J’ai lu quelque part qu’à ceux qui lui demandaient pourquoi il faisait des sculptures si maigres, Giacometti répondait: « J’enlève tout ce qui n’est pas nécessaire ». Je n’ai pu m’empêcher de faire le rapprochement avec l’écriture de Marguerite Duras et me suis dit qu’il y avait là matière à réflexion, d’autant qu’au moment où je lisais ces lignes je venais d’achever un court essai sur l’interaction verbale dans La Pluie d’été1. Une observation attentive m’a en effet permis de déceler des ressemblances, des traits similaires, au niveau de la ‘forme’ bien entendu, mais aussi du ‘contenu’, entre le corps humain représenté par le célèbre sculpteur et le corps (d)écrit des personnages durassiens en général et celui d’Hélène Lagonelle en particulier.
Cela dit, mon objet n'est pas d'établir un rigoureux parallèle entre ces deux manifestations de l’esprit en apparence si différentes. J’entends seulement présenter certains éléments majeurs directement en rapport avec mon sujet qui soient capables de justifier ce rapprochement. Je n'ai pas cru non plus devoir surcharger de notes mon exposé, préférant subordonner les détails à quelques idées directrices.
Le nom d’Hélène Lagonelle2 apparaît pour la première fois page vingt-cinq de L’Amant: « Ce jour-là, j’ai aussi du rouge à lèvres sombre comme alors, cerise. Je ne sais pas comment je me le suis procuré, c’est peut-être Hélène Lagonelle qui l’a volé à sa mère pour moi, je ne sais plus… »3. Puis on le retrouve quelques pages plus loin : « Seule Hélène Lagonelle échappait à la loi de l’erreur. Attardée dans l’enfance »4. Ensuite le personnage semble surgir du néant, très loin dans le roman, annoncé par le pronom personnel elle : « Dès qu’elle débouche du couloir, elle la voit, elle, qui l’attendait, déjà inquiète, droite, sans sourire aucun » 5.
Ces premières ébauches de description, faites de mots et expressions à consonance plutôt négative – « attardée dans l’enfance »6, « inquiète, droite, sans sourire aucun » – ne laissent nullement soupçonner le développement que le ‘portrait’ d’Hélène Lagonelle aura par la suite. Mais ce qu’il importe de souligner, c’est qu’ici commence le jeu d’énigme généré par la distance de l’ancrage, du thème-titre, et par le fait que, comme c’est souvent le cas chez Duras, le pronom personnel ‘elle’ désigne aussi la romancière. A cet égard, aucune ambiguïté, dira-t-on, les rôles des deux pronoms personnels morphologiquement identiques obéissant aux lois d’une syntaxe régulière. Cependant, il suffirait d’une distraction, d’un oubli, d’une défaillance, et le lecteur pourrait finir par confondre le personnage avec son créateur7, ce qui ferait d’Hélène Lagonelle l’alter ego, le double de l’écrivain, la représentation d’une identité que l’écrivain voudrait endosser.
Le verbe endosser, je ne l’ai pas choisi au hasard ; comme nous le verrons au fil de ces pages, il répond à l’exigence contingente de revêtir le corps de l’autre, de se l’approprier par une sorte d’exploration intime.
Quoique concentrée en quelques pages seulement8, la description-portrait d’Hélène Lagonelle met en jeu des lexèmes traduisant ce que l’on pourrait appeler en termes d’altérité, la ‘sublimité du corps de l’autre’. « Je suis exténuée par la beauté du corps d’Hélène Lagonelle9 allongée contre le mien. Ce corps est sublime, libre sous la robe, à portée de la main »10.
Il n'est de meilleure fiction que celle où la confidence personnelle affleure. Depuis longtemps Duras a trouvé sa ‘voix’, sa manière singulière de parler de l’autre, du corps de l’autre, et en même temps d’écrire « je », de s’affronter au discours autobiographique, comme si sa véritable ambition n’était pas d’exister dans ce monde mais de ‘faire exister’ dans un autre monde : « Le corps durassien tend vers ce qui est hors de ses limites, ébauche une rencontre avec l’extériorité, suggère l’expérience de ce qui ne lui appartient pas, montre son désir d’altérité »11. Si Duras est exténuée, nous, nous sommes séduits, troublés même, tant nous nous sentons bousculés par ce potentiel d’excitation. Mais qu’est-ce qui fait la sublimité du corps d’Hélène Lagonelle, dont on a l’impression de sentir la chaleur ? Les seins ?
Les seins sont comme je n’en ai jamais vus. Je ne les ai jamais touchés […]. Ce qu’il y a de plus beau de toutes les choses données par Dieu, c’est ce corps d’Hélène Lagonelle, incomparable, cet équilibre entre la stature et la façon dont le corps porte les seins, en dehors de lui, comme des choses séparées. Rien n’est plus extraordinaire que cette rotondité extérieure des seins portés, cette extériorité tendue vers les mains12.
