Dans la préface au tome IX de ses Œuvres complètes, François Mauriac relève que le personnage de Phèdre «apparaît en filigrane de presque tous [ses] écrits»1. La thématique incarnée dans ce mythe court, en effet, tout au long de son œuvre romanesque et théâtrale. Dès son enfance, Mauriac est séduit par la complexité de ce personnage mythique: «dès ma quinzième année, à peine avais-je lu […] Phèdre, je me sentais chez moi dans ce palais […] de Trézène où Phèdre tue ce qu’elle aime et se tue»2, et il comprend l’influence future de cette héroїne:
Phèdre traîne après elle une immense postérité d’êtres qui savent ne pouvoir rien attendre ni espérer, exilés de tout amour sur une terre déserte, sous un ciel d’airain. Nous retrouvons, à chaque tournant de notre route, sa figure morte, ses lèvres sèches, ses yeux brûlés qui demandent grâce3.
Dans l’œuvre de Mauriac publiée, même si Phèdre n’a pas donné lieu comme Atys ou Cybèle à des représentations explicites, cependant elle n’est pas davantage transposée de manière claire ou allusive dans tel personnage des romans et des pièces de l’écrivain de Bordeaux. Ces avatars apparaissent souvent masqués ou transformés, mais cette héroїne mythique ne cesse d’être présente chez Mauriac. On voit bien que ce qui le séduit; c’est la complexité de la passion que Racine lui «montrait dans un éclairage éternel»4 en lui faisant voir à quinze ans ces Phèdres à lui : «Thérèse Desqueyroux souffrir et mourir […], Brigitte Pian duper elle-même et les autres, et s’en désespérer, et toute issue leur était fermée»5.
Dans le mythe de Phèdre, Mauriac puise donc ses références dans la Phèdre de Racine qui avait choisi ses sources chez Sénèque, plutôt que chez Euripide, dont le drame était centré sur Hyppolite. Dans ses Œuvres romanesques et théâtrales complètes, Jacques Petit a mis en évidence la présence obsédante de la Phèdre racinienne dans l’œuvre romanesque de Mauriac :
[…] ce thème fondamental […] l’attachement désespéré d’une femme viellissante pour un garçon jeune qui est presque, qui pourrait être ou qui est son fils ; thème constant qu’illustrent entre autres, Fanny [dans Le Mal], Elisabeth Gornac, dans Destins, Maria Cross, dans Le Désert de l’amour et, sur un autre mode, la terrible Genitrix : c’est Phèdre «tout entière à sa proie attachée…». La réminiscence se trouve suggérée par Mauriac lui-même qui dit de Fabien : «ces chevauchées n’étaient, à l’ombre des forêts, que la fuite d’un Hippolyte blessé»6.
On peut y ajouter Thèrèse Desqueyroux, Ce qui était perdu, Les Chemins de la mer pour compléter cette obsession d’un mythe qui représente une phase capitale de l’itinéraire romanesque de Mauriac.
Le Mal, publié en 1924, dans la revue « Demain », et en 1935 en volume chez Grasset, est une des œuvres où le mythe de Phèdre apparaît en filigrane. Ce livre, que son auteur rejette aussitôt après sa parution ― «Je fus si mécontent de ce récit bâclé que je renonçai au dernier moment à sa publication en librairie»7 ―, est en gestation depuis 1917 et, seulement à la fin de 1923, Mauriac le reprend et l’achève très rapidement. D’un point de vue génétique, il existe quatre états du texte, ce qui montre combien, en réalité, le thème était inscrit profondément dans l’imaginaire et l’existentiel mauriaciens. C’est en effet le dernier roman qui puise directement dans le vécu mauriacien ― il faudra attendre Un adolescent d’autrefois (1970) pour que le vieil écrivain revienne à son adolescence dans un roman ― : à travers une intrigue imaginaire, le romancier joue son propre personnage presque sans masque. Mauriac fait allusion à une «amie de couvent, Sarah M., irlandaise ou anglaise» qui venait voir sa mère «une ou deux fois par an»8 : Le Mal serait donc né d’une rêverie d’enfant autour de ce personnage.
