Depuis le XVIe siècle la littérature française de voyage en Orient est caractérisée par une forte intertextualité. A partir du XVIIe, la présence d’une tradition vieille d’au moins deux siècles, permet à cette écriture de s’autolégitimer sans forcément renvoyer à des sources extérieures. Mais c’est au début du XVIIe que les renvois intertextuels - interdiscursifs s’appuient justement sur cette tradition en tant que principe d’autorité autolégitimant le genre de voyage1. La présence donc, au XVIIe, d’une mémoire intérieure qui, par la répétition aussi bien formelle que sémantique, permet à ces textes de peindre un univers relativement homogène, est l’élément qui fait affirmer le genre exotique en tant que tel. Cette forte présence de l’interdiscours, qui caractérise n’importe quel texte mais se fait très évidente dans les voyages exotiques de l’époque, est sans doute due d’un côté à la présence d’une rhétorique spécifique à ce siècle, de l’autre au référent décrit, qui était pratiquement identique pour tous les voyageurs2. Pourtant, la parution d’un texte perçu comme allogène à la tradition, à savoir les Lettres d’une voyageuse anglaise, Lady Mary Wortley Montague, trouble cette mémoire et déclenche une polémique autour d’une vision « déjà là ». Cela est d’autant plus remarquable que ces Lettres eurent un succès énorme en France, au point que l’éditeur de la réédition française de 1768, présente Lady Mary comme « une des femmes les plus célèbres de ce siècle » 3. Un tel succès ne suffit cependant pas à expliquer le fait que certains voyageurs arrivent à créer de véritables espaces discursifs à l’intérieur de leurs relations en polémique avec Lady Montague. Cela est plutôt dû à notre avis, au fait que cette dame inaugurait dans ses Lettres une représentation absolument inédite des femmes orientales4. Par conséquent, elle était la première à proposer une nouvelle mémoire, au féminin, de ce monde à décrire. L’affrontement entre une mémoire « dominante », comme l’était à l’époque celle des relations des voyageurs, et cette nouvelle mémoire, se fait à l’intérieur d’un espace de délégitimation de l’autre, qui, d’un point de vue discursif, s’inscrit en terme de positionnement polémique. C’est justement de cette polémique et de son aboutissement que nous allons parler dans notre texte.
1. Le discours et la polémique
Avant de passer à l’analyse des textes, il nous semble utile de présenter nos outils de travail. Rappelons, d’abord, ce que Dominique Maingueneau a précisé à propos de la relation entre le discours et la polémique pour ce qui est de la genèse du discours :
Le discours n’échappe pas plus à la polémique qu’il n’échappe à l’interdiscursivité pour se constituer.5
Cette polémique, conçue en terme d’affrontement, est due à la co-présence de deux « mémoires » 6, l’une intérieure aux textes, pour laquelle les renvois intertextuels servent à légitimer une tradition interne au genre; l’autre « externe », pour laquelle ces mêmes textes renvoient à des textes allogènes qui peuvent les légitimer. En ce sens,
Le discours est demandeur de tradition et créateur de sa propre tradition [...] Double mémoire qui est polémique7
Par rapport à la mémoire dominante que les voyageurs français avaient désormais autolégitimée par leur tradition, le discours de Lady Mary est perçu tout au long du XVIIe siècle comme une menace, car inaugurant une mémoire alternative. En ce sens, l’écriture féminine est considérée comme allogène, « externe » au discours dominant des voyageurs. Il en découlera un affrontement autour de l’objet de discours8 (désormais OD), la représentation de Constantinople. Cette polémique se fait à l’intérieur de l’espace discursif concernant notamment les femmes ottomanes, par rapport auxquelles les énonciateurs prennent des positionnements absolument différents.
Précisons aussi que quand nous parlons d’espace discursif, il faut l’entendre comme un « sous -ensemble du champ discursif »9, ce dernier consistant dans
un ensemble de positionnements qui se trouvent en relation de cooccurrence, au sens large, et se délimitent donc pour une position énonciative dans une région donnée10.
