Marcel Proust (1871-1922) a connu la poétesse Anna de Noailles (1876-1933) dans les toutes dernières années du XIXe siècle, dès les premiers vers que celle-ci a confiés à la presse. Une longue amitié littéraire s’en est suivie jusqu’à la mort de Proust, en novembre 1922. Les deux écrivains ayant cependant en commun un état maladif, leur relation s’est (outre les rencontres à Paris et les séjours à Évian) en bonne partie développée dans leur correspondance — ce qui nous permet d’en conserver d’autant mieux la trace précise. C’est pourquoi le frère du romancier, Robert Proust, une fois qu’il eut mené à bien la publication posthume des trois derniers volumes de la Recherche jusqu’en 1927, quand il entreprit de réunir une Correspondance générale chez Plon, privilégia les abondants échanges de lettres du disparu avec d’autres écrivains, et après un premier volume rassemblant en 1930 le dialogue épistolaire avec Robert de Montesquiou, il constitua un deuxième volume en 1931 contenant les lettres échangées avec Anna de Noailles1.
Ce volume offre l’intérêt d’être accompagné de deux écrits introductifs2 d’Anna de Noailles sur Proust (ils s’ajoutent à celui qu’elle confia, aussitôt après la mort du romancier, à Jacques Rivière faisant paraître un Hommage à Marcel Proust dans la Nouvelle Revue française du 1er janvier 19233, et précèdent de peu la parution en 1932 des Mémoires sous le titre Le Livre de ma vie4), ainsi que de notes explicatives apposées aux lettres, révélant le sens des allusions au vécu que sans cela nous ne pourrions élucider. Mais l’insertion de ces lettres dans la Correspondance de Marcel Proust que Philip Kolb commença à faire paraître en 19705 apporta beaucoup à la compréhension de ce dialogue littéraire : de nouvelles lettres, la datation des anciennes et une annotation complète élucidant toutes les allusions biographiques et contemporaines.
La parution en 1931 des lettres échangées entre Proust et Anna de Noailles, si elle établit l’unité et la richesse de ce dialogue littéraire, n’en desservit pas moins les deux écrivains à la fois, dans la mesure où elle répondait mal à l’horizon d’attente, dirait Hans Robert Jauss, des années trente. D’une part, l’essor de la poésie moderne tendait par contrecoup à ternir, voire à reléguer durablement dans l’oubli, l’estime jusque-là attachée à la poésie d’Anna de Noailles, laquelle revivifie l’inspiration romantique dans une forme néo-classique tranchant sur le vers libre qui a désormais triomphé. Dès lors, les éloges dithyrambiques de Proust, affirmant dans ses lettres que ces recueils poétiques ainsi que ces romans sont les plus beaux qui aient jamais été écrits dans toute la littérature française, font ironiquement éclater la position démodée qu’occupe Anna de Noailles dans le champ des lettres, durant les dernières années de sa vie. D’autre part, ces jugements atteignent à titre secondaire celui qui les émet, l’auteur de la Recherche, dont la gloire littéraire est loin d’être encore à cette époque affirmée, et dont l’œuvre, quoique publiée en totalité, est entourée d’un relatif silence dans ces années vingt et trente — le Proust que nous connaissons aujourd’hui datant, on l’oublie souvent, d’après la Seconde Guerre mondiale, et même d’après 1970. En ce début des années trente se dessine du moins le clivage qui semble séparer la profondeur de la Recherche publiée jusqu’au bout par la maison Gallimard, et la futilité de la correspondance confiée à la librairie Plon — « la vieille douairière de la correspondance », à laquelle Samuel Beckett ne veut pas recourir en composant en 1930 son Proust qui paraîtra l’année suivante à Londres6.
La critique moderne n’est pas loin de conserver ces réserves émises dès l’origine sur les différents aspects du dialogue entre Proust et Anna de Noailles. Bien des raisons doivent pourtant nous inviter à les atténuer. D’une part, l’œuvre poétique et même romanesque d’Anna de Noailles est à redécouvrir, ce à quoi se sont attachés un certain nombre de chercheurs ces dernières décennies7. La correspondance de Proust de son côté a commencé à être étudiée pour elle-même et par rapport à l’œuvre8. Il apparaît en outre que le romancier se montre pleinement sincère, et non un flatteur mondain, quand il tresse des éloges aux recueils de la poétesse, ce qu’indiquent les lettres adressées à d’autres correspondants indépendants. Certes, il confie en 1911 à Cocteau qu’il ne faut pas ménager ses éloges quand on parle de ses œuvres à Anna de Noailles, car celle-ci « est à la fois divinement simple et sublimement orgueilleuse »9 ; mais ce n’est pas véritablement un reproche, et les confidents à des titres divers les plus intimes de Proust sont les témoins de l’estime sans partage que voue l’auteur de la Recherche à celui du Cœur innombrable, qu’il exprime aussi bien à son ami Lucien Daudet10 qu’à sa gouvernante Céleste Albaret11. Mais plus que tout nous est un indice de sincérité le passage de Jean Santeuil dépeignant Anna de Noailles sous les traits de la vicomtesse de Réveillon12, car ce roman, écrit à partir de 1895 et abandonné en 1899 à de rares ajouts près, laissé inédit par Proust (il sera publié à titre posthume par Bernard de Fallois en 1952), a été composé dans un tel secret que les contemporains n’en ont pas connu l’existence. Dans de tels écrits, comme aussi le Contre Sainte-Beuve publié quant à lui en 1954, l’écrivain ne se prive pas d’exprimer ses réserves esthétiques à l’égard de divers contemporains tels que Romain Rolland ; or bien au contraire ici, le portrait de la comtesse de Noailles alias vicomtesse de Réveillon offre une approche intuitive de la personnalité créatrice de la poétesse d’une rare pénétration. Les lettres d’admiration seront donc sincères, et en outre motivées par une observation pleine d’acuité de la femme et de l’œuvre.
Car de plus, les écrits essentiellement épistolaires de Proust commentateur d’Anna de Noailles révèlent qu’il connaît son œuvre poétique et romanesque depuis les premiers vers jusqu’au dernier recueil publié avant sa mort. Le passage de Jean Santeuil est rédigé dans l’enthousiasme de la découverte : « La jeune femme […] était une poétesse de dix-neuf ans dont la Revue des Deux Mondes venait de publier des vers admirables »13. La Revue des Deux Mondes des 15 février et 8 mars 1895 avait en effet publié anonymement des vers de la princesse Anna de Brancovan, alors âgée de dix-huit ans ; elle en avait vingt lorsqu’elle épouse, à Évian en 1897, Mathieu de Noailles. C’est à cette époque de l’évoque dans Jean Santeuil Proust, qui récrira plus brièvement cette mise en scène fictive dans Le Côté de Guermantes, son narrateur rapportant : « C’est ainsi qu’un cousin de Saint-Loup avait épousé une jeune princesse d’Orient qui, disait-on, faisait des vers aussi beaux que ceux de Victor Hugo et d’Alfred de Vigny »14. Dès lors, ses lettres montrent que Proust a connu tout ce qui paraissait au fil des ans d’Anna de Noailles, aussi bien d’abord dans la presse qu’ensuite en volumes, correspondant à ses recueils Le Cœur innombrable (1901), L’Ombre des jours (1902), Les Éblouissements (1907), Les Vivants et les morts (1913) et Les Forces éternelles (1921) et à ses récits La nouvelle espérance (1903), Le Visage émerveillé (1904) et La Domination (1905). D’Anna de Noailles il traque la moindre page dans La Renaissance latine, la Revue des Deux Mondes, la Revue de Paris et la Revue hebdomadaire ; et ses lettres en détaillent et en comparent d’un livre à l’autre les vers et les phrases, ce qui montre que l’auteur de Jean Santeuil et de Du côté de chez Swann connaît par cœur l’œuvre de son amie écrivain. Il entre dans ces éloges l’exaltation avec laquelle Proust s’attache à célébrer ses contemporaines dans les Lettres — Colette, mais aussi bien Mme de Pierrebourg publiant ses romans sous le nom de Claude Ferval, ou Mme Alphonse Daudet ; jamais toutefois l’œuvre d’un écrivain femme contemporain (le seul équivalent dans le passé serait Mme de Sévigné) ne se verra passer au crible de l’observation comme les vers et la prose d’Anna de Noailles.
Les lettres que les deux auteurs ont échangées sont assurément lacunaires. Manquent et semblent perdues toutes celles écrites durant les cinq années allant de 1914 à 191815 — encore qu’au moment où il reçoit, en mai 1919, une lettre d’Anna de Noailles, Proust s’exclame : « Avec quel bonheur de résurrection j’ai vu après tant d’années les arceaux merveilleux de cette Écriture […]. Cette gentillesse de m’écrire ainsi […] m’a ramené aux sentiments anciens que vous aviez depuis peu martyrisés »16. Tout un pan de correspondance est ici néanmoins perdu, et même aux époques où les échanges sont réguliers, il manque à tout instant au dialogue le maillon de missives non retrouvées. L’ensemble qui s’est conservé n’en constitue pas moins, depuis le recueil de 1931 jusqu’à l’édition de Philip Kolb, un riche dialogue diversifié, beaucoup plus abondant du côté de Proust que d’Anna de Noailles — dont les lettres à Proust ont pu être brûlées par paquets à la mort de Robert Proust. Symétriquement, aux trois témoignages livrés après la mort de Proust par Anna de Noailles (sans compter les Mémoires) correspond l’évocation d’Anna de Noailles dissimulée par Proust dans ce Jean Santeuil non publié : ces pages sont intéressantes à comparer aux lettres, non qu’elles se contredisent entre elles, on l’a vu, mais en raison de la différence extrême qui distingue les deux régimes de parole — entre Anna de Noailles célébrée dans des missives à elle adressées et Anna de Noailles transformée par un narrateur en personnage de roman. De même que tout ce que dit Proust de Flaubert dans ses lettres ne recoupe pas entièrement ce qu’il développera en 1920 dans « À propos du ‘style’ de Flaubert »17, l’approche intuitive de la personnalité créatrice de la poétesse dans Jean Santeuil dessine un arceau, par-dessus le monceau des lettres, relié à la Recherche. À cet hommage sous forme de fiction et resté très vraisemblablement secret à l’intéressée même succédera en 1907 un hommage cette fois publiquement rendu à la poétesse des Éblouissements dans le Supplément littéraire du Figaro18 : présentation critique et poétique du recueil à un large public, présentation de Proust critique littéraire au public, cette évocation, d’où la personne de l’auteur est nécessairement presque évacuée, diffère en cela des textes de souvenirs que la poétesse consacrera à l’auteur disparu de la Recherche.
Ces témoignages se font vis-à-vis, entourant un échange épistolaire qui, tel qu’il nous est conservé, apparaît malencontreusement lacunaire. Nous lisons en effet beaucoup de lettres dans lesquelles Proust analyse les écrits d’Anna de Noailles, mais très peu dans lesquelles Anna de Noailles analyse ceux de Proust. Or quand s’interrompt pour cinq ans la série des lettres conservées, à la fin de 1913, nous voyons qu’un dialogue était en train de s’instaurer autour de la parution de Du côté de chez Swann, paru le 13 novembre : le romancier, plongé dans la lecture de Les Vivants et les morts qui vient aussi de paraître, donne ces indications à la poétesse : « si vous pouvez me lire, cela me fera bien plaisir, surtout la seconde partie du chapitre appelé ‘Un amour de Swann’. Dans le premier chapitre (‘Combray’) il y a aussi quelques pages que vous aimerez peut-être. Mais vraiment séparé des autres volumes cela n’a pas grand sens »19. C’est la première fois dans leur correspondance que Proust apparaît véritablement en auteur (la parution des traductions de Ruskin et des chroniques correspondantes, pas plus que celle des pastiches, n’ont suscité une telle posture) ; qu’échangeant presque les rôles, au lieu de se poser en lecteur privilégié de la poétesse, il se propose de guider celle-ci dans le maquis de son œuvre naissante. Nous avons perdu et les commentaires de la destinataire et les indications du romancier.
