Cecilia Rizza

Encore sur la Maréchale d'Ancre. Une nouvelle version de son histoire au XIXe siècle*

1. Le 25 juin 1831 le Théâtre Royal de l'Odéon mettait en scène La Maréchale d'Ancre, drame en cinq actes et en prose de M.le Comte Alfred de Vigny. La pièce était destinée à Marie Dorval d'après ce qu'on peut lire dans le Journal d'un poète : «Le 30 octobre, j'ai terminé un drame en cinq actes La Maréchale d'Ancre, commencé le 2 août de cette même année.[...] Je l'ai fait pour Marie Dorval; je la crois la première tragédienne existante»1. Mais le Directeur du Théâtre de la Porte Saint-Martin où elle jouait en ce moment ayant décidé de donner la priorité à Antony de Dumas et à Marion de Lorme de Hugo. Vigny fut donc obligé de faire jouer sa pièce à l'Odéon et ce fut Mlle George que l'on vit dans le rôle d'Eleonora Galigai et Frédéric Lemaître dans celui de Concino Concini. Le succès ne fut pas éclatant, surtout si on le compare au grand bruit et aux discussions suscitées par la représentation d'Hernani une année auparavant: trente représentations jusqu'au 1er août. En 1840 la pièce fut reprise à la Comédie française et, cette fois, ce fut Marie Dorval qui joua le rôle de Léonora; du 18 juin jusqu'au début du mois de juillet il y eut huit représentations.2

En 1831 le drame, accompagné d' un dessin de M.Tony Jeonnot avait été publié à Paris par l'éditeur Ch.Gosselin.

En choisissant ce sujet historique Vigny suivait l'exemple d'A. Dumas et de son Henri III et sa Cour, qui avait reçu le meilleur accueil du public parisien et il essayait, d'ailleurs sans succès, de se confronter avec Hugo comme maître de la jeune école romantique. En outre il manifestait, encore une fois, son intérêt pour ces premières années du XVIIe siècle qu'il avait déjà évoquées dans son roman Cinq-Mars, une époque que les Romantiques avaient mise à la mode, un temps de troubles et de fortes passions qui se prêtait tout particulièrement à fournir des suggestions au drame historique. En ces mêmes années nombreux sont aussi les travaux consacrés à la littérature de cette époque ; parmi les plus retentissants les articles qu'à partir de 1833 Gautier publie dans "La France littéraire" sur les poètes vécus sous le règne de Marie de Médicis et de Louis XIII, qui seront ensuite recueillis dans Les Grotesques.

Les événements de cette première moitié du XVIIe siècle trouvaient aussi un écho favorable dans la situation politique de la France au lendemain de la révolution et de la naissance de la Monarchie de juillet3. On a remarqué en particulier dans la création par Vigny du personnage de Picard «homme de bon sens [...] rude et brusque»4, ennemi de Concini, mis à la tête d'un groupe de citoyens rebelles au pouvoir des Italiens, une allusion au rôle joué par les bourgeois parisiens lors des événements de 1830. «La Maréchale d'Ancre est une pièce surtout politique, écrit F. Germain, le seul personnage estimable dans cette aventure politique, c'est l'ouvrier Picard; honnête, lucide, pondéré, éternelle victime, pour finir, du jeu sanglant des princes»5.

Sans négliger ces rapprochements il ne faut pas oublier, cependant, que Vigny était surtout intéressé par des considérations d'ordre philosophique et morale : il l'avoue clairement dans l'Avant-Propos qu'on peut lire à partir de l'édition de 1831 quand il écrit: «si l'art est une fable, il doit être une fable philosophique» et il explique le message qu'il confie à sa pièce, par ces mots: «la Destinée, contre laquelle nous luttons toujours [...],d'un pas très sûr, nous mène à ses fins mystérieux, et souvent à l'expiation, par des voies impossibles à prévoir»6.