C’est, en termes de peinture et de sculpture, la mise en présence d’abstraction géométrique idéale, où règnent les lignes courbes, et d’abstraction biomorphique changeante. Inconsciemment peut-être, Duras opère une synthèse conciliatrice qui estompe l’énergie que suscite le heurt de ces réalités opposées. Détestant l’immobilité, dès qu’elle parvient à ce qui pourrait être une forme définitive, elle repart aussitôt dans une autre direction, en quête d’un assouvissement qui se fait attendre. Un mélange d’intensité et d’intelligence semble redonner à ce corps sublime son énergie primitive. Tel un ciseau aux multiples bouts tranchants, la plume durassienne sculpte. Au choc des mots s’ajoute le poids de l’image : il faut non seulement le lire, mais le regarder, ce corps rêvé, tant l’agencement des mots sature l’image après l’avoir morcelée, exemple parlant de la manière dont Duras déconstruit le langage faisant ressortir la vacuité, l’absence de sens de ce flot de mots pourtant codifié. Incapable d’affronter la complexité de l’image, le discours durassien esquisse en même temps la possibilité de dépasser l’effet produit par la vue de ce corps, par sa grâce et son harmonie, son éclat et son élégance. On est en présence d’un portrait affranchi de toute standardisation : au corps vague et presque vacillant du début, les mots restituent des contours qui ne peuvent laisser indifférent. Duras excelle dans la peinture de cette image et nous laisse le loisir de la compléter, ce qui alimente notre sentiment d’impuissance.
Doux supplice pour le lecteur que cette description, où la chair reste chair alors que les mots succèdent aux mots.
Ce portrait lu, voici le lecteur entraîné, capté, enivré par des mots qui s’entrechoquent, se font palpables, concrets, chargés d’odeur et de saveur. Hélène Lagonelle devient la femme-icône, c'est-à-dire la femme n'étant pas le sujet mais l'objet du regard, offerte en fétiche pour le plaisir visuel qui contrôle le champ de la narration et confronte l'angoisse originelle que représente le corps féminin en le disséquant, le modelant. Ainsi se dessine une sorte de portrait, d’inventaire plutôt – qui, nous le verrons, n’est pas sans évoquer les blasons de Marot ou de Scève – par lequel Duras cherche à traduire en mots tout l’indistinct, tout l’inaccessible dont ce corps signifie la présence.
Au niveau de la composition textuelle, l’opération d’aspectualisation par fragmentation, par qualification – qui se poursuit par une analogie – occupe une large place dans cette évocation de la personne de la jeune fille, l’attribution de plusieurs propriétés au thème-titre visant à conserver l’unité du tout dans un mouvement de totalisation. Cependant, seules quelques touches signifiantes – énoncés d’être et prédicats qualificatifs, toujours perçus assez naturellement comme plus proprement descriptifs – évoquent la beauté du corps de ce personnage féminin. Cette mise en relief – c’est le cas de le dire – cette mise en lumière des seins, se fait ici au détriment de tout autre région du corps. Les seins, détachés du corps comme dans une quête de liberté, apparaissent comme les symboles d’une jeunesse que le personnage semble ne jamais devoir quitter.
S’il est hors de doute que l’on assiste ici à la mise en évidence d’un tout et à son découpage en parties, la véritable fragmentation n’est pas dans les mots mais dans l’image que traduisent les mots, au moyen d’un réseau abstrait qui met tous les éléments en relation. De telle sorte qu’on serait tenté de parler de description procédurale, c’est-à-dire description d’un ‘objet’ en cours de fabrication, tant ce portrait produit des échos ; une troisième dimension semble d’ailleurs surgir de l’épaisseur de l’écriture, portée par la ‘rotondité’ des seins d’Hélène Lagonelle, par les redondances, les hyperboles. Voilà l’effet pictural, que dis-je, sculptural, de cette description : chez Duras le verbe ‘a du corps’, la phrase est éprouvée physiquement ; l’écrivain fait de l’ancilla narrationis non pas un simple ornement du discours mais l’élément central d’une série de réminiscences où à l’incessante évaluation esthétique (« incomparable », « extraordinaire ») vient idéologiquement se mêler une révélation fulgurante, mais aussi embarrassante, secondée par une écriture pensée en fonction d’un contenu intime, par laquelle Duras dirige de main de maître un scénario, mieux, crée une chorégraphie des désirs et des souvenirs, jusqu’au tressaillement du corps.
Y a-t-il de plaisir plus libre que celui auquel nous convie notre imagination? Chez Duras les pivots lexicaux ne sont jamais neutres ! C’est orienter l’interprétation que de dire seins (double), au lieu de poitrine (une)... L'auteur tisse avec des mots légers et conséquents une description qui exsude, suinte véritablement le mystère, le désir, la poésie même, et cette poésie est d'une telle densité, d'une telle intensité, d'une telle beauté qu'elle emporte l'admiration et entraîne l'adhésion. L’ensemble du dispositif vient appuyer le substantif seins répété plusieurs fois: c’est insister sur la séduction de ce corps, c’est amener le lecteur à penser qu’il doit absolument le saisir. Ses attraits font de nous, lecteurs, des amants imaginaires d’Hélène Lagonelle: on croirait pouvoir les toucher, ces seins; ils sont parlants, ces seins; ils respirent le bonheur, ces seins, et leur respiration, qu’on imagine lente, semble constamment sur le point de céder le pas aux spasmes du plaisir. Le temps change alors de vitesse et de logique, et la magie opère enfin: en lisant, on essaie instinctivement de suivre le narrateur/personnage/voyeur dans les méandres d’une mémoire visuelle que les mots choisis rendent presque palpable ; c’est dire combien le lecteur est comblé, combien son imagination est sollicitée par cette alchimie des formes qui épouse à merveille l’alchimie des mots: luxe suprême, certes, insaisissable cependant, bien que par cette forte présence physique le texte durassien emprunte des chemins où le réalisme l’emporte – de justesse – sur l’irrationnel13.
