Elisa Bricco – Università di Genova

Éclats de sel de Sylvie Germain : un roman mosaïque ?

Une unité faite de pièces et de morceaux,

une vraie marqueterie

Sainte-Beuve

« - Je crains fort d’être tout bêtement en rade :

Je patauge dans l’indifférence.

- Dommage, c’est comme ça qu’à force

on finit par se perdre soi-même de vue.» (p. 117)1

Avant-propos

Giorgio De Piaggi a été mon premier professeur de littérature française à la fac, et c’est avec lui que j’ai découvert l’univers de la littérature écrite par des femmes et surtout du roman féminin. C’est donc un grand honneur pour moi de lui dédier cette étude sur le roman d’une romancière contemporaine, d’autant que l’idée de considérer Éclats de sel comme un roman mosaïque est née lors de la préparation d’un cours sur le roman français contemporain que j’ai donné à Gênes en 2004 et elle a été enrichie par mes discussions avec les étudiants.

Au début il y a la lecture

Sylvie Germain est une écrivaine que j’estime et que j’aime beaucoup, parce qu’elle a la capacité de créer des intrigues attachantes, des histoires inoubliables pour leur puissance visionnaire et pour la profondeur de l’enquête qu’elle y mène toujours sur l’essence de l’homme et sur sa destinée. Le lecteur ne sort pas indemne de la lecture de ces textes qui l’affectent de l’intérieur, parce qu’il éprouve un sentiment contradictoire : de malaise et de fascination en même temps. C’est justement pour découvrir la raison de ces réactions opposées que j’ai décidé de plonger dans les pages de ce roman, et aussi pour en découvrir les lois cachées et pour en comprendre pleinement la richesse.

Image1Éclats de sel est paru chez Gallimard en 1997. Le volume est de longueur modeste – un peu moins de 200 pages – ; le texte raconte l’histoire d’un homme qui revient à Prague, sa ville natale, après avoir passé quelques années en France où il était professeur. Ludvík rentre parce qu’il n’est pas content de son existence, qu’il a été quitté par la femme aimée et qu’il est à la recherche de lui-même. Si on voulait résumer en une phrase ce roman, on pourrait dire que c’est le récit de l’itinéraire existentiel et ontologique d’un homme, à partir de la dépossession de soi jusqu’à l’apaisement, par un chemin qui dure à peu près un an, parcours parsemé de rencontres avec des inconnus et des personnes de sa connaissance qu’il retrouve après beaucoup de temps. Mais la simplicité de la trame n'est qu'apparente ; en fait, l’auteur construit l’itinéraire spirituel de son héros pour le faire approcher de l’assouvissement petit à petit, de manière progressive mais apparemment désordonnée.

En effet, pour rendre compte de la scansion narrative du roman par des schémas graphiques, on pourrait faire référence aux cercles concentriques – vu le mouvement d’approche décrit ci-dessus -, ou à la boucle bouclée, parce qu’après une année de recherche le héros retourne dans les mêmes lieux qu’il avait visités au début et les perçoit de manière différente ; le volume est en outre divisé en trois parties dont les titres résument le contenu : Préface, Face à faces, Volte-face2. Toutefois, une autre image s’est imposée à mon esprit lorsque j’ai approché le texte en profondeur : il s’agit de la mosaïque. Cette forme, du fait qu’elle est composée de morceaux divers qui arrivent à la figuration justement par leur assemblage, me semble représenter au mieux la structure de ce roman plutôt qu’une image linéaire et continue.

La mosaïque : la totalité en pièces

Dans son ouvrage sur l’image de la mosaïque - étudiée dans les innombrables formes qu’elle prend dans tous les champs de la vie quotidienne du monde contemporain -, Lucien Dallenbach3 fait la distinction entre différents types d’objets formés par des morceaux et des pièces détachées, qui peuvent constituer des modèles épistémologiques. Aujourd’hui, explique l’auteur, la mosaïque côtoie les autres formes composites dans l’imaginaire humain :

[…] Ces différents modèles appartiennent indéniablement à une même famille : tous ont en commun, d’abord, d’être plus descriptifs que fonctionnels, et de thématiser la composition.4

Cependant, malgré cette parenté entre les formes, la mosaïque est différente de toutes les autres : elle se distingue du patchwork qui ne représente rien en particulier, du puzzle qui est formé de pièces ayant une place préétablie et unique, du kaléidoscope qui n’a pas de forme définitive. Cette image est donc la plus adaptée pour signifier la complexité moderne du fait de son « système opératoire » :

Non seulement elle ménage un écart maximal entre l’unité du tout et la pluralité discontinue du matériau de base ; elle suppose en outre un dess(e)in global avec lequel les accommodements sont possibles : loin d’assigner d’avance et de manière dirigiste une seule et unique place à chacune des pièces – ce que fait le puzzle -, la figure finale autorise en effet une totale liberté de mouvement, de placement et de déplacement des morceaux.5

Comme dans une mosaïque, plusieurs éléments composant Éclats de sel pourraient être très bien déplacés et replacés à l’intérieur du roman sans pour autant entamer la signification globale du texte. En plus, ce qui rapproche ce roman de l’idée de la mosaïque réside aussi dans la grande hétérogénéité des matériaux qui le composent et leur apparente indépendance : en effet, l’on découvre seulement à la fin que leur intime concordance se réalise dans le tout qu’ils représentent, qu’ils acquièrent une pleine signification par la composition générale de l’œuvre. Cette caractéristique est à l’origine de la fascination et du malaise du lecteur, puisqu’il est obligé de chercher des liens sous-entendus dans les replis du texte, d’en recomposer la trame. D’ailleurs, l’épigraphe du volume l’avait déjà en quelque sorte prévenu sur les enjeux du roman, lui précisant un programme de lecture :

