)50 ;
et, enfin, la conception du peuple comme d’un « peuple grossier et stupide, qui juge les choses par l’éclat qui les environne et qui l’éblouit » (II, 355) au lieu de regarder au-delà de l’aspect extérieur. Une conception, celle-ci, qui paraît exalter, d’un côté, la nature au-delà de la « différence de condition », tandis que de l’autre elle condamne une « race »51 incapable, par nature, de saisir la vérité derrière les apparences, et donc absolument éloigné des élites, « naturellement » privilégiées.
Notre Briséis, maintenant, n’est autre que la version hyperbolique de la portion « romaine » de la Briséis d’Ovide, coïncidant parfaitement avec la « femme forte » baroque et traitant l’amour comme une dame cornélienne, sans larmes et avec sarcasme :
Continuez de me trahir, si bon vous semble, passez du camp des Grecs parmi les Troyens, de nos tranchées dessus leurs remparts et si ce n’est encore assez, adorez vos ennemis !;
une Briséis donc qui efface complètement l’esclave qu’elle fut grâce aussi au truchement du langage sentimental, ou la « trahison » et la « fidélité », les « maîtres » et les « esclaves » la « servitude » et la « tyrannie » peuvent l’être tout aussi bien dans la hiérarchie sociale qu’en amour. Entre l’ « esclave » réelle du présent et la « maîtresse » du cœur qui fut reine c’est cette dernière que nous voyons donc, et ceci dès le début, quand tout le discours de Briséis est motivé non pas par la passion, mais par cet autre mobile, très dix-septiémiste et très français, qu’est la« gloire » :
mais entre les autres Briséis, Princesse captive, qu’Achille avait beaucoup aimée avant cette infidélité, en reçut une affliction sans égale. De sorte que par son intérêt, et par celui qu’elle était obligée de prendre, à la gloire de ce Prince, elle eut enfin la hardiesse de lui représenter le tort qu’il lui voulait faire, et celui qu’il se faisait à soi-même.52
Quant à Achille, de violent il est défini « cruel » à partir de la première ligne (« Oui, oui, cruel Achille… ») et tout le long du discours ; qui plus est, par un renversement complet de la doxa grecque et des déclarations de la source ovidienne, et grâce au mêmes glissements sémantiques qui permettent de passer du domaine socio-politique à celui du sentiments, c’est lui qui devient désormais « barbare » (« étiez-vous aveugle, barbare Achille… » , p. 350 ; « O barbare que vous êtes… », p. 364), outre que -dans plusieurs sens- « traître » et « tyran ».
Ce n’est là qu’un autre aspect des oppositions qui agissent aussi bien au niveau de l’intertextualité qu’à celui de la rhétorique interne à la harangue, entièrement bâtie sur la recherche continue de figures et de questions antithétiques : pourquoi l’amour, qui se fonderait sur la connaissance et sur l’inclination, est-il si souvent aveugle ? pourquoi change-t-il d’objet si facilement quand l’objet lui-même reste beau et vertueux comme auparavant ? Comment se fait-il qu’un héros dont le but est la gloire puisse préférer son intérêt personnel au bien général ? Pourquoi se croit-on le plus sage, quand on ne l’est point du tout ? Et ainsi de suite. Cette accumulation interminable (hyperbolique ?) d’antithèses – aussi ingénieuses que plutôt mécaniques- ne constitue qu’une inlassable mise en abîme de l’antithèse principale, celle d’une femme qui rappelle à un héros ses devoirs et sa gloire, d’une « esclave qui peut bien être maîtresse ».
Une antithèse que l’on ne saurait ne pas définir baroque, et qui commande toute la cohérence de ce texte allusif, de ces personnages « modifiés » et d’un style contrasté; et qui permet aussi à Scudéry d’accomplir un intéressant miracle intertextuel par rapport à ses sources homérique et ovidienne : celui de la fidélité infidèle, ou de l’égalité différente.