Essayons alors d’analyser en quoi consiste plus exactement cette polémique qui anime le XVIIIe siècle à partir de l’analyse des Lettres de Lady Mary.
Lady Mary Wortley Montague avait suivi son mari Edward, ambassadeur anglais à la Porte ottomane, dans un voyage qu’il avait entrepris en Orient en 1717. Ses Lettres s’adressent à des co-énonciateurs variés, essentiellement des amis et des membres de la famille de la Lady. Le caractère privé de son épistolaire a toujours été considéré par les critiques comme une garantie de la vérité des contenus. Ce qui est sans doute vrai, c’est que, après une publication posthume, ces Lettres furent traduites et rééditées plusieurs fois, devenant une lecture incontournable pour les amateurs d’exotisme et de curiosités sur le monde ottoman. En Angleterre, elle fut tellement estimée qu’on lui attribua la dénomination de Sévigné de l’Angleterre11. Ce qui frappa surtout l’imaginaire de l’époque, anglais, français et italien, c’était la description du harem du sultan, auquel elle eut accès.
En fait, déjà deux autres voyageurs avant Lady Mary avaient eu, semble-t-il, cette même possibilité. Il s’agit de Pitton de Tournefort, voyageur en 1700, et de Paul Lucas, voyageur en Levant en 1704, qui, en tant que médecins, avaient réussi à avoir accès aux appartements des femmes du sultan.
Mais ce que Lady Mary fait la première, c’est de délégitimer la représentation de l’OD, notamment des femmes orientales, que ses prédécesseurs avaient proposée dans leurs textes. Une comparaison entre les Lettres anglaises et des Lettres écrites par l’Abbé Sevin en 1728 nous a déjà permis12 de montrer combien Lady Montague préfère un discours non autoritaire qui vise à la rectification de la représentation traditionnelle de la femme ottomane. En faisant parler directement les femmes avec qui elle a pu s’entretenir pendant son séjour à la Cour ottomane, elle met fin à cette stratégie de silenciement13 qui, à l’intérieur des discours des voyageurs, obligeait les femmes à n’être qu’un corps – objet à représenter. Lady Mary est la première à leur donner la parole et à leur faire acquérir une ipséité14 à l’intérieur de l’espace discursif.
La femme ottomane commence donc à paraître comme un co-énonciateur actif, ayant aussi des caractéristiques morales et intellectuelles. Ainsi, Fatima, l’une des favorites du sultan Ahmet, s’entretenant avec Lady Mary, fait preuve d’une curiosité inédite par rapport aux mœurs occidentales :
Vous autres Dames Chrétiennes, me dit-elle [Fatima], vous ne jouissez pas d’une grande réputation de constance » [...] Elle aime à s’enquérir des mœurs étrangères15
Outre à reconstruire l’OD dans et par le dialogue avec les femmes ottomanes, Lady Mary inaugure un espace discursif à l’intérieur duquel la femme apparaît en cooccurrence avec le champ lexical inhérent à la « liberté ». Ainsi, Lady Mary en parle comme des « seuls êtres libres en Turquie »16, au point que :
il n’est peut-être point des femmes, dans tout l’univers, qui jouissent d’une plus grande liberté; elles sont même les seules dont la vie soit un continuel de plaisir, sans aucun mélange d’inquiétude.17
Liberté et également volupté (« plaisir, sans aucun mélange d’inquiétude »), sont deux des traits qui caractérisent les femmes décrites par Lady Mary. En ce sens, c’est elle qui déclenche en premier une polémique envers la tradition que les voyageurs avant elle avaient légitimée par leurs textes :
je ne puis m’empêcher de rire à gorge déployée de la discrétion exemplaire, ou de l’extrême bêtise de nos faiseurs de relations. Il faut s’aveugler, pour ne pas voir que, dans le fond, elles [les femmes ottomanes] jouissent d’une bien plus grande liberté que nous autres chrétiennes18.