Qui d'entre nous n'a pas succombé, consciemment ou inconsciemment, aux mystifications? Qui d'entre nous ne leur a pas payé un tribut souvent exorbitant? Ne pourrait-on écrire un ouvrage sur la «mystification considérée comme un des beaux-arts?» Qu'est-ce d'ailleurs que l'histoire? Les titres de gloire? Faisons un essai: inversons les manchettes de plusieurs articles dans le journal ou troquons les photos en laissant les légendes telles quelles. Peut-être cela nous égayera-t-il, peut-être pas. L'homme accède à la connaissance par d'étranges chemins.

Jiří Kolář 6

Rien dans une œuvre n’est le fruit du hasard ; Sylvie Germain introduit son texte par les mots d’un grand artiste tchèque du collage – artiste qui sera mentionné à plusieurs reprises par la suite – et il s’agit d’un exergue où il est aussi question de mystification, de leurre et d’existence. Dans cet intéressant péritexte, les grandes thématiques du roman sont annoncées, ainsi que la technique de composition dont l’auteure s’inspire : le collage, où l’assemblage de morceaux de diverses provenances peut engendrer de nouvelles images et significations. Et par une coïncidence, qui n’en est pas une, l’on apprend ensuite que son héros aussi pratiquait cette activité dans sa jeunesse : « […] il s’amusait parfois à ce jeu du temps de ses études, - disloquer des images, des textes, leur mettre la tête à l’envers, […] les faire entrer en collision, en mouvement, en rotation. »7

Les composantes de la mosaïque : pour un roman postmoderne

Bien que la notion de postmoderne en littérature soit assez controversée, il me semble que ce roman illustre de manière presque parfaite la théorie que Marc Gontard a développée dans son essai sur «Postmodernisme et littérature»8, notamment lorsqu’il classe et illustre les « pratiques postmodernes » telles que l’écriture du discontinu, le métatextuel et la renarrativisation. Dans Eclats de sel se formule très bien une esthétique en pièces, postulée à partir du titre et ressassée tout le long du roman. En même temps, Sylvie Germain met en œuvre un intense travail d’écriture par lequel le lecteur est inévitablement appelé à une lecture attentive, car il peut déceler les jeux de l’intertextualité et de l’intratextualité, lui fournissant des éléments accessoires pour comprendre l’histoire. Il ne faut pas oublier la métanarration : à partir de l’épigraphe où l’on parle de collage, en passant par le jeu des anamorphoses9 et par les allusions symboliques, l’auteur construit un fin réseau de renvois internes exprimant la structure du roman, et mettant en même temps en scène l’écriture et son fonctionnement.

Trois parties donc, Préface, Face à faces, Volte-face, scandent le parcours existentiel de Ludvík que l’on peut résumer très simplement : dans la première partie on présente la situation et ses enjeux, dans la deuxième le héros rencontre plusieurs personnes qui le forcent à réfléchir sur sa condition, et dans la dernière partie un changement se produit enfin en lui. Pourtant, au-delà de cette progression explicite, la romancière utilise d’autres éléments pour raconter ce cheminement intérieur et pour en mettre en lumière la signification et la dynamique. Evidemment, comme le héros est au centre de l’histoire racontée, ce sont les événements le concernant qui acquièrent un rôle fondamental dans le récit : à travers ses rencontres, ses rêves et ses rêveries, par les avatars de sa vue qui se transforme, il est confronté à la réalité, intérieure et extérieure, et il prend conscience de son être et de ses changements.

Naturellement, le roman est un ensemble où tout se tient, le texte est dépourvu de fractures : il est construit très efficacement de sorte que le lecteur passe d’une image à l’autre, d’une suggestion à l’autre en suivant le mouvement du héros et de ses pensées. Il n’est donc pas possible de circonscrire les motifs sans les priver de leur signification globale et complexe, le tout étant lié, ainsi que l’explique Sylvie Germain :

…l'histoire d'Éclats de sel, finalement, c'est une sorte de jeu, de dédoublement, de démultiplication, comme si tout ce qu'il a renié en lui, exilé, oublié de lui-même parce que c'est un homme devenu étranger à tout, à tous, à lui-même, à la vie, lui revenait 'comme dans un miroir'.10

La conscience profonde du héros agit comme un miroir qui reflète, mais qui en même temps déforme aussi, la réalité : je vais donc cibler mon attention sur la complexité textuelle pour en dégager les lois internes et les significations cachées, pour mettre à jour les réseaux de signification sous-jacents.

Le carrefour des stratégies textuelles

Outre le récit à la troisième personne des aventures de Ludvik, le roman est composé par d’autres typologies de narration qui se superposent à cette première constituant des déclencheurs des réflexions du héros et des éclaircissements sur sa condition. Le métissage textuel est composé par des microrécits qui se greffent sur l’histoire principale : il s’agit avant tout des récits des expériences d’autrui qui nourrissent les pensées de Ludvik et qui le poussent à se pencher sur lui-même, le derécit de ses rêves très vraisemblables, ses monologues intérieurs, les anecdotes qu’il entend chez des amis, les légendes dont il se souvient.