À cela s’ajoute qu’Anna de Noailles, contrairement à Proust, ne développe pas, parallèlement à ses romans et à ses poèmes, une œuvre critique : aussi ne se pose-t-elle pas, face aux écrits de Proust quand l’occasion se présente (et elle se présentera surtout après la mort du romancier), en lectrice méthodique, nourrissant dès longtemps une réflexion sur le problème de la création littéraire qui trouverait occasionnellement à s’extérioriser au moment de commenter un contemporain de son choix — ici Proust—, comme le fait l’auteur de Contre Sainte-Beuve quand il lit Le Cœur innombrable ou La Domination. C’est donc par éclairs que la poétesse, lectrice de Schopenhauer et de Bergson, évoque la personnalité et l’œuvre littéraires du grand contemporain — mais des éclairs d’une précision étonnante pour l’époque où ils ont été jetés à chaud. C’est elle qui inaugure la comparaison entre les phrases de Proust et de longues soies — « ces soies adorables », écrit-elle en 190520. Et la poétesse formule l’intuition de l’auteur de la Recherche plusieurs années avant son avènement, dès 1906 : « votre âme — la mieux organisée pour recevoir, distribuer, diviser et amplifier tous les divins détails »21, vision anticipatrice à compléter par « les grâces compliquées, les délicieux dédales » qu’elle trouve en 1908 dans le pastiche de Renan22. À la parution en 1907 des Éblouissements, elle énonce ce qui apparentera plus tard le recueil — « ce livre surchargé, qui semblera aux autres trop lourd d’impressions ténues »23 — à Du côté de chez Swann.
Plus que tout, mais elle ne le révélera qu’ultérieurement, Anna de Noailles, en présence de Proust épistolier et thuriféraire de ses livres, a deviné le processus qui en réalité se jouait dans ce commentaire affiné. Dès l’Hommage du 1er janvier 1923, elle revient sur ces lettres, des lettres en fait consacrées « à commenter un ou deux de mes vers, à les charger de sens, à les faire miroiter » ; elle a d’emblée su y voir, ajoute-t-elle dans une invocation à Proust, une « ébauche silencieuse de votre œuvre, où toute une science est à jamais établie »24. En plein accord ici avec Robert Proust, l’auteur des Éblouissements mesurait ainsi lucidement que le recueil publié en 1931, composé essentiellement de lettres à elle adressées par l’auteur de la Recherche, proposerait au lecteur moins une analyse des vers de la destinataire qu’une auto-révélation de l’art de celui qui tient la plume, et manifesterait moins le développement de sa gloire poétique que la genèse de l’œuvre de celui qui parle ; qu’enfin ces lettres, sous l’apparence d’une perpétuelle offrande, donneraient à voir l’avènement de Proust comme phénomène littéraire. Robert Proust, disions-nous, le voyait bien ainsi, tant cet éditeur des cahiers posthumes de la Recherche savait se montrer sensible au processus de la création, que les documents extérieurs livrés au public par ses soins — les Chroniques en 1927, la Correspondance générale à partir de 1930 — offraient l’intérêt de pouvoir éclairer : « Combray, rappellera-t-il ainsi en préfaçant le tome III de 1932, dans son œuvre, n’est pas seulement Illiers, mais aussi Auteuil »25 ; mais plus généralement dès le tome I réunissant en 1930 la correspondance échangée avec Robert de Montesquiou, « l’ensemble de ces lettres montre d’une façon complète l’échange d’idées incessant qui se produisit pendant près de trente ans entre Montesquiou et mon frère et permet, sinon d’assister à la naissance fragmentaire de l’œuvre, du moins de mieux connaître les vues de Marcel sur la composition de ses personnages »26.
Dès lors, il serait sans doute loisible de relater, comme l’ont fait par fragments les biographes de Proust, de George Painter à Jean-Yves Tadié27, l’évolution sociale du romancier dans le milieu des Brancovan puis du couple Noailles : l’élément essentiel à évoquer, quoique assez rarement mentionné dans les lettres qui nous sont conservées, serait sans doute ici le commun dévouement des deux écrivains à la cause de Dreyfus. Mais nous voudrions souligner, plus qu’on ne l’a fait, à quel point cet échange de lettres constitue un creuset pour la future Recherche. Ébauche silencieuse de l’œuvre, écrit Anna de Noailles dès 1923, naissance fragmentaire de l’œuvre que Robert Proust rêve de trouver dans les lettres qu’il publie en 1930 : si Anna de Noailles femme de lettres fut une muse exceptionnellement inspiratrice de Proust, ce n’est pas (les lettres qui ont survécu suffisent à le montrer) par ses commentaires critiques des écrits du romancier, c’est même à peine en lui donnant à lire et à méditer ses œuvres poétiques, c’est en fait en lui tendant ses poèmes comme des miroirs où devenir lecteur de soi-même.
C’est dire que la poésie et la prose d’Anna de Noailles vont être ici partout présentes, comme elles le sont de fait dans les lettres de Proust. Mais c’est pour considérer, selon les heureuses formulations de la destinataire, que ces lettres les font miroiter, les chargent de sens. Anna de Noailles croit comme Proust au solipsisme schopenhauerien28, et que « le monde est ma représentation ». Dès lors ce qui l’a au fond le plus marquée en présence de l’auteur de la Recherche, longtemps avant le projet même de la Recherche, c’est de l’avoir vu apparaître tout armé de sa pensée préformée, qu’il s’agissait seulement de trouver l’occasion de développer. Telle est la perspective qu’il faut donner à son « Souvenir de Marcel Proust » :
Marcel Proust n’interrogeait pas ; il ne s’instruisait pas au contact de ses amis. C’est à lui-même qu’il posait en silence de méditatives questions, auxquelles il répondait ensuite, dans sa conversation, dans ses actes, dans son œuvre, avec une inébranlable conviction qui communiquait à son visage onctueux de constant adolescent une sorte de dureté éphémère mais saisissante, et semblable à une inscription votive, gravée sur la pierre loyale.
Oui, bien que son attitude et le son de sa voix eussent une douceur extrême, ses conversations abondaient en affirmations, et nul cœur ne fut moins hésitant que le sien, ne douta moins de sa vérité. Il imposait ce qu’il estimait, se riait à bon escient du goût d’autrui, jugeait comme on constate, fermement, bravement, sans s’inquiéter d’être jugé lui-même. Il eût soutenu contre l’univers ses certitudes, et, gracieusement mais implacablement, parqué dans un désert formé par sa réprobation, ceux qui eussent voulu attenter à ses admirations enthousiastes29.
Anna de Noailles n’est pas la seule interlocutrice à qui Proust inspira cette intuition en sa présence. Nathalie Clifford Barney, d’abord interloquée par le monologue proustien, en conclut : « tout ce qu’il prend, il l’enrichit de lui-même. Et c’est moins la vie qu’il présente que sa sensibilité singulièrement travaillée au moyen de circonstances qui n’en sont que les divers aliments »30. Marie Scheikévitch note de son côté que « Marcel Proust avait cette même faculté [qu’Anatole France] de poursuivre devant un auditeur de hasard tout un développement de pensées qui le préoccupaient »31.
Tel est le sens de ce faux « échange » épistolaire : les lettres de Proust à Anna de Noailles, et même les lettres d’Anna de Noailles à Proust, peuvent être lues comme un texte continu s’élaborant selon un projet unitaire : une pensée, esthétique et romanesque, se développe, s’affirme au sein d’un continuum dans lequel viennent se fondre les passages lus dans les livres puis les lettres de la poétesse. Aussi ne peut-on s’arrêter à la prétendue flagornerie des missives proustiennes — deux fois prétendue, parce que Proust n’est pas le seul à l’époque qui compare l’auteur des Éblouissements à celui des Contemplations ; et parce que le flagorneur se parle lui-même plus qu’il ne flatte autrui. André Gide manque ici d’intuition ou du moins de recul, quand le volume des lettres, à sa parution en 1931, lui inspire ces réflexions : « Ces lettres de Proust à Mme de Noailles discréditent le jugement (ou la sincérité) de Proust bien plus qu’elles ne servent à la gloire de la poétesse. La flagornerie ne peut être poussée plus loin. Mais Proust connaissait assez Mme de N[oailles], la savait vaine et incapable de critique assez pour espérer que la louange la plus outrée lui paraîtrait la plus méritée, la plus sincère ; il jouait d’elle comme il jouait de tous. Et je vois dans ces flatteries éhontées moins d’hypocrisie qu’un besoin maniaque de servir à chacun ce qui peut lui être le plus agréable »32. Or on a vu qu’Anna de Noailles était capable de critique assez pour entendre dans ces éloges outranciers (elle en avait supprimé une partie dans son édition) essentiellement un monologue de grand penseur (mais Gide est ici influencé par la lecture du début du Livre de ma vie qui commençait à paraître au même moment dans les Annales — « indicible surenchère sur tout ce que l’infatuation littéraire et féminine a pu produire de plus outré »33). Quant à Proust, la flagornerie et la volonté d’être le plus agréable, visibles en effet, cèdent la place à la joie de provoquer en soi les plus fertiles trouvailles.
C’est là ce que nous voudrions montrer à présent. Le « dialogue » de Proust avec Anna de Noailles, parce que les lettres qui nous sont conservées lui donnent sa pleine intensité dans les toutes premières années du XXe siècle, nous permet d’observer, ainsi que nous y invitons34, une correspondance d’écrivain comme un support de sa vie psychique en continuel essor. Plus particulièrement, ces lettres offrent l’étrangeté qu’on y voit éclore les thèmes et jusqu’aux structures de la Recherche bien avant la conception, en 1908, de la Recherche. Proust a trouvé dans quelques œuvres exactement contemporaines, dont le Jean-Christophe de Romain Rolland, une préfiguration immédiate de l’œuvre en gestation35. Tel n’est pas le cas des recueils poétiques, ni même des quelques romans d’Anna de Noailles ; car les lisant, c’est en lui-même qu’il parle une œuvre qui n’existe pas encore consciemment, mais dont les composantes naissent sous sa plume en chargeant de sens, en faisant miroiter les vers et les phrases de la destinataire. Aussi, à présent que la valeur problématique de cet échange épistolaire a été posée dans sa généralité, voudrions-nous montrer comment Proust commentateur d’Anna de Noailles construit une Recherche avant la Recherche, comment il se coule dans les poèmes de sa destinataire pour structurer à long terme une œuvre qui pourtant est encore à naître.
Nous verrons d’abord comment naissent entre les vers et dans les phrases d’Anna de Noailles les fondations de la prochaine Recherche, puis comment y bourgeonne une multitude d’épisodes qui se répartiront pour finir sur toute la surface du cycle romanesque. Nous touchons là à une faculté extrême que manifeste Proust romancier, de faire précisément éclore en épisodes romanesques ce qui s’est offert devant ses yeux sous la forme originelle de trouvailles poétiques ; celles d’Anna de Noailles ne sont pas à ce point de vue les seules à fructifier sous la plume du romancier36. Si les lettres échangées avec Anna de Noailles présentent ici une singularité, c’est plutôt en ce qu’elles nomment avec une acuité qu’on ne retrouve nulle part ailleurs ce processus à la fois de trouvaille immédiate et de dépôt à long terme qui nourrit de façon si originale la correspondance de Proust.
On peut en effet supposer à l’usage, mais sans preuves explicites, que Proust observe les trouvailles qui éclosent dans ses lettres avec l’idée de les conserver dès lors pour un usage créateur à plus long terme. Mais comparant, un jour de juin 1902, Anna de Noailles au poète persan représenté par Gustave Moreau, l’épistolier s’arrête sur sa trouvaille et pour une fois ajoute en toutes lettres : « comparaison que je retiens pour si jamais un Calmette quelconque m’autorise à faire un article sur vous »37. Intuition première de l’article signé de Proust qui paraîtra cinq ans plus tard, dans le Supplément littéraire du Figaro le 15 juin 1907, sur Les Éblouissements38. Mais cet ajout, flatteur pour la destinataire, désigne une attitude littéraire plus générale, consistant à recueillir les trouvailles jaillies spontanément au fil des jours dans les lettres, parce que l’épistolier sait qu’elles prendront place un jour dans un contexte tout à l’opposé de celui qui les a vues naître, dans une œuvre composée en continuité. Ce jour-là, le « Calmette quelconque » ne sera plus le directeur du Figaro, mais l’inspiration même de l’écrivain, qui lui réclame de fait non plus un article, mais une page nouvelle et structurellement nécessaire dans son œuvre.