C’est le voile, qui apparaît comme un instrument particulièrement utile à leur liberté :
[…] l’usage qu’aucun femme, quel que soit son rang, ne paroisse en public sans deux voiles. L’un lui cache le visage, à la réserve des yeux ; l’autre jusqu’à la ceinture […] Cette mascarade leur donne liberté plénière de s’abandonner à leur goût, sans risque d’être reconnues19.
La fonction du voile est un autre élément permettant à la Lady de rectifier la représentation de l’OD à l’intérieur d’un espace discursif où apparaissent des mots comme « liberté » et « plaisir ». En ce sens, le voile n’a jamais cessé d’avoir une valeur symbolique pour les voyageurs, de même que le turban pour ce qui est de la description de l’homme turc20.
Plus en général, tous les espaces discursifs que la Lady anglaise nous propose se veulent alternatifs à la mémoire dominante. Comparons en ce sens les énoncés suivants, pour ce qui est du positionnement de l’énonciatrice:
- Vous [le destinataire de la lettre est Anne Thistletwayte] aurez sans doute lu, dans la plupart des descriptions qu’on nous donne de Turquie […] avec votre permission je donnerai le démenti à Messieurs les voyageurs21
- Les faiseurs de relations qui nous content gravement que les Turcs n’ont pour toute musique qu’un bruit étourdissant, n’en jugent apparemment que par celles des rues22
- C’est une erreur de penser que les Turcs croient que les femmes n’ont point d’âme23
- Pas un de nos voyageurs ne manque à vous parler des femmes turques, dont certainement, ils n’en ont vu aucune24
Dans tous ces énoncés, qui pourtant ne créent pas de formations discursives, la stratégie reste celle de rectifier la représentation préalable de l’OD, soit en réfutant soit en délégitimant les voyageurs précédents. Ce sera justement sur l’espace discursif concernant la description des femmes ottomanes que la polémique va vraiment connaître son pic maximal.
Parti au Levant en 1755 le baron de Tott est l’auteur d’une relation qui paraîtra bien des années plus tard. S’appuyant notamment sur la lecture de Montesquieu, de Tott nie aux Turcs toute possibilité de volupté :
Montesquieu aurait également refusé aux Turcs cette volupté délicate et ces principes de grandeur d’âme et de générosité qu’on leur suppose, il aurait aperçu qu’une Nation ignorante ne peut rien pour son bonheur25
En fait, c’est justement parce qu’il fonde ses descriptions de l’OD à partir des réflexions de Montesquieu, et donc sur une mémoire externe à la tradition exotique naissante, que ses descriptions finissent par créer une polémique avec les voyageurs précédents, là où ils ont supposé quelque trait positif au Turc, notamment la volupté.
Il n’est point de Nation sur laquelle on ait plus écrit que sur les Turcs, et peu de préjugés plus accrédités, que ceux qu’on a adopté sur leurs mœurs. La volupté des Orientaux, l’ivresse du bonheur dont ils jouissent au milieu de plusieurs femmes; la beauté de celles qui peuplent de prétendus Sérails, les intrigues galantes, le courage des Turcs, la noblesse de leurs actions, leur générosité, que d’erreurs accumulées: leur justice a été citée pour modèle. Mais comment se pourrait-il (dit M. de Montesquieu) que les peuples le plus ignorant eût vu clair dans les choses du monde qu’il importe le plus aux hommes de Savoir ? [...] comment se fait-il que deux siècles de commerce entre l’Europe et les Turcs, n’aient encore produit que des notions fausses ?26
L’idée du despotisme qui assujettit les Turcs et qui les rendrait ignorants, et par conséquent barbares27, est ce qui produit le positionnement du baron par rapport à l’OD et à la tradition interne au genre de voyage. A l’intérieur de ce mécanisme de sens, niant tout élément de liberté et de jugement aux Turcs, comment se peut-il, alors, que dans la relation du baron apparaisse un énoncé comme le suivant « les rues sont remplies de femmes qui vont et viennent librement pour leurs affaires » ?
