Depuis qu'elle existe, la littérature turque était demeurée étrangère et inconnue à la culture occidentale. Non seulement, les occidentaux ne la lisaient pas, mais elle-même ne s'ouvrait guère aux influences étrangères. Or, depuis le XIXe siècle, un mouvement inverse commence à changer les habitudes séculières. Non pas que la littérature turque quitte le domaine national, mais la littérature se transforme en un lieu de discussion pour résoudre les problèmes sociaux. Ainsi, pour la première fois dans son histoire, la littérature turque commence réellement à envisager les problèmes sociaux, mais cette rencontre ne se fait pas sans difficultés car la littérature reflète un problème plus vaste qui touche la société turque et la politique dans son ensemble.
Jusqu'au début du XXe siècle, la Turquie est encore l'Empire Ottoman lorsque la république est instaurée par Atatürk, aboutissement logique d'une forte tendance d'occidentalisation inaugurée au siècle précédent. De ce fait, toute la civilisation turque (y compris la littérature) affronte la modernité. Cette question, ouverte il y a deux siècles, constitue l'enjeu essentiel de l'histoire turque du XXe siècle. En étudiant un phénomène strictement littéraire, on peut envisager de traiter une question qui concerne toutes les catégories de la vie en Turquie. La littérature se laisse interroger par l'Histoire et par les phénomènes socio-politiques. Inversement, ces phénomènes trouvent leur traduction littéraire dans les œuvres qui ont été publiées en début de ce siècle au cours duquel la modernisation s'instaure. Les romans du début du siècle témoignent de ce bouleversement historique et lancent la grande question de l'identité turque. La Turquie doit faire face à la modernité avec le risque de rompre avec sa tradition séculaire. Ainsi deux tendances contradictoires ou en apparence contradictoires se disputent l'âme de la Turquie. Comment moderniser sans perdre l'identité nationale comment rentrer dans le monde moderne (occident) sans perdre à jamais la spécificité turque ?
Les écrivains turcs sont, eux aussi, confrontés au même problème à la fin du XIXe siècle: comment écrire un roman turc ? Car le roman est un genre typiquement occidental et moderne. Ils écrivent donc des romans qui sont des simples imitations d'œuvres occidentales et plus particulièrement françaises dans lesquels ils ne font que répéter des schémas importés, ou bien ils n'écrivent pas du tout de romans puisque la littérature turque ne connaît pas ce genre. Ils cherchent alors une voie moyenne qui leur permette non seulement de créer des romans mais aussi des romans d'inspiration turque. Leurs œuvres romanesques représentent un lieu d'expérimentation dans lequel ils s'efforcent de fusionner l'Occident et l'Orient. L'étude de leurs romans s'avère nécessaire si l'on veut comprendre l'enjeu historique de la question de la modernité, car leur tentative de conciliation se propose comme un exemple pour toute la société turque, en même temps qu'elle lui donne à réfléchir.
Pour cela, nous avons choisi de prendre l'exemple d'un romancier turc : Yakup Kadri Karaosmanoglu. Ce dernier nous intéresse parce qu'il a écrit des romans fortement influencés par le roman réaliste français, mais aussi parce qu'il publie son œuvre au plus fort du mouvement de la modernisation turque. Il publie Kiralık Konak ( Maison à Louer) en 1922. Un an plus tard, Atatürk instaure la République turque. Le projet de son auteur met en lumière les faces politiques et sociales contradictoires qui déstabilisent l'histoire turque. L'auteur narre l'histoire d'un père de famille, Naim Effendi, qui ne supporte pas sa déchéance sociale. Il se replie dans le passé, alors que sa petite-fille, Seniha, autre personnage principal, se convertit aux valeurs modernes. Dans l'opposition du grand-père à sa petite-fille, se résume le drame historique et social que vit la Turquie. Ainsi pourrons-nous comprendre dans le contexte de son écriture romanesque les enjeux déterminants de la modernisation de la Turquie. Cela nous permettra peu à peu d'approcher la réponse originale de Karaosmanoglu à la grande question de la Turquie d'aujourd'hui.
Dans chacune de ses œuvres, l'auteur pose des questions qui troublant sa conscience. Le personnage de Naim Effendi reflète la tristesse de l'auteur devant ceux qui veulent réduire à néant la culture ancienne des Turcs. Pourtant, il s'engage clairement en faveur de l'occidentalisation et de l'ouverture au monde moderne ; il combat deux tendance extrêmes : le conservatisme et l'occidentalisation à outrance.