La lettre adressée à Anna de Noailles en juin 1904 sur « le vernis des maîtres » connaît une certaine célébrité, car on y reconnaît la genèse des considérations sur le fondu du style qui se développeront en diverses sections de la Recherche. Proust ce jour-là était en train de commenter Le Visage émerveillé, roman de la destinataire qui vient de paraître ; il tâtonne cependant et balbutie autour de son idée, qu’il reformule plusieurs fois comme il le fera presque systématiquement plus tard dans les versions préparatoires de la Recherche, et se souvenant pour finir qu’il est en train de s’adresser, non à lui-même, mais à autrui, il s’en excuse en ces termes, dans une parenthèse : « je sens que je suis moi-même incompréhensible à force de mal dire, mais cette idée me vient pour la première fois et je ne sais comment l’exprimer »39. Déclaration apparemment en tous points semblable, en réalité totalement opposée à celle qu’adressera l’architecte de la Recherche, désormais bien installé dans la construction de son cycle romanesque en 1919, à Jean de Gaigneron en qui il a reconnu un lecteur finement intuitif de son œuvre : « Et quand vous me parlez de cathédrales, je ne peux pas ne pas être ému d’une intuition qui vous permet de deviner ce que je n’ai jamais dit à personne et que j’écris ici pour la première fois : c’est que j’avais voulu donner à chaque partie de mon livre le titre : Porche I, Vitraux de l’abside etc. pour répondre d’avance à la critique stupide qu’on me fait du manque de construction dans des livres où je vous montrerai que le seul mérite est dans la solidité des moindres parties »40.
Anna de Noailles en 1904 et Jean de Gaigneron en 1919 ont en commun de se trouver les confidents d’une idée que Proust trace sur le papier pour la première fois. Mais celle confiée à Gaigneron répond à une intention de l’auteur, à un principe de composition tenu secret mais explicitement présent à l’esprit de l’auteur depuis qu’il a conçu et qu’il développe la Recherche ; alors que celle confiée à Anna de Noailles apparaît en même temps pour la première fois aux yeux de la destinataire et à l’esprit de l’épistolier, qui n’a pas encore d’œuvre en chantier où la développer, mais qui la sent si consubstantielle à ses interrogations esthétiques permanentes qu’il la recueille précieusement et avec émotion dans le continuum de sa pensée créatrice. La lettre de 1904 offre l’exemple exceptionnel d’un brouillon parlé, qui plus est d’une œuvre qui n’existe pas ; on y voit se déployer le double paradoxe d’une parole où les destinataires (autrui et en fait soi-même) entrent en concurrence et d’une trouvaille mise en réserve sans projet. La confidence faite ici entre parenthèses à Anna de Noailles se reproduira dans tous les brouillons de la Recherche, mais elle se réduira désormais à un monologue intérieur, et sera mise en acte par celui qui trace hâtivement et à tâtons sur le papier ses esquisses.
En juin 1902 cependant, l’épistolier feuilletant L’Ombre des jours qui vient de paraître, s’arrête aux fuchsias d’« Apaisement », et selon son habitude pose dans sa lettre à l’auteur une question qui contredit toute l’esthétique de son œuvre : « Quels sont ces jardins, où revoyez-vous ces fuchsias ? »41 Car reniant son esthétique idéaliste, selon laquelle, rappellera le narrateur du Temps retrouvé, « seule la perception grossière et erronée place tout dans l’objet, quand tout est dans l’esprit »42, celle que met d’ailleurs aussi en œuvre Anna de Noailles dans ses recueils et ses romans poétiques, faisant dire par exemple à Antoine Arnault, le héros de La Domination, regardant les étoiles : « Nuit, rameaux bruissants, Nature, vous n’êtes que dans ma pensée, je vous crée »43, — l’épistolier veut quant à lui savoir, en coulisses, de quelle réalité s’inspire le motif d’un poème : la perception grossière est donc dévolue aux lettres, la plus haute vérité étant réservée pour l’œuvre44. Publiant cette lettre en 1931, Anna de Noailles de son côté appose à cette question une réponse double. L’une est directe, et précise la localisation des fuchsias ; mais l’autre, on va le voir, montre sa pleine conscience de ce que leur dialogue littéraire et tous les éléments de leur amitié nourriront, mystérieusement parce qu’à long terme, un jour la Recherche : « Les fuchsias du jardin de notre villa d’Amphion, près d’Evian, en Haute-Savoie, sur les bords du lac de Genève. Marcel Proust vint souvent chez nous. Plusieurs récits et méditations de son œuvre, particulièrement l’attente de l’arrivée des trains, le soir ; le timbre vibrant de la gare ; l’animation des manœuvres poussant leur chariot sur les quais, cependant qu’un crépuscule lamartinien répandait sa poésie, sont des évocations d’Evian transposées »45. Inspiration trouvée dans l’univers de vie de la poétesse ; dans son œuvre bien plus encore. En novembre 1913, au moment où une large lacune va malheureusement interrompre pour nous le dialogue épistolaire entre les deux écrivains, ce dialogue en est arrivé de fait à un moment de vérité préparé depuis bien longtemps, puisque Anna de Noailles peut lire Du côté de chez Swann au moment où Proust découvre Les Vivants et les morts. Or le romancier avoue précisément à la poétesse — et la confidence, nous le savons maintenant, va au-delà du compliment flatteur : « D’ailleurs j’ai oublié mon livre ; je suis plongé dans Les Vivants et les morts et je dois dire pas comme je devrais, dans un esprit assez égoïste, pour y chercher des directions, des oracles »46. C’est-à-dire que le romancier feint de chercher en cours de création, dans l’œuvre de la poétesse, un nouveau souffle ; mais ce faisant, il énonce une réalité bien ancienne, son mode de lecture qui a toujours consisté à commenter apparemment les livres d’autrui pour en fait y susciter des oracles et y trouver secrètement des directions.
Avant d’apercevoir comment toute une série d’épisodes qui seront répartis sur la surface entière du cycle romanesque prend naissance, antérieurement pourtant à l’apparition du projet créateur, dans la lecture d’Anna de Noailles et la correspondance qui en résulte, il est plus notable encore que les recueils de la poétesse soient partie prenante dans les principaux fondements de la Recherche du temps perdu.
Pour commencer, Proust a, sinon découvert, du moins approfondi sa théorie de la mémoire involontaire au contact de l’œuvre d’Anna de Noailles. Jean-Yves Tadié le souligne, « on ne l’a pas assez remarqué : c’est à propos d’Anna de Noailles que Proust esquisse l’esthétique du Temps retrouvé »47. Le biographe pense ici au fait que dans Jean Santeuil, le portrait de la vicomtesse de Réveillon est de fait interrompu par tout un développement sur les phénomènes de mémoire qui annonce presque textuellement les articles théoriques de « L’Adoration perpétuelle »48. Mais seule sans doute la correspondance livre les tenants et aboutissants de cette constatation — à commencer par le fait que l’expression désignant ce chapitre théorique du Temps retrouvé s’élabore dans des lettres à Anna de Noailles : dès janvier 1904, Proust évoque La Renaissance latine, où ont paru les poèmes ensuite recueillis en volumes, « en tant que sanctuaire à jamais illustré par l’adoration perpétuelle de La nouvelle espérance et de L’Exhortation »49. Une lettre de l’année suivante dévoile même en partie le sens de cette dénomination : « Mais maintenant vous avez fait un dernier saut et vous avez touché non dans l’inconnu mais dans l’absolu »50. Si « L’Adoration perpétuelle » marque le terme théorique du cycle romanesque, c’est parce que la « recherche du temps perdu » tirait son mouvement d’une avancée dans l’inconnu, qui se clôt par un accès à l’absolu ; et cette transformation de l’inconnu en absolu explique le changement profond de perspective qui s’accomplit dans cet ultime épisode, substantiellement différent de tout ce qui le précède. On le voit à l’occasion, il n’y aura pas à s’arrêter sur les expressions dithyrambiques, assurément proches du ridicule, par lesquelles Proust installe sur un autel Anna de Noailles ; car ces formulations contiennent aussi bien le moyen de serrer au plus près l’esthétique de Proust.
Un lecteur attentif pourrait être surpris de découvrir que les recueils ni les romans de la destinataire ne contiennent à peu près aucun épisode, du moins aucune suggestion explicites de mémoire involontaire, comme on en rencontre au contraire aussi bien dans la prose de Chateaubriand que dans les poèmes de Baudelaire. Encore est-il à noter qu’un passage de La Domination en 1905 rappelait la pervenche de Rousseau51, qui avec la grive de Montboissier de Chateaubriand anticipe sur la madeleine chez Proust. Mais un examen des lettres dans lesquelles Proust passe au crible de son admiration les vers ou les phrases de la destinataire donne de ce mystère une importante clef : l’épistolier en effet interprète toutes les évocations de paysages par Anna de Noailles comme des détails ressuscités par la mémoire. Revenons aux fuchsias de L’Ombre des jours et examinons de plus près la question apparemment naïve de Proust : « Quels sont ces jardins, où revoyez-vous ces fuchsias ? »52 C’est-à-dire que le romancier ne lit pas les poèmes d’Anna de Noailles comme des descriptions de fleurs, de paysages, mais comme autant de souvenirs images, dirait ici le Bergson de Matière et mémoire (1896), reconquis sur la perte de la réalité dans l’oubli : « lui qui aimait en moi mon obstination à tout posséder et conserver », note très justement la poétesse dans son « Portrait de Marcel Proust »53. Consacrée à détailler les merveilles du monde naturel, l’œuvre d’Anna de Noailles restitue à un Proust reclus la réalité du monde extérieur — « moi, écrit-il en mai 1906, qui ne peux ni m’approcher de la nature, ni même avoir assez de bien-être physique pour me rappeler intimement sa douceur »54. Chaque poème, chaque alliance de mots dans un vers, se voient dès lors savourés comme un élixir de mémoire, comme le fruit d’une mémoire involontaire constamment en exercice. Et le romancier verra son optique confirmée quand il recevra, en 1906, de Maurice Barrès le Voyage de Sparte dont il loue la « dédicace inspirée » à Anna de Noailles — et l’on comprend pourquoi : « Les réminiscences involontaires qui soutiennent votre génie nous aident à comprendre les mystères de l’inspiration, et l’on voit dans votre âme, comme dans une ruche de verre, se composer les lourds rayons dorés »55.
Et de fait, le fragment de Jean Santeuil lie intimement poésie et mécanisme de la mémoire involontaire. Mais Proust lira l’essentiel des poèmes d’Anna de Noailles après l’abandon de ce premier roman, qui contient la théorie mais non l’épisode de la madeleine se résumant, on le sait, dans le jeu japonais56. C’est Marie Nordlinger qui envoya à Proust un tel jeu ; en publiant, dans le recueil des Lettres à une amie, la missive enthousiaste de Proust à l’origine du passage de Swann, elle ajoute : « Ce rapprochement pose devant la critique le curieux problème du rôle qu’il convient d’attribuer aux comprimés japonais dans la formation de la méthode proustienne »57. De fait, le japonisme de Proust58 s’est singulièrement nourri de celui d’Anna de Noailles, puisque l’épistolier cite dès 1904 le poème « Les Voyages » dans L’Ombre des jours, dont la sixième strophe évoque « Le Japon en vernis et la Perse en faïence »59 ; et qu’en 1907, dans sa chronique du Figaro sur Les Éblouissements, il cite cette comparaison des mains avec « un bol délicat / En porcelaine japonaise »60. Chez Proust cependant, de petits papiers indistincts jetés dans la tasse deviennent des personnages et ressusciteront tout le village de Combray. Or un jour de février 1911, Proust répond à une lettre d’Anna de Noailles qui nous manque par ces premiers mots : « Comme c’est amusant ce personnage que vous créez (comme le Putois de France) : la marquise d’Arpajon »61. Le romancier de la Recherche s’appropriera, quelques années plus tard, le nom de ce personnage né d’une lettre comme dans une tasse, et il n’est pas inintéressant dès lors de retrouver avec Philip Kolb le sujet du conte d’Anatole France intitulé Putois et racontant comment un personnage inventé de toutes pièces prend peu à peu une sorte de vie dans l’imagination de tout un village.
Frappante est de fait la formation de l’univers de Combray sous la plume de Proust lecteur des livres d’Anna de Noailles. Le processus n’est à vrai dire pas inexplicable, dans la mesure où cet univers s’est largement esquissé dans Jean Santeuil, comme on le voit à travers la liasse de feuillets regroupés par les éditeurs sous le titre « À Illiers »62, et où la préface à la traduction de Sésame et les lys de Ruskin, qui paraît en 1906 au Mercure de France, esquisse très directement de longs passages du chapitre « Combray » de Du côté de chez Swann, même si ce volume ni la Recherche elle-même ne sont encore en projet. Ce texte, publié d’abord dans La Renaissance latine le 15 juin 1905 (alors intitulé « Sur la lecture », il sera repris en 1919 dans Pastiches et mélanges sous le titre de « Journées de lecture »63), est par anticipation le seul morceau de la Recherche, avant Du côté de chez Swann on l’a vu, que Proust — les volumes dédicacés plus tard revêtiront une autre valeur — ait donné à commenter à Anna de Noailles, le seul morceau de la Recherche aussi qu’ait connu la mère de Proust, l’année même de sa mort. Mais on peut comprendre que le traducteur de Ruskin ait donné à lire sa préface à la poétesse, car il ébauche largement l’univers de Combray en lisant les livres de la destinataire ; on le voit aux détails qu’il en retient — jusqu’à « l’épicerie décorative » qu’il relève dans La Domination64, et qui sera l’épicerie Borange à Combray65.