Les incarnations de Briséis ne s’arrêtent certainement pas à la première moitié du XVIIe siècle : il suffit de rappeler Achille et Polixène, tragédie en musique de Lully - Colasse (musique) et Campistron, à la fin du XVIIe53, qui superpose Iliade et Euripide, en confirmant les choix scudériens (qui correspondaient évidemment à une tendance de l’époque54), ou la Briséis De Poinsinet de Sivry (1759), pour ne pas parler des sculptures et des tableaux, de Rubens à Canova. Mais ce qui me paraît plus intéressant, c’est d’analyser rapidement la dernière incarnation de notre personnage dans un univers qui s’éloigne drastiquement de celui des ses avatars précédents, tout en se réclamant d’une origine homérique : c’est notre univers globalisé de la culture de masse, où toute forme de séparation entre culture « haute » et « basse » tend à disparaître55, où le cinéma a acquis une fonction centrale de diffusion mythique, et où les traditions culturelles se plient et se mêlent à d’inébranlables, parce qu’efficaces, stéréotypes sociaux. Notre Briséis est en effet arrivée jusqu’à nous, dans ce film de Wolfgang Pedersen, Troy, qui a suscité récemment l’intérêt (et les critiques) du public et qui s’inscrit dans le sillon du genre « peplum » : un genre « populaire » s’il en est -même si dans l’ensemble de son histoire les niveaux de popularité ne sont pas uniformes, et, certes, Ben Hur56 n’est pas Maciste 57- à l’intérieur du medium le plus populaire qui soit, du moins jusqu’à maintenant. Quelles sont alors les transformations provoquées par un tel contexte ? Le personnage de Briséis, en se déplaçant des forums romains et des palais baroques aux millions de salles obscures et aux milliards de petits écrans de notre époque, devient alors un parfait révélateur de ses mécanismes d’appropriation -et de nivellement – de l’héritage ancien.
En parlant plus de la « communication » que des stéréotypes, les sociologues s’accordent pour souligner quelques phénomènes typiques du passage de la culture élitaire à celle « de masse » : on parle, outre que de multiplication et de sérialité (une sérialité qui commence, en réalité, avec le premier livre imprimé …), de simplification, de stylisation et d’actualisation des messages58. Dans le domaine diachronique des filiations culturelles le parcours est identique, même si la simplification ne peut pas se passer d’une accumulation préalable, grâce à laquelle on peut puiser à des traditions divergentes les éléments nécessaires à une adaptation convenable. C’est ce qui arrive dans notre cas, et qui se lit dès ce titre très ample, « Troy », que la publicité, sur les affiches en papier et dans l’Internet, illustre la plupart des fois par l’image d’Achille-Brad Pitt, et qui est en général censé (dans la grande majorité des commentaires) renvoyer à l’histoire narrée dans l’Iliade. Il n’en est pas exactement ainsi, car l’histoire de « Troie » et de sa chute dépasse largement, comme on vient de le rappeler, les bornes du poème. Le spectacle commence en effet par l’enlèvement d’Hélène de la part d’un Pâris plutôt écervelé et malgré la présence du sage Hector, pour se terminer par la mort d’Achille : une mort dont, comme on le sait, l’Iliade ne parle pas, à laquelle l’Odyssée ne fait qu’une rapide allusion, et qui se trouve plutôt dans d’autres traditions légendaires. Troy, donc, ne vient pas que de l’Iliade, mais d’une juxtaposition de différentes sources, de celles d’où sont sorties les Héroïdes et de celles auxquelles se réfèrent les Femmes Illustres.
Quant à la simplification, elle naît ici des exigences de réduction temporelle (toute l’histoire tient en deux heures, naturellement, mais…sans les anaphores du poème !), de celles de concentration dramatique et, enfin, de celles qui se lient à la nature du destinataire : un public vaste et populaire comme le monde, qui parle différentes langues, qui suit des traditions et des mœurs différents et qui doit être réduit…à un dénominateur commun. Les personnages tendent alors à être moins nombreux et à se présenter tous bons ou mauvais ; certains concepts sont répétés continuellement et excluent toute nuance. Diomède, qui aurait pu concurrencer Achille par sa force et son courage, est éliminé ; Enée, protagoniste d’une autre « histoire » apparaît rapidement et prend un aspect grêle et jeune contre toute tradition précédente ; Agamemnon et Ménélas sont cruels et arrogants ; Pâris est plutôt efféminé et impulsif, Hector est sage et bon, et Achille, dont la colère soulignée par la Briséis ovidienne devenait cruauté pour la princesse scudérienne se montre ici pensivement féroce, obligatoirement « agi » par une nécessité fatale de « gloire » qui est explicitée jusqu’à la nausée : 33 fois par lui-même, selon un compte-rendu attentif 59, sans compter les affirmation des amis et des parents (p. ex. Thétys). Impossible, face à un martèlement pareil, de se tromper.