Aucun doute sur la volonté de Vigny de faire appel à une rigoureuse documentation sur les événements qui font l'objet de son drame; il cite dans l'édition de sa pièce, en marge de la scène 2 de l'Acte II des vers anonymes Sur les couleurs de Conchini, «vers pitoyables, dit-il, et par lesquels la mauvais humeur parisienne préludait aux histoires rimées de la Fronde». Et plus loin dans une longue note riche en citations il tient à souligner qu'il a entre les mains «beaucoup de pièces devenues désormais très rares», concernant les rapports du futur Maréchal d'Ancre avec Ravaillac7. Ce qui ne l' empêche pas de modifier profondément les données de l'histoire. A son avis, en effet, dans le roman, comme au théâtre, l'écrivain est autorisé à «imposer sa vision, par le choix des faits susceptibles de mettre en relief une idée, par un éclairage violent»8. Il a voulu donc mettre en rapport direct le pouvoir des Concini avec la mort d'Henri IV. Le couteau de Ravaillac ne sera pas seulement l'instrument indirecte de la fortune politique du Maréchal d'Ancre, favorisée par la régence de Marie de Médicis, mais aussi la cause de sa fin. La pièce suit un mouvement circulaire et Concini sera tué, non pas par Vitry sur le pont-levis du Louvre, comme attestent unanimement tous les historiens, mais par un florentin, nommé Borgia, dans la rue de la Ferronerie, à côté de cette borne sur laquelle Ravaillac monta pour assassiner Henri IV. En outre dans le drame, l'arrestation d'Elenora Galigai et son procès précèdent l'assassinat de Concini et tous les événements qui se sont passés entre avril et juin 1617 sont résumés en deux jours.

Ce n'est pas la seule liberté que Vigny prend avec l'histoire. Une lecture suivie de la pièce montre, en effet, que la situation politique évoquée et représentée, bien que si tragique, si importante et si riche de conséquences pour l'avenir de la France, ne fournit qu'un cadre pour un drame qui se joue surtout sur un autre plan. Ce qui apparaît clairement dans la création par Vigny de personnages inventés de toute pièce dont le rôle sera fondamental pour le développement de l'action théâtrale. C'est le cas de Borgia, un corse au caractère «vigoureux, triste et profondément sensible», ancien amant de la Galigai, arrivé de Florence à Paris dans l'intention de se venger de Concino Concini qui autrefois l'a trahi faisant croire qu'il est mort et le supplantant ainsi dans le cœur et dans la vie de Léonora (Acte III, sc.3). «Animé par la vendetta, comme par une seconde âme», ce sera lui qui tuera Concini dans un duel mortel qui le verra aussi succomber. A côté de lui, Isabella Monti, sa femme, «ignorante, dévote, sauvage», que Concini cherche en vain à séduire pour s'emparer d'une lettre compromettante qui est tombée dans les mains de Borgia. Persuadée par Concini, qui lui révèle l'ancien amour de Borgia pour Léonora (Acte IV, sc.1), Isabella se croit trahie et, par jalousie, elle accuse la Maréchale d'Ancre de magie contribuant ainsi, de façon décisive, à sa condamnation (Acte IV, sc.8 et 9).

L'axe de la pièce se déplace donc pour faire de l'amour, de la jalousie et de la vengeance les mobiles principaux de l'action.

Un autre personnage, entièrement inventé par Vigny, aura un rôle secondaire, mais non sans importance: c'est Samuel Montalto, un juif riche et avare chez lequel Borgia et sa femme ont trouvé abri à Paris; c'est un homme bien en Cour, capable de tout genre de duperies et de faussetés envers ses hôtes qui lui donnent de l'argent, aussi bien que dans ses rapports avec Concini qu'il flatte et qu'il aide dans ses manigances (Acte II, sc.7 et 8), jusqu'à ce que, le sachant en disgrâce, il le trahisse sans aucune hésitation. Vigny utilise ici le nom d'un personnage historique lié à la vie d'Eleonora Galigai, mais il le modifie totalement. Samuel Montalto avait été en effet un juif converti qui avec l'autorisation du Pape exerçait la profession de médecin en Italie et puis à Paris; il aurait pratiqué des exorcismes pour guérir la Maréchale d'une maladie inconnue dont elle souffrait. Au moment du procès il était déjà mort, mais on le cite pour accréditer l'accusation de sorcellerie qui valut à Eleonora la condamnation à mort de la part du Parlement de Paris.