La macrostucture

J’ai déjà fait allusion à la charpente du roman divisé en trois parties aux titres révélateurs, mais il est nécessaire de mettre en évidence une autre composition structurale qui participe de l’évolution personnelle du héros : c’est la dynamique qui s’instaure entre le début et la fin11.

Dans l’incipit on rencontre Ludvík dans un train regardant hors de la fenêtre un hêtre isolé. Cet élément naturel devient par la plume de l’écrivain une sorte d’alter ego du protagoniste : le héros s’identifie avec l’arbre qui devient un (h)être humain. Par un jeu subtil, l’arbre est décrit «conversa[n]t avec le vent, avec le vide, avec sa propre ombre » (p.15) : Ludvík transmet à l’arbre la solitude qui l’accable. Au début du livre, c’est par la description du hêtre que l’écrivaine donne plusieurs indices sur son héros, et le hêtre participe à la transformation future du héros:

 Il y avait ce hêtre planté en sentinelle dans la tombée du jour, dru comme un corps d'attente et de longue endurance. Il habitait l'espace avec simplicité, avec puissance, tout concentré sur soi, sur son invisible cœur d'arbre, son inaudible chant d'arbre, sa solitude d'arbre. (p.146)

L’arbre montre à Ludvík la conduite qu’il devrait tenir, l’attitude qu’il devrait garder vis-à-vis de l’existence, et il incarne les qualités qui pourraient aider l’homme à sortir de son cauchemar existentiel: la ténacité, la patience, l’endurance et la force.

À la fin du roman on retrouve un hêtre solitaire, Ludvík est encore une fois dans le train et il parcourt, à l’inverse, l’itinéraire du début. Il revoit l’arbre isolé au milieu de la campagne qui poursuit son rôle de symbole et de provocateur du changement dans l’homme :

Un être en dormition et qui rêvait debout, avec éclat, la longue histoire du vent, le chant du vide, les craquements de son bois et les frémissements de son ombre étendue sur la neige, au clair de la nuit. Un hêtre somnambule.

Avec ses branches dépouillées, hérissées de rameaux, de fines ramilles luisant de givre, l’arbre semblait se tenir à l’envers, avoir enfoui sa cime dans la terre et déployés ses racines en plein ciel. Un arbre planté la tête en bas, enraciné dans l’immensité du ciel fluide, immatériel, où sans fin fluent et refluent les ténèbres et la lumière. Un hêtre funambule glissant au fil des nuages, puisant dans le vent, dans le vide sa sève et sa beauté, sa raison d’être et sa force de croître.

Mais il ne fit que fulgurer. Un hêtre saltimbanque. (référence)

Sylvie Germain referme à la fin la boucle ouverte au début : elle utilise la même image et presque les même mots, les mêmes phrases ; pourtant, à la fin, la personnification de l’arbre, sa métamorphose est plus importante puisqu’il prend du mouvement et il devient un homme de spectacle , un être de cirque qui frappe par sa légèreté par rapport à l’aspect sombre et hiératique qu’il avait avant. Il correspond en fait, encore une fois, à la vision de Ludvík, à la perspective renouvelée par laquelle il contemple le monde et à sa rêverie qui est plus soulagée, claire et nette.

Un immense chassé-croisé …

En pénétrant dans la matière du roman, tout en suivant le parcours de Ludvík, le lecteur assiste à ses rencontres, à l’évolution de ses pensées et au déploiement de ses rêveries, et il le suit dans son travail de traducteur. L’on entre ainsi dans un croisement d'époques : Ludvík est en train de traduire un texte parsemé de références à Rabbi Loew dit le Maharal, qui a vécu à Prague au XVIe siècle ; c’est un personnage qui marqua l'histoire de la Bohême et qui continue à être étudié aujourd'hui. Tout en se documentant pour préparer sa traduction, le héros s’intéresse de plus en plus à « ce siècle dans lequel il décelait bien des correspondances avec le sien » (p.67). Le travail documentaire devient une passion à tel point que :

Ludvik avait en fait fouillé et relevé bien plus qu’il n’était nécessaire, mais il s’était laissé prendre au jeu – un jeu de piste et d’enquête qui l’avait conduit dans les coulisses du XVIe siècle, dans les cabinets des merveilles de l’art et des curiosités de la nature dont raffolaient les princes et les rois de l’époque, dans les labyrinthes des tableaux d’anamorphoses, ces rébus visuels dévoilant l’envers du décor du monde et de l’histoire. (p.67)

Le passé nourrit le présent de ses semis et de ses traditions et en fournit en plus une clé de lecture comme pour le texte que nous sommes en train de lire ; le héros en subit le charme et il en cherche les traces dans son quotidien, puisque le présent ne lui donne pas les réponses qu’il cherche : « Depuis longtemps déjà, le sens, éventuellement inscrit dans le monde, ne se laissait plus débusquer que par voies obliques, mise en suspens et même renversement de la pensée. » (p.68)

Le roman est enrichi aussi par le croisement des écrits : plusieurs textes se superposent et parcourent le roman avec leurs influx. La traduction à laquelle le héros travaille ; une anthologie de la poésie française qu’il reçoit en cadeau à la mort de son professeur, dans laquelle il trouve un collage et un message qu'il avait offerts à Brum une trentaine d'années auparavant. Et, par un jeu de va-et-vient incessant, ce message contient la même phrase que Brum lui avait écrit peu avant sa mort, message qu’il n’avait pas compris et dont il perçoit trop tard la signification.