Ce roman est le récit dramatique d’un échec, l’analyse minutieuse d’une défaite totale, où s’opposent Fabien, le héros, sa mère et Fanny, amie de sa mère qui devient sa maîtresse. Le rapport amoureux entre Fabien et Fanny est le « mal » et le jeune homme est au centre d’une rivalité entre les deux amies d’enfance. Fanny, « femme libre, passionnée et dominatrice, est une Phèdre du xxe siècle »9. Dans Le Mal, il y a d’ailleurs une référence explicite au mythe, lorsque Fabien, après sa maladie, court à cheval les chemins sablonneux des forêts landaises : « Fabien pouvait croire qu’il avait chassé de sa mémoire Fanny ; sa chair se souvenait d’une odeur et d’un souffle. Cette dépense de son corps, ses chevauchées n’étaient, à l’ombre des forêts, que la fuite d’un Hippolyte blessé »10.
Ce couple femme mûre/garçon est une évidente projection du couple mère/fils. Symboliquement, Fanny devient très tôt la mère incestueuse dont le premier baiser volé à Fabien scelle le viol réel et imaginaire : elle incarne le fantasme de la mère qui se reprochait de trop aimer son fils cadet, dont le corps conservait la trace du père disparu. D’ailleurs, après les retrouvailles de Fabien et de Fanny à Venise, cette dernière abandonne petit à petit son rôle de femme fatale et dévoratrice pour jouer celui d’une mère : elle est heureuse « de n’être plus qu’une jeune mère qui console son grand fils» ; elle se souvient du «petit Fabien qu’elle attirait sur ses genoux» et déclare sans ambiguité au jeune homme : « Je veux réapprendre à t’aimer comme je t’ai aimé mon Fabien dans la chambre de ta mère »11. Cette localisation, lourde de toute la valeur symbolique que ce lieu représente, a suscité plusieurs remarques de la part de la critique : pour Jacques Petit, Mauriac, de même que Racine, « masque la relation incestueuse », mais insiste sur l’ « aspect “maternel” de cet amour »12 et pour André Séailles, qui va encore plus loin, le roman est une « autobiographie brûlante », parce qu’elle « concerne l’auteur, sa mère, et l’interdit, maternel, religieux, du péché et de la chair »13. Or, si Mauriac, comme Racine, insiste sur l’aspect maternel de cet amour et gomme la relation incestueuse, cette restriction ne déculpabilise en rien la Phèdre racinienne et l’héroїne mauriacienne, puisqu’il ajoute aussitôt : « Si le sang ne lie pas Hippolyte à la femme de Thésée, il suffit que l’infortuné se croit incestueux pour l’être en effet »14.
L’analyse des manuscrits montre que Le Mal et Le Désert de l’amour (1925) sont liés dans leur genèse, comme Destins (1928) sera lié à ces deux romans. Dans Le Désert de l’amour, dont le personnage dominant est une femme, comme il arrive presque toujours chez Mauriac, Maria Cross incarne encore une femme plus âgée amoureuse d’un jeune homme qui pourrait être son fils. D’ailleurs, dans la première ébauche du roman, La Vengeance de Narcisse, l’héroїne s’appelait Fanny, comme si pour Mauriac il ne devait y avoir aucune solution de continuité entre les deux romans et comme si l’irlandaise Fanny Barret ne devait être qu’un « brouillon de Maria Cross »15. Le Désert de l’amour est l’œuvre où le mythe est le plus évident : la rivalité n’est plus entre deux amies, mais entre le père et le fils Courrèges. La relation triangulaire primordiale du mythe ― Hippolyte-Phèdre-Thésée ― est reprise clairement par la triade Raymond-Maria Cross-Docteur Courrèges. Le docteur est secrètement amoureux de Maria Cross ― femme épanouie et légère, maîtresse entretenue d’un richard bordelais, Victor Larousselle ― qui s’éprend de l’adolescent Raymond Courrèges, fils du docteur. Elle se plaît à voir en lui sans aucunement le connaître encore un Éliacin timide, un enfant tendre comme son fils François, mort de méningite, à peine grandi, fort ignorant et qu’il faudrait, avec une douceur toute maternelle, conduire par la main sur les sentiers défendus. Le docteur devient donc, sans le savoir, le rival de son fils. Pour Jacques Petit, la présence sous-jacente du mythe d’Hippolyte est une des constantes du roman et Maria Cross,
amoureuse d’un jeune homme passionné de sports, dédaigneux de toute conquête, c’est Phèdre devant Hippolyte ― il ne manque pas même le lien familial qui donne à cette passion un caractère incestueux, sans toutefois la rendre impossible. Un « drame terrible » devait se produire […] On imagine volontiers que la mort du jeune homme eût été, comme dans Phèdre, et dans Destins, le dénoûment16.