« Rien n’est plus extraordinaire que cette rotondité extérieure des seins portés, cette extériorité tendue vers les mains ». Heureux mélange d’approche méthodique et de digression poétique, ce portrait surprenant, qui pourrait faire un moteur dramatique d’une incomparable efficacité, dégage une puissance sensuelle irrésistible et pourrait servir de fil rouge à tout le récit : c’est un plaidoyer, une apologie du corps de la femme, des femmes.
« Elle ne sait pas qu’elle est très belle, Hélène L. »14. Emerveillé devant ce chef-d’œuvre de chair, intrigant, qui pose plus de questions que l’écriture durassienne n’en résoud, le lecteur a du mal à en saisir le référent, un contexte saisissable dans un univers réel.
Créature réelle, Hélène Lagonelle ? ou instance de l’inconscient ? ou encore rêve éveillé dont les mots exprimeraient la plus secrète réalité ? Grâce aux comparaisons, la pause descriptive investit la dynamique narrative: la romancière juxtapose au portrait d’Hélène Lagonelle celui du petit frère et le sien. Tout concourt à montrer que la part des femmes occupe un certain espace et a une certaine valeur qui s'opposent à ceux de l'autre sexe, le mâle :
Même le corps de petit coolie de mon petit frère disparaît face à cette splendeur. Les corps des hommes ont des formes avares, internées. Elles ne s’abîment pas non plus comme celles d’Hélène Lagonelle qui, elles, ne durent jamais, un été peut-être à bien compter, c’est tout.
[…]
Elle a le teint rose et brun de la montagne, on le reconnaît toujours ici où tous les enfants ont la pâleur verdâtre de l’anémie, de la chaleur torride.
[…]
Elle est beaucoup plus belle que moi, que celle-ci au chapeau de clown, chaussée de lamé, infiniment plus mariable qu’elle, Hélène Lagonelle, elle on peut la marier, l’établir dans la conjugalité, l’effrayer, lui expliquer ce qui lui fait peur et qu’elle ne comprend pas, lui ordonner de rester là, d’attendre…15.
En cherchant une idéale alchimie du verbe, vertige de sens et sonorités mêlés, Duras nous convie à un voyage aux sources de la beauté inexprimable ; et c’est avec force, au-delà d’un torrent de confidences, tout en laissant des zones d’ombre, qu’elle éclaire le souvenir d’Hélène Lagonelle, de son existence corporelle fragile et précaire, de sa pénible ignorance d’elle-même. Hélène Lagonelle est un personnage qui traverse L’Amant avec son lot de mystère ; l’alternance ‘elle’, moi, celle-ci, elle de la citation ci-dessus désignant tour à tour la narratrice et le personnage ne fait qu’ajouter à ce mystère.
Dès la naissance, fille et garçon ont leur place et part réservées dans l'univers, étapes importantes dans ce parcours vers l'accomplissement de la féminité ou de la masculinité. Quant au corps des filles, on attend de lui qu'il soit capable de fonctionner, à un moment donné, comme un corps de femme, car on accomplit son destin par l'esprit certes, mais aussi par le corps ; pour être une adulte équilibrée, la femme doit avoir acquis une identité correspondant à ce que représente la féminité de son corps. Où en est-elle, Hélène Lagonelle ? Hélène est fragile, mais forte d’une féminité dont elle ignore l’étendue. Ainsi, ces pages tracent le portrait inattendu d’une femme qui semble chercher sa vérité malgré l’intuition de son créateur de mener une bataille perdue. Comme entre les mains d’un sculpteur qui façonnerait l’immatériel, donnant à deviner plutôt que démontrant, cette délicate évocation faite de vagues de désir qui, par moments, submergent la description, font osciller le lecteur d’une berge à l’autre du fleuve de l’existence, de l’inassouvissement de la chair aux joies subtiles du désir inaccompli.
«Hélène Lagonelle, elle, elle ne sait pas encore ce que je sais. Elle, elle a pourtant dix-sept ans. C’est comme si je le devinais, elle ne saura jamais ce que je sais »16.
Toujours les mêmes sonorités. Mais alors que le corps (d)écrit est en apparence immobile, les mots, eux, mis à nu par une sensibilité à fleur de peau, transmettent une sorte d’euphorie hors du temps, une vision essentielle des choses qui ressort avec clarté. Temps ralenti, suspendu. Le moment ultime s’étire, se gonfle de réminiscences. Comment nommer cette fascination qu’exerce ce personnage féminin par l'apparence de son corps sinon charme, grâce ou séduction ? Hélène Lagonelle n'y est sans doute pour rien. Sans prendre conscience de ce que tout, dans ce monde, est un ensemble de rapports de forces, elle n’apprendra jamais à ‘jouer’ de son corps. Duras approche ainsi tout au bord d’une vérité à la transparence voilée de mystère et de mélancolie : le corps d’Hélène Lagonelle est un territoire ouvert à une improbable conquête, et le personnage de s’ensevelir dans sa destinée en laissant comme un avant-goût de deuil, comme si une menace obscure planait sur lui. « Le corps d’Hélène Lagonelle est lourd, encore innocent, la douceur de sa peau est telle, celle de certains fruits, elle est au bord de ne pas être perçue, illusoire un peu, c’est trop »17.