C’est justement que, pour ce qui est de l’espace discursif concernant les femmes ottomanes, le baron de Tott vise d’abord le positionnement polémique à Lady Mary. En ce sens, il est le premier contestataire de la dame anglaise, et cela dès le début de son texte:
En réfléchissant sur ce que Milady Montague raconte [...] je retrouve dans le génie de la langue et de la nation turque ce qui a dû la tromper.28
C’est surtout en relation aux femmes, que le positionnement polémique du baron ressort de manière évidente. Pour créer la possibilité d’un espace polémique, le baron de Tott introduit dans son récit le double de Lady Mary, Mme De Tott qui, tout comme la voyageuse anglaise, aurait eu manière de s’entretenir avec une femme, dans ce cas une sultane, de la Cour ottomane. De cette façon, le baron a par conséquent la possibilité de rapporter
[...] sous la dictée de Madame de Tott, une visite qu’elle a faite avec sa mère à Ana Sultane.29
De Tott crée un espace discursif identique à celui de Lady Mary, par le biais de sa femme :
les questions de la Princesse [la sultane] portèrent sur la liberté dont nos femmes jouissent. Elle en fit la comparaison avec les usages du Harem [...] elle tomba d’accord de l’avantage qui devait résulter de nos usages [...] elle se récria sur la barbarie qui l’avait livrée à treize ans à un vieillard30
Pour voir son positionnement, comparons ces énoncés avec ceux de Lady Mary
Vous êtes bien libertines », ajoutait-elle [...] je trouvais tant de justesse et de bon sens dans ce qu’elle me disait, que [...] je fus obligée de convenir qu’elles avait raison de préférer les mœurs Mahométanes à nos usages qui offrent un mélange bizarre des rigides maximes du Christianisme avec le libertinage des Spartiates.31
Il nous semble que, dans la transcription de ces visites, il y a au moins deux changements à remarquer: tout d’abord le passage du discours direct utilisé par Lady Mary au discours indirect préféré par le baron de Tott. Cela pourrait s’expliquer en relation au fait que le baron rapporte un dit qui en fait n’a été entendu directement que par sa femme. D’ailleurs, on ne voit pas la nécessité de ne pas rapporter directement les mots exacts, puisqu’il écrit « sous la dictée » de sa femme. Quoi qu’il en soit, le discours direct donne plus de vérité au discours et donne également à la favorite une épaisseur différente par rapport à la sultane dont le dit est tout simplement rapporté.
Un deuxième élément important est que, si nous considérons ce que nous avons souligné dans les citations, nous pouvons remarquer que le baron de Tott renverse la relation entre les usages occidentaux et orientaux par rapport à Lady Mary. Les usages orientaux sont considérés par le baron comme inférieurs aux usages occidentaux, tandis que pour Lady Mary la relation entre les deux est exactement inverse. En outre, l’enjeu, pour le baron, n’est pas tout simplement le libertinage, mais la liberté des femmes. De même, si nous reprenons l’énoncé du baron que nous avons cité auparavant, et que nous le recontextualisons, nous pouvons mieux faire ressortir le positionnement du baron par rapport au dit de Lady Mary
les rues sont remplies de femmes qui vont et viennent librement pour leurs affaires; si les harems les mieux fermés s’ouvrent souvent pour en laisser promener le troupeau, il ne faut pas en conclure avec M. Montague que les intrigues galantes sont favorisées dans les boutiques, où les femmes s’arrêtent quelquefois.32
La stratégie du baron est donc celle de créer un terrain d’entente avec Lady Mary (les femmes sortent souvent du harem33), mais pour mieux nier ensuite le fond des assertions de la voyageuse anglaise. Ainsi, il n’y aurait aucune supériorité des usages des femmes ottomanes sur les occidentales ; de même elles n’auraient ni la même liberté ni la même possibilité de jouir de la volupté que les Européennes, ce qui serait impossible pour un peuple soumis au « despotisme oriental »34. En ce sens, le paradigme désignationnel35 des femmes avec le mot troupeau36, reformulation qu’on retrouve souvent dans le texte du baron, renvoie justement à une représentation bien différente de celle de Lady Mary. Bref, tout semble se passer comme si le baron de Tott avait urgence de délégitimer la nouvelle représentation de l’OD, notamment parce que cette représentation suppose une conceptualisation différente du référent décrit. Cette conceptualisation différente, cet événement sémantique37 qui a permis à Lady Mary d’introduire dans ses Lettres un espace discursif dans lequel la femme ottomane est en quelque sorte privilégiée par rapport à l’Européenne, est absolument réfutée par le baron, qui, probablement conscient des conséquences que cet événement pouvait entraîner en Occident et fort de l’appui des philosophes, ne fait de concessions que pour mieux nier la nouvelle représentation de l’OD.