En face de cette question, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous demader qui sont donc les personnages principaux Naim Effendi et sa petite-fille. Le vieillard est sans doute l’emblème du grand mouvement politique et social qui a ébranlé tout le long des XIXe et XXe siècles la société turque. L'occidentalisation du peuple turc, mais à quel prix, et comment. L’enjeu fondamental du mouvement dont Naim Effendi faisait partie est clair. Il paraît extrêmement problématique de faire aimer le nouveau mode de vie à la société turque qui est assez conservatrice. Mais l’occidentalisation, autrement dite "modernisation", apparaît comme une légitime défense pour la société turque puis que les hommes de pouvoir de l'état ottoman n'ont pas pu se mettre au niveau des progrès techniques réalisés en occident pendant les siècles précédents. L'occidentalisation parait donc comme la seule issue d'une existence possible. Il ne faut pas penser que Naim Effendi se dresse totalement contre l'occidentalisation : en fait il refuse de nier le passé. L'auteur décrit ainsi la maison à louer «L’apparence extérieure de cette maison autour de laquelle s'amoncelaient les ruines était assez effrayante». Cette apparence extérieure est des reflets des regards des occidentaux sur l'empire ottoman. Ce grand empire du passé n'est qu'une ruine aux yeux de l’auteur et du personnage.
Dans le roman, l'auteur Karaosmanoglu, pour bien tracer les causes profondes qui avalent de jour en jour le peuple turc lie le lieu à la psychologie des personnages. La vie intérieure du personnage trouve un miroir, son reflet dans le lieu. Ce qui l'intéresse dans cette perspective ce n'est pas de décrire des espaces mais de décrire des êtres humains. Le lieu n'est pas décrit pour lui-même ; il représente une manifestation spatialisée et étendue d'une âme. Cette caractéristique se perçoit fort bien dans la description de la maison de Naim Effendi. Ce passage est l'un des plus longs paragraphes du roman prioritairement construit sur des dialogues à répliques rapides et sur des paragraphes court. Ainsi la description de la maison de Naim Effendi prend-elle une ampleur inaccoutumée.
La maison se détériorait chaque jour, comme Naïm Effendi. L’apparence extérieure de cette maison autour de laquelle s'amoncelaient les ruines (à cause du feu) était assez effrayante. Mais entré dans la bâtisse, on sentait tout de suite une tristesse mêlée de peur. Frappé par un marteau, la porte qui donne sur la rue, et dont la sonnette ne fonctionnait pas, s'ouvrait en criant comme un animal. Dès le premier pas à l'intérieur de la maison, on ne voyait qu'un amas de choses cassées, déchirées, abîmées dans une odeur de poussière et de moisissure. Quand on parvient au harem, après avoir traversé cet amas de choses, guidé par un domestique lassé d'avoir bougé et parlé et qui avait un air de derviche, la sensation d'angoisse grandissait. Ce lieu ressemblait à une prison souterraine comme si depuis des années, ni la lumière, ni l'air ne l'avaient pénétré ; et pourtant les pièces et les couloirs étaient larges et éclairés par de nombreuses fenêtres dont les vitres étaient cassées. Derrière ces vitres cassées recouvertes de toiles d'araignées, on apercevait les formes noircies des murs du jardin délabrés sous l'action de l'hiver et de l'été. Après avoir monté, des escaliers dont les marches faisaient chacune un bruit différent, on parvenait dans une grande pièce décorée comme les halls des grands hôtels. Dans cette pièce, il n'y avait rien d'autre qu'une ottomane dont la mousse crevait les côtés et qu'une table en noyer ronde dont un pied était cassé. Sur cette table était posée une horloge ancienne en laiton ouvragé qui ne fonctionnait plus. Au sol, un vieux tapis très abîmé faisait trébucher à chaque pas. Puis on traversait des couloirs nus et sombres aux portes fermées. Dans certaines chambres, les oiseaux avaient niché ; dans d'autres, selon Cenan Kalfa ( le domestique) habitaient les fées et les djinns.
(Maison à louer, p.209-210)
Karaosmanoglu procède tout d'abord par une accumulation de détails qui renseignent sur l'état général de la maison. Une forte impression de délabrement et de ruine se dégage de l'atmosphère et de la vue de cette maison. La description de la demeure de Naim Effendi rappelle sûrement l'état général de l'Empire ottoman les gouvernements occidentaux appelaient «l'homme malade». L'auteur en faisant cette description, n'a pas omis de créer une liaison entre les objets dans la maison et la vie réelle. La réification des objets a pour but de faire entendre les cris de l’intelligentsia turque devant le risque de rompre tous les ponts avec le passé. Le fait de tourner le dos au passé, à savoir l'occidentalisation qui ira jusqu'à nier l'histoire turque, sera donc responsable de cette détérioration que subit la demeure de Naim Effendi. Donc la maison qui dépérit de jour en jour n'est rien que la Turquie elle-même.