L’intérêt de cette descriptio puellae tient à son ambiguïté. Derrière cet univers romanesque somme toute modeste, sourd et se développe l'essentiel, c'est-à-dire le secret, la souffrance, le désir. Ephémère soulagement pour étancher sa soif, le lecteur s’interroge sur l’opportunité d’accorder tant de crédit à ce regard (in)discret. « Le corps est ce que l’idée ‘d’homme’ n’arrive pas à détruire […]. Mais seul l’érotisme nous donne accès à sa chair »18. Hélène Lagonelle vit dans la totale ignorance de son corps, du plaisir qu’il peut donner, qu’on devine silencieux, soudain et irrésistible. Elle n’a pas encore appris à s’éveiller au monde qui l’entoure, elle est « attardée dans l’enfance » par son inexpérience de la vie, de l’amour, du mystère humain de la sexualité. Que le lecteur ne se trompe pas : l’adjectif lourd n’est nullement négatif ici, il n’a rien de péjoratif non plus. Au contraire, il exprime avec force un état… primitif. On sent toute la fragilité de ce corps de jeune fille, « encore innocent », parce que non initié aux plaisirs de la chair. C’est cette fragilité, cette adéquation de lignes constamment au bord de la rupture, en tension, qui est ici exprimée avec une audace sans pudeur ; Hélène Lagonelle est décrite très érotiquement sous le regard désirant de l'héroïne de L'Amant : « Ces formes de fleur de farine, elle les porte sans savoir aucun, elle montre ces choses pour les mains les pétrir, pour la bouche les manger, sans les retenir, sans connaissance d’elles, sans connaissance non plus de leur fabuleux pouvoir »19.
Cette procédure descriptive, qui recourt à l’analogie, correspond à une opération d’assimilation comparative, invitation pour le lecteur à imager, plus qu’à imaginer. C’est en fait une description qui, au niveau de la rhétorique, conjugue éthopée et prosopographie, mais aussi hypotypose, tant ce portrait est rendu vivant par le travail de l’écrivain, par les procédures de métaphorisation qu’elle met en œuvre. Et le lecteur se découvre à toucher au rêve d’une étreinte totale, exhaustive, dont il ne sortirait plus.
Si le sexe n’est pas une méthode, le plaisir n’est pas une violence, l’érotisme n’est pas un abîme mortel… Dans cette réminiscence, l’espace et le temps deviennent mouvement. L’envoûtante beauté d’Hélène Lagonelle tient un peu de cela. Ce ‘mouvement’ dévoile un univers fictionnel dans lequel la représentation physique et mentale de ce personnage féminin tourne de manière obsessionnelle et réductrice autour de sa fonction d’objet de plaisir : son identité féminine devient subordonnée à une identité sexuelle envahissante. « Je voudrais manger les seins d’Hélène Lagonelle comme lui mange les seins de moi dans la chambre de la ville chinoise où je vais chaque soir approfondir la connaissance de Dieu. Etre dévorée de ces seins fleur de farine que sont les siens »20.
Désir palpitant qui semble combler une faille... Chez Duras le corps, tant des hommes que des femmes, est toujours vu comme un objet sexuel. Le corps d’Hélène Lagonelle revient hanter le lecteur de toutes les questions encore en suspens : c’est un corps suspendu à un souvenir, peut-être à un avenir. Au-delà de ce suspense, pourtant, la nature du désir est on ne peut plus explicite : « Je voudrais manger les seins d’Hélène Lagonelle ». Si Duras ne revendique pas d’être un sujet et non un objet, elle se prend à son propre piège : pour pallier à une absence, elle succombe à l’ardeur d’un désir d’autant plus fort qu’il est transgressif. Mais on ne sait que trop que chez Duras tout désir amoureux se révèle transgressif : incestueux pour le petit frère différent, homosexuel pour Hélène Lagonelle « dont le nom déjà programme la beauté conduisant à la violence, au carnage et à la mort »21.
C’est donc le souffle du désir qui guide la main de l’écrivain. Tout cela n’est pas nouveau. Dans le portrait d’Hélène Lagonelle tous les motifs privilégiés de la thématique durassienne sont évoqués : le désir, l’enfance, la folie, l’amour, la mort..., une écriture courante qui fait que l'œuvre en paraît plus spontanée, plus vivante, fiévreuse, comme sur l'impulsion du désir de cette autre en elle-même. « Un corps intelligent convertit les signes en expérience de chair. Cette pénétration des signes et leur introjection, leur incorporation à la chair, ébranlent les notions d’intériorité et d’extériorité »22.
Constatons combien profitent à la profondeur du récit le goût de ce qui n'a pas été, la méfiance à l'endroit des mots, la nostalgie sans complaisance, les surprises de la mémoire... Le sujet du désir vise une altérité impossible à posséder et ouvre la voie à une sorte d’ambivalence de la faim érotique, se manifestant d’abord par l’envie de dévorer ce corps à commencer par les seins; ensuite, dans le même mouvement, cette voracité inverse son sens : « Etre dévorée de ces seins fleur de farine que sont les siens » ; puis c’est au tour du rêve de la mise à mort de l’objet d’amour : « Hélène Lagonelle donne envie de la tuer, elle fait se lever le songe merveilleux de la mettre à mort de ses propres mains »23.