Par contre, et en conséquence de ces changements importants par rapport aux données de l'histoire, aucun rôle direct n'est confié à Marie de Médicis; la Reine est seulement évoquée par Léonora qui l'appelle «ma bonne maîtresse» et par Concini là où il affirme «je la fis régente de France par mes bons conseils» pour revendiquer, encore une fois, son droit à d'autres bénéfices et avancer d'autres prétentions (Acte I, sc.3)

Quant au personnage principal de la pièce, Eleonora Galigaï, toujours nommée sous le nom francisé de Léonora ou la Maréchale, il est bien différent de l'image que les témoignages des contemporains et les historiens, nous ont léguée. C'est d'abord Fiesque, «bon et spirituel garçon», un des courtisans qui l'a peut-être aimée et qui lui restera fidèle jusqu'à la fin qui en défend le rôle et l'action politique. «Elle est parvenue bien haut reconnaît-il, mais, l'on ne fait pas de si grandes choses, sans avoir de la grandeur en soi. Après tout c'est un beau spectacle que nous donne cette petite femme qui combat d'égal à égal les plus grands caractères et les plus hauts événements de son temps. Un esprit commun n'arriverait pas là». Et c'est encore lui qui, partageant l'opinion d'un autre courtisan qui la dit «bonne, sincère, modérée, généreuse, modeste et bienfaisante» affirme: «Son coup d'œil est sûr, ses idées sont nettes et précises; mais malgré son air imposant, je l'ai souvent surprise ensevelie dans une tristesse douce et tendre qui lui allait fort bien» (Acte I, sc.1). Cette image Vigny la développe tout au long de la pièce en privilégiant uniquement les quelques détails positifs de la vie de la Maréchale mentionnée par l'histoire: à savoir sa dignité face à la mort, l'amour pour ses enfants (Acte IV, sc.9 et Acte V, sc.16) et en faisant quelques allusions seulement à cette foi dans la magie qui valut à Eleonora Galigaï l'accusation de sorcière (Acte IV, sc.3 ) sa condamnation à mort et son corps brûlé sur le bûcher. La Maréchale se caractérise donc, par sa sensibilité toute féminine et ses faiblesses, comme une victime digne de pitié, capable de toucher le cœur des spectateurs.

Plus fidèle à la tradition et au jugement que les historiens et surtout les français ont fixé, le portrait de Concino Concini. Pour Vigny aussi il s'agit d'un «parvenu insolent», «un Italien astucieux, voluptueux, et avide» ; tout au long de la pièce il se révèle profondément égoïste, incapable de nourrir des sentiments sincères à l'égard de sa femme ; il ignore toute reconnaissance envers elle et la Reine qui l'a élevé au rang de «premier écuyer, premier gentilhomme de la chambre, maréchal de France, marquis d'Ancre, vicomte de La Pene et baron de Lusigny» (Acte I, sc.3). Il n'hésite pas à se servir d'Isabella à ses fins, sans se soucier des conséquences que son action peut avoir pour la vie d'Eleonora.( Acte IV, sc.1). Pourtant il ne manque ni de courage ni de dignité. Poursuivi par le Duc de Luynes et ses amis, par les partisans du Roi et du Prince de Condé, haï par le peuple de Paris en révolte, traqué par Borgia, et désormais proche de sa fin, en voyant la borne où Ravaillac monta pour tuer Henri IV, il s'exclame: «C'est donc sur cette pierre que j'ai bâti ma fortune et c'est peut-être sur elle qu'elle va s'écrouler. N'importe, si je n'avais pas fait cela, je n'étais rien en passant sur la terre, et j'ai été quelque chose, et l'avenir saura mon nom» (Acte V, sc.12). Il y a donc de la grandeur même dans sa méchanceté!

Pour comprendre les innovations apportées par Vigny au sujet historique il faut rappeler, non seulement les rapports avec l'actualité politique et ses intentions philosophiques, mais aussi que l'année précédente la composition de son drame, il avait traduit (si de traduction on peut parler) l'Othello de Shakespeare qui avait été porté sur les scènes parisiennes le 24 octobre 1829, une date qui dans les annales du théâtre romantique a été retenue comme une anticipation de la bataille d'Hernani. Faut-il rappeler que les thèmes de la jalousie et de la vengeance sont présents dans la pièce du dramaturge anglais et qu'ils constituent le ressort principal de l'action tragique? «Avec sa vive initiation shakespearienne si récente, Vigny ne pouvait manquer d'être pénétré de réminiscences fort durables : c'est ainsi que [...] la scène de la jalousie (IV,1) rappelle le heurt de Jago et Othello.»9 Et, ajoutons-nous, ne peut-on penser que dans la création du personnage de Samuel, un juif dupe et sans scrupules, qui se caractérise par son avidité et son attitude servile reste un écho du Shylock shakespearien, du moment que Vigny, entre la fin de 1829 et le début de 1830, vient d'achever sa traduction du Marchand de Venise ? Je crois que Mario Fubini a raison quand il écrit : «Alla Marechale d'Ancre il Vigny era stato spinto [...] dal generale interessamento per l'opera shakespeariana e più particolarmente dal suo esperimento di traduttore del tragico inglese»10.