L'intérieur de la maison est une métaphore de la société turque du XIXe siècle ; comme le dit l'auteur, c’est une tristesse mêlée de peur. L'inquiétude pour demain, l'angoisse d'aujourd’hui sont bien traduites par la misère qui règne à l’intérieur de la maison.
Pour ce qui est de la porte dont la sonnette ne fonctionne plus, la métaphore renvoie aux portes de l'empire ottoman fermées depuis des siècles envers la culture occidentale, qui tout à coup s’ouvrent à outrance. Et, bien entendu, les visiteurs qui viennent louer la maison semi détruite de Naim Efendi représentent les gouvernements étrangers à la recherche d’établir leurs intérêts sur la ruine de l'empire ottoman. Pour entrer à la maison il y a deux moyen : le marteau ou la sonnette. La sonnette est le seul élément emprunté de l'Occident. Mais l'auteur préfère ne pas en parler. Ainsi le seul moyen technologique ne pourrait pas faire entrer dans la demeure. C'est donc le marteau qui porte à l'intérieur de la maison de Naim Effendi. Concilier la sonnette avec les emprunts à l'Occident, le marteau avec la persistance séculière ne serait pas très contradictoire. D'ailleurs une sonnette qui ne fonctionne pas sur la porte de la maison signifie une "mauvaise" occidentalisation, l'erreur que l'on faisait en occidentalisant sans critère la Turquie. Ce qu'on remarque à l'intérieur de la maison est des amas de choses cassées, déchirées et abîmées. Le choix de l’adjectif n’est pas donc sans raison. Comment pouvait-on définir, autrement la misère d'un peuple ayant vécu jusqu’alors dans une richesse très fastueuse ?
Un problème immédiatement lié à l’occidentalisation de la Turquie concernait de très près la condition féminine, la femme qui vivait encore, dans la maison, dans les chambres du harems. Dans le roman, l'angoisse augmente à la description du harem. Le harem était un endroit qui dénote depuis toujours une vie fastidieuse, mais l'interdiction des harem aux étrangers était déjà un usage du passé. Un peuple ouvrant son harem avait donc accepté une rupture avec son passé, selon le point de vue de notre auteur. La description du harem ne se borne donc pas seulement à extérioriser la déchéance de la société ottomane mais aussi à mettre en lumière le point de vue de l'Occident puisque ce lieu réservé au domaine féminin avait toujours impressionné les auteurs étrangers, et plus précisément les français. A bien y voir, presque dans toutes les œuvres littéraires qui traitent de la Turquie, il y a une partie consacrée à la condition féminine dans les harems. Rappelons-nous le fameux roman d'Aziyadé de Pierre Loti. Mais tous les auteurs avaient un jugement commun : malgré toute la volupté que le lieu évoquait, les harems n'étaient rien d'une prison pour les femmes. L'auteur reprend dans son roman les sources littéraires occidentales : le harem était une prison ayant des pièces et des couloirs larges éclairés par de nombreuses fenêtres : de ce point de vue, il sera difficile de séparer Karaosmanoglu de ses contemporains occidentaux.