Encore un stéréotype durassien : le mariage eros-thanatos, où l’eros est inséparable de l’interdit, de la transgression, de la mort. Le portrait d’Hélène Lagonelle est imprégné d’érotisme. « De l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusque dans la mort », écrit Georges Bataille24. Et encore : « Le sens dernier de l’érotisme est la mort »25. Chez Duras les mots apparaissent souvent comme des ensembles bi-faces correspondant à la structure mixte de la réalité humaine : sensible et intelligible. Tout se passe comme si les faces sensible et intelligible pouvaient s'interpénétrer et se superposer (plutôt que de s'opposer) pour aboutir à ce langage entier qui est le propre de la poésie, des mélodies, des musiques portées par la voix. Ce fantasme de la mort ‘heureuse’ atteint son paroxysme dans la jouissance voyeuriste du spectacle de possession sexuelle d’Hélène par l’amant chinois26; le tout passe et se traduit par une sorte de glissement identitaire qui atteint ici son apogée:
Je suis exténuée du désir d’Hélène Lagonelle. Je suis exténuée de désir. Je veux emmener avec moi Hélène Lagonelle, là où chaque soir, les yeux clos, je me fais donner la jouissance qui fait crier. Je voudrais donner Hélène Lagonelle à cet homme qui fait ça sur moi pour qu’il le fasse à son tour sur elle. Ceci en ma présence, qu’elle le fasse selon mon désir, qu’elle se donne là où je me donne. Ce serait par le détour du corps d’Hélène Lagonelle, par la traversée de son corps que la jouissance m’arriverait de lui, alors définitive. De quoi en mourir27.
Par la juxtaposition de phrases courtes, de variations mélodiques autour de quelques mots, de quelques sonorités, Duras nous livre un portrait calqué sur le désir, une mise en scène verbale à la charnière de l’ineffable et de l’obscène. C’est le côté hyperbolique et métaphysique du désir, un besoin chez Duras : trois ou quatre mots magnétiques et le tour est joué. Mais ce qui frappe dans tout cela, c’est la façon dont Duras joue du ralenti et de l’accéléré, noie le lecteur dans des flots de mots qui, une fois de plus, ne peuvent laisser indifférent.
Comme chacun sait, il existe deux sources principales du plaisir visuel: la scopophilie et le narcissisme. La scopophilie, telle que définie par Freud, consiste au plaisir de regarder, pulsion sexuelle indépendante des zones érogènes où l'individu s'empare de l'autre comme objet de plaisir soumis au regard contrôlant. Le narcissisme, quant à lui, rappelle la théorie de Lacan, où le miroir (au cinéma l’écran, en littérature la page écrite) devient le lieu de la reconnaissance de soi, mais un soi supérieur, un « ego idéal », l’écrivain entrant à la fois en état de fascination et d'identification avec son alter ego fictionnel. Ce double mécanisme du plaisir visuel contraint l’homme/la femme à l'état d'objet du regard mis en spectacle (plaisir voyeuriste ou scopophilique), face à l'homme/la femme qui devient porteur(euse) du regard, auquel/à laquelle le lecteur s'identifie (plaisir narcissique). Dans ce double jeu du regard, chez Duras, c'est le féminin qui est valorisé au détriment du masculin. Et la puissante image iconique qui en résulte, d’un égocentrisme délirant qui se mue en altruisme, recourt pourtant à une structure simple où le cadre n’est plus indéterminé : il est devenu une sorte de décor – les planches d’un théâtre, peut-être – où, par dénaturation des rôles, un spectateur occasionnel ne verrait jouer qu’un seul acteur ….
Je la vois comme étant de la même chair que cet homme de Cholen mais dans un présent irradiant, solaire, innocent, dans une éclosion répétée d’elle-même, à chaque geste, à chaque larme, à chacune de ses failles, à chacune de ses ignorances. Hélène Lagonelle, elle est la femme de cet homme de peine qui me fait la jouissance si abstraite, si dure, cet homme obscur de Cholen, de la Chine. Hélène Lagonelle est de la Chine28.
Les regards croisés du narrateur et du lecteur tissent une toile de fond supplémentaire sur cette scène, un lieu où s’abîment les conventions pour qu’exulte le corps, la chair. Le corps d’Hélène Lagonelle est en mue, comme l’écriture durassienne. C’est comme si l’écriture prenait la forme du corps de la jeune fille possédé par celui du Chinois. L’acte créateur permet alors de pallier le manque, de sublimer le désir sexuel. Cette traversée abrupte du corps (des corps) n’est qu’une expression poétique pour pénétration. Oui, parce que le ‘je’ durassien écrivant est phallique, bien qu’il participe à la fois du masculin et du féminin29. Cela crée un rapport direct mais aussi une lente dérive qui fait d’Hélène Lagonelle une héroïne à part entière d’une fiction qui dit vrai. La matière, le poids, la chair de la chose écrite s’y révèlent dans leur magie première : comme par enchantement, ce qui n’est pas écrit disparaît. Même pas : ce qui n’est pas écrit n’existe pas. Il en est de la tâche écrite comme des autres besognes, mais la liberté du lecteur est préservée, et chacun pourra y faire ses projections fantasmatiques.
On l’a vu, c’est par une sorte de glissement identitaire qu’opère la magie des mots, cette alchimie par laquelle deux corps ne font qu’un par une sorte de double appropriation du corps de l’autre… Là, aucune jalousie de la part de Duras. Au contraire ! S’immoler sur l’autel du plaisir partagé est un sacrifice qui parcourt le même itinéraire qu’une initiation. Cette partie du portrait est rehaussée par une sorte d’ouverture imaginaire à la vie réelle : le narrateur se glisse dans la peau d’Hélène Lagonelle par des mécanismes de production de sens qui découlent directement de la mise en texte. Quel accès aux idées peut-on avoir sinon par les mots ou par les choses? La comparaison des choses se fait par les mots ; la sémantisation de la représentation descriptive passe par le choix d’adjectifs plus ou moins chargés d’une valeur évaluative, alors que les comparaisons et les métaphores permettent d’orienter l’interprétation.