À la fin du roman, la triade a changé : après dix-sept ans, la Maria Cross qui entre dans un bar de la rue Duphot, à Paris, n’est plus la même femme de Talence, amoureuse de Raymond. Elle a épousé son amant, Victor Larousselle, et est devenue la belle-mère de Bertrand, un jeune homme pieux et studieux, mais dédaigneux de toute conquête. La triade mythique se reforme : elle tombe amoureuse du jeune homme et trouve auprès de Bertrand ce qu’elle avait cherché en vain auprès de Raymond. L’attendrissement dont Maria Cross parle à propos de Bertrand est la trace qui demeure du mouvement primitif, de cet amour coupable qu’elle a éprouvé pour un Raymond adolescent, petite brute qui ne songe qu’à profiter au plus vite d’une chance inouie et inespérée : « Ce nom de Bertrand, il suffit que Maria le prononce pour être détendue, apaisée, attendrie […] Elle pensait à Bertrand ; elle avait bu du champagne et souriait aux anges »17.
Le manuscrit confirme de manière encore plus claire la présence du mythe de Phèdre dans Le Désert de l’amour ; au feuillet 87 recto, Mauriac écrit.
Raymond sentit que aux yeux de cette Phèdre sans fièvre mettait Ber[trand]/Hyppolyte son Hyppolyte Hyppolyte son Hyppolyte planait à des distances incommensurables au-dessus de lui au Elle pensait à lui, elle souriait aux anges […]18.
Il ne manque pas chez Maria Cross, comme chez Phèdre, la conscience de la faute et de l’inceste, car, au moment où elle risque de céder à Raymond, la réapparition de l’image de son petit enfant mort ressemble à une autopunition : « François venait sur la pointe des pieds, comme s’il eût été vivant. Ainsi peut- être sa mère l’aurait-elle retenu afin de rompre un tête-à- tête périlleux »19.
Le thème de l’amour coupable que véhicule le mythe de Phèdre est bien présent dans les romans de Mauriac, qui superpose l’image de l’amante vieillissante à celle de la mère dont l’enfant est mort. Maria Cross substitue au fils disparu un autre enfant qui devient l’objet de son amour. Le drame est causé par le déchirement entre la pureté, que l’amour maternel doit représenter, et la violence de la passion et du désir charnel. Dans une note, au feuillet 2 de La Vengeance de Narcisse, Mauriac donne une sorte de définition de la passion amoureuse au féminin, où on voit que des forces irrationnelles gouvernent ses héroїnes ainsi que la Phèdre de Racine :
La femme ne peut nous atteindre et nous ne pouvons aller jusqu’à elle que par les sens, que par la sexualité. Si celui qu’elle aime échappe à son attraction sexuelle, son amour le contient comme une prison, comme un désert. Tant que la conjonction sexuelle ne s’est pas réalisée, nous avons le sentiment, l’illusion d’un échange possible avec la femme. Si cette conjonction rate, s’il n’y a pas accord physique, notre intimité même spirituelle est détruite. Même tournée à Dieu, c’est charnellement qu’elle l’aimera. Elle peut contempler et aimer charnellement l’objet inaccessible : Dieu ou homme qui la dédaigne. Prisonnière de son sexe irrémédiablement…La rapprocher de l’objet pour qu’elle le sente indigne, pour qu’elle le découvre indigne ? Elle reste avec son amour, une fois l’objet détruit.