À tout cela s’ajoute aussi le croisement des langages, le verbal et le pictural : le roman s'ouvre sur la vision de La cène de Léonard de Vinci, où Judas renverse du sel, et le texte est parsemé de citations d’ouvrages d’autres artistes : de Paul Klee (Ad marginem, Le Fou de l’abîme), du Greco (Vue de Tolède), des statues de Giacometti, des collages de Kolar. Ce sont des images qui entament l’écriture et la façonnent, la transforment et la rendent encore plus signifiante.

Les « étranges chemins » par lesquels l’homme arrive à la connaissance, qui sont évoqués à la fin de l’épigraphe, sont ceux de Ludvìk. Ce sont ses voyages, les promenades qu’il fait à Prague, dans les lieux où il se rend pour travailler, pour manger, pour passer le temps, pendant lesquels il rencontre toujours quelqu’un. Et les personnes qu’il croise et qui, étrangement, lui parlent comme s’ils le connaissaient depuis longtemps:

on peut appeler ça des figures d'ange ou de doubles, ou des sortes de reflets d'ombres portées de lui-même. C'est comme s'il se retrouvait enfin lui-même, comme disait Apollinaire. Pour le commun des mortels que nous sommes, on passe par un cheminement, par un travail au quotidien, un travail très concret, très modeste, dans lequel on est là, obligé de s'occuper des choses, et des gens qui nous entourent.12

En définitive, le héros ne fait qu’un voyage vers l’intérieur de lui-même et aussi bien les expériences qu’il vit que les personnes qu’il croise sont des ‘adjuvants’ placés sur son chemin pour lui permettre de se retrouver et de renaître en quelque sorte ; ils mettent à jour ce qui est enfoui et oublié au fond de lui-même. Par leurs discours, souvent très peu compréhensibles et très allusifs en même temps, ces ‘adjuvants’ proposent à Ludvík des recettes pour améliorer sa condition, pour dépasser l’impasse l’empêchant de vivre vraiment. Le tableau n°1 [bookmark] en annexe montre la quantité et l’hétérogénéité des personnes qui ont joué un rôle plus ou moins important dans cette période de la vie du héros ; en le lisant on pourrait peut-être penser que je décompose pièce par pièce un texte qui a son unité et qu’ainsi faisant je le pervertis, pourtant c’est le roman lui-même, ce sont les phrases de Sylvie Germain qui m’amènent à créer ce morcellement. La description de la condition du héros au début du livre est significative de cette esthétique en pièces mise en place par l’auteure:

Ainsi zigzaguait-il d’un pôle d’intérêt à un autre, d’une anecdote à une autre ; les gens ne lui étaient supportables qu’à doses homéopathiques, la vie que par à-coups. Il était en tout domaine un amateur de brèves. Mais entre deux sursauts il se réenlisait dans la mélancolie. (p.30)

À côté de ces rencontres ‘angéliques’, d’autres personnes se trouvent sur le chemin du héros, il s’agit par exemple des femmes qui réfléchissent avec lui sur l’amour ou mieux, qui le pressent d’éclaircir son attitude par rapport au sentiment amoureux. Ludvik, rentré en Tchécoslovaquie après la chute du mur de Berlin et après la faillite douloureuse d’une relation amoureuse, n’a pas encore guéri de la brûlure que cette circonstance lui a provoquée. Les femmes qu’il rencontre poussent loin sa perception des douleurs provoquées par l’amour trahi et lui montrent encore une fois la voie pour aller au-delà de sa propre expérience, lui décrivant leurs chagrins : par le biais de cette confrontation son histoire personnelle est en quelque sorte relativisée et dépassée.

Le réseau symbolique

Le chassé-croisé, qui jusque là avait une structure apparemment régulière composée de grands axes correspondant aux parcours physiques et mentaux du héros, s’enrichit et se complique par la présence d’un certain nombre d’éléments qui acquièrent des significations profondes.  On constate que tous les réseaux, toutes les images et tous les éléments composant l’histoire acquièrent une signification unique et conforme à celle que l’auteure veut transmettre par l’histoire qu’elle raconte.

Les avatars de la vue

Par exemple, « les étranges chemins » sont aussi ceux, plus allégoriques, de la vue : le héros a beaucoup de problèmes avec ce sens - qui n’est pas seulement une capacité physique, mais aussi une « manière de percevoir les sensations visuelles »13 -, et il réfléchit beaucoup sur le regard que les hommes posent sur eux-mêmes et sur les autres :

Il se demandait quelle était la plus grande douleur, - voir se dégrader l’image de ceux que l’on aime et admire, ou bien voir sa propre image souillée aux yeux des autres ? Il arrive parfois que les deux distorsions de regard s’entremêlent et s’aggravent […] (p.22).