2. Les jugements des critiques ont été peu indulgents à l'égard du drame de Vigny, bien que le poète, le lendemain de la première, informe sa mère qu'il a «gagné sa petite bataille»11. Le "Moniteur universel" du 28 juin 1831 parle de «dévergondage romantique» et de «fable mesquine quand elle n'est pas ridicule». Les quelques éloges qu'on peut lire le 1er juillet 1831 dans "La Gazette littéraire" et dans la "Revue des deux mondes" s'adressent plutôt à l'écrivain qu'à la pièce. Dans son compte-rendu du 27 juin "Le Débat" ne reconnaît à Vigny qu'une «imagination savante et froide». Comme l'écrit "Le National" le 28 juin 1831 on peut trouver dans le drame surtout «les traces d'une intelligence élégante et cultivée»; mais : «Toutes les fois que la Maréchale disparaît, le drame s'embarrasse, s'affaiblit, les caractères semblent pâles et vagues». Même accueil lors de la reprise de 1840 et de celle présentée à l'Odéon en avril 1897. E. Faguet définira la pièce «une vénérable œuvre du romantisme», la considérant seulement comme «une tentative»12. On reproche surtout à Vigny la faiblesse structurale de la pièce et le manque d'approfondissement psychologique des personnages : «Si muove una folla variopinta di personaggi, ma invano; l'intreccio procede a stento : quel Borgia quel Concini, la stessa protagonista, che dovrebbe essere immagine di forza e di amabilità, sono tipi i cui profili possono essere schizzati con qualche ingenuità nelle didascalie, ma che non sanno muoversi e restano coi gesti che furono loro sul principio assegnati, immobili»13. Même jugement chez Liano Petroni: «La Maréchale d'Ancre ha una struttura piuttosto puerile, con quei personaggi sbozzati alla grossa, con molte scene mal costruite, ora piene di gonfie tirate, ora estremamente povere per lo schematismo di certe battute»14. Et F.Germain à son tour écrit: «Les divers fils de l'action, dans La Maréchale d'Ancre se recoupent, sans doute, mais lentement et sans rigueur visible»15. Plus récemment Ch. Mazouer, sans trop s'attarder sur le problème formel de la structure, analyse La Maréchale d'Ancre sous le profil proposé par Vigny lui-même dans son Avant-Propos à savoir le rôle déterminant de la Destinée dans les événements historiques et la vie des hommes. Y a-t-il une pensée tragique dans cette pièce qui s'exprime sous une forme qu'on pourrait définir comme tragique d'après les exemples donnés par la tradition ? La réponse n'est pas simple du moment que l'idée même de Destin chez Vigny ne correspond pas à celle que les tragiques grecs avaient mise en œuvre dans leurs pièces. C'est seulement en lisant le drame dans l'ensemble des écrits de Vigny qui la précèdent, autrement dit, en la situant au cœur des années qui voient la rédaction des Poèmes antiques et modernes et de Chatterton, que l'on peut mieux définir dans quelle mesure La Maréchale, «où la pensée tragique semble laisser beaucoup de traces», répond à une conception moderne de la tragédie16.

3. D'après ces conclusions et sans nier les faiblesses dans la structure de la pièce relevées par la plupart des critiques, il me semble que le drame de Vigny se prête davantage, comme d'ailleurs un grand nombre d'autres œuvres du théâtre français et européen de ces années, aux exigences structurales du mélodrame17.