Page cent vingt-quatre on assiste à la reprise et reformulation du thème-titre initial : Hélène Lagonelle devient ‘simplement’ et définitivement H. L.
Elle est là, elle dort bien, H. L. J’ai le souvenir d’un sommeil buté presque hostile. De refus. Ses bras nus entourent sa tête, abandonnés. Le corps n’est pas convenablement couché comme celui des autres filles, ses jambes sont repliées, on ne voit pas son visage, son oreiller a glissé30.
La célébration du corps se fait sous la fugace caresse d’un regard qui nous restitue une Hélène Lagonelle charnelle et vulnérable. Duras passe de la description en tant qu’unité de composition textuelle – séquence descriptive – à la simple proposition descriptive insérée dans un contexte narratif ; ainsi avons-nous un contact direct et franc avec le réel, avec ce corps sublime. C’est dire la toute-puissance des clichés à former des images, des mots à fabriquer le désir. Hélène Lagonelle est une femme sans visage. Si elle n’a pas de visage, c’est qu’elle emprunte celui de tou(te)s les anonymes. « Elle a cette attention incomparable des gens qui n’entendent pas ce que l’on dit »31.
Bachelard disait quelque part qu’un souvenir n'a pas de date, il a une saison. Alors que la sémantisation des séquences descriptives permet même de dire le non-dit, le refoulé de la narration, entre le corps vu et le corps (d)écrit l’écart se creuse. Duras porte à son paroxysme l’opposition entre la description rationnelle et l’apparent désordre mouvant de la nature. L’ampleur et le rythme des descriptions sont aussi décisifs que la puissance des souvenirs ou pseudo souvenirs visuels, autant de facettes d’une représentation qui donnerait à comprendre l’essentiel. Tout semble alors exister en double, comme ces seins qu’elle n’a « jamais touchés ».
« Je ne les ai jamais touchés [ces seins] »32.
Il n’est pas de plus âpre nostalgie que celle de ce qu’on n’a jamais vécu, ni connu. Mais cela, encore une fois, doit rester du domaine du silence. Ce qui est une affaire de style, bien sûr, ou bien de morale.
Les livres ouverts n'intéressent personne. En gardant une part de mystère, Duras incite son lecteur à venir la découvrir. Par petites phrases maigres, vidées du moindre pouce de pathétique ou de jugement moral, qui vibrent et résonnent longuement, Duras découvre pour nous un corps à l’extrême beauté plastique qui a envahi ses fibres les plus intimes : le corps d’Hélène Lagonelle. Entre ces quelques mots d’où sourdent des caresses manquées, le lecteur se glisse sensuellement pour entrer de plein fouet au cœur d’un désir inassouvi. C’est à cet instant même que les courts mouvements du texte, les phrases de plus en plus brèves, fluides, alertes, se mettent à rayonner d'une imprévisible allégresse ; une force nouvelle est là qui porte à un extrême degré d'incandescence la fusion de l'écriture et du désir, et les mots palpitent d'une énergie vitale qui grandit jusqu'au paroxysme : « Je suis exténuée de la beauté du corps d’Hélène Lagonelle », écrit Duras. Oui, parce que le plaisir met en sueur tout autant que la peine...
Une narration sans dialogue et une description avec une insoutenable légèreté feinte forment ici une sorte de tableau incisif. Passionnément curieuse d’un corps dont elle ne peut détourner les yeux, Duras brosse avec tendresse un admirable portrait. Et le personnage, habité par ces mêmes mots qui à leur tour habitent le texte, de s'imposer alors par sa vérité, son épaisseur, tandis que l’histoire racontée semble s’effacer : elle est ‘faite’ de celle qui la raconte à la première personne, de sa façon d’habiter le texte, de son aisance ou de sa retenue, de ses hésitations ou de ses sous-entendus. Ce que Duras refuse de dire avec des mots, son attitude vis-à-vis d’Hélène Lagonelle le trahit. En valorisant cette aptitude au secret elle a fini par en faire une seconde nature qui la rend incapable de suggérer autre chose que des approches de vérité. Le lecteur doit alors se résigner à se contenter des demi-paroles et des demi-silences.
Hélène Lagonelle est un des rares héros durassiens qui n’ont pas une vie derrière eux, qui ne sont pas ‘installés’ dans la vie, qui sont encore objets de désir. Elle a dix-sept ans. Ce qui intéresse chez elle, c'est l'idée d'un ailleurs, d'un absolu, d'un rêve. Marguerite Duras a une manière toute particulière d'agencer les mots, mots de désir, mots de chair, dans la simplicité et la musicalité de ses descriptions. Par le recours à un champ lexical qui a pour point culminant le vocabulaire d’un désir de possession sublimé par l’écriture, le texte écrit devient la seule possession charnelle possible.