Et finalement, l’actualisation. Les différences entre Achille et certains héros belliqueux de celluloïde sont fort modestes : violent et impulsif, mais juste comme Rambo, désinvolte dans sa cruauté comme Schwarzenegger ou Bruce Lee, athlétique comme Van Damme. Presque invulnérable, aussi, comme le dit la légende ? Les grilles rigides qui commandent la grammaire sérielle des produits de masse ne le supporteraient pas aisément, car l’invulnérabilité nous transporterait ou dans un domaine trop proche du « fantastique », ou vers des clichés excessivement liés à celui du héros « défenseur du bien et de la loi » : tout en étant une sorte de Superman du point de vue physique, notre Achille est aussi un marginal par rapport à un pouvoir qu’il déteste et qui est représenté par Agamemnon. L’invulnérabilité ne se borne alors pas à être passée sous silence : elle est à plusieurs reprises niée, bien que de façon ambiguë, par le héros lui-même60 ; en outre, de nombreux détails noient, pour ainsi dire, les éléments liés à ce thème légendaire dans des ensembles plus vraisemblablement « humains » : les flèches de Pâris qui tuent notre héros, par exemple, sont au nombre de trois, et des trois celle qui le frappe au talon, tout en étant la première et tout en restant la seule à ne pas être arrachée par le héros lui-même, n’est pas indiquée ouvertement comme la cause de sa mort. Que dire ensuite du soupçon d’homosexualité qui le poursuit le long d’une tradition millénaire ? Pour le conjurer, dans un ridicule effort de bienséance son cher Patrocle est transformé en cousin, comme si deux camarades ne pouvaient être simplement amis à cette époque lointaine et dans une guerre féroce. Certes, les visages et les corps des deux « cousins », du point de vue kinésique et proxémique manifestent souvent une intimité qui pourrait paraître allusive aux initiés, mais qui ne saurait révéler rien de précis aux bien- pensants… Quant à Agamemnon, le voilà transformé, de chef d’une coalition d’égaux, en une sorte de réunificateur/tyran de tous les Grecs (Hitler ? Picrochole ? Napoléon vu de « droite » ?), réduits à l’obéissance à la suite d’une unification forcée et fantasque qui ne se réalisa jamais.
La grande et mystérieuse richesse symbolique du mythe s’anéantit donc dans la cage des stéréotypes et des clichés culturels d’un imaginaire sériel ligoté dans les bienséances simplistes de l’ère post-moderne. Que pouvait signifier autrefois, pour revenir au héros principal, son déguisement en fille à la cour de Lycomèdes pour échapper à la guerre dont il serait le protagoniste et qui en même temps mettrait fin à sa vie? Quelles pouvaient en être les implications pour une réflexion sur la guerre, ou dans le domaine des relations masculinité/féminité, ou encore pour le rapport entre héroïsme, prudence et vertu ? Naturellement, cet épisode est effacé du film, et Ulysse y rencontre Achille, pour le convaincre à participer à la bataille, au moment où il s’exerce virilement en plein air aux armes avec son « cousin ». On pourrait continuer la liste des infidélités et des adaptations, à partir de la mort prématurée de Ménélas (qui pour la tradition meurt en Grèce), pour continuer jusqu’à l’épisode du Cheval, que Laocoon veut contre toute vraisemblance traditionnelle introduire en ville, et que Pâris voudrait au contraire et contre toute attente détruire, et ainsi de suite. Mais c’est justement sur Briséis que s’accomplit ou que se répercute la majorité des transformations, et c’est elle surtout qui peut donc nous en montrer la portée et les caractéristiques.
Briséis au troisième millénaire
Dans l’ensemble de la légende troyenne Briséis est presque insignifiante ; dans le poème homérique elle occupe un espace réduit, tout en remplissant une fonction importante. Ici, aussi bien ses fonctions que l’espace occupé sont remarquables. Serait-il possible, en effet, de présenter un héros global sans lui donner une contrepart féminine, capable d’attirer la « moitié du ciel » des spectateurs ? d’ailleurs, comment pourrait-on raconter l’ humanité du cruel Achille sans en souligner, pour le rendre positif, le côté sentimental ? Toutefois, quand on dit « héroïsme » et « amour » on se trouve inévitablement exposé à l’étoile ardente et obscure de la passion, qui signale la puissance du héros en reliant affectivité et force, et qui, par conséquent, doit être violente et surtout malheureuse. La passion, on le sait bien, est subversive, car son triomphe saperait les bases mêmes d’une société ordonnée et « familiale »: d’où l’opposition entre Eros (la passion qui n’existe que dans une tension impossible) et Agapè (l’amour concret pour des êtres véritables) 61, et le couple inévitable amour/mort qui fonde un imaginaire désormais millénaire. Eros, imaginaire et virtuel, est, pour des produits d’imagination, certainement plus intéressant qu’Agapè, et en effet il est à la base d’innombrables productions cinématographiques, seul, ou même avec une « agapè » destinée aux personnages plus « humains », tel notre sage et fidèle Hector.