Ce n'est pas un cas fortuit, je crois, si Hernani, Le Roi s'amuse, Les Vêpres siciliens, Lucrèce Borgia, (et je ne cite que les plus célèbres en négligeant les nombreux textes d' opéras que l'on doit à Scribe), ont été transformés en libretti pour être mis en musique par Verdi ou Donizetti. On sait d'ailleurs qu'en décembre 1830 le musicien Gaspare Spontini, présenté à Vigny par le sculpteur David d'Angers, lui avait demandé sa collaboration pour un opéra18.

Ce sera un jeune poète italien, Giovanni Prati, aux débuts d'une carrière qui le verra devenir un des écrivains les plus représentatifs et aussi les plus discutés de la deuxième génération romantique, qui se chargera de tirer de La Maréchale d'Ancre de Vigny le libretto pour la musique d'Alessandro Nini.

Giovanni Prati n' avait alors que vingt-cinq ans étant né à Campomaggiore (Trente) en 1814 : il n'avait rien publié encore son premier ouvrage sera l'Edmenegarda un conte en vers libres qui paru à Milan en 1840. On a jugé l'ensemble de sa production poétique «ancora incerta, poco originale, e in molti luoghi anche goffa»19. D'un autre de ses poèmes Armando, Francesco De Sanctis donna une analyse critique assez négative et l'on connaît le jugement sévère de Giosué Carducci20. On rapporte les mots de Manzoni selon lequel dans l'œuvre de Prati il y aurait «fieno e fiori», pour conclure «oggi potremmo precisare: più fieno che fiori"21. Il avait fait ses études de droit à Padoue où il avait passé sa licence et s'était marié, quand il rencontra Alessandro Nini qui à l'époque était déjà un musicien bien affirmé. Né à Fano en 1805, Nini avait fait son apprentissage à Montenuovo, puis à Bologne; ayant émigré en Russie il avait enseigné le chant dans l'Ecole du Théâtre Impérial de Saint-Petersbourg jusqu'en 1837 quand il était rentré définitivement en Italie. Au cours du XIXe siècle il jouit d'une certaine renommée dont témoignent le succès de ses mélodrames à Venise, à Turin, à Gênes et plus tard ses compositions de musique religieuse qui lui valurent l'admiration et l'estime de Giuseppe Verdi22.

Le jeune poète italien résume les cinq actes du drame de Vigny en deux parties qui deviendront trois pour les nécessités de la mise en scène et pour permettre aux choristes de changer de costume après la scène 4 de la seconde partie. Il choisit, au lieu de la prose du texte original, une versification adaptée aux exigences de la musique : vers de onze, de neuf, de sept syllabes, etc., selon qu'il s'agit du récitatif, du chœur, d'un duo, d'un solo. Il montre déjà dans cette œuvre, souvent ignorée par la critique, une des caractéristiques essentielles de son art, à savoir «il pregio di una musicalità che si fonda sulla metrica [...] che può paragonarsi, come s'è osservato, alle lunghe e ondanti melodie del Bellini e del Verdi»23. Il réduit à l'essentiel les personnages de la pièce, en éliminant la plupart des courtisans auxquels ce sera le chœur qui donnera la voix quand l'action rend utile leur intervention; par contre il garde presque tous les personnages inventés de toute pièce par Vigny et il en maintient le rôle fondamental; à savoir Borgia, Isabella et le juif qui prendra le nom d'Armando et sera désigné comme l'Alchimista; quant à la Maréchale, elle est le plus souvent appelée par son deuxième nom, Luisa.

Ces premières indications nous autorisent à affirmer que Giovanni Prati a entendu privilégier l'intrigue romanesque et amoureuse et laisser seulement dans le fond le thème politique : en effet, le rôle de Picard est éliminé. Parmi ses personnages figure, cependant, le Duc de Luynes et, à la fin de la pièce, on entend le cri : «Sia gloria a Luigi ! - La Francia è risorta: - L'ebbrezza fu corta - di chi la calcò». Tout l'opéra a pour ressort principal la jalousie de Borgia, sa haine contre Concini et son désir de vengeance. La tragédie lyrique s'achève, comme la pièce de Vigny, sur le duel des deux Italiens qui voit la mort de Concini par la main de Borgia (mais non pas celle de Borgia) et sur les adieux de la Maréchale qui, en s'approchant de l'échafaud, incite ses fils à la vengeance. Mais Giovanni Prati modifie profondément le rôle d'Isabella; cédant aux prières de la Maréchale et de Borgia, la jeune épouse de Borgia refuse d'accuser Léonora de sorcellerie; ce sera en effet le témoignage d'Armando, que le Duc de Luynes a corrompu et gagné à sa cause, qui sera fatal pour la vie de la Galigai. Quant à Concini, le poète italien a donné au personnage un caractère plus aimable et un rôle plus positif: face aux périls qui le menacent il se montre ambitieux et crédule : il donne foi sans aucune réserve aux paroles d'Armando qui lui annonce dans l'avenir une couronne royale. Certes, il est avide, sournois, cruel, mais il se soucie aussi du destin de sa femme et de l'avenir de ses enfants. Il y a peut-être chez Prati la volonté de défendre, dans la mesure du possible et pour un public italien, cet Italien sur lequel l'histoire a donnée une sentence totalement négative, encore partagée et souscrite par l'écrivain français.