La réflexion de Ludvìk est suivie d’un élargissement de perspective : l’écrivaine utilise les événements qu’il vit comme des exempla à la manière des écritures saintes. Le problème du héros -dont il est assez conscient - c’est que sa propre image est en train de se ternir, qu’il ne croit plus en lui-même. Ludvik est sollicité par les personnes qu’il rencontre à méditer sur sa condition et sur les égarement de sa vue :

Et ça corrompt la vue : on perd de vue l’essentiel, et ce qu’on continue à voir c’est alors bien souvent par le petit bout de la lorgnette, ou dans le flou, ou d’un seul œil. (p.76)

Sa vue est corrompue par l’ennui et par la dépression, mais à la longue cela devient un véritable problème physique : en travaillant à la traduction, il a du mal à rester beaucoup de temps devant l’ordinateur, sa vue faiblit et il a besoin de lunettes. Pourtant, ce problème l’angoisse et il ne fait que ressasser les mêmes pensées noires « ma vue s’effeuille, comme les roses séchées des bouquets d’Esther » (p.109). En même temps la réflexion sur la vue s’approfondit car une amie, une ancienne maîtresse rencontrée par hasard, Katia, insinue en lui un autre motif de réflexion : le point de vue. En fait, non seulement la vue se dérobe et crée le leurre, mais aussi « tout est question d’optique, d’angle de vue et d’interprétation […] toute chose peut, dans le même instant, être d’une certaine manière et d’une autre radicalement différente selon le point à partir duquel elle est considérée.» (p.131)

Le sel

Vous êtes le sel de la terre.

Mais si le sel perd sa saveur,

avec quoi la lui rendra-t-on ?

Il ne sert plus qu'à être jeté dehors,

et foulé aux pieds par les hommes.

(Matthieu, 5, 13)14

Le sel, dont la présence est déjà explicite dans le titre, constitue un symbole très simple à comprendre, parfois même il est trop évident, d’autant que les « éclats de sel » sont une constante dans les pages du roman [voir le tableau n°1]. Le héros les retrouve dans les poches d’un imperméable, il les voit dans un tableau de Léonard de Vinci au début du roman, ce sont la nourriture qu’un jeune garçon rencontré par hasard donne aux oiseaux, c’est le sel des larmes versées par les femmes en détresse, etc. - et ces éclats de sel forment un filigrane qui enrichit le tissu significatif du texte. Car, finalement, Ludvík a oublié le sel de la vie, son existence manque désormais de sel, d’intérêt, de piquant et d’émotion. Ce symbole concourt aussi à composer un réseau d’images pouvant être ramenées à une mystique chrétienne, à laquelle Sylvie Germain fait référence de manière indirecte mais certaine15. Il est d’autant plus intéressant lorsque l’auteure propose une discussion sur les cadeaux que les Rois mages apportèrent au divin enfant : un homme rencontré dans un bar harcèle le héros avec ses « péroraisons salines » (p.63), se demandant la raison pour laquelle le sel n’était pas parmi ces offrandes.

La rose

Et on peut même étendre ce discours à un autre symbole-élément significatif que l’on rencontre à plusieurs reprises dans ce roman : celui de la rose, symbole, entre autres, de régénération. La rose, la reine des fleurs apparaît dans les mains d’un gendarme et un jeune homme la met à l’abri de la pluie sous son manteau ; mais c’est aussi l’image qui permet de décrire la « vue qui s’effeuille», et elle parcourt ainsi le texte en doublant l’effet mosaïque de la structure, composée de couches superposées comme les pétales d’une fleur. Mais la rose est aussi liée à la symbolique des Rose-Croix et aussi à Rabbi Loew, le Maharal de Prague, qui mourut à cause du parfum empoisonné d’une rose qu’on lui avait offerte.

Le carrefour intertextuel

Enfin, dans ce texte on assiste à un important croisement intertextuel : la carte illisible envoyée par Brum, que Ludvík arrive à lire seulement après quelques temps et tout à fait par hasard en y posant dessus un presse-papier en verre qui fonctionne comme une loupe et rend intelligible l'écriture du professeur, rappelle le conte La lettre volée de Poe, introuvable parce que trop bien mise en évidence. Voici, alors, que les «étranges chemins» annoncés par l'épigraphe sont ainsi illustrés et acquièrent une place importante dans le réseau significatif du roman.

Cette présentation d’une anamorphose n’est que l’un des très fréquents jeux intertextuels du roman : Sylvie Germain opère d’un côté un travail de citation explicite et de l’autre elle jette des clins d’œil au lecteur, qui, selon sa sensibilité et sa culture, les perçoit ou pas. En ce qui concerne cette dernière pratique, où la romancière cite de manière peu évidente et incertaine (car c’est moi en tant que lecteur qui infère avec le texte et y lit des références à d’autres textes) les titres de quelques ouvrages littéraires, j’ai repéré quelques uns de ces messages (en tant que lectrice italienne il est certain que j’ai perdu la plus grande partie de ce jeu cultivé). En voici quelques exemples : en ressassant ses pensées sur sa condition douloureuse, le héros sent qu’il « montait en chute libre dans le désert de l’amour16 même » et « il ne voulait pas devenir le chien d’un fantôme, l’esclave d’une illusion perdue17 », « il s’ensuivit un exile à rebours18 , puisque […] son pays avait rouvert les frontières et décrassé l’air ambiant» (p.29) ;  lorsque Ludvik visite l’exposition de Kolar, dans la description des collages il voit des « Arrière-pays19 étendus sous les fronts, les paupières, au creux des joues, des   bouches » (p.42) ; ensuite lorsque le héros arrive à accepter son destin : «  [il sent]  en lui bouger et se soulever son passé, se lever une assemblée de transparents20 plus ou moins ombreux et lumineux » (p. 161).