Voilà donc que d’emblée la figure de Briséis prend, dans un tel contexte, un poids inconnu aux Anciens : esclave et amante, et venant d’une histoire légendaire de relations contrastées avec un héros/maître socialement et politiquement éloigné, elle remplit sans effort sa fonction érotique. Qui plus est, dans le contexte troyen seulement Polixène pourrait la remplacer dans son rôle : mais Polixène n’occupe que le dernier segment temporel du cycle troyen, et les aventures dont elle est la protagoniste sont sûrement moins connues du public. C’est donc à Briséis que revient d’être « naturellement » la co-protagoniste féminine de l’histoire. On la rencontre en effet aux débuts, on la retrouve dans les seules séquences centrales d’amour physique62, et on en mesure la force au moment de la conclusion, quand c’est elle qui tue le méchant Agamemnon.
Ce n’est pas seulement la place occupée qui en indique pourtant l’importance, ni son rôle amoureux : c’est aussi sa densité sémantique, mesurée à l’aune des filiations mythiques. D’un côté Briséis correspond en effet à celle que nous connaissons : c’est l’esclave qui provoqua la fameuse « colère d’Achille » ; mais, de l’autre, le processus d’accumulation typique des produits de masse lui fait endosser pêle-mêle les vêtements d’autres héroïnes légendaires. Dans le cycle troyen elle était, comme on l’a plusieurs fois souligné, fille d’un prêtre de Zeus : ici, elle devient elle-même la prêtresse d’Apollon, dans une sorte de syncrétisme fictionnel avec la figure de Chryséis. Dans la tradition légendaire, Agamemnon est tué par Clytemnestre lors de son retour en Grèce : ici, c’est à Briséis qu’il doit sa mort. Et finalement, dans le film Achille meurt à cause des flèches de Pâris en partie à cause de son amour pour Briséis, après l’avoir cherchée au milieu d’une Troie incendiée et pillée; selon la légende, c’était par amour de Polixène, qui l’avait attiré dans un guet-apens. Voilà donc que Cryséis, Clytemnestre et Polixène convergent dans notre personnage pour répondre aux canons stéréotypiques de masse de l’ère postmoderne63 .
Grâce aux éléments qu’elles apportent, en effet, et aux modifications de l’intrigue, notre personnage peut incarner différents modèles de femme auxquels les symboles anciens donnent une étrange épaisseur. Contre tout ce que nous savions de la capture de Briséis par un Achille bourreau de sa famille et destructeur de sa patrie, ici la pseudo-prêtresse d’Apollon n’est pas ruinée, mais galamment accueillie par son futur amant, après la destruction du temple d’Apollon ; en outre elle est sauvée par lui quand elle est sur le point d’être violée par les guerriers d’Agamemnon, vers la moitié de l’histoire. Cela permet aux auteurs d’obtenir plusieurs résultats en même temps : le héros se définit pleinement comme tel sur un mode qui n’est pas antique, mais plus moderne, se montrant positivement tout de suite comme un courageux chevalier sauveur-de-vierges-sans-défense ; l’héroïne, par contre, se pose en jeune-fille-sauvée, contractant une dette existentielle payable, quand les circonstances le permettront, par une passion aisément pardonnable ; et le nouveau couple romanesque, loin de susciter des problèmes de conscience, rentrera à merveille dans une profitable bienséance. Avec un « plus » sémantique et culturel, en outre : la prêtresse, c’est un être sacré, dont le sauvetage n’est que plus méritoire ; et sa figure hiératique ne peut ne pas renvoyer à la silhouette ancienne de la « Vestale »64, gardienne de valeurs non seulement religieuses, mais politiques, femme intouchable sous peine de mort, comme l’imprudent Agamemnon découvrira à ses dépens. Chryséis, puisée dans la tradition homérique elle-même, donne donc dès le début à sa compagne d’esclavage une profondeur –mais aussi une cohérence « politique »- inattendue, que l’on peut saisir au fil de ses discours, tour à tour généralement pacifistes, intercesseurs pour les Troyens (par exemple en faveur d’Hector, auprès d’Achille quand celui-ci se prépare à le défier) ou pour les Grecs (par exemple pour Achille, auprès de Pâris, quand il se prépare à décocher contre lui les flèches fatales).