Malgré ces infidélités au texte de Vigny, ou peut-être à cause d'elles, le libretto de Giovanni Prati a été jugé, faible et digne «di scarsa lode»24 ; mais l'opéra, dans son ensemble grâce à la musique de Nini, à l'orchestre et aux interprètes, rencontra la faveur du public et de la critique. Représenté le 23 juillet 1839 dans le Teatro Nuovo de Padoue La Marescialla, obtint un grand succès. Comme on peut lire dans le compte-rendu publié par la revue "Teatri, Arte, Letteratura": «Questo lavoro sortì un esito felice; la musica si ritiene originale e italiana; fu accolta con grande favore, con applausi senza fine, per ben sette volte dovette comparire sul palco il maestro». Une autre revue particulièrement intéressée par le théâtre, "Il Figaro", écrit : «La Marescialla d'Ancre, che in effetti eccitò ed eccita il maggior entusiasmo, vale ripetuti encomi».

Non moins positif l'accueil que l'opéra reçut à Gênes où il fut mis en scène au Teatro Carlo Felice le 31 décembre de cette même année 1839. Dans un article de "La Gazzetta di Genova", on loue à la fois l'auteur du libretto et le musicien. On reconnaît à Giovanni Prati le mérite d'avoir «tessuto un'azione piena di caratteri interessanti, di situazioni commoventi e di belli e forti pensieri» et on se déclare enthousiaste d'Alessandro Nini, qui a su créer une musique «bella di magistrale armonie e di dolcissimi e peregrini pensieri»25.

Dans ces éloges Vigny semble désormais oublié.

Quant à l'opéra de Nini, son succès fut sans doute plus durable: on le retrouve en 1840 à Rome, au thêatre Argentina, à Trieste en 1841, à La Fenice de Venise en 1842 et à Milan, au Teatro della Canobbiana en 1847. Il sera représenté encore au Teatro Carlo Felice de Gênes, en 1848 et au Teatro sociale de Bergame en 1851.

Après un long silence, il eut enfin l'honneur d'ouvrir la saison 2003 du Teatro Comunale G.B. Pergolesi de la ville de Jesi.


Pour citer cet article :

Cecilia Rizza, « Encore sur la Maréchale d'Ancre. Une nouvelle version de son histoire au XIXe siècle», in Femmes de paroles, paroles de femmes. Hommage à Giorgio De Piaggi, Publif@rum, 3, 2006, URL : http://www.publifarum.farum.it/n/03/rizza.php