L’ atmosphère provinciale du futur Combray se forme peu à peu dans le creuset des poèmes d’Anna de Noailles. Ayant lu dans La Renaissance latine du 15 juillet 1903 le poème « La prière devant le soleil » qui sera recueilli dans Les Éblouissements, l’épistolier l’année suivante déforme de façon significative « Soleil du vieux cadran des petits presbytères » en « le touchant cadran solaire provincial »66. Mais ce n’est pas seulement une atmosphère que le lecteur bientôt créateur constitue lentement, c’est l’idée de la structure de Du côté de chez Swann qui se fait jour en 1904, et que ne reflète pas encore « Sur la lecture » écrit au même moment. Proust redemande en effet à la poétesse un numéro de la Revue des Deux Mondes pour y retrouver une citation « où vous disiez qu’il fallait se dépêcher d’aimer la nature pendant qu’on était enfant parce qu’après cela une fois l’amour venu on ne voyait plus rien du tout ». Il s’agit du poème « Déchirement », qui sera lui aussi repris dans Les Éblouissements :
— Enfants, regardez bien toutes les plaines rondes,
La capucine, avec ses abeilles autour,
Regardez bien l’étang, les champs, avant l’amour,
Car après l’on ne voit plus jamais rien du monde67.
On comprend pourquoi, à court terme, Proust avait besoin de cette citation, quand on la voit reparaître dans les notes de la traduction de La Bible d’Amiens68 qui est publié la même année. Mais à plus long terme, ce poème contient le principe latent de la composition de Du côté de chez Swann ; il indique le sens de la juxtaposition des deux chapitres « Combray » et « Un amour de Swann » : ici tout part des impressions ressenties dans la nature, parce que par opposition, la passion jalouse de Swann aussitôt après analysée dans le détail montrera l’âge où cette plongée spontanée et poétique dans les paysages est devenue une possibilité révolue.
Retenons de cette lecture particulièrement fructifiante deux leçons en elles-mêmes très générales. La première est la technique d’isolation qui fait choisir par Proust dans le livre lu le fragment qui, par son importance, irrigue son sens dans tout le reste de l’œuvre qu’il tient entre ses mains. Marie Scheikévitch en témoigne, « il avait le don particulier de trouver dans chaque ouvrage les passages importants et d’en garder le souvenir »69. C’est ce qui lui permet de découvrir dans quatre vers d’Anna de Noailles le concept d’enfance se confondant avec celui de regard sur le monde, à l’œuvre dans toute sa poésie. Mais du côté de Proust lui-même, nos déductions inviteraient à retrouver de l’intérêt à deux perspectives pourtant très fortement dévalorisées dans la critique moderne : les intentions de l’auteur et l’étude des sources. Le cas en effet que nous venons d’isoler montre qu’un écrivain peut déduire d’une lecture à la loupe, non un rapprochement anecdotique avec ses propres écrits, mais l’idée de toute une structure encore à venir : en quoi une étude des sources n’est pas aussi vaine et gratuite qu’on l’a dit, car loin de nous détourner de l’œuvre, elle nous aide par un biais imprévu à descendre dans ses significations fondamentales70. Par ailleurs, il n’est pas davantage réducteur, pour la compréhension de cette œuvre, de rechercher, et même en détail, les intentions de son auteur ; car ces intentions d’auteur — surtout si on peut les connaître, chez un écrivain moderne, grâce à un ample reliquat d’écrits annexes comme ici — sont extrêmement nombreuses, diversifiées : l’étalonnage n’en est jamais terminé, par quoi leur recherche minutieuse participe de cet entretien infini avec les œuvres que Maurice Blanchot voit à la source de la critique.
Toute la Recherche partira donc des impressions dans la nature recueillies à Combray, en tant qu’étape d’ouverture première à la vie que les apprentissages ultérieurs rendront impossible à connaître de nouveau. Mais un autre passage isolé à la loupe chez Anna de Noailles permet d’apercevoir à la source de « Combray » la vision du monde que procurent les vitraux colorés de l’église. En juin 1904, Proust lit Le Visage émerveillé ; il y repère ce passage : « Les vitraux sont bleus, jaunes et violets. Je sais que, quand ce jeune homme est là, il oublie la ville qui est dehors, et les gens de la ville ; il voit l’univers comme je le vois, bleu, jaune et violet ». En recopiant dans sa lettre ces derniers mots, l’épistolier souligne plusieurs fois les trois mots de couleurs71. L’enfant de « Combray » vouera lui aussi une admiration éperdue aux vitraux multicolores de l’église Saint-Hilaire72. Mais la nouvelle lettre, envoyée peu après à Anna de Noailles, extrait de cette notation tout son symbolisme esthétique. C’est la lettre déjà rencontrée sur « le vernis des maîtres » : l’épistolier commence donc par y définir le roman de la destinataire comme un livre « un, baigné dans une même atmosphère, baigné tout entier, où les couleurs se commandent les unes les autres, sont complémentaires, comme une matinée de printemps au jardin vue d’une salle à manger à verres de couleur avec un store à demi baissé »73. C’est le moment de noter qu’une telle fenêtre existe à Illiers, dans la maison de la tante Elizabeth qui deviendra dans la Recherche la tante Léonie : tout visiteur peut encore aujourd’hui voir cette fenêtre divisée en vitraux diversement colorés et donnant sur le jardin. Proust est visiblement en train de concevoir cette première mouture de « Combray » que sera en 1905 « Sur la lecture » ; et la suite de la lettre offre l’intérêt curieux de voir le lecteur d’Anna de Noailles, tout occupé à définir le mystère du style fondu (c’est ce qu’on a généralement retenu), commencer en même temps à raconter Combray, jusqu’aux marches de l’escalier et surtout le moment où « on ferme une fenêtre dans un magasin au soleil, sur une place », qui se retrouvera sous la plume du narrateur de « Combray » se souvenant : « je savais exactement la couleur qu’avait le soleil sur la place, la chaleur et la poussière du marché, l’ombre que faisait le store du magasin où maman entrerait peut-être avant la messe »74. C’est comme par une coulée d’écriture dans son commentaire que l’univers de Combray se forme au moment où Proust s’attache péniblement à définir la notion de style.
L’idée exprimée par Anna de Noailles dans Le Visage émerveillé est que c’est à travers ces verres colorés que se développe une vision poétique du monde. Proust, à cette lecture, retrouve secrètement le souvenir de la maison d’enfance à Illiers. Et dans « Sur la lecture », le traducteur de Ruskin ne mentionnera que « les petits carreaux rouges que mon oncle avait intercalés au haut des fenêtres », mais il fait de la lecture même « des pensées cueillies, semblait-il, dans ces ciels trop beaux, ces ciels versicolores et comme reflétés des vitraux de l’église »75. Que ces visions colorées aient pu apparaître au jeune Marcel Proust fondatrices d’une vision du monde, c’est ce que suggère dans Du côté de chez Swann la projection, à valeur inaugurale, de lanterne magique76 — par laquelle le regard de l’enfant, comme celui du lecteur de la Recherche, s’ouvre sur l’univers. L’association de cette projection avec les verres colorés était déjà présente dans Jean Santeuil77 — l’apparition des images s’y faisait « en clarté rouge, bleue et violette ». Ce que le romancier trouve donc en fait dans la lecture du Visage émerveillé, c’est le lien entre ces visions colorées et une vision du monde. Aussi restera-t-il toujours attaché à ce qui rejoint ce motif dans l’œuvre d’Anna de Noailles : durant l’été 1909 encore, à Cabourg, faisant apprendre à des jeunes gens des poèmes des Éblouissements, il peut rapporter plaisamment à l’auteur qu’« un autre, au nom de l’Optique, demandait si le soleil peut mettre son prisme dans un vitrail », par allusion au cinquième vers du poème « Paganisme » — « Où, comme un chaud vitrail, le soleil met son prisme »78. Souvenir doublement autobiographique pour le romancier, dans la mesure où la lecture d’Anna de Noailles a réveillé en lui une réelle impression poétique à Illiers, mais qui s’est investie d’un sens nouveau et général en lisant Le Visage émerveillé, selon une découverte en deux temps.
Et sans que la poétesse ait su pourquoi, le romancier lui gardera une secrète reconnaissance d’avoir suscité cette trouvaille à répétition. C’est ainsi qu’en 1912, la description de l’église à Combray paraît en avant-première, sous le titre « L’église de village », dans Le Figaro du 3 septembre. Anna de Noailles, dans une lettre perdue, le félicitait de ce morceau de prose poétique ; les mots par lesquels Proust lui répond méritent d’être observés : « Cela me paraît trop beau que vous vous prêtiez fût-ce un instant à obscurcir votre vision des choses en consentant à regarder par mes yeux »79, car le narrateur de La Prisonnière exprimera un jour la même idée à l’envers, en soulignant que par l’art seulement, nous pouvons « voir l’univers avec les yeux d’un autre »80. Lire, c’est aujourd’hui par modestie obscurcir sa vision en adoptant celle de Proust, parce qu’un jour, lire Anna de Noailles fut éclaircir sa vision dans la lumière d’un vitrail qui en symbolise la formation. Quant à l’idée de voir l’univers avec les yeux d’un autre, ce fut d’abord, pour Proust lecteur si minutieux des poèmes d’Anna de Noailles, dire l’univers avec l’alphabet d’une autre ; c’est ce qu’exprime cette flagornerie de 1905 : « Madame c’est si doux de jouer avec tous les mots de vos livres qui sont maintenant l’alphabet sacré de toute pensée que je vous écrirais indéfiniment sans songer à ce qu’il y a d’absurde, d’audacieux et de dérisoire à retenir ainsi votre pensée »81.
La lecture d’Anna de Noailles se fixera pour Proust dans l’image d’une fenêtre ouverte sur le monde. Venant de la lire encore en 1913, l’épistolier ajoute : « Que j’aimerais vous revoir, dans cette chambre où vous avez devant votre fenêtre un jardin, une villa, tout un paysage immense et minuscule qui tient dans le vitrage ; la Perspective avec ses rapetissements d’infini est le plus ingénieux des Jardiniers japonais »82. Cette fenêtre et cette perspective — où l’on retrouve le Japon — sont surtout celles de l’œuvre, et Proust ici fait allusion à ce qu’il écrivait des Éblouissements en 1907 : « bien souvent les moindres vers des Éblouissements me firent penser à ces cyprès géants, à ces sophoras roses que l’art du jardinier japonais fait tenir, hauts de quelques centimètres, dans un godet de porcelaine de Hizen »83.
En ce tout début du siècle, où sont en chantier tous les motifs de la future Recherche non encore conçue, les uns ayant connu une première mise en forme dans Jean Santeuil, les autres restant totalement à naître, il apparaît dans ce contexte de vitraux et de vitrages que se prépare, à la lecture d’Anna de Noailles, ce passage du Côté de Guermantes où le narrateur expliquera comment son admiration pour Bergotte est remplacée par la découverte d’un « nouvel écrivain », et développera dès lors la parabole de cet opticien qu’est l’artiste, lequel tend au lecteur, au public, des verres colorés par lesquels il lui fait redécouvrir de monde84. Mais il y faut un effort de lecture, comparé à une pénible ascension le long de la phrase, en raison de l’agencement nouveau des mots qu’elle propose et qui contrarie les habitudes de pensée. L’une des phrases à gravir comme une colline est : « Les tuyaux d’arrosage admiraient le bel entretien des routes ». On sait85 que l’exemple s’inspire de la « Nuit à Châteauroux » que Jean Giraudoux publie dans la Nouvelle Revue française le 1er juillet 1919 (Le Côté de Guermantes II paraît en avril 1921). Mais le cadre général de l’épisode s’est mis en place beaucoup plus tôt — autour de 1905 — en lisant Anna de Noailles, et non nécessairement sa prose. Dès janvier 1904, l’épistolier isolait « l’arrosoir » qui apparaît dans « Déchirement »86. Surtout, il décrit tout au long de l’année 1905 l’effort salutaire que nécessite une lecture qui bouscule le rapport habituel des choses dans le monde. Découvrant ainsi La Domination qui vient de paraître, il fait des haltes sur les phrases et poursuit sa route : « Maintenant par les chemins douloureux et sublimes aux hauteurs où vous m’avez mené, […] je suis obligé de feuilleter en arrière, chaque page bouleversant mon cœur, pour retrouver les mots eux-mêmes »87. La lecture un peu plus tard dans Le Figaro de nouveaux poèmes ramène la même image sous la plume du thuriféraire, qui tient à dire à l’auteur « avec quelle émotion j’ai gravi ce matin dans le Figaro jusqu’à votre apogée de génie ». De poème en poème se dessine un chemin escarpé, car « à peine on a eu l’inouï » (et deux vers sont cités), « on se relève à peine qu’on retombe écrasé par ceci » (et une nouvelle citation)88.