Oui, l’écriture du désir existe bien. Elle ne se révèle, telle un palimpseste, qu’en prenant soin de dépasser la première écriture. L’essence du texte se trouve derrière ce texte apparemment premier, et la violence du désir sourd d’autant plus que cette écriture dans son aspect premier semble s’ingénier à le nier, ou plutôt à le voiler. Une manière de sublimer ce qui n’a pas été vécu. Duras sait représenter l'irreprésentable du désir, un désir qui ne vit que de son inachèvement, se nourrit du devenir au détriment de l'être... Les vagues soulevées par les mots provoquent des vibrations qui appellent d’autres mots qui s'enchaînent mystérieusement, révélant un corps (d)écrit qui invite à la contemplation. L'écrit durassien, c’est aussi par la ponctuation qu’il tente de rendre compte de ce souffle, par les scansions, par le ton. C’est ainsi que la descriptio puellae de la tradition se mue en manifestation, en expression du désir.
À travers l’énigmatique beauté d’Hélène Lagonelle, retracée avec minutie et sans lourdeur aucune, Duras explore un de ses thèmes de prédilection sans jamais forcer le trait ; elle semble interroger ce corps, et le résultat est d’autant plus efficace que le récit sait être aussi riche que la langue est sobre, précise, bien que le plus souvent soucieuse d’ellipse. Cela n’a rien d’étonnant, puisque c’est sa façon originale d’appréhender le souvenir. Duras cherche à traduire l’indicible, à mettre en mots ce qui traverse non seulement son esprit mais aussi sa chair. On prend grand plaisir à se laisser glisser le long de ces images superbes… Il est pourtant bref, ce portrait, mais d’une telle densité qu’on pourrait ressentir l’envie d’en arrêter la lecture, pour en peser les phrases… L'image renvoyée est criante de vérité. Tout comme les sculptures de Giacometti, lesquelles justement parce qu’elles sont desséchées ont tant de choses à dire.
Est-ce que les livres comme les œuvres d’art viennent de la vraie vie ? De même que Giacometti, Duras se livre au jeu de la découverte de soi par personne interposée afin de retrouver l'élémentaire de son être. La brièveté – à ne pas confondre avec la schématisation ou le minimalisme à la Carver – comme la stylisation peut avoir, parfois, des résonances infinies. Duras connaît le poids des mots. Dès qu’ils évoquent la chair, le désir, sa phrase devient sèche, haletante, colle parfaitement à sa pensée, et l’émotion est toujours au rendez-vous. La description durassienne, avec ses manipulations sournoises du sens qui correspondent à une mise en scène de l’éphémère et du durable, ressemble à une sorte d’arrêt sur image. Le style s’impose pour n’être que davantage au service du souffle qui anime le texte : il faut que le verbe ait du corps, que la phrase soit éprouvée physiquement.
Lit-on une œuvre d'art comme on lit un livre ? Autrement dit, y a-t-il une typologie des regards lisants, qui s'attacherait à la question du corps écrit ? Qui sait. Toujours est-il que le lecteur est appelé à un devoir d’imagination. Progression ascendante d’images, le portrait d’Hélène Lagonelle devient un des ‘épisodes’ majeurs du récit à forte charge érotique d’un drame intime qui ne peut finir, dont on ne souhaite pas la fin. Cette manière d’organiser la résurgence de sensations enfouies dans un passé lointain que Duras a toujours présent à l’esprit se perçoit aisément dans l’évocation de la beauté du corps d’Hélène Lagonelle. Sorte de juxtaposition de parties distinctes, comme une accumulation de trophées, (une façon comme une autre d’échapper à la banalité), ce portrait composite est fait d’images et de bribes de description arrachées à leur contexte, transformées par un oubli sélectif. Une description-portrait qui laisse entier le mystère du personnage, tout en lui donnant une réelle épaisseur. C’est au-delà de cette belle figure de femme possédée par sa beauté que surgit une écriture toute de finesse, de délicatesse et de poésie. Autant l’avouer : on est presque intimidé par la ‘vue’ de ce corps (d)écrit, incertain, mouvant. Jeune fille à la frontière du matériel et de l’immatériel, qui semble ne rien attendre de la vie, Hélène Lagonelle s’exhibe de manière plus provocante que n’y est prête sa maturité affective et sexuelle, dans la totale ignorance de son corps. « Elle est impudique, Hélène Lagonelle, elle ne se rend pas compte, elle se promène toute nue dans les dortoirs »33.
À l’instar de la romancière, le personnage apparaît comme étant une identité instable, en quête d'un compromis entre l'être et le paraître, entre l'identité (être-soi) et l'identification (être-comme), entre l'intime et le social.
Hélène Lagonelle est une apparition fugace, certes, mais ô combien prégnante. Avec l’éclat soudain de mots qui semblent ne pas avoir leur place dans cette évocation, les phrases s’enchaînent, se suivent et… se ressemblent ; elles montrent ce que le texte contient en creux, mettent en lumière sa complexité et ses contradictions. La mémoire se dilate en des pages haletantes dans cette partie de L’Amant qui se développe sur trois niveaux : celui de la narration, celui du souvenir, celui de la description, qui se pénètrent, s’intercalent, s’interpellent. Une seule voix, cependant, qui semble se répondre à elle-même, comme celle d’une conscience éclatée, s’arrachant des bribes de vérité sur la vibrante fragilité d’un être, son dépouillement, sa simplicité. Image obsédante, qui éveille chez Duras les sentiments les plus contradictoires, rêve narcissique et impossible d’elle-même. L’aller et retour incessant entre le je et le elle promène le personnage entre introspection et vision de son propre reflet, ce qui le rend extrêmement vulnérable. Ce que montre ce portrait n'est pas de l'ordre du dire, il appartient à la dimension poétique.