C’est dans la scène centrale avec Achille que la destinée amoureuse –désormais obligatoire après la rencontre des deux pôles sexuels du début- s’accomplit, et qu’en même temps la présence de Chryséis disparaît. Après quelques convenables hésitations, face aux avances de son maître la vierge-sans-défense s’abandonne finalement à la force de la passion et à la vague des corps. Mais comment ? Par un coup de génie des auteurs entre en scène le poignard ; et, d’emblée, son éclat remplit la sphère symbolique qui entoure l’esclave. Soudain armée de poignard, en effet, Briséis tâche de menacer Achille, et surtout de résister à sa propre passion. Il n’en est naturellement rien : ni la « femme forte » ni le héros invincible ne peuvent résister à la force d’Eros, surtout si elle est rendue plus piquante par l’ombre de Thanatos ; le poignard tombe donc rapidement à terre et devant les yeux du public les deux corps nus s’entrelacent dans la satisfaction générale. L’allusion sado-masochiste, en tout cas, apparaît encore une fois, dans notre imaginaire, comme une allusion « politiquement correcte » : comment une protagoniste « femme », et esclave en plus, pourrait-elle ne pas incarner avantageusement, même si transposée dans la fiction antique, le désir de revanche des femmes post-féministes de nos jours ? Dans ses mains, et sur le plan métaphorique, ce poignard prend aisément une allure phallique, car d’un côté il permet de prendre –même si provisoirement- le « dessus » relationnel, d’un autre il se lie au plaisir, d’un autre encore il représente la prise en compte d’un désir qui déchire le cœur de la vierge. Au niveau phylogénétique, toutefois, comment ne pas penser au poignard invoqué, désiré, par la Briséis ovidienne, qui offrait sa poitrine à la rage de son maître ? En passant du monde latin à notre société contemporaine, cette arme a donc changé de main, et de sens. Cette Briséis armée est en effet le contraire de la Briséis victime : sur elle plane déjà l’ombre de cette Polixène qui attirait par l’amour Achille dans un piège mortel. C’est une Briséis plus proche aussi de l’oratrice scudérienne, dont la grandeur de Princesse et le désir de gloire étaient constamment soulignés. L’une et l’autre, après tout, ont été étroitement liées par le choix des scénaristes de Troy, qui, évidemment à court d’inspiration et tenant les yeux fixes aux bienséances familiales autant qu’aux exigences de l’intrigue, se hâtent de présenter, dès son entrée en scène, notre Briséis comme la « cousine » de Pâris et d’Héctor, exactement comme Patrocle était le « cousin » d’Achille. Une Princesse troyenne très proche de Polyxène, donc ; une ennemie « structurale » d’Agamemnon, ensuite ; et finalement l’agent miraculeux d’une punition exemplaire qui arrive à concilier les opposés en vengeant à la fois son Amant (Achille) dont tout le film ne fait que souligner les contrastes et l’altérité par rapport au chef de l’armée grecque, sa Patrie, qu’Agamemnon a détruite, et le Dieu Apollon, offensé plusieurs fois par les envahisseurs Achéens65.
Ce fantastique poignard, en outre, fait l’office d’un guide symbolique à travers les méandres du récit : par un bond magistral en direction de la conclusion, en effet, il tombe aux mains de la protagoniste pour accomplir sa dernière mission, la plus appropriée, au fond la plus simple après celle de frayer le chemin érotique qui soude définitivement le couple canonique. Quand il plonge dans le sein d’Agamemnon, la menace qu’il recelait et qui demeurait virtuelle dans les scènes d’amour se réalise finalement, mais contre des forces extérieures aux amants. Son apparition mortifère nous offre donc la dernière Briséis, la Briséis Clytemnestre, celle par qui toute histoire d’amour se termine, y compris - hélas - la sienne 66.