La protagoniste féminine, Seniha, rentre dans la conceptualisation de la condition féminine à l’intérieur d’un harem au début du XXe siècle. Que signifie l'occidentalisation pour Seniha ? Elle voit l'occidentalisation comme un pont jeté vers la modernité, la civilisation et le progrès. Mais l'auteur souligne que son héroïne comprend très mal ce processus. Parce que, pour l'héroïne du roman l’occidentalisation est synonyme de liberté et de divertissement à outrance. Notre héroïne croit qu’elle aura, de ce fait, la liberté de vivre et de goûter les plaisirs que la femme turque n'a jamais connu, emprisonnée comme elle est dans l’espace étroit du harem, que ce soit dans une maison ou dans un sérail. Seniha exprime son emprisonnement affirmant qu’elle se refuse de rester dans une telle maison, dans un tel pays avec un tel peuple autour de soi2. Et pourtant la liberté que l'occidentalisation offre à Seniha est décrite par la plume de l'auteur comme une chute morale. Seniha tombe de jour en jours dans une vie immorale. Ses relations hors du mariage, son départ à Paris sans la permission de ses parents, ses amants en France sont autant de comportements qui heurtent la conception de la jeune fille éduquée selon les règles sociales turques. Seniha est une victime, un personnage créé par l'auteur, qui est l’emblème de l'occidentalisation à outrance. On pourrait se demander pourquoi l'auteur a choisit une femme pour exprimer son point de vue par rapport à l’occidentalisation
Pour réponde à cette question, il faut d’abord réfléchir sur l'identité sociale de la femme turque dans la société de l’époque. C’est la femme qui, restée toujours derrière de l'homme, trouve enfin l’inspiration et le courage pour se révolter contre l'hégémonie de l'homme, pour réagir, pour réaliser ses désirs et ses rêves malgré les obstacles sociaux et culturels. D'une autre manière on peut dire que ces actions extrêmes de Seniha sont une réaction féminine contre le domaine masculin. Mais cette réaction coûte très cher à notre héroïne : la liberté, oui, mais à quel prix ?
Seniha apparaît dans le roman comme le symbole d'une génération disparue entre deux cultures. Seniha, d'une part, accuse son grand père de ne pas appartenir à l'age contemporain et de vivre toujours dans le passé, d'autre part elle accuse son père d'être attiré à outrance par l'Occident. Nous voyons donc deux Seniha diamétralement opposées l'une à l'autre. Elle n'est ni traditionaliste comme son grand père et ni occidentaliste comme son père. Qu'est-elle, alors ? Seniha est le personnage qui incarne les femmes turques qui cherchent leur identité et leur liberté dans les mouvements occidentalistes.
Le père de Seniha, Sevet Bey jour un rôle fondamental sur le comportement de Seniha. Ce père qui ne voulait pas éduquer sa fille comme une turque, trouve une éducatrice polonaise pour sa fille et cela provoque la rupture des liens avec la culture de la tradition. D’après son éducation, Seniha pense et réagit comme une femme occidentale. Nous trouvons les mêmes types d'héroïne dans les autres œuvres de l'auteur (le sort de Leyla, héroïne occidentalisée de Sodome et Gomore ressemble beaucoup à celui de Seniha). Les figures des femmes déchirées entre deux cultures sont les personnages qui aident beaucoup Karaosmanoglu à décrire l'abîme qui sépare la culture occidentale de la culture orientale. Croyant que le bonheur ne se trouve qu'en Occident, ils se laissent entraîner dans le courant occidental. Pour ces personnes, l'Occident offre des merveilles qu'ils ne trouvent pas dans leur pays et de ce fait, ils n'ont jamais pu aimer leur partrie. Yakup Kadri Karaosmanoglu excelle dans la personnification de tels personnages et, en particulier, le caractère de Seniha est un bon exemple pour mieux décrire la magie des contrées lointaines qui la poussent à un snobisme irrationnel et dénoué de tout esprit critique. L’Occident, pour elle, représente un lieu ou se mêlent l'imaginaire et la réalité :
Les villes d'Europe, fastueuses et lumineuses, l’attiraient prodigieusement. L’Europe était pour Seniha ce que signifie le mirage à quelqu'un perdu dans le désert.3
Si l’on veut interpréter cette citation, il ne serait pas faux de dire que la passion de Seniha pour les contrées européennes repose îsur la vie de divertissement que seul l'Occident semble pouvoir offrir. Mais l'auteur prépare une fin dramatique à son héroïne qui va prendre la fuite afin de mener une vie à première vue divertissante mais en réalité dramatique. En créant cette protagoniste, Karaosmanoglu veut donner un avertissement à la classe bourgeoise qui cherche le bonheur à l'étranger : l'Occident n'apporte pas l'absolu infini à l’individu, mais plutôt une passion éphémère qui est une illusion. La patrie est le seul endroit qui peut faire pousser «cette plante de bonheur» qui ne se fane jamais. D'ailleurs, l'écrivain en faisant la description de Seniha, dont «le visage portait encore les traces de la fatigue et de la tristesse de son séjour à l'étranger»4 veut prouver que l'Occident ne lui a apporté que malheur et solitude. Les symboles que la maison délabrée offre s’enrichissent d’un autre personnage ainsi que de menus détails qui paraissent au fil des pages.