En 1797, un autre voyageur, Pouqueville entreprend un voyage au Levant. Tout comme son prédécesseur, il ressent l’exigence de se positionner par rapport à Lady Mary, dont il nie les descriptions. En voici quelques énoncés très clairs pour ce qui est de son positionnement, notamment à l’égard de l’OD dont il est question :
- Je n’ai jamais entendu dire, ainsi que l’assure Milady Montaigu38 [...] C’est encore une des jolies fictions de son ouvrage.39[...]
- J’avais lu autrefois Milady Montagu, et je croyais bonnement que j’allais trouver [à l’intérieur de la résidence de la sultane] des murs incrustés d’émeraudes et de saphirs, des parterres émaillés de fleurs, enfin le palais voluptueux d’Armide. Je maudissais de bonne foi cette femme, qui tira son voyage de son imagination brillante.40[...]
- [après avoir réussi à pénétrer dans le harem] il faut le dire, il n’y a rien que de pitoyable dans les ameublements de ce harem [...] Cela prouve que Milady Montaigu n’avait jamais pénétré dans cet endroit. [...] Nous sortîmes du harem sur la pointe du pied. Notre introducteur nous assura que nous étions les seuls Européens qui y eussent jusqu’à ce jour pénétré.41
Pourtant, pour ce qui est de la volupté des femmes ottomanes, si le baron de Tott s’oppose ouvertement à ce trait, comme il advient par exemple pour ce qui est des danses dans le sérail,
Milady Montagu assure que ces danses [les danses à l’intérieur du sérail] sont voluptueuses. J’ai vu [...] mais je n’emploierai jamais celui de la volupté pour les peindre.42
le positionnement de Pouqueville à l’égard se veut plus confus, parlant des odalisques qui, à l’occasion « de petites fêtes auxquelles le sultan assiste [...] exécutent elles-mêmes des danses voluptueuses ».43
La présence de la volupté dans le texte de ce voyageur est probablement due à la volonté de peindre le harem selon des antonymies très fortes qui, pour lui, caractériseraient n’importe quel aspect de la vie orientale. C’est ce qui lui permettrait de parler, à la différence du baron de Tott, du harem en tant que « lieu où les passions, où l’intrigue et les fureurs exercent leur empire ».44 En ce sens, Pouqueville reste fidèle à la tradition du genre exotique, qui avait codé, à partir du XVIIe siècle, l’idée de la volupté du harem45. A part cette différence, Pouqueville confirme la mémoire du baron contre la nouvelle représentation de Lady Mary. Ainsi, si le baron de Tott parle de ces femmes en tant que de « malheureuses victimes »46, Pouqueville parle de leur « vie malheureuse »47 et les présentes en tant que « beautés esclaves consacrées à ses caprices [du sultan...] ».48 Nous voyons combien nous sommes loin de la représentation de ces femmes en tant que « Reines »49 que Lady Mary nous proposait.