Le morceau sur le nouvel écrivain se termine cependant par cet ultime apologue en image : « Tel est l’univers nouveau et périssable qui vient d’être créé. Il durera jusqu’à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux »89. Revenant globalement en 1905 sur La Domination, l’épistolier dessinait déjà la mise en image planétaire de la nouveauté en littérature et en art : « Je suis encore si ébloui de cette Domination, c’est un livre si en dehors de tous les autres, c’est une si merveilleuse planète conquise à la contemplation des hommes, mais si récemment encore, et si différente de tout ce que nous voyons sur la terre, que je ne peux pas juger très nettement »90. Tel sera bien le sujet de la page du Côté de Guermantes : le travail d’accoutumance auquel doit se livrer le public en présence d’une nouvelle œuvre, à cause de quoi il y a toujours décalage entre un artiste et son temps, ce que souligne Proust découvrant un mois plus tard les poèmes d’Anna de Noailles : « Je ne me figure pas bien la sensation historique qu’une pareille œuvre peut dès maintenant causer »91. Le narrateur du Côté de Guermantes soulignera : « Les gens de goût nous disent aujourd’hui que Renoir est un grand peintre du XVIIIe siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu’il en a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût salué grand artiste »92. C’est dans la chronique du Figaro consacrée en 1907 aux Éblouissements que Proust avait formulé cette idée ; après avoir de fait salué le recueil comme « le chef-d’œuvre peut-être, de l’impressionnisme littéraire », il ajoutait incidemment : « Notons au passage des ‘homards bleus’ dont la couleur fera un peu de tapage, puis qui plairont à tous comme les ‘hérons bleus’, les ‘flamands roses’, les ‘ours enivrés de raisin’ et ‘les jeunes crocodiles’ du début d’Atala qui, à l’époque, firent crier certains yeux et se sont fondus depuis dans la délicieuse couleur de l’ensemble »93. On le voit, bien des articles théoriques, et pas seulement réservés au Temps retrouvé, naissent dans les interstices des œuvres d’Anna de Noailles.
Un thème majeur de la flagornerie proustienne, à l’apparition de chaque nouvel écrit de la poétesse, est l’ascension perpétuelle d’une œuvre à l’autre, que l’on doit constater sans renier les livres précédents. Si Proust ratiocine avec une bien étrange insistance sur cette question, c’est (songeons-y avant de nous agacer) parce que s’y creuse peu à peu l’insondable sujet de la future Recherche — la vocation. Celle du héros proustien s’éveille dès l’époque de Combray, en écrivant une page sur les clochers de Martinville94 dont l’écriture lui procure une joie que le narrateur rapporte avec humour : « quand, au coin du siège où le cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier les volailles qu’il avait achetées au marché de Martinville, j’eus fini de l’écrire, je me trouvai si heureux, je sentais qu’elle m’avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient derrière eux, que, comme si j’avais été moi-même une poule et si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête ». Une esquisse du Côté de Guermantes fait apparaître vers 1910 cette comparaison : elle repose sur l’idée de plume commune à celui qui écrit et au poussin qui éclôt95. Mais dès 1904, en lisant Le Visage émerveillé d’Anna de Noailles, l’épistolier est tombé en arrêt devant la couleur vive d’un œuf cassé qu’il va, une fois encore, charger de sens, bénissant « le merveilleux génie qui nous entr’ouvre le secret de toutes choses, devant qui toutes les apparences tombent et pour qui la pensée (la fleur) a comme elle peut avoir pour Dieu, ‘sur ses pétales de velours de violet96 une tache d’un beau lisse vive et luisante comme si, tombé de l’arbre, un œuf de roitelet se fût cassé là’. Ainsi enlevez-vous de dessus toutes les choses le gris brouillard qui n’est que l’émanation de notre médiocrité et nous découvrez-vous un univers inconnu que dans nos heures les plus divinatrices nous avions pressenti et où tout est vérité et beauté »97. Ainsi en est-il des clochers, qui voilent d’abord leur signification ; ce sont bien ce que Jean-Pierre Richard a appelé chez Proust des objets herméneutiques98, enclos dans un espace de la signification interdite – voile, couvercle, écorce, enveloppe. Mais à un certain moment l’écorce se déchire : « Bientôt leurs lignes et leurs surfaces ensoleillées, comme si elles avaient été une sorte d’écorce, se déchirèrent »99. Le principe de l’objet herméneutique est présent dans la lettre, sous la forme d’abord du brouillard puis de l’œuf cassé ; mais Proust ne dispose pas encore d’une scène propre à entourer cet embryon de théorie mise en image. Il revient toutefois sur cette image de l’œuf cassé tout à la fin de sa lettre, pour en dégager une nouvelle signification : la vision poétique est œuf au sens où son authenticité la situe à un stade « antérieur à toute littérature »100. Une fois capturés les clochers de Martinville près de Combray, la vocation du héros de la Recherche sera bien née, mais encore dans l’œuf ; et il faut encore comprendre que l’inspiration n’est pas le fait d’un littérateur consommé, mais au contraire antérieure à toute littérature.
Les considérations de Proust épistolier, ici en 1904 et dans une lettre à Anna de Noailles, se traduiront dans un épisode du Côté de Guermantes, dont la deuxième partie paraît en 1921. À Paris, le héros retrouve Robert de Saint-Loup par une soirée de brouillard. Pareille atmosphère lui rappelle vaguement un souvenir de Combray, qui reste non identifié ; et le héros choisit de n’y plus penser et de sortir avec son ami. Mais le narrateur quant à lui, dans sa vision rétrospective, ajoute qu’une recherche plus approfondie ce jour-là de l’analogie du souvenir lui aurait évité ainsi « le détour de bien des années inutiles par lesquelles j’allais encore passer avant que se déclarât la vocation invisible dont cet ouvrage est l’histoire. Si cela fût advenu ce soir-là, cette voiture [qu’il prend avec Saint-Loup] eût mérité de demeurer plus mémorable pour moi que celle du docteur Percepied sur le siège de laquelle j’avais composé cette petite description — précisément retrouvée il y avait peu de temps, arrangée, et vainement envoyée au Figaro — des clochers de Martinville ». La réminiscence ne se fait pas, les amis partent : « Robert en arrivant m’avait bien averti qu’il faisait beaucoup de brouillard, mais tandis que nous causions il n’avait cessé d’épaissir »101. La lettre de 1904 constitue le creuset de cet épisode : la page écrite sur les clochers de Martinville équivalait à l’époque à l’éclosion d’un œuf. Mais aujourd’hui, l’œuf n’éclôt pas et le brouillard s’épaissit. La lettre expliquait que ce brouillard est celui de la vision commune, de notre médiocrité routinière, et que l’œuf cassé représente l’apparition de l’originalité poétique. Ainsi la lettre permet-elle le déchiffrement du symbole de cet épisode, dans lequel incidemment nous est révélé le sujet le plus général mais caché de la Recherche du temps perdu — l’histoire d’une vocation.
Et de fait, il faut lire ici tout entière cette longue lettre qu’un soir de juin 1904, le traducteur de Ruskin écrit à la parution du roman d’Anna de Noailles Le Visage émerveillé : elle porte tout entière sur l’ascension non préméditée mais raisonnée de chaque œuvre nouvelle par rapport aux précédentes, et sur le fond de tableau que constituent rétrospectivement les poèmes plus anciens à l’apparition des récents romans102. Ces profondes considérations, auxquelles se livre un écrivain au moment où lui-même progresse méthodiquement vers une grande œuvre qui n’est pas encore parvenue à sa conscience, Proust les a mises en image dès 1901, quand Anna de Noailles lui confie des poèmes qui vont paraître recueillis dans Le Cœur innombrable. La prédiction grandiloquente formulée alors par l’épistolier dessine rien de moins que l’esquisse d’un passage de Du côté de chez Swann, dont le symbolisme esthétique se trouve ainsi par avance éclairé :
Ce qui tombera de votre cerveau sera toujours précieux comme sera toujours fine l’odeur des fleurs d’aubépine. Seulement cette sécurité n’était pas tranquillité parce que dans ces miracles certains que produisent, suivant des lois instinctives, les esprits poétiques, il y a tout l’imprévu de la pensée et du sentiment, que c’est un secret chaque fois nouveau, une réalité individuelle qui n’apparaîtra pas une seconde fois à quoi ils nous initient, ce qui fait qu’une rose ressemble à une rose, mais qu’une poésie ne ressemble pas à une autre poésie. J’étais certain d’avoir de l’aussi bien mais je m’attendais à du nouveau. Et en l’un ni en l’autre je n’ai été trompé.103
Notons que « l’épine blanche » est évoquée dans un poème du Cœur innombrable intitulé « L’amoureux été », à la fin duquel il est question de « respirer librement sur les feuilleuses branches / Le parfum des bourgeons et de l’épine blanche »104. Et comme le dit si bien Anna de Noailles, Proust lecteur fait miroiter, charge de sens ces deux vers qui mettent en route une réflexion poétique sur le cheminement d’une vocation — car de l’aubépine à la rose, la lettre esquisse sans le savoir le passage bien connu de « Combray » sur la haie d’aubépines, ou plutôt sur son heureuse exception :
Alors me donnant cette joie que nous éprouvons quand nous voyons de notre peintre préféré une œuvre qui diffère de celles que nous connaissions, ou bien si l’on nous mène devant un tableau dont nous n’avions vu jusque-là qu’une esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement au piano nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l’orchestre, mon grand-père m’appelant et me désignant la haie de Tansonville, me dit : « Toi qui aimes les aubépines, regarde un peu cette épine rose ; est-elle jolie ! » En effet c’était une épine, mais rose, plus belle encore que les blanches.105
La comparaison apparemment décorative donne en fait la signification et, nous le voyons maintenant, l’origine de l’épisode. Le lecteur du Visage émerveillé en 1904 écrivait : « les Poèmes n’apparaissent plus que comme des sortes d’esquisses qui auraient la valeur du fond d’un tableau ici »106. Et dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, la nouveauté imprévisible mais pourtant logique de chaque phrase de Bergotte sur les précédentes, forme « le rameau chargé de fleurs bleues qui s’élance contre toute attente, de la haie printanière qui semblait déjà comble »107.
Lisant année après année romans et recueils poétiques d’Anna de Noailles, Proust médite donc sur le cheminement de la vocation108, qui sera le sujet principal de la Recherche du temps perdu — « la vocation invisible dont cet ouvrage est l’histoire »109. Pour évoquer cet instinct aveugle mais sûr qui guide l’artiste et lui permet de progresser toujours dans le même sens de moment en moment, l’épistolier affectionne l’image du pigeon voyageur. Celui qui déclare en 1908 : « le talent choisit, le génie oriente »110 et notait parallèlement dans un projet d’article : « tout s’enchaîne dans une vie d’artiste suivant l’implacable logique des évolutions intérieures »111, évoquera, à partir de 1919, « l’allégorie d’un pigeon voyageur qui ramène au lieu d’où il est parti »112 — sinon que la vocation au contraire conduit invinciblement là où l’artiste n’est jamais allé. Il redéfinira en 1921 « cette justesse qui élit le réel dans l’infini des possibles — avec la certitude du ramier suivant la route invisible »113, qu’il s’applique à lui-même dans une lettre voisine ainsi formulée : « Je travaille comme un insecte dont l’instinct (la fatigue m’empêche de continuer) »114, mais nous avons compris.