Pourtant, le travail de la citation est plus important et contribue à enrichir le texte de significations profondes. Dans les moments stratégiques du récit, au début et à la fin se rassemble le plus grand nombre de citations et cette pratique d’écriture devient une partie fondamentale de la narration. En effet, il semblerait que l’auteure cherche le soutien des grands écrivains dans les parties de son récit où la narration doit être la plus incisive possible et pour garantir l’adhésion du lecteur. Par le biais de l’écriture d’autrui, par la citation des classiques et par un intense travail de composition textuelle, Sylvie Germain arrive à exprimer et à décliner son histoire ; en outre, le héros étant un homme de lettres, cette pratique est d’autant plus motivée et vraisemblable puisqu’elle fait partie de son travail, c’est une sorte de déformation mentale pour lui. D’autant que l’on constate que la plus grande partie des citations des poèmes sont liées aux rapports entre Ludvik et son ami professeur. Le professeur Brum avait initié son élève à la poésie et leur rapport était essentiellement intellectuel : en allant à la recherche de soi, le héros ne peut s’empêcher de se souvenir des enseignements de son maître, et, comme celui-ci s’exprimait volontiers à travers la poésie, resurgissent de sa mémoire les vers de Cyprian Kamil Norwid (p.19), des Poèmes de la nuit de Rilke (pp.49-50), du Cortège de Guillaume Apollinaire (pp.173-175).

Ce dernier poème rentre dans une composition textuelle très importante qui démontre la maîtrise stylistique de l’auteure. Ludvik se souvient du poème à la fin de son parcours existentiel : le professeur est mort, et dans le train qui le ramène à Prague après les funérailles, il est bercé par le roulement du train et en même temps il se souvient des vers où Apollinaire se cherche et cherche des réponses chez les autres. Le texte mime le mouvement du train par l’alternance de la narration et des strophes du poèmes tout en conduisant le lecteur vers le dénouement final, et la réflexion du héros acquiert une profondeur poétique.

Conclusion : la mosaïque, la fragmentation et l’histoire du XXe siècle

Je suis certaine qu’il serait indéniablement réducteur de poursuivre mon inventaire des composantes du roman par la mise en lumière d’autres grands axes de signification qui le parcourent comme des rayons de lumière – je pense par exemple au fil rouge de l’intertextualité interne qui parcourt toute l’œuvre de Sylvie Germain, et aussi à la présence de la religion chrétienne qui illumine ici et là les pages. Pourtant il y a une thématique, une présence qui hante notre écrivaine depuis toujours et qui dans ce roman contribue à lier étroitement et à fusionner toutes les composantes qui semblaient hétéroclites au premier abord : il s’agit de l’Histoire.

L’Histoire du XXe siècle – les lecteurs ont pu suivre dans les autres romans les parcours désespérés de la famille Péniel et de beaucoup d’autres personnages germainiens à travers les grandes guerres qui depuis Sedan ont frappé la France21, à travers les ravages de la folie nazie22, de la guerre d’Algérie23 et de la guerre froide24 – apparaît au premier plan à la fin du roman et l’on se rend compte seulement alors que sa présence était sous-entendue dans le roman et que son ‘action’ souterraine conditionnait la vie des personnages. C’est le professeur Brum qui à la fin de sa vie a une fatale révélation :

La raison ! notre siècle l’a tant humiliée, il a tellement meurtri notre conscience ! Brum n’a jamais pu en prendre son parti, ce siècle empuanti par l’odeur des charniers le tenait à la gorge, la lui serrait comme un sanglot. Mais il n’a jamais désarmé dans la quête d’un sens, il n’a cessé de tâtonner, autant qu’il le pouvait, où il pouvait, dans le brouillard souillé de sang, de sueur, de larmes de sang dont s’est couvert notre temps. Dans son errance il a trouvé cet halo de clarté, la trace laissée par deux hommes ayant tenu conciliabule en marge de la fureur de leur propre époque […] Plus on fait corps avec son temps, plus on habite le présent, et plus on existe aussi en temps décalé en temps multiple.  (p.146)

L’Histoire, ses ravages et la présence sinistre du mal, qu’il avait cherché à oublier, est revenue avec toute la puissance d’une évidence ; l’existence a alors perdu définitivement toute signification et sa raison d’être, c’est pourquoi il s’est projeté vers un passé glorieux et vers la mort libératrice.

Cette dernière constatation remet quelque peu en cause les principes qui faisaient de la mosaïque une matrice herméneutique ainsi que je l’avais expliqué au début de mon étude, car il devient clair que la matière du roman acquiert toute sa signification en creux et non seulement par la composition en morceaux et en fragments. Les mots de Jean-François Py sont révélateurs de cette esthétique contemporaine :

La question de la mosaïque deviendrait alors, non pas celle de l’unité manifestée par l’ensemble, comme telle, ni encore la manifestation du morcellement, non plus que de l’interaction dialectique entre unité et fragmentation, mais de la capacité de cet ensemble à receler ces failles dans le prétendu continuum historique, plastique, esthétique. La mosaïque serait ainsi le lieu manifestant ce rapport à l’histoire, […] nouveau en tant qu’il permet de considérer l’histoire dans une conception essentiellement non systématique.25 

Chez Sylvie Germain l’Histoire du XXe siècle vient se superposer à la petite histoire des personnages-êtres humains, et les « failles » auxquelles Py fait allusion – et qu’il emprunte à Hannah Arendt26 – ce sont les événements liés à l’histoire personnelle des personnages et qui ne font que rendre encore plus actuelles leurs interrogations. Seulement par la mise en place d’une composition morcelée l’auteur réussit à exprimer la richesse et en même temps la profonde complexité de l’aventure humaine.