En 1768, à Paris, apparaît une nouvelle traduction des Lettres, auxquelles l’éditeur Duchesne joint la lettre d’un négociant marseillais qui signe par le sigle M. G. Dans la préface, l’éditeur esquisse un espace discursif en faveur de Lady Mary contre les accusations que certains auteurs avaient faites envers elle, en jugeant ses Lettres comme fausses. L’éditeur se réfère notamment à la critique parue dans le Journal Encyclopédique en novembre 1765, où un certain M. le B ** de T…, comme il est cité par l’éditeur Duchesne, accusait ces Lettres de n’être qu’un « roman », dans le sens péjoratif de fiction. Par la description que l’éditeur fait de cet homme, « qui a vécu plusieurs années à Constantinople, employé par notre Ministère »50, nous pouvons attribuer au sigle une identité précise, celle du Baron de Tott. La stratégie adoptée par l’éditeur est celle de délégitimer le baron, d’un côté, et de légitimer les Lettres de l’autre, en recourant à l’insertion d’une lettre d’un négociant marseillais qui fournirait des preuves de la fiabilité de Lady Mary. L’éditeur est conscient de la présence de deux mémoires polémiques qui, l’une, celle de Lady Mary, propose une nouvelle représentation de l’OD, l’autre, celle du baron, déstabilise l’événement sémantique et anime un espace polémique.
Le Public prononcera entre ces deux autorités. Nous ne dirons qu’un mot sur cette dispute. Si Milady Montague, avec le désir le plus ardent de tout voir, et les moyens de bien voir, s’est trompée si souvent [comme on veut le faire penser], à quel voyageur, à quelle histoire faudra-t-il se fier ? Si elle a voulu tromper ceux à qui elle écrivait, à qui se fier encore ? On pourrait aussi demander aux Auteurs du Journal Encyclopédique, si prévenus contre ces Lettres et en faveur de la censure […] quelle est leur règle de critique pour déférer plutôt à l’autorité du Français, qu’à celle d’une Ambassadrice beaucoup plus à portée que lui d’être bien instruite51.
L’éditeur fait suivre la lettre du négociant, le présentant comme « un homme d’esprit qui a passé plusieurs années au Levant »52. La lettre, adressée à un certain M. de Montredon, a pour autre titre « Examen des Lettres de Milady et de la critique de ces lettres par M. de T… ». Elle se veut donc une réponse directe à la critique du Journal Encyclopédique, effectuée par une voix légitime, le négociant ayant séjourné en Orient à la suite de l’Ambassadeur le Marquis de Villeneuve en 1739. Le négociant s’adresse à un co-énonciateur qui, tout comme lui, semble avoir séjourné en Orient (« nous avons fait l’un et l’autre une bonne partie de la route que Milady Montague a faite »53) et par ce jeu de reflets, il légitime son dit. Il reprend point par point les accusations faites par le Baron, pour les réfuter :
Il est surprenant qu’elle n’ait pas fait mention de Tournefort. […] Comment a-t-il [le Baron de Tott] pu lui-même refuser de rendre cette justice à Milady Montague ? Est-il possible qu’on ne lui ait pas fait observer que le temps où Milady Montague écrivait était bien différent du nôtre ? Conséquemment les mœurs publiques sous Amurat IV, prince cruel […] n’étaient pas comme celles que nous avons vues sous le règne du sultan Mahomet, et de ses successeurs54
M. de T… réfute en deux mots tout cet article [concernant la douceur de l’esclavage en Turquie], en assurant qu’il y a des maîtres cruels, qui pour la moindre faute assomment leurs esclaves. Je le suppose, mais sa conclusion détruit-elle la proposition de Milady, suivant laquelle les Turcs sont les maîtres les plus humains à l’égard des esclaves ?55
Dans de nombreux passages le négociant réfute le baron de Tott, en utilisant aussi des stratégies de concession du dit à la partie adverse (« je le suppose, mais », dans le deuxième cas ci-dessus). La délégitimation du Baron, se fait de manière parfois directe parfois indirecte : d’un côté, il juge les observations du Baron comme « toujours trop tranchantes », « des pures chicanes »56 par rapport aux observations de Lady Mary, dont il retrouve des confirmations dans Tournefort57 et dans son expérience ; de l’autre côté, il dénonce les erreurs du Baron par l’ironie58.