À travers Destins, on rencontre un troisième avatar du mythe de Phèdre. Dans ce roman, elle s’appelle Élisabeth Gornac. Le thème est simple et admirablement résumé par Mauriac dans une lettre à ses amis Édouard et Denise Bourdet :
Que notre corps n’ait pas l’âge de notre cœur, c’est le drame d’Élisabeth Gornac. Son cœur s’éveille à l’amour quand elle n’est plus qu’une lourde femme déjà flétrie, et l’être qu’elle aime est un enfant débauché, et elle a pour témoin de sa passion son propre fils, petit séminariste amer et sombre20.
Le décor du drame est fixé : « Maternité du cœur, ardeur folle du sang », écrit Mauriac dans La Vie de Racine qu’il commence à rédiger, fasciné par la figure de Phèdre, une fois fini Destins. L’héroїne du roman, nouvelle Phèdre, apparaît en pleine lumière. Vieillissante, Élisabeth Gornac s’éprend de l’enfant débauché Bob Lagave. Ce séducteur a davantage vécu de ses conquêtes, aussi bien féminines que masculines, que de sa profession d’antiquaire. Il est amoureux d’une jeune fille, Paule de la Sesque, qui apprend de la bouche de Pierre Gornac, le petit séminariste fils d’Élisabeth, le passé trouble de Bob. Horrifiée, elle repousse son soupirant, précipitant sa perte.
Au début de sa notice sur ce roman, Jacques Petit écrit :
On aimerait savoir quand Mauriac a vu qu’en écrivant Destins, il recommençait Phèdre. […] lorsque il lance son héros à cent vingt kilomètres à l’heure contre un obstacle, où son automobile se fracasse, nul doute qu’il songe, et veuille faire songer son lecteur, à une version moderne de la mort d’Hippolyte. Tous les personnages de la tragédie sont là, sauf Thésée […]21.
Ce roman semble constituer une écriture croisée avec La Vie de Racine, écrite quelques mois plus tard, tant il est vrai que cette biographie apparaît souvent comme un commentaire sur sa propre œuvre. Les rapprochements sont assez explicites et ne se limitent pas au détail, cité, de la mort de Bob : certaines scènes paraissent avoir attiré l’intérêt du romancier qui les reproduit avec une ironie sombre, comme pour en souligner la ressemblance et en établir la distance. La scène de l’aveu de Bob à Élisabeth est inversée par rapport à Phèdre et rendue volontairement vulgaire : Bob, moins innocent qu’Hippolyte, a compris le désir dévorateur d’Élisabeth et, dans un moment de solitude et d’ivresse, la prend brutalement dans ses bras ; elle se dégage et fuit, poursuivie par le ricanement « sur un ton de voyou » de l’enfant débauché : « Vous auriez aussi bien fait d’en profiter… vous le regretterez, j’en suis sûr… »22. Le retour inattendu de Pierre Gornac, comme celui de Thésée, précipite le dénoûment tragique et complète le calque de Phèdre. Élisabeth est une Phèdre du XXe siècle qui prend conscience lentement de la violence de sa passion et qui découvre à quel point elle fut coupable seulement à la mort de Bob : « De ce bouleversement profond, surgissaità la lumière cet amour enfoui dans sa chair et qu’elle avait porté comme une femme grosse ne sait pas d’abord qu’elle porte un germe vivant dans son ventre »23.
Dans Thérèse Desqueyroux, on ne retrouve pas le schéma du mythe, mais celui-ci y est présent en filigrane. Ce roman, le plus célèbre de Mauriac, est l’histoire d’une errance singulière. Sortant du palais de justice où elle vient d’apprendre son non-lieu, Thérèse prend le train pour rejoindre dans leur propriété des Landes son mari, Bernard Desqueyroux, qu’elle a tenté d’empoisonner. Son voyage de Nizan à Argelouse est l’occasion d’une confession désenchantée. En épousant Bernard, elle a obéi aux lois de la société, car, par son mariage, elle a permis de réunir deux grands domaines en un seul. Confronté à une réalité conjugale qu’elle ne supporte pas, elle cherche à s’en évader par le crime. Si elle échappe à la sanction pénale, elle devra subir la claustration imposée par les Desqueyroux, punition familiale bien plus humiliante que celle des tribunaux.