C’est pourquoi ce personnage féminin pèse de toute sa beauté sur des pages inoubliables. Son corps, avec ses traits délicieux et sa beauté presque inhumaine, est une sorte d’invitation permanente à un voyage au bout du désir. Ces lignes traçant le portrait d’Hélène Lagonelle, matière incarnée, authenticité du désir, enracinent l’écriture dans la chair du réel. Par petites touches tendres Duras donne à ce personnage un peu désarmant une curieuse chaleur humaine. Un vocabulaire et des couleurs primaires, non loin des sculptures desséchées de Giacometti, une écriture ciselée pour dire l’intime et l’indicible, un style qui est un mariage des contraires entre vie débordante et géométrie maîtrisée, font de la description du corps d’Hélène Lagonelle un de ces portraits qui forcent les portes des sentiments intérieurs et imposent à jamais une image en forme d’obsession lancinante. Si le sculpteur peut être admiré par sa force, par le génie créateur qu’il transmet à son ciseau, l’écrivain, lui, utilise les mots de tout le monde, les outils de tout le monde. Hélène Lagonelle, blessure ouverte pour toujours dans le microcosme durassien, appartient à un univers fictif : elle incarne l’exaspérant insaisissable de la beauté, elle est exclue de la réalité par des mots qui, prenant les couleurs du songe, empiètent sur un univers parallèle.
Le symbolisme sexuel est insistant dans l'œuvre d’Alberto Giacometti ; la coloration de l'œuvre est souvent l'expression d'un érotisme violent, voire sadique, fantasme fondamental comme dans la Femme égorgée, La pointe à l'oeil, Le spectacle abstrait d'un viol en cage, autant de projections d'un désir toujours impuissant à rencontrer son objet et à se satisfaire et qui, indéfiniment désirant, semble se retourner contre lui-même pour se déchirer. Quel est le fantasme fondamental que l'écriture durassienne tente de sublimer ? Le désir, parce que toute création artistique a une histoire, ‘est’ une histoire, et une histoire nécessite de l’amour, certes, mais aussi du désir. La lecture en est une rencontre de corps, le corps du texte avec le nôtre – car nous lisons et regardons non seulement avec l’intelligence de notre esprit, mais aussi avec celle de notre corps – le verbe provoque des images, des images palpables pour nos sens intimes, des images faites chair, et de ce fait plus précieuses que tout, inestimables.
S’il est vrai que l’art, sous toutes ses manifestations, ne nous ravit que parce qu’il est ouverture d’un monde34, la relation spécifique que l’écrivain entretient avec la langue et celle que le sculpteur entretient avec la matière première dont il crée ses sculptures correspondent à autant de manières propres d’être au monde. Témoins d’une histoire, peut-être même de toutes les histoires, les figures élancées de Giacometti et les personnages durassiens entraînent la fascination pour des corps sans corps chez l’un, pour des corps incarnation sensible des mots chez l’autre.
Cependant, à y regarder de près, chez Duras, comme chez Giacometti, ce n’est pas véritablement de corps qu’il s’agit, mais plutôt de perceptions de corps : Duras (d)écrit à demi-mots ce que Giacometti représente à fleur de ciseau. Alors qu’on parle de simplification expressive chez Duras, on dit que Giacometti sculpte une espèce de squelette dans l'espace : ce sont des œuvres, sculptures ou objets, qui « explorent la nuit des rêves, de la sexualité, de l’imaginaire, dont les images sont immédiatement captées et transcrites au lieu de se chercher dans la durée du questionnement… Instruments cruels, figures emblématiques, concrétions du désir », écrit Jacques Dupin35. Ce sont des portraits, chez Duras, qui suintent le désir…
Parole stylisée, figure stylisée. Voilà ce que l’on pourrait appeler indigence ontologique ; dans les mots, dans la glaise : réduction du corps dans l’espace chez Giacometti, sur la page chez Duras. Du corps humain, le sculpteur ne garde que l'armature: il le décharne pour faire apparaître l'idée d’existence qu'il suppose, l’énigme de l’être qu’il supporte. Sous la plume de l’écrivain, prolongement naturel de son regard, le corps suggère plus qu’il ne montre ; le langage transforme la chair informe en corps (d)écrit, le chaos en ordre. De ses personnages, Duras ne semble décrire que l’enveloppe extérieure, mais cette enveloppe est tellement porteuse d’histoire(s) personnelle(s) qu’elle n’hésite pas à la percer, mais toujours avec la douceur d’un regard sensible. Dans les deux cas, l'homme – ou la femme – n'est pas volume mais souci, moins principe qu’histoire, mais toujours douleur d’exister.
Voir, comprendre le monde à travers l’être, le sentir intensément, tenter d'appréhender la réalité : telle était la quête obstinée de Giacometti et de Duras, leur infinie exigence pour tenter de saisir la vie enfouie dans les corps, pour essayer de retenir, dans des blocs de glaise ou de mots, une vérité fugace qui file sans cesse entre les doigts et laisse l'œuvre comme inachevée, à l’état de simple ébauche, figure singulière de l'universel.
Pour citer cet article :
Pierluigi Ligas, « Des mots de la chair à la chair des mots : le ‘portrait’ d’Hélène Lagonelle dans L’Amant de Marguerite Duras », in Femmes de paroles, paroles de femmes. Hommage à Giorgio De Piaggi, Publif@rum, 3, 2006 , URL : http://www.publifarum.farum.it/n/03/ligas.php
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