Tout cela, le romancier de la vocation semble le développer dans les dernières années de sa vie. Revenons pourtant à la lettre de 1901, partant de l’aubépine dans Le Cœur innombrable pour en déduire une progression créatrice jusqu’à l’apparition de la rose. Après avoir souligné qu’« une nature géniale a son infaillibilité comme la nature », l’épistolier relève deux fois le motif du pigeon, en effet récurrent dans le recueil115. Mais à cette heure, la vocation de Proust n’est pas encore accomplie, et le sujet de la Recherche non encore trouvé — d’où est sans doute résulté l’abandon de Jean Santeuil. La métaphore du pigeon voyageur, identifiée chez Anna de Noailles, reste donc latente ; elle ne s’explicitera que vingt ans plus tard, au soir de la création.
Dans la lettre de 1901 sur l’aubépine, Proust rapporte à Anna de Noailles que deux ans plus tôt, il ne connaissait d’elle que deux vers (ils avaient paru dans La Revue de Paris le 1er février 1898, ce qui permettrait de dater plutôt le passage de Jean Santeuil sur la vicomtesse de Réveillon de 1899, malgré l’âge donné au personnage, correspondant à 1895) :
Mais qu’importe aux étés ivres d’éclosion
Ce que pèse à l’hiver la poussière des roses.
« Je demandais, poursuit-il, à qui pouvait en détenir d’autres, n’en savez-vous pas, ayant senti s’éveiller en entendant ces deux vers, une nouvelle passion littéraire que je ne savais comment contenter, comme la première fois que j’ai vu un Gustave Moreau et que j’ai entendu une mélodie de Fauré »116. À l’origine de l’interaction littéraire entre Proust et Anna de Noailles se met ainsi en place un dernier pilier de la future Recherche, la triade Bergotte-Elstir-Vinteuil, puisqu’à côté des livres du doux chantre, on rencontre dans le cycle romanesque « un grand artiste à nom fictif, qui symbolise le grand peintre dans mon ouvrage comme Vinteuil symbolise le grand musicien genre Franck »117.
Par là, Anna de Noailles esquisse en elle diversement les trois grands artistes de la future Recherche. En 1905, Proust lecteur de La Domination y isole ce qu’il appelle « les promesses infinies de la musique », ce qui correspond à cette exclamation du chapitre XVII : « Musique ! hôte total, qui envahissez sans qu’on discerne, qui promettez plus que l’amour ! »118 C’est ce dont prend conscience Swann durant la soirée chez la marquise de Saint-Euverte119, au moment où il découvre enfin la sonate de Vinteuil, comme l’épine rose à Combray, « revêtue des couleurs de l’orchestre » et lui permettant dans une intuition momentanée de dépasser sa passion jalouse ici finissante pour Odette. Ce passage, d’inspiration encore schopenhauerienne, se rapproche de la pensée d’Anna de Noailles, puisqu’on trouve consignée, à l’aube de la Recherche, dans le Carnet 1 cette note : « Schopenhauer et Noailles »120. Peut-être est-ce la raison pour laquelle le romancier, à la parution de Du côté de chez Swann, recommandera à la poétesse de lire « surtout toute la seconde partie du chapitre appelé ‘Un amour de Swann’ »121 où se trouve cet épisode ; peut-être est-ce pour le passage, d’ailleurs voisin, sur les phrases de Chopin122, alors que, rapporte Marie Scheikévitch, Anna de Noailles écoutait par prédilection sa mère, la princesse de Brancovan, jouer du Chopin, avant d’écrire un poème123.
Du peintre Elstir tel qu’il s’incarnera dans la Recherche, la poétesse traverse les trois périodes successives que le narrateur des Jeunes filles, mis en présence des tableaux impressionnistes de l’artiste dans son atelier à Balbec, détaille ainsi : « Le plus grand nombre de ceux qui m’entouraient n’étaient pas ceux que j’aurais aimé le plus voir de lui, les peintures appartenant à ses première et deuxième manières, comme disait une revue d’art anglaise qui traînait sur la table du salon du Grand Hôtel, la manière mythologique et celle où il avait subi l’influence du Japon »124. On se souvient que les motifs japonais sont fréquents dans la poésie d’Anna de Noailles, ce qui n’est pas étranger à l’épisode futur de la madeleine chez Proust ; et qu’à l’origine, le jeune romancier s’est senti pris de passion pour quelques vers de son inspiratrice comme devant les toiles (mythologiques) de Gustave Moreau, inspiratrice à laquelle il compare plus précisément la toile du Poète persan. Mais l’art de la poétesse lui semble triompher dans l’impressionnisme des Éblouissements, ce qui lui donne l’occasion de définir les futures « métaphores » d’Elstir dès sa chronique de 1907 — « métaphores qui recomposent et nous rendent le mensonge de notre première impression »125. « C’est le génie même du paysage impressionniste », écrivait-il dès 1904 dans une lettre126, à la fois par la manière de disposer dans le poème des taches de couleur, et parce que le lecteur des poèmes qui seront recueillis trois ans plus tard dans Les Éblouissements a tôt fait d’y prélever par prédilection les ponts japonais à la Monet, « les petits ponts et les Chinoises vertes » de « L’enivrement » et « les ponts emmêlés d’azur et de métal » d’« Un matin »127. Il isole en 1905, dans le chapitre XV de La Domination, le passage où s’esquissent le paysage et jusqu’à l’allégresse qu’il dessinera un jour dans la toile imaginaire d’Elstir, « Le Port de Carquethuit »128 : « Ils arrivèrent à Florence […] un de ces jours où la terre est comme un navire, avec des matelots qui chantent et de l’espoir tout autour d’eux ; où le ciel glisse et se dissout, et, puisant dans son bonheur, détache des portions d’azur et les fait flotter vers les hommes »129. En 1909 encore, Proust isole au sein d’une évocation de Strasbourg que vient de publier Anna de Noailles dans Les Marches de l’Est, un paysage « où les toits brillaient comme les pêcheries de Catane »130. Le commentaire même de cette toile se prépare dès 1905, quand Proust déclare à la poétesse : « il me semble que j’ai le désir et la vénération des choses quand vous les avez nommées, comme Dieu qui créa en nommant »131 — idée qui se nuancera dans les Jeunes filles, s’agissant des marines d’Elstir, sous cette forme : « j’y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu’en poésie on nomme métaphore et que si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu’Elstir les recréait »132. Faut-il comprendre qu’Anna de Noailles, qui nomme les fleurs et les paysages par leurs noms, est le contraire d’un poète ? Ou bien plutôt, de la lettre écrite en 1905 au tome de la Recherche paraissant en 1919, la pensée n’a-t-elle pas été reprise et affinée ?
Les liens entre Anna de Noailles et l’écrivain Bergotte dans la Recherche sont cependant les plus profonds. En 1905, Proust lit La Domination : « j’irai en automobile pour connaître la route blanche qui se précipite dans un arceau d’azur. Et si un jour de voyage m’est concédé ce sera pour aller dormir à l’Hôtel de la Noble Rose »133 — exactement comme le héros à Combray lira Bergotte : « Si mes parents m’avaient permis, quand je lisais un livre, d’aller visiter la région qu’il décrivait, j’aurais cru faire un pas inestimable dans la conquête de la vérité »134. Or il n’en est rien, selon l’esthétique de la Recherche, et l’épistolier pour flatter sa destinataire s’autorise un rêve fautif que s’interdira le narrateur du Temps retrouvé en ces termes : « Des impressions telles que celles que je cherchais à fixer ne pouvaient que s’évanouir au contact d’une jouissance directe qui a été impuissante à les faire naître. La seule manière de les goûter davantage, c’était de tâcher de les connaître plus complètement, là où elles se trouvaient, c’est-à-dire en moi-même, de les rendre claires jusque dans leurs profondeurs »135.
Ce n’est pas la première fois que nous voyons Proust épistolier mentir, non véritablement aux autres, mais bien plutôt à soi-même, en adoptant devant autrui une attitude que son esthétique stigmatisera. Et il est difficile de déterminer si c’est parce que l’écrivain encore jeune adoptait pour l’instant cette attitude sincèrement, en attendant que le mûrissement de sa pensée l’amène à la rejeter doctrinalement ; ou si bien plutôt il ne se coule pas sciemment dans un contresens esthétique pour mieux l’éprouver de l’intérieur, en sorte que l’interlocuteur ne peut savoir qu’il assiste, à travers une allégation flatteuse mais menteuse, à une expérimentation prenant place dans un apprentissage à long terme, chez le locuteur, de sa propre pensée. À quoi l’on peut ajouter que le romancier est plus ménager de son lecteur que l’épistolier, car l’auteur de Du côté de chez Swann confie à son lecteur : « j’aurais cru faire un pas inestimable », ce qui réserve l’espace d’une possible rectification ultérieure. L’épistolier énonce à ses interlocuteurs ce qu’il tient pour des erreurs comme ses convictions les plus sincères du monde. L’auteur de la Recherche entend pour finir éduquer durablement son lecteur ; Marcel Proust dans ses lettres n’a à proposer aucun apprentissage particulier à la société de son temps : saisissante différence.
Anatole France peut être considéré comme le principal modèle du personnage de Bergotte. L’idée de l’incarner dans un roman s’est dessinée sur les pas d’Anna de Noailles. Symbolique est ici ce fameux dîner organisé chez Proust autour du 6 mai 1901, au cours duquel la poétesse du Cœur innombrable et l’auteur de Sylvestre Bonnard devaient être réunis (la première sera en fait absente) parce que Cora Laparcerie, actrice de l’Odéon, récite de leurs œuvres devant les invités. Mais plus précisément pour l’élaboration à long terme de la Recherche, l’épistolier devine en 1905 que dans le chapitre II de La Domination, le « grand écrivain » doit être Anatole France136. Et quand peu après la poétesse lui commente sa préface « Sur la lecture » qui vient de paraître en prépublication, le début de sa lettre esquisse nettement (en en donnant la source) le déjeuner au cours duquel le héros des Jeunes filles aura l’émotion de découvrir Bergotte : « Vous pensez bien que ce qu’Antoine ressent quand il est invité chez le grand écrivain père de Corinne ne peut donner une idée de mon émotion »137.
La situation chez Anna de Noailles est différente. Le héros, Antoine Arnault, est un jeune héros qui, après la publication de son second livre, reçoit avec émotion une invitation du plus grand écrivain de l’époque de venir séjourner chez lui à la campagne, ce qu’il fera durant un mois. Mais la déconvenue éprouvée en présence de la personne de l’écrivain (qui ici est un vieillard) annonce l’épisode des Jeunes filles, car, note le héros, c’était pour lui « un maître que je respectais quand je ne le connaissais point ; le don qu’il m’a fait de sa présence me prive de la vénération qu’il m’inspirait »138.
Dans les Jeunes filles139, on sait que la rencontre de Bergotte offre au lecteur un Contre Sainte-Beuve (à l’époque encore inédit) en acte. La lecture des livres de Bergotte à Combray avait forgé dans l’imagination de l’enfant une image de leur auteur comme un doux chantre à cheveux blancs. C’est devant « un homme jeune, rude, petit, râblé et myope, à nez rouge en forme de colimaçon et à barbiche noire »140, qu’il se trouve mis en présence. Sa déconvenue est grande, car « en partant de ce nez qui n’avait pas l’air de s’en inquiéter, faisait cavalier seul et ‘fantaisie’, j’allais dans une tout autre direction que l’œuvre de Bergotte »141. La chose se prépare dès 1899, mais subtilement, car dans Jean Santeuil, au moment où la vicomtesse de Réveillon fait son apparition, c’est au contraire la logique de l’œuvre qui domine les réalités de la vie : « Aussi Jean fut-il aussi étonné quand il entendit dire qu’elle avait le nez un peu fort, que, quand il était dans la passion de tel livre, s’il entendait une de ces personnes dites de bon goût dire que tel caractère était bon mais que la composition ne valait rien, ou autre chose »142. Jean Santeuil est esthétiquement en avance sur le héros des Jeunes filles en fleurs. Et accessoirement, le chapitre II de La Domination donnera en 1905 son cadre (un déjeuner littéraire) à la scène des Jeunes filles qui dans Jean Santeuil n’existe qu’à l’état d’idée générale.