Soumise aux lois du sang, à l’hérédité, Thérèse est sous l’emprise d’un fatum implacable. Elle évoque cette « part mystérieuse de son être », cette « région interdite » et, comme Phèdre, elle apparaît victime d’une force inconnue qui la gouverne et qui la projette dans un univers, où la sexualité est au premier plan dans sa dimension la plus trouble : « Elle ne se doutait pas que ceux qui prêtent à l’amour humain des traits si noirs, c’est qu’ils portent dans leur chair sans doute un germe morbide […] Ces grands désirs de pureté ne sont qu’une fuite éperdue, qu’un retrait devant telle loi de son être qui le terrifie »24. Dans ce roman, Mauriac s’évade du monde chrétien, soutenu et animé par la grâce, pour entrer dans celui de la vie naturelle, dans l’univers paїen de Phèdre, où règnent la crudité du désir, le dégoût, la peur et le crime. Pour souligner la violence et la puissance de ces deux destins de femme, on ne peut que souscrire à la formule de Jacques Monférier : « La grandeur de Thérèse, comme celle de Phèdre, tient au caractère statique de son destin : Thérèse Desqueyroux, comme Phèdre, se confond avec le visage de la désespérance »25.
Dans le détail, il y a au moins deux références directes à Phèdre dans Thérèse Desqueyroux : Bernard Desqueyroux, le futur mari de Thérèse, pendant son adolescence, est comme un « Hippolyte mal léché ― moins curieux des jeunes filles que des lièvres qu’il forçait dans la lande…»26 et au vers célèbre de Phèdre: Ciel! Que vais-je lui dire et par où commencer répond une Thérèse qui, après être échappée à la sanction pénale pour avoir tenté d’empoisonner Bernard, hésite avant de lui parler: Que lui dirait-elle ? Par quel aveu commencer ? 27.
Ce que Mauriac admirait chez la Phèdre de Racine, c’est son extraordinaire lucidité :
Nous aimons Phèdre pour ses moments d’humilité. Elle ne se défend pas ; elle connaît son opprobre, l’étale aux pieds même d’Hippolyte. L’excès de sa misère nous apparaît surtout lorsque lui ayant décrit son triste corps qui a langui, qui a séché dans les feux, dans les larmes, elle ne peut se retenir de crier à l’être qui est sa vie […] :
Il suffit de tes yeux pour t’en persuader
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder28.
Cette prodigieuse lucidité de Phèdre se retrouve en Thérèse Desqueyroux : dans la longue « rétrospection » qui constitue la partie principale du roman, on peut suivre l’effort de Thérèse qui, comme Phèdre, tente de comprendre ce qu’a été son geste criminel. Mais il est difficile de trouver le « commencement de nos actes »29 que souvent seule la fatalité peut expliquer, car « Notre destin, observe Mauriac, quand nous voulons l’isoler, ressemble à ces plantes qu’il est impossible d’arracher à toute racine »30.
Dans Ce qui était perdu (1930), le thème de l’inceste, dont la présence est si insistante dans l’œuvre de Mauriac, concerne la « passion de Tota pour son frère Alain et celle qu’Alain éprouve obscurément pour sa sœur »31. Ce motif obsédant est utilisé ici dans un sens religieux ; il exprime l’interdit qui pèse sur Alain et devient le signe même de sa vocation sacerdotale. L’écrivain appréhende des destins multiples grâce au récit à plusieurs voix, où les caractères s’affrontent, s’opposent, s’évitent : Irène et sa belle-mère, la vieille comtesse de Blénauge, chrétienne fanatique ; Alain Forcas et sa sœur Tota, mais le personnage clé du roman reste Hervé de Blénauge, le fils de la comtesse et le mari d’Irène. C’est un personnage qui flaire le mal et il s’en repaît, volant à chacun sa part obscure, un être maléfique fatalement attiré par les ratages qu’il devine autour de lui, par les hontes qu’il débusque. Quel secret dissimule-t-il ? Il cherche à le confier amèrement à sa mère : « Vous ignorez l’existence du gouffre où ceux qui vous touchent de près se sont débattus […] C’était décidé d’avance, avant même qu’ils ne fussent nés. Ils hurlaient déjà au fond de l’abîme, ils avaient déjà la boue jusqu’à la bouche […] »32. La fatalité de la destinée et la présence pure du mal dans les personnages marquent un tournant dans l’œuvre romanesque de Mauriac, qui ne se contentera plus de
ménager autour d’eux et en eux , comme il avait fait pour Thérèse Desqueyroux, des zones d’obscurité, une certaine indétermination, il en fera des êtres mystérieux qui même lorsqu’ils se confient ― comme Hervé ― ne sauraient expliquer d’où naît en eux ce plaisir de faire du mal ou de faire mal33.