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1Journal d'un poète, in A. de VIGNY, Œuvres complètes, texte présenté et annoté par F.Baldensperger, Paris,Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1948, t.II, p.922. Nous n'utilisons cette édition que pour le Journal et pour les renvois aux notes de F. Baldensperger.
2A.JARRY, Notes à La Maréchale d'Ancre in A. de VIGNY, Œuvres complètes, t.I Poésie Théâtre, texte présenté, établi et annoté par F. Germain et A. Jarry, Paris, Gallimard,"Bibliothèque de la Pléiade", 1986, p.1443.
3Toujours dans le Journal ( 30 septembre 1830), en parlant de sa pièce, Vigny écrit: «L'idée est l'abolition de la peine de mort en matière politique» et plus tard à propos de la condamnation de la Maréchale il observe "c'est un exemple d'assassinat politique" (cf. in éd. cit.,pp.920 et 922).
4La définition du personnage comme celle des autres protagonistes de la pièce est tirée de la liste des Caractères qui, dans toutes les éditions précède le texte de la pièce et qui contient aussi quelques indications sur le jeu des acteurs et leur costume.
5F.GERMAIN, Vigny dramaturge, in A. de VIGNY, Œuvres complètes, éd. cit.,p.1335
6A. de VIGNY, Œuvres complètes,p.625.
7G.BONNEFOY, La pensée religieuse et morale d'Alfred de Vigny, Paris, Hachette, 1946, p.125, a dressé une liste des papiers de l'époque concernant le procès et la mort d'Eleonora Galigai que Vigny a probablement consultés.
8 Cf. R. KUSHNER, Histoire et théâtre chez Vigny, "L'esprit créateur", V, n.3 Fall 1965,p.160.
9Ce rapprochement a été suggéré par F. Baldensberger dans les notes de son édition du Théâtre complet de Vigny (Paris, Conard, 1927), t.II,p.354. Voir aussi A. SESSELY, L'influence de Shakespeare sur A. de VIGNY, Berne, Editions du Chandelier, 1928.
10M. FUBINI, Alfred de Vigny.Saggio critico, Bari, Laterza, 1922,p.90;
11Cfr. L. PETRONI, Poetica e poesia d'Alfred de Vigny, Cagliari, Annali della Facoltà di Lettere e Filosofia, 1956, p.178.
12E. FAGUET, Le centenaire d'Alfred de Vigny au théâtre, in Propos de théâtre, Paris, Société française d'Imprimerie et de Librairie, 19O8,t.II,p.47.Le feuilleton avait été publié dans le "Débat" le 5 avril 1897.
13M. FUBINI, Op.cit., p.89.
14L. PETRONI, Op.cit.,p.172.
15F. GERMAIN, Op.cit., p.1343.
16Ch. MAZOUER, Vigny dramaturge tragique? in Alfred de Vigny: un souffle dramatique, "Eidôlon", juillet 1998, p.192. Voir aussi du même auteur, Vigny,la tragédie et le tragique in Miscellanea in onore di Liano Petroni, Bologna, CLUEB, 1996, pp.173-192.
17Comme a observé F. Baldensperger (cfr. A. de VIGNY, Œuvres complètes ,in éd. cit.,p.377) «Il y a là une surenchère mélodramatique» qui, toutefois à son avis serait «corrigée heureusement par des mérites de forme et des nuances de psychologie».
18Journal d'un poète, in éd. cit.,p.924.
19L. MANNUCCI,Giovanni Prati, Torino, Treves, 1934, p.6.
20F. DE SANCTIS, L'Armando, "Nuova Antologia" luglio 1868, recueilli ensuite dans Saggi critici, Milano, Sonzogno, 1936, t.II,pp.192-217; G.CARDUCCI, Giovanni Prati, in Prose, Bologna, Zanichelli, 1904, pp.1041-1063.
21F.L.MANNUCCI, Op.cit., p.6. Voir aussi V. SPINAZZOLA, La poesia romantico-risorgimentale: Giovanni Prati, in Storia della letteratura italiana : l'Ottocento, Milano, Garzanti, 1969, pp.955-963.
22Tous les renseignements sur ce musicien sont tirés de l'article que F. BATTAGLIA écrivit à l'occasion de la représentation de La Marescialla de Nini à Jesi, pour la saison 2003. Nous tenons à remercier ici tout particulièrement M. le Maestro Angelo Cavallaro Directeur du Teatro Artistico G.B.Pergolesi de cette ville qui a eu l'amabilité de nous envoyer toute la riche documentation relative à cette représentation.
23F.L.MANNUCCI, Op.cit.,p.99.
24F.S.LO PRESTI, Dio (ci) salvi (da) Luigi XIII il giusto, XXXVI Stagione lirica Teatro G.B.Pergolesi, La Marescialla d'Ancre, 26,28 settembre 2OO3,p.27.
25F.BATTAGLIA Alessandro Nini, un musicista tra scena e altare, XXXVI stagione lirica Teatro G.B.Pergolesi, cit., pp.15-16.

Notes de bas de page astérisques:

* On a ici la seconde partie d'un article qui a paru dans les écrits en l'honneur de Rosa Galli Pellegrini.