Bref, le négociant donne du crédit au témoignage de Lady Mary, parce qu’elle a été un « témoin oculaire »59, et il délégitime par contre le Baron, jugé trop rapide dans ses observations et dans les jugements portés contre le monde musulman et Lady Mary60.
Pour ce qui est des femmes, le positionnement du négociant est plus subtil. La reclassification de la femme ottomane, représentée comme libre et passionnée dans les Lettres, se justifie maintenant par le changement du référent et par conséquent par sa recatégorisation61:
les mœurs publiques sous Amourat IV, Prince cruel, qui faisait des lois de ses vices, n’étaient pas comme celles que nous avons vues sous le règne du sultan Mahmoud et de ses successeurs. On ne verra peut-être plus à Constantinople les Turcs, et les femmes surtout jouir de la liberté qu’elles avaient sous le gouvernement du galant et généreux Ibrahim Pacha ; des femmes en partie de plaisir la nuit et le jour ; des fêtes continuelles ; des sérénades turques […] Si Milady a vu pour lors plus de licence, des intrigues galantes, des rendez-vous dans les boutiques des Juifs, des nudités dans les bains qu’on ne voit et qu’on ne se permet plus, je n’en suis pas étonné62.
Malgré les tentatives de délégitimation de Lady Mary, les voyageurs du XVIIIe siècle n’arrivent pas à rendre inefficace la nouvelle mémoire inaugurée par Lady Mary. Déjà dans la première version de la Biographie universelle ancienne et moderne, on lit, à propos des visites de Lady Mary au harem:
Elle obtint du sultan Ahmet la permission d’entrer dans le sérail, où elle se lia d’amitié avec la sultane favorite Fatima. Les fréquentes visites qu’elle lui fit, la mirent à la portée de redresser bien des préjugés, et de donner, du harem du grand-seigneur, des idées plus justes que les Européens n’en avaient eu jusqu’à elle.63
La nouvelle version de la Biographie, qui date de 1865, outre à réaffirmer exactement ce qui est dit dans la version précédente, reformule la présentation de la Lady, l’introduisant non pas directement par les données biographiques (« naquit à Thoresby… »)64, mais de la manière suivante :
Femme anglaise, célèbre par son esprit et ses Lettres.65
Cette façon de présenter la Lady anglaise est une preuve du fait que, pour ce qui est de la description du monde ottoman au féminin, elle est désormais considérée comme une source de référence.
Paradoxal est également le fait qu’un jugement semblable soit exprimé envers le Baron de Tott, sur lequel les auteurs commentent :
Le succès de ces Mémoires s’explique par l’abondance et la nouveauté des notions et des aperçus qu’ils présentaient sur l’histoire, les mœurs et les institutions des Turcs. On n’avait jusqu’alors que des relations inexactes, pleines de fables et propres à entretenir les préjugés des Occidentaux contre l’empire ottoman plutôt qu’à les détruire. Tott précéda dans son ouvrage Anquetil - Duperron, Savary et Volney, et quoiqu’il ait été accusé de charlatanisme, surtout dans la forme, il n’en reste pas moins le premier qui ait débrouillé avec exactitude, le chaos de notions fausses sous lequel restait voilée pour l’Europe cette partie du monde oriental.66
Le fait que Lady Montague est désormais la source discursive d’autorité pour la description du monde ottoman au féminin, produit également la légitimation de son discours sur le harem. Ainsi, du point de vue de la normalisation de la langue, voici ce que Larousse enregistre en 1876 à l’entrée Harem, dans la section encyclopédique :
Lady Montague, au siècle dernier fut la première à franchir les barrières jusque là insurmontables [...] De nos jours, la célèbre princesse Belgiojoso a longtemps vécu en Orient [...] Voici les passages les plus saillants de la peinture qu’elle fait des harems orientaux au XIXe siècle: «[...] Les grandes dames de Constantinople [...] vont se promener dans la ville, dans les bazars, partout où il leur plaît [...] Les femmes vénitiennes jouissaient jadis, grâce à leur masque, d’une excessive liberté; le voile des femmes turques rend à celles-ci le même service [...]»