Annexes

Ce tableau n’a d’autre but que de montrer le parcours zigzaguant du héros et ses rencontres, puisque c’est à partir de ces événements qu’il réfléchit en ressassant son désespoir et que sa quête se poursuit :

Un passager sur le train

p.33-34

Assis dans le même compartiment, ce passager échange son imperméable avec celui de Ludvík. Celui-ci s’en rend compte trop tard lorsque l’autre est déjà descendu et, en mettant les mains dans les poches, il y trouve des éclats de sel gemme.

Un jeune ouvrier dans un restaurant

p.39-41

Le sel fonctionne comme moyen car les mains des deux hommes s’effleurent lorsqu’à table ils se passent le pain parsemé de grains de sel qui tombent sur la nappe. Le jeune homme regarde Ludvík avec insistance et celui-ci en est dérangé.

Un caissier à la banque

pp.45-47

Il s’élance dans une « tirade alambiquée » lorsque le héros lui donne le nom de son livret: le Mat. Ce discours devient ensuite une « harangue » et puis « une glossolalie » sur les caractéristiques malignes ou positives du Mat, et, étrangement, il le compare ainsi : « C’est comme le sel, soit corrosif, soit purificateur ». Le client se fâche et enfin le fou le salue avec un « bon vent dans la lande » dont il se souviendra longtemps.

Un jeune homme à l’arrêt du bus

pp.51-53

Il pleut et il veut s’abriter car il ne veut pas abîmer la rose de sel qu’il cache dans son manteau. Le jeune homme raconte les étapes de la création de cette rose et lorsque son interlocuteur lui demande pourquoi il est sorti si cette fleur est si fragile et si importante pour lui, la réponse est aussi énigmatique que les salutations précédentes : « Quand il est temps qu’advienne le temps, il faut se hâter. » Ludvík n’est pas satisfait de la réponse et il entame une discussion : le jeune homme parle comme s’il était inspiré et enfin il dit : « Après tout vous avez une mémoire commune […]. Rebroussez un peu chemin dans vos pensées, par-delà le cercle étroit de vos idées toutes faites, surfaites et mal faites de surcroît, risquez-vous donc au côté de l’impensé […]» et il le laisse ainsi à ses pensées et à ses souvenirs douloureux.

Dans un débit de boissons un homme sur la cinquantaine

pp.61-63

« A Gaspard ! », clame le premier toast de l’homme qui en commence une suite aux Rois Mages. L’homme parle de cette légende et il questionne Ludvík sur un problème qui le tracasse : pourquoi les rois n’ont pas fait un hommage de sel au divin enfant ? Le héros est accablé par ces « péroraisons salines » qui l’assaillent à chaque fois qu’il entre dans un lieu public, et il s’enfuit.

Un kiosquier

pp.70-77

Il veut acheter le journal du soir et il est submergé par les discours mi-prophétiques mi-délirants du marchand des journaux. À partir du constat de la présence du mal sur la terre – véhiculé de manière simpliste par les journaux – cet homme raconte une visite aux camps nazis et propose sa réflexion sur le fait que les gens s’occupent seulement de leurs petits problèmes et n’envisagent pas la présence du mal absolu sur terre. La conclusion du discours est significative, il s’exprime sur l’ennui accablant les hommes : « Voilà, qu’il soit jeté dehors et foulé aux pieds par les gens comme le sel qui a perdu son goût ! ». Ludvik, abasourdi, est très touché par ces mots, il voudrait poser des questions, mais le kiosquier ferme.

Un enfant de huit ans

pp.100-103

Il donne à manger du sel aux ombres des oiseaux. Ludvik lui demande des explications et il donne une réponse très structurée, qui semble sortie de la bouche d’un ange plutôt que de celle d’un gamin. Cette rencontre est la plus énigmatique et le personnage est le moins réel de tous ceux qui ont parlé avec le héros, c’est une de ces figures fantastico-merveilleuses peuplant les romans de Sylvie Germain. Il jour le rôle de ‘conscience’ du héros : « […] tu as tout oublié, tu as laissé s’affadir le goût de toutes choses, jaunir le sel de ta mémoire et se corrompre celui de tes serments d’amitié avec le monde, avec les gens. Pff ! »

Tableau n°2
La transformation de Ludvík : un parcours mystique ?

 À propos de l’idée de « régénération » incarnée par la rose, et parcourant tout le texte, afin de rendre compte de l’intensité de l’écriture de Sylvie Germain et de la cohérence qu’elle établit entre tous les éléments utilisés, j’ai analysé une vingtaine de pages qui se trouvent dans la partie finale du roman relatant le changement d’attitude du héros. Cette transformation est si intime et si profonde qu’elle peut être rapprochée d’un parcours vers l’extase décrit par les mystiques. Voici donc un schéma qui en met en relief les étapes par la citation des phrases significatives illustrant le changement intérieur.