D’Anna de Noailles à Bergotte cependant, il apparaît que le physique du personnage ne concorde pas exactement pour l’une, pas du tout pour l’autre, avec le style. Or c’est précisément dans la chronique de 1907 sur Les Éblouissements que Proust a ébauché, à propos d’Anna de Noailles, la théorie des deux moi — social et profond — que Bergson développait dès 1889 dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience. Il est curieux de constater que les remarques sur Vigny et Musset qui, dans les Jeunes filles en fleurs, seront ironiquement portées au compte de la marquise de Villeparisis pour déconsidérer la méthode de Sainte-Beuve143, c’est ici Proust qui les revendique (« quand Alfred de Musset, qui était si peu noble que cela ne valait pas la peine d’en rien dire, a le toupet de nous parler de ‘l’épervier d’or dont son casque est armé’ ; quand Alfred de Vigny, d’ailleurs dans des vers sublimes, nous parle de son ‘cimier doré de gentilhomme’ »144), ce qui inviterait à douter de la sincérité de toute la chronique ; nous avons déjà rencontré cet étalage de mensonge, qui pose à la critique le problème, non de la morale, mais de l’énonciation proustienne. C’est encadrant ces formules que Proust reniera qu’apparaît la distinction des deux moi : « Tout ce qui peut constituer le moi social, contingent, de Mme de Noailles, ce moi que les poètes aiment tant parfois à nous faire connaître, il n’en est pas parlé une seule fois au cours de ces quatre cents pages. […] De sorte qu’il n’y a pas de livre où le moi tienne autant de place, et si peu ; où en tienne autant […] le moi profond qui individualise les œuvres et les fait durer »145. Voilà qui explique qu’à la mi-décembre 1908, Anna de Noailles soit l’un des deux confidents à qui Proust demande des conseils sur la forme à donner à son essai contre Sainte-Beuve146 ; voilà qui explique aussi qu’en la poétesse se forme en partie Bergotte.
Ici et là en effet, le moi social sera donc représenté par le nez, un peu fort chez Anna de Noailles, en forme de colimaçon chez Bergotte. N’y mettons pas malice, mais lorsque Proust dans Le Côté de Guermantes fait allusion à la poétesse en évoquant le mariage de Saint-Loup avec « une jeune princesse d’Orient qui, disait-on, faisait des vers aussi beaux que ceux de Victor Hugo ou d’Alfred de Vigny », le romancier transpose dans ce contexte la rencontre de Bergotte dans les Jeunes filles ; mais comme l’allusion contemporaine est ici transparente, il reporte avec diplomatie la différence entre moi profond et moi social — entre le style et le physique — dans deux sphères culturelles : « Aux écrivains qui eurent le privilège de l’approcher fut réservée la déception, ou plutôt la joie, d’entendre une conversation qui donnait l’idée non de Schéhérazade, mais d’un être de génie du genre d’Alfred de Vigny ou de Victor Hugo »147. Mais l’ambiguïté n’est pas totalement exclue de cet hommage voilé.
Dans les Jeunes filles, le héros, revenu de sa première surprise à la vue de Bergotte, découvrira dans un second temps qu’une certaine manière de prononcer relie néanmoins l’homme physique et l’auteur du style : « la façon spéciale, un peu trop minutieuse et intense, qu’il avait de prononcer certains mots, certains adjectifs qui revenaient souvent dans sa conversation et qu’il ne disait pas sans une certaine emphase (comme pour le mot ‘visage’ qu’il substituait toujours au mot figure et à qui il ajoutait un grand nombre de v, d’s, de g, qui semblaient tous exploser de sa main ouverte à ces moments), correspondait exactement à la belle place où dans sa prose il mettait ces mots aimés en lumière, précédés d’une sorte de marge et composés de telle façon dans le nombre total de la phrase, qu’on était obligé, sous peine de faire une faute de mesure, d’y faire compter toute leur ‘quantité’ »148. Or dans la lettre de juin 1904 sur la vocation d’Anna de Noailles, l’épistolier s’arrêtait au titre du Visage émerveillé, pour ajouter : « entre parenthèses comme vous l’aimez ce mot visage, qui est si doux quand vous le prononcez, et qui sait retrouver à la fin de vos vers « Au lac de nos visages » la douceur de votre prononciation »149, — douceur que le romancier remplace dans les Jeunes filles par une explosion, sans doute pour masculiniser le personnage. Il n’est, dans le style de Bergotte, jusqu’à la disposition de ces mots précédés d’une sorte de marge qui ne soit redevable à la poétesse, à qui l’épistolier, maintenant lecteur dans la Revue des Deux Mondes de pièces qui paraîtront en 1913 dans Les Vivants et les morts, écrit pour finir : « peut-être le plus beau de tout est-il ce tiret [dont Anna de Noailles use en effet fréquemment dans sa poésie, en tête d’une strophe], ce ‘silence’, cette ‘pause’ au sens musical qui précède le moment où les harpes et les instruments liquides jouent »150. En sorte que le romancier a fondu divers souvenirs de la poétesse pour susciter l’apparition de Bergotte.
Les principaux fondements structurels de la Recherche du temps perdu doivent quelque chose, on le voit à maintenant, à la lecture d’Anna de Noailles, et parfois selon le processus le plus précis. C’est généralement la correspondance, le plus souvent les lettres de Proust, qui forment le creuset de ces trouvailles pour une œuvre non encore conçue. On voit en outre se préparer dans ces lettres toute une série d’épisodes qui seront — ceux du « nouvel écrivain » et du soir de brouillard dans Le Côté de Guermantes II l’ont déjà montré — répartis sur tout la surface du cycle romanesque, une fois qu’il se sera pleinement développé. Plutôt que de suivre les cas de cette influence fructifiante (ils n’ont généralement pas jusqu’ici été signalés par la critique) selon l’ordre d’apparition des épisodes dans le cycle romanesque151, nous pouvons aisément les regrouper en quatre familles : ceux qui résultent des thèmes les plus favoris de la poétesse, ceux qui nourrissent les ouvertures et clôtures des sections de la Recherche, ceux qui concernent la création des personnages, ceux enfin qui relèvent de l’esthétique littéraire.
Certains épisodes de la Recherche ont pour embryon les thèmes favoris d’Anna de Noailles. Parmi eux, le plus voyant est sans doute les fleurs et végétaux. Dans le premier de ces cas, nous sommes en mars 1908, au moment où Proust fait paraître dans Le Figaro ses pastiches sur l’affaire Lemoine. Inversant la situation habituelle, Anna de Noailles écrit à Proust pour l’en féliciter, et commence par évoquer celui de Flaubert, en des termes qui intéresseront le romancier : « Déjà le Flaubert était inouï, et vers la fin plus enivrant, pénétrant, engourdissant que les immortels seringas dans Madame Bovary »152. La référence ne peut être indifférente à Proust, car dans le chapitre XII du roman de Flaubert, c’est « la tendresse des anciens jours » qui est associée, pour Emma et Rodolphe, au « parfum des seringas ». Nous les retrouverons de fait dans La Prisonnière, au cours de cet épisode où Albertine, risquant d’être surprise avec Andrée, feint de fuir au fond de l’appartement l’odeur des seringas qu’apporte le héros rentrant chez lui153. L’autre don privilégié d’Anna de Noailles est d’exalter les noms de lieux, et l’on a vu Proust s’y montrer sensible dans l’élaboration du personnage d’Elstir. Lisant en 1905 La Domination, il condense dans sa lettre d’éloge une longue phrase évoquant Bruges, en ces termes (il s’agit de ceux de Proust) : « Bruges jadis forte et dorée, maintenant muette, chasse méditative, Hospice de Paix et d’or, Automne où l’air vif ne pousse devant soi que des ombres »154. Lui-même développera sur ce patron le célèbre passage de Du côté de chez Swann consacré à la rêverie sur les noms de villes — sinon que son exercice ne consiste plus, comme chez Anna de Noailles, à condenser autour du nom des souvenirs et des sensations, mais à déduire entièrement sa vision des sonorités du nom, à la façon du sonnet des voyelles de Rimbaud et des auditions colorées de René Ghil : « Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe ; Vitré, dont l’accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien »155. Dans son condensé de la phrase de La Domination, l’épistolier omet d’ailleurs l’élément qui l’inspirera le plus directement : Bruges, écrivait en effet la romancière, « étalée et crénelée, si fière, si parée de dentelles »156. Mais l’impulsion initiale de ce morceau est donnée par Anna de Noailles dans la lettre où elle évoque les seringas et où elle écrit aussi — commentant pour l’heure seulement ses projets de villégiature : « l’impossibilité de prendre le train est tout le secret du lyrisme »157. Idée capitale : ce sera chez Proust l’amorce de la rêverie onomastique : « J’aurais voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux d’une heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cœur palpitât lire, dans les réclames de Compagnies de chemin de fer, dans les annonces de voyages circulaires, l’heure de départ »158. Il s’agit d’un voyage à Florence, et c’est donc tout naturellement que, en février 1913, l’année où Swann va bientôt paraître, le romancier écrit à la poétesse : « J’aimerais infiniment que vous alliez à Florence où j’ai extrêmement envie d’aller. Si vous me permettiez de vous y accompagner, cela me déciderait. Hélas pas plus qu’ici, moins qu’ici, je ne pourrais sortir. Mais quelquefois je me lèverais vers neuf heures du soir, j’irais vous voir et vous me raconteriez comment c’est »159. Souhait en somme de réaliser le rêve de son héros en compagnie de sa source même — poète source qui resterait d’ailleurs l’intermédiaire traductrice entre l’imagination et la réalité.
Il est dès lors à remarquer que ces motifs inspirateurs du futur roman nourriront par prédilection, dans la tomaison de la Recherche, les ouvertures et les clôtures des sections ou des chapitres composant le cycle romanesque. C’est ainsi que les toutes dernières lignes de Du côté de chez Swann : « et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années »160 se préparent, dès les années 1901-1904, à travers trois lettres adressées à Anna de Noailles (sous la plume de qui la métaphore de la route — du temps et de la vie — est fréquente, comme le relève Proust, ce qui nous importe ici), en lisant en 1901 le vers « La Route de soleil sans ombre et sans détour » dans le poème « La conscience » qui va être recueilli dans Le Cœur innombrable161 ; en commentant en 1902 l’épigraphe racinienne apposée à L’Ombre des jours, et notamment, dit-il, « les avenues ajoutées dont vous transformez secrètement le vers de Racine »162 ; en relevant en 1904 dans Le Visage émerveillé par prédilection cette phrase : « Mais l’été est une route d’or qui marche et nous entraîne »163.
Célèbre est, au début de la seconde partie des Jeunes filles en fleurs, l’arrivée du héros de la Recherche à Balbec, assailli qu’il est par la nouveauté agressive de sa chambre au Grand-Hôtel164. En août 1899, l’épistolier, devant se rendre à Evian pour séjourner dans un hôtel, se présente toujours « si triste quand j’arrive dans un endroit nouveau », « car les premiers soir je suis [si] malheureux », ce qu’il rapporte au vers qui clôt le poème « Soir d’été », qu’il a lu dans la Revue de Paris dès avant sa reprise dans Le Cœur innombrable : « Où pourrions-nous aller pour nous sentir moins tristes ? »165 Plus saisissante encore est la préparation, dès 1905, de la dernière scène de Sodome et Gomorrhe, que Proust intitulera « Désolation au lever du soleil », lorsque le héros, désespéré par la découverte qu’Albertine a connu Mlle Vinteuil et son amie, décide d’en faire sa « prisonnière »166. Le cycle d’Albertine est en effet l’ajout le plus tardif à la Recherche ; or lisant La Domination, l’épistolier définit ainsi l’effet saisissant produit par le style de la romancière : « Comment jouir du monde, quand on le voit dans une fuite blessée, comme un matin où il ferait beau mais où on viendrait d’apprendre qu’on est trompé, que l’être qu’on aime va mourir »167. Étonnante approche de la fin de Sodome et Gomorrhe et même du sujet de La Fugitive (l’accident mortel d’Albertine), qui ne seront développés qu’après 1914.
On le voit, les phrases d’Anna de Noailles et surtout ses poèmes ne laissent pas de nourrir les rebondissements proprement romanesques de la future Recherche. On s’en convaincra davantage en voyant naître, sous la plume du lecteur de poèmes, par facettes plusieurs personnages du roman à venir. La poésie n’y est dans le premier exemple ici pour rien, mais Proust, écrivant à son amie le lendemain de la mort de sa mère : « Elle meurt à cinquante-six ans, en paraissant trente depuis que la maladie l’avait maigrie et surtout depuis que la mort lui a rendu sa jeunesse d’avant ses chagrins »168, prépare (et c’est une nouvelle clôture de récit) les phrases terminant le premier chapitre du Côté de Guermantes et décrivant la grand-mère morte du héros : « La vie en se retirant venait d’emporter les désillusions de la vie. […] Sur ce lit funèbre, la mort, comme le sculpteur du Moyen Âge, l’avait couchée sous l’apparence d’une jeune fille »169.