Les Chemins de la mer (1939) témoignent d’un désir d’élargissement romanesque que Mauriac avait déjà manifesté dans Ce qui était perdu. Dans les notes et variantes à ce dernier, Jacques Petit trouve l’origine du titre, Les Chemins de la mer34, dans une citation tirée de Nietzsche que Mauriac insère dans le chapitre XIV : « Où voulons-nous aller ? Voulons-nous franchir la mer ? Où nous entraîne cette passion puissante ? »35. Le romancier accompagne ses nombreux personnages « dans leurs errances particulières. Leurs routes parfois se croisent : points de rencontre, recoupements entre plusieurs solitudes »36. Landin, Pierre Costadot, Rose et Denis forment le quatuor de ces êtres perdus, tournant autour d’eux-mêmes, cherchant à échapper à leurs démons intimes. Landin est un clerc de notaire dévoyé, homosexuel malheureux, qui mène une vie de débauches et de chantage : figure morbide qui porte en lui nombre de fantasmes de l’écrivain. Celui-ci s’étonne d’avoir, une fois encore, proposé un poème de l’amour défendu, la tendresse sourdement incestueuse de Rose et de son frère Denis. « Je m’étonne moi-même ― écrit Mauriac ― de ce thème qui court à travers mon œuvre », mais, cette fois, au lieu de décrire la passion d’une femme vieillissante pour un adolescent inaccessible, il peint deux êtres jeunes et beaux, auxquels il fait prendre conscience de la force et du naturel de leurs sentiments en même temps que de l’interdit qui les sépare. Incapables d’assumer ce qu’ils sont, le frère et la sœur s’absentent à eux-mêmes. La conclusion est justement l’inverse de celle de Ce qui était perdu : Denis se résigne à vivre avec une femme qu’il n’aime pas, tandis que Rose emprunte la voie du renoncement mystique. Les deux autres protagonistes du roman, Pierre Costadot et Landin, connaissent des fins tragiques : mais ces morts ne sont-elles pas toutes les deux des sacrifices comme chez la Phèdre de Racine ?
Pour Mauriac les hommes vivent dans une profonde ignorance de leur univers intérieur : le rituel social et un matérialisme desséchant empêchent toute introspection. Or, le plus souvent, dans ses romans, ce sont les âmes troubles et tourmentées qui sont capables de lucidité, qui ont la capacité de porter sur elles-mêmes et sur les autres le regard clairvoyant qui perce jusqu’à l’authenticité. Les pécheresses mauriaciennes souffrent, mais veulent savoir : elles sont conscientes de leurs crimes et le conflit tragique naît de la prise de conscience qu’elles ne peuvent rien contre la fatalité de leur destin qui les pousse à une fin tragique. Telles sont bien Thérèse, Élisabeth, Fanny, Maria Cross, malheureuses et lucides, incapables de vaincre les instincts de déstruction qui sont enfouis dans chaque créature. Et si le mythe de Phèdre court à travers presque toute l’œuvre de Mauriac, c’est parce que le romancier est avant tout le peintre des passions humaines, comme le souligne la clausule du Mal : « C’est notre servitude et notre misère de ne pouvoir peindre sans mensonge que les passions »37.
Pour citer cet article:
Pieluigi Pinelli, « Le mythe de Phèdre dans les romans de François Mauriac», in Femmes de paroles, paroles de femmes. Hommage à Giorgio De Piaggi, Publif@rum, 3, 2006, URL : http://www.publifarum.farum.it/n/03/pinelli.php
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