Même si la citation est tirée de la princesse Belgiojoso, il est aisé de constater l’intertextualité entre la princesse et Lady Mary, au point que le dit de Belgiojoso confirme celui de la Lady anglaise.
La légitimation de Lady Mary se fait aussi grâce à tout un discours exotique, qui, au XIXe siècle, se veut désormais de plus en plus littéraire, et qui s’appuie justement sur les Lettres anglaises. Chateaubriand cite les Lettres dans son Itinéraire67 et, à partir du Vicomte de Marcellus, c’est la reprise intertextuelle qui, par l’implicite, donne la légitimité comme allant de soi. Voici quelques énoncés qui le démontrent :
- j’aurais voulu voir l’église [...] dont parle Lady Montague68
- J’ai préparé avec son assistance une visite complète du sérail, où personne n’a pénétré depuis lady Worthley Montagu [...]69
- Toutes les femmes européennes qui ont pénétré dans les harems s’accordent à vanter le bonheur des femmes musulmanes: «Je suis persuadée, dit Lady Montague, que les femmes seules sont libres en Turquie». […] Lady Montague remarque très justement que la polygamie, tolérée par Mahomet, est beaucoup plus rare en Orient qu’en Europe70
Le témoignage de Lady Mary est légitimé comme vrai. Dans la citation de Nerval, le dit de la Lady est pris comme référence et est, par conséquent, considéré comme un discours fondateur par rapport au sérail et notamment au harem, inaugurant une tradition féminine (« toutes les femmes européennes… ») à laquelle, sans doute, a contribué aussi la duchesse de Belgiojoso.
Ce bref parcours à l’intérieur de la littérature exotique nous a permis d’observer la naissance d’une nouvelle mémoire, au féminin, qui anime une véritable polémique au XVIIe siècle. L’affrontement se fait autour d’un OD, la représentation du monde ottoman et notamment des femmes, qui se construit à l’intérieur d’un espace discursif où les voyageurs ressentent l’urgence de se positionner par rapport au dit de Lady Montague, dit considéré donc comme allogène par rapport à une tradition exotique désormais autolégitimée. Le succès des Lettres fait ressentir la tache comme urgente dans la mesure où elles sont désormais une lecture incontournable pour le public occidental. Malgré les efforts de délégitimation, le XIXe siècle produit un tournant dans le sens de la légitimation de cette mémoire, qui alors n’est plus considérée comme allogène. Sans doute, l’esprit romanesque de l’époque, ainsi que les changements sur le plan du réel avec la perte du pittoresque turc71, favorisent la reprise et la légitimation du dit de Lady Mary. La civilisation européenne ayant désormais gagné sur la barbarie ottomane, avec la reforme et l’ouverture des Turcs à l’Europe, c’est l’événementialité historique qui désormais permet aux voyageurs – écrivains du XIXe siècle de légitimer un dit qui ne peut plus être ressenti comme une menace. En ce sens, l’écriture de Lady Mary va alimenter une tradition féminine alternative à la mémoire dominante. C’est à l’intérieur de cette tradition que s’insèrent des femmes - écrivains célèbres comme, entre autres, la duchesse de Belgioiso ou Lady Stanhope.
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Wortley - Montagu, Lady M., Lettres de Milady Worthley Montague [...] troisième partie pour servir de supplément aux deux premières. On y a joint une réponse à la critique que le Journal Encyclopédique a faite des deux premières parties de ces lettres, Paris, Duchesne, 1768Wortley - Montagu, Lady M., Letters of Lady Mary Montagu, Borbeaux, J. Pinard, 1805
Pour citer cet article:
Rachele Raus, « Les lettres de Lady Montague : réception en France d'une écriture féminine
», in Femmes de paroles, paroles de femmes. Hommage à Giorgio De Piaggi, Publif@rum, 3, 2006, URL : http://www.publifarum.farum.it/n/03/raus.php
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