Dépossession

«Il flottait dans un no man’s land intérieur… Il se sentait dépossédé de lui-même, traversé par d’autres présences que la sienne propre, et par d’autres absences aussi bien. » p.164

Apaisement

«Ludvík ressentait une paix telle qu’il n’en avait jamais connu tant elle était singulière, paradoxale même, - cette profonde sensation de paix qu’il éprouvait déployait à mesure en lui une égale impression d’alarme ; il se sentait comme menacé d’émerveillement, ébloui d’appréhension, en état d’alerte radicale et fabuleux.» p.172

Dépouillement

«…dépouillé de ses doutes plein de morosité, de fadeur de sa mélancolie, de son dégoût du monde et de lui-même.» p.176

Dépossession

«Un grand émoi se déployait en lui, son cœur entrait en déhiscence […] porteurs d’une promesse si longtemps pétrifiée que nul n’y croyait plus.» p.177

Rencontre avec l’ange

«Ludvík, à force d’être absent à toi-même et écœuré de tout, tu t’es perdu de vue, tu t’es perdu de cœur, et tu m’as à ce point méconnu, et tu t’es à ce point mal aimé que tu as fini par me détacher de toi, par te délier de toi, te détourner des autres…» p.179

Capitulation

«Toutes ses défenses étaient tombées ; il se rendait, au terme d’une lutte livrée en lui à son insu, sinon contre son gré. Il se rendait à lui-même, à l’in-évidence du monde, au miracle de la réalité, à la foncière réalité du rêve.» p.180

«…le voyage s’achevait.» p. 180

«Ludvík se sentait flotter dans l’innommé, dans l’inconnu. Et il éprouvait un bonheur neuf, enfantin, car ce flottement n’était plus un errement mais une échappée belle au large de son être. […] il venait d’accéder à un espace autre, illimité, qui s’étendait à perte de vue, à perte de vision, aux confins de l’esprit.» p.181

Paix

«[…] il sentait parfaitement en cet instant, lui, homme jusqu’ici tellement confus en ses pensées, si empêtré dans sa douteuse intelligence, que venait de faire irruption la joie pure de se savoir en vie, et en paix souveraine.» p.185


Pour citer cet article :

Elisa Bricco, "Éclats de sel de Sylvie Germain: un roman mosaïque ", in Paroles de femmes, femmes de paroles. Hommage à Giorgio De Piaggi, Publif@rum, 3, 2006, URL : http://www.publifarum.farum.it/n/03/bricco.php

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1 S. Germain, Eclats de sel, Paris, Gallimard, 1997, p.117.
2 Je me permets de renvoyer à l’analyse des péritextes de romans de Sylvie Germain que j’avais présentée lors du colloque Sylvie Germain ou le revers du masque, Exeter, 21-23 juillet 2001,: Les jeux et enjeux des péritextes dans les romans de Sylvie Germain, in Sylvie Germain. Rose des vents et de l'ailleurs, textes réunis par T. GARFITT, Paris, L’Harmattan, pp.163-179.
3 DALLENBACH L., Mosaïques, Seuil (“Poétique”), 2001.
4 Ivi, p.54.
5 Ivi, p.56.
6 Nous soulignons.
7 ES, p.158.
8 GONTARD, M.,  «Postmodernisme et littérature», Œuvres et critiques, XXIII, 1, 1998, pp.28-48.
9 Cfr. l'intéressante étude de M.-L. SCHEIDHAUER, Anamorphoses et métamorphoses dans ″Éclats de sel″ et ″Tobie des marais", in Sylvie Germain. Rose des vents et de l'ailleurs, cit., pp.191-202, où la profonde signification textuelle est mise en évidence ainsi que la transformation intérieure des personnages correspondant à une nouvelle perception de la réalité, à un nouveau regard qu'ils posent sur eux-mêmes et sur les autres.
10 NICOLAS, A., « Sylvie Germain et les anges », L’Humanité, 18 Octobre 1996 - 5 Janvier 1997 (URL), http://www.humanite.presse.fr/journal/index.html.
11 J’ai illustré ces enjeux textuels et narratifs dans Sylvie Germain romancière des destins perdus et retrouvés, in R. Galli Pellegrini, Trois études sur le roman français de l’ « extrême » contemporain, Bari-Paris, Schena- Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2004, pp.
12 Ibidem.
13 Définition du Petit Robert 1, Paris, 1987, p.2120.
14 Evangile selon Matthieu, in Source de vie. Lire la Bible, http://www.sourcedevie.com/lire-la-bible-matthieu-5.htm.
15 Sylvie Germain a écrit plusieurs ouvrages d’inspiration mystique et/ou chrétienne, entre autres Céphalophores (Seuil, 1999), Etty Hillesum (), Mourir un peu ().
16 Mauriac, F., Le Désert de l’amour, 1925.
17 Balzac, H.de, Illusions perdues, 1837.
18 Huysmans, J.-K., A rebours, 1884.
19 Bonnefoy, Y., L’Arrière-Pays, Paris, Albert Skira, 1972.
20 Char, R., Les Transparents, in Les Matinaux, Paris, Gallimard, 1950.
21 Dans Le livre des nuits (Paris, Gallimard, 1980) et Nuit-d’Ambre (Paris, Gallimard, 1982), La Chanson des mal-aimants (Paris, Gallimard, 2002).
22 Notamment le dernier roman publié Magnus (Paris, 2005).
23 Nuit-d’Ambre, cit.
24 Immensités, (Paris, Gallimard, 1991)
25 Jean-François Py, « Mosaïque et schème de l’œuvre d’art », in Miroirs, fragments, mosaïques. Schèmes et création dans l’art du XXe siècle, sous la dir. de Jean-Pierre Mourey et Béatrice Ramaut-Chevassus, Pub. de l’Université de Saint-Etienne, 2005, pp.39-45 (cit.p.44).
26 «Ce serait alors la faille de l’Histoire telle que la formule Hannah Arendt [..] où il est question de moments historiques spécifiques, intimes au point qu’ils ne rentrent pas dans le continuum public des événements», ibid.