Un guide attend à l'entrée, qui a une mission autre que de nous faire visiter la maison. Que signifie le domestique qui ressemble désormais à un derviche, lassé comme il est d'avoir si longtemps parlé et bougé ? Il symbolise le peuple turc qui est coincé entre deux mondes diamétralement opposés, ou bien entre le conflit éternel entre l'Orient et l'Occident… L’auteur essaie de décrire un personnage tout à fait fermé au monde extérieur. Il se réfugie dans la maison comme s’il s’enfuyait de la vie contemporaine. Ce comportement contre la vie extérieure peut aussi bien représenter celui des traditionalistes ottomans qui avaient refusé d’établir des relations avec le monde occidental.
La description de la maison nous emmène pas à pas vers une misère qui s'identifie avec la société. Dans toute la description, une phrase suffit amplement pour dénoter la fin de l'empire ottoman. «Une ottomane dont la mousse crevait les cotés..», le choix de mot ottoman au lieu de divan reflète bien la génie de l'auteur pour bien particulariser l'empire turc arrivé à sa destruction et les forces qui poussaient de l’intérieur la mousse crevant les cotés représente les insurrections qui ont été déclenchées au cours du XIXe siècle. L'auteur, tout de suite après, parle d'une table dont un pied est cassé : c’est une façon d’indiquer le refus de se mettre à table avec le monde moderne. En quelque sort c'est un défit à l'occident. Quant à l’horloge en laiton qui ne se fonctionne plus, il n’est pas difficile d’y voir le signe des temps modernes, qui avaient préparé la déchéance de l’Empire. Le tapis abîmé caractérise bien la situation des territoires turcs pendant la première guerre mondiale. Envahie de partout, la Turquie était menacée de perdre son territoire naturel. Les déchirures de l’objet mis à terre et qui faisaient trébucher à chaque pas symbolisent les champs de batailles pendant la guerre d'indépendance turque, occupé de quatre coins par les puissances alliées.
Pour conclure, la description de cette passage, Karaosmanoglu procède tout d'abord par une accumulation de délabrement et de ruine qui se dégage de l'atmosphère et de la vue de cette maison. Un guide attend à l'entrée pour faire visiter la maison. Ainsi la description mime la marche lente du visiteur à la suite du domestique et c'est pour cela que l'écriture avance pas à pas dans la description de la maison. Cela explique et justifie la longueur inhabituelle de ce passage. Autant le portrait de Seniha donnait une vision simultanée, autant la peinture de la maison se déploie dans le temps pour créer l'impression de l'espace. Après une vue d'ensemble, Karaosmanoglu s'attarde à certains détails pour préciser la personnalité de la demeure. Le domestique nous conduit à la pièces principale dans laquelle le narrateur montre plusieurs objets; une belle horloge ancienne, en panne, repose sur une table en noyer dont un pied est cassé! Ces objets prouvent la richesse et la splendeur passée de cette demeure. Naim Effendi a dû être un homme très riche dans le passé. Or, l'état de délabrement de sa maison indique une faillite sociale. Il ne reste plus de cette gloire ancienne qu'une vaste spatialité vide et trompeuse; c'est comme si cette maison était un homme à la belle apparence extérieure, ruinée par une maladie qui le détruit de l'intérieur. Il est tout à fait significatif que l'auteur ait choisi une horloge en panne et une table cassée. La longue description l'avait déjà dit : le temps s'est arrêté au seuil de la maison et nous savons que Naim Effendi, son propriétaire, est resté douloureusement attaché à son passé glorieux. L'aspect de sa maison crie son refus d'une telle déchéance et, partant, dès qu'on a franchi la porte d'entrée, l'intérieur dit sa misère présente. La description met l'accent sur l'écart entre la splendeur passée et l'état actuel. Les détails mentionnés révèlent justement le passé de cette demeure. Ainsi surgit du passé l'image superposée de la maison dans sa beauté première.
Il sera facile au lecteur de faire le lien entre l'histoire de cette maison et celle de son propriétaire. Naim Effendi et sa maison symbolisent les phénomènes qui touchent à toute la société turque de ce début du XXe siècle. Mise en face du large mouvement de l'occidentalisation, la société turque a peur de la modernité. La Turquie a connu, les siècles précédents, un immense prestige et elle accepte péniblement la déchéance et la décadence de sa splendide civilisation. Elle aussi, comme Naim Effendi et sa belle demeure, refuse une réalité médiocre et préfère l'illusion de continuer à vivre comme dans les temps anciens. A partir du récit circonstancié d'une histoire individuelle et familiale, Karaosmanoglu trace le portrait d'une société agonisante et tragiquement attachée à son passé. Mieux vaut laisser la maison dans son état anciens, même si cela doit coûter sa ruine, que de réparer, c'est à dire moderniser et prendre conscience de l'usure du temps qui passe. Karaosmanoglu intègre parfaitement à son œuvre le schéma caractéristique du roman réaliste français qui a l'ambition de transcrire dans l'écriture romanesque les enjeux politiques et sociaux de son époque.