Voilà donc que des quelques lignes homériques et d’un rôle somme toute secondaire, au fil de ses incarnations le personnage de Briséis s’est révélé capable de changer de peau, en s’adaptant tour à tour à différentes époques, à différents publics, à différents niveaux de culture, et réalisant enfin un double miracle : d’un côté il a réussi à capter, ou sur les modes narratifs, ou par un symbolisme plus allusif, l’héritage le plus significatif qui lui venait du passé ; et de l’autre il a attiré sur lui-même les fonctions, ou les traits, de personnages collatéraux de son horizon légendaire. Difficile alors de conclure sans avancer les question qu’un tel tour de force nous pose : pourquoi, elle ? et après ?
Ce sont là évidemment des questions « impossibles », les plus propres à conclure sans clore, car elles indiquent des directions sans prétendre de réponse immédiate. Pourquoi, donc, Briséis ? Autant vaudrait se demander : « pourquoi l’Iliade ? ». La longue vie et les avatars de notre personnage n’existeraient pas sans le poids fondateur de ce poème dans l’imaginaire occidental. Briséis a vécu parce que l’Iliade est toujours vivant et parce que son nom est lié à celui de son héros central. Même l’évolution qui lui a conféré petit à petit une autonomie croissante est probablement due aux contradictions dont sont tissées ses rapides apparitions dans le poème originaire : le statut d’esclave aux nobles origines, d’amante ruinée par son amoureux, de jeune fille destinée à être abandonnée, d’une manière ou d’une autre.
Ces contradictions nous amènent à des clichés profondément ancrés dans notre culture, qui ont pris pourtant tout leur sens à une époque post-classique. Une esclave qui accepte son destin et qui donc permet à elle-même d’aimer son maître, dans le monde grec n’était pas perçu comme contradictoire ou innaturel: aussi bien la Briséis homérique que la Briséis ovidienne concilient très bien l’hommage au mari tué et l’hommage au tueur qui l’a remplacé. Mais pour l’âge suivant il n’en est plus ainsi, et la fêlure qui s’ouvre au coeur éthique du personnage demande à être élaborée ou modifiée, par exemple en exaltant l’opposition elle-même et en l’insérant en un triangle amoureux (l’esclave-maîtresse-princesse déchue trahie pour une princesse traîtresse au pouvoir) ou par le jeu des symboles (le poignard) et de l’accumulation des fonctions qui permettent d’adhérer à un champ stéréotypique plus habituel et en même temps plus vaste, sous le signe, toujours, de l’amour passionnel et, naturellement, malheureux.
La seconde question : « et après ?» n’a de sens qu’à l’intérieur du cadre relationnel où s’inscrivent les rapports complexes entre stéréotype et mythe, à toute époque mais surtout, dans notre cas, dans la culture de masse. Selon Ruth Amossy, le mythe se différencie du stéréotype du fait d’un caractère toujours positif s’accompagnant à la conscience de sa fonction axiologique ; le stéréotype, au contraire, ou il est consommé passivement, ou il est démystifié67. Le cas Briséis nous offre l’exemple d’un personnage mineur qui doit sa fortune au fait d’être inséré à l’intérieur d’une légende mythique, et qui pourtant acquiert, dans le temps, plus d’autonomie et de personnalité grâce à l’accumulation de stéréotypes qui en partie lui étaient étrangers : un cas rare, qui se situe à mi-chemin entre les deux niveaux de sens. Notre jeune fille sera-t-elle capable de poursuivre sa carrière et d’acquérir une complète autosuffisance par rapport à ses partenaires « héroïques » masculins ? Parviendra-t-elle au statut d’antonomase ? Arrivera-t-on à dire « c’est une Briséis », comme on dit « c’est un Superman » ?
Rien n’est, évidemment, moins sûr : l’ombre d’Achille, le fantôme d’Agamemnon et les murs de Troie ont des chaînes plus fortes que celles de tout esclavage amoureux pour retenir dans sa condition subordonnée notre femme de fiction. Toujours est-il qu’elle a montré une vitalité non commune, et qu’elle s’est approchée de ce seuil symbolique autonome sur lequel, on le sait, tous les mythes reposent68.
Sergio Poli, «La carrière littéraire d’une femme de fiction: le cas Briséis», in Femmes de paroles, paroles de femmes. Hommage à Giorgio De Piaggi, Publif@rum, 3, 2006 , URL : http://www.publifarum.farum.it/n/03/poli.php
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