La description de la maison de Naim Effendi n'a pourtant pas encore livré tous ses secrets. On peut lui ajouter une autre interprétation : Karaosmanoglu comprend que, si la littérature turque se fige sur son passé et dans sa tradition, elle se condamne non seulement à ne pas être connue du monde moderne mais aussi à se scléroser et de mourir. La décision de Naim Effendi de ne pas réparer sa vieille maison signifie ce repli sur le passé ainsi que le refus de la modernité et de l'ouverture. Le vieux domestique faisant visiter la maison représente l'image de l'écrivain qui ouvre son livre et le donne à voir à son lecteur. Or, cette visite ne semble pas facilitée par les objets poussiéreux qui en lumière de façon caricaturale la décadence qui attend la littérature turque si elle n'accueille pas les influences occidentales. On peut reprendre l'image de l'horloge cassée, symbole d'un arrêt dans le passé, et le refus de s'asseoir à la table de l’Europe et l'appliquer à ce que pense Karaosmanoglu des écrivains traditionalistes de son pays. L’écrivain critique cette attitude qui, à son avis, aboutira à la mort de la littérature. Son livre témoigne d’une conception ouverte aux influences étrangères qui toutefois ne fait pas fi de l'apport turc traditionnel. Maison à Louer conjugue heureusement les deux traditions, turque et française.
Mais ce roman à lui seul conteste aussi les deux tendances qui minent la Turquie : il pose ainsi un choix politique et historique. Car en démontrant qu'il est possible d'écrire un roman turc, il allie l'Occident et l'Orient, de même qu’il propose comme possible et réalisable la modernisation de la Turquie dans tous les domaines, et pas seulement dans la littérature. Si l'on se réfère à la biographie de Karaosmanoglu, on sait qu'il adhéra avec beaucoup de conviction au mouvement kémaliste. Rappelons-nous que Maison à Louer fut publié tout juste un an avant la fondation de la République et cela n'est pas fortuit. Karaosmanoglu a voulu participer, par son talent d'écrivain, au grand mouvement qui ébranlait son pays. Étudier la réponse de Karaosmanoglu au problème de la modernité permettait de dégager peu à peu les grandes conceptions qui président à la naissance d'une nouvelle littérature. Son traitement du personnage féminin est aussi une réponse précise à la modernisation de la femme turque
Il faudrait aussi répertorier avec attention les autres auteurs, les autres livres mais plus encore les procédés d'écriture et les thèmes que les écrivains ont intégré à leurs créations personnelles. Ce travail mettrait en lumière l'influence historique et politique dont bénéficia la Turquie au moment de s’ouvrir au monde moderne, dans tous les domaines ; la littérature étant le reflet de la société, il est intéressant d’analyser les liens qui unissent les deux cultures.. L'étude conjointe de la littérature et de l'Histoire nous permettrait de saisir de mieux saisir l'actualité de la Turquie qui est, aujourd’hui, l'aboutissement de cette prodigieuse transformation de deux siècles. Ce serait contribuer à définir la véritable identité turque que l'ouverture au mode moderne a largement modifiée. Comment mesurer l'impact du passage à la graphie européenne décidée par Atatürk ? Du jour au lendemain les Turcs ont abandonné la typographie traditionnelle : la modernité faisait radicalement intrusion dans la société turque et personne ne pouvait plus la nier ; il ne s'agissait plus de l'accepter ou de la refuser, mais de se demander comment l'intégrer à sa propre vie quotidienne. Ainsi le choix de Naim Effendi devient anachronique et suicidaire ; l'image de la belle horloge qui ne fonctionne plus exprime ce repli sur le passé. Ce roman de Karaosmanoglu, ainsi que ses autres ouvrages montrent comment l’écrivain a opté fortement en faveur des intuitions d'Atatürk et comment aussi il a mis en lumière le danger qu’une perte d’identité, telle que pouvait être le choix d’une Seniha, pouvait porter.
Pour citer cet article :
Serhat Uglagli, " La maison et la femme. L'occidentalisation de la Turquie dans un roman de Yakup Kadri Karaosmanoglu ", Publif@rum, 2, 2005 , URL : http://www.publifarum.farum.it/n/02/uglagli.php
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