Mais la littérature revient à l’honneur quand, plus tôt la même année, Proust relève dans La Domination ce qu’il appelle « le visage neutre », en référence au moment où placé à table, le héros du roman, « Antoine Arnault, sans titre ni noblesse, se trouvait passer après quelque vicomte, dont la physionomie neutre et légère lui devenait soudain odieuse et provocante comme le canon royal du Louvre »170. Cette attitude neutre deviendra un trait caractéristique des personnages aristocratiques du Côté de Guermantes — du baron de Charlus dans le salon de Mme de Villeparisis, tendant au dernier moment un doigt au héros qu’il semblait ne pas avoir vu171 ; de Saint-Loup à Doncières, passant sur un tilbury, après un séjour si chaleureux, et gratifiant le héros sur le départ d’un salut militaire « sans un sourire, sans qu’un muscle de sa physionomie bougeât »172.
Voici maintenant une transposition, de la poétesse au roman, bien étonnante. En juillet 1905, l’épistolier compare des poèmes lus dans la Revue des Deux mondes du 15 juillet et dans Le Figaro du 21 juillet. Il se demande si leur rédaction est contemporaine, ce qu’il essaie de deviner au lexique employé : « Je pense, écrit-il des poèmes lus dans Le Figaro, que c’est fait à peu près au moment des vers de la Revue des Deux Mondes, à cause du goût pour le mot gosier, pour le mot évident et d’autres signes encore, les tu et vous du printemps et encore bien d’autres choses, mais il se peut aussi qu’à une certaine distance de temps ce soient les mêmes choses qui vous aient donné envie des mêmes expressions »173. Dans la seconde hypothèse, c’est, au plan du lexique, le phénomène des phrases types chez les grands écrivains que dégage devant Albertine le narrateur de La Prisonnière174 ; mais un contre-exemple de la première hypothèse est donné dans les passages du roman où le héros déduit une évolution psychologique accomplie chez son interlocuteur, évolution à laquelle il n’a pas assisté, des modifications intervenues dans son vocabulaire, celui d’Albertine dans Le Côté de Guermantes175, celui de Saint-Loup dans Sodome et Gomorrhe — « Robert qui modifiait, tous les cinq ou six ans, quelques-unes de ses expressions favorites tout en conservant les principales » 176.
Mais le personnage le plus romanesque, et qu’Anna de Noailles a inspiré le plus directement, c’est la femme de chambre de la baronne Putbus. Le héros de la Recherche en entend parler au début de Sodome et Gomorrhe, et c’est dans l’espoir de la rencontrer qu’il se rend pour la seconde fois à Balbec177. Ce personnage n’apparaîtra en fait jamais dans le roman tel que nous le connaissons, mais dans une longue version préparatoire de 1909, le romancier avait prévu sa rencontre — charnelle — avec le héros à Padoue, à l’occasion du séjour à Venise qui prendra pour finir place dans La Fugitive178. Le romancier a trouvé ce personnage en 1905, dans La Domination, dont l’épisode à Venise est le théâtre des menées du héros Antoine pour séduire la suivante de la comtesse Albi : au moment où elle est rapidement décrite apparaît quelque chose du physique d’Albertine (Mlle Tournay ressemblant, « avec son cou clair et gonflé, à une Amazone gourmande »179), Albertine dont l’essor dans le roman supplantera de fait pour finir le personnage effacé de la femme de chambre ; dans La Domination cependant, Antoine l’a invitée à se promener avec lui au jardin d’Eaden. L’épistolier cite spécialement ce chapitre IX du roman180. La rencontre du héros de la Recherche et de la femme de chambre de la baronne Putbus devait de même se dérouler dans les jardins de l’Aréna à Padoue, mais la scène inspiratrice, chez Anna de Noailles, fournit ici un autre détail qui ne sera pas oublié par le romancier, le bourdon qu’observe, dans les premières pages de Sodome et Gomorrhe, le héros dissimulé assistant à la rencontre de Charlus et Jupien, car « au même instant où M. de Charlus avait passé la porte en sifflant comme un gros bourdon, un autre, un vrai celui-là, entrait dans la cour »181 : fécondera-t-il l’orchidée ? Car au moment où Antoine et la femme de chambre de la vicomtesse Albi se retrouvent dans le jardin de Venise, la nature s’offre sous le jour le plus voluptueux, « et voici les cloches molles des digitales, où, adroit et ardent, le lourd bourdon s’enfonce et tremble de volupté »182.
Ce sont pour finir des passages d’esthétique littéraire répartis dans les trois dernières sections de la Recherche qui se reconnaissent très tôt, dans le creuset des lettres adressées à Anna de Noailles pour commenter ses œuvres. Le narrateur de La Prisonnière compare Wagner au cas de « Balzac quand celui-ci, jetant sur ses ouvrages le regard à la fois d’un étranger et d’un père, trouvant à celui-ci la pureté de Raphaël, à cet autre la simplicité de l’Évangile, s’avisa brusquement en projetant sur eux une illumination rétrospective qu’ils seraient plus beaux réunis en un cycle où les mêmes personnages reviendraient et ajouta à son œuvre, en ce raccord, un coup de pinceau, le dernier et le plus sublime »183. Cette vision saisissante de la création de La Comédie humaine s’ébauche paradoxalement dans la lettre de 1904 où Proust expose à Anna de Noailles le déroulement de sa vocation, et les progrès de celle-ci de livre en livre, et notamment de La nouvelle espérance au Visage émerveillé qui vient de paraître : « Dans l’une il y a la liberté et la révolte du langage de Saint-Simon. Dans l’autre l’ordre et la pureté de l’Évangile »184 ; la lettre suivante sur le même sujet — celle sur « le vernis des maîtres » — se termine par des considérations sur le lexique de Balzac185, dont la poétesse se révèle amateur, laquelle écrira à son tour à l’auteur des Jeunes filles en 1919 : « Ici, […] on lit, relit, commente vos œuvres, vous compare à Balzac »186. Le narrateur de La Prisonnière cependant confronte le cas de Balzac à celui de Wagner découvrant le principe de la Tétralogie, et agrégeant un « air de chalumeau à demi oublié » à Tristan et Isolde, au moment où « il s’empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe à son ivresse, brise leur rythme »187. Or une lettre de 1913 revenant sur la lecture des Éblouissements ébauche cette démonstration : « Mais l’identité des sentiments où on se trouve quand on compose est une unité aussi. Et ainsi il y a dans ce volume tout un long poème qui ne se peut briser. Ou du moins dont les morceaux peuvent se briser, mais comme les ‘Adieux de Wotan’, le ‘Prélude’ de Tristan, entendus autrefois à l’Orchestre Padeloup ou Colonne, ne pouvaient tout de même pas donner l’idée de l’œuvre Wagnérienne entière. […] Disons que ce volume est pour une moitié Tristan, pour l’autre Parsifal »188. Dans la lettre, ce sont des morceaux de l’œuvre composée qu’entend d’abord le public parisien ; dans le roman, c’est un fragment composé autrefois qui s’agrège à la grande œuvre finale. Mais l’éloge varié d’Anna de Noailles constitue, on le voit, de 1905 à 1913, le pivot de la confrontation, dans La Prisonnière, entre les cas de Balzac et de Wagner.
La parution des poèmes et la réception des lettres d’Anna de Noailles ont par ailleurs lentement formé un épisode de La Fugitive, celui où le morceau sur les clochers de Martinville finit par paraître dans Le Figaro189. La mère du héros, tout en vexant sa gouvernante Françoise à qui elle interdit l’entrée chez son fils, lui en fait la surprise en déposant négligemment le journal dans sa chambre à son réveil ; la découverte de l’article en première page puis la lecture sont décrites tout au long. En 1904, l’épistolier (son père est mort depuis un an, sa mère disparaîtra l’année suivante) évoque l’événement familial qu’a toujours suscité l’arrivée d’une lettre d’Anna de Noailles :
Quand Papa qui était aussi actif que je suis paresseux et sortait tous les matins remontait le courrier, il me disait, sachant ma joie : « Une lettre de Mme de Noailles », et Maman le grondait, lui disant : « Ne lui enlève donc pas son plaisir en le lui disant d’avance ». Et je vous assure que c’était une comédie très touchante […] que l’air de souveraine indifférence que Maman prenait quand elle remontait une lettre de vous, l’air de dire : il n’y a que des papiers insignifiants, pour que j’aie la joie entière190.
Une circonstance ultérieure soude cependant plus étroitement ce souvenir à l’épisode de La Fugitive. Quand paraît, le 20 mars 1907, dans Le Figaro l’article de Proust intitulé « Journées de lecture »191, voici comment l’apprend Proust : « J’ai appris par votre sublime lettre que mon article avait paru car je dormais encore et n’avais pas vu le Figaro »192.
Rappelons ici, car elle s’apparente à tout ce contexte, la seconde idée qu’à la mi-décembre 1908, l’épistolier soumet à Anna de Noailles pour le Contre Sainte-Beuve en projet : « La deuxième commence par un récit du matin, du réveil, Maman vient me voir près de mon lit, je lui dis que l’ai l’idée d’une étude sur Sainte-Beuve et je la lui développe »193. On ne sait si le morceau de prose artistique du héros paru dans Le Figaro amorce chez lui une œuvre critique. Mais on est frappé que symétriquement, Proust en 1912 confie à Anna de Noailles avoir retrouvé un cahier de sa mère, un cahier de confidences notamment sur la mort de ses proches, et où un seul écrivain est présent, une phrase du Visage émerveillé — « un seul nom y est cité, une seule pensée transcrite : la vôtre ; une pensée de vous, du Visage émerveillé »194 ; cependant qu’en 1913, c’est à présent le projet des Mélanges ou du recueil réalisé à titre posthume des Chroniques qui est annoncé, assorti de l’information que l’article sur les Éblouissements de 1907 « sera d’ailleurs le seul article de critique que je réimprimerai, et votre nom sera le seul, je crois »195. La fidélité à Anna de Noailles dessine ainsi une filiation insoupçonnée entre le cahier intime de Jeanne Proust et le livre en projet des Chroniques.
Une image qui sera incluse dans la dissertation esthétique formant « L’Adoration perpétuelle », est en dernier lieu trouvée dès 1905, en tressant des éloges à la poétesse. Proust lit dans Le Figaro le « Poème de l’azur » qui sera repris dans Les Éblouissements ; il y isole « une matinale et souveraine étoile » qu’à nouveau, il fait miroiter et charge de sens : « Ah ! cette étoile-là, c’est la première fois qu’elle paraît au ciel de la poésie. Cette étoile errante, plus troublante pour vous que Vénus, on l’appellera de votre nom, comme la planète Leveyrier [pour Le Verrier] »196. Neptune découverte par Le Verrier, c’est l’œuvre de la poétesse lancée en plein avenir ; c’est en ces termes que le narrateur du Temps retrouvé évoquera les mondes que les artistes mettent à notre disposition, « plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Vermeer, nous envoient encore leur rayon spécial »197.
Antoine Arnault, en contemplant l’espace étoilé, […] ressentait surtout la nostalgie de tous ces petits mondes brillants où il ne pénétrerait pas et ne deviendrait pas célèbre »198. Cet autre passage de La Domination, qui prépare aussi celui du Temps retrouvé qu’on vient de lire, pose, à l’issue de cette étude, la question de savoir si les livres d’Anna de Noailles nous envoient encore leur rayon spécial, ou si la lumière émanant de son œuvre planète est à jamais éteinte. Par paradoxe, c’est, on peut maintenant s’en convaincre, le roman que son auteur jugeait le plus faible, La Domination, au point de n’avoir pas souhaité le rééditer, qui influence en profondeur À la recherche du temps perdu, mais avec cette cruauté involontaire du génie qui s’empare des trouvailles non exploitées des auteurs secondaires pour les faire contribuer à la construction d’une œuvre quant à elle immense et qui recouvre entièrement ses sources. On peut ainsi dire qu’Anna de Noailles a beaucoup influencé Marcel Proust ; mais il faudrait ajouter qu’Anna de Noailles n’y est pour rien.
Les recueils poétiques, et secondairement les romans d’Anna de Noailles, devraient à plus d’un titre cependant, nous semble-t-il, ne pas être oubliés, et c’est pourquoi les travaux entrepris ces dernières décennies sur cette œuvre ouvrent de fructueuses perspectives. Nous croyons avoir montré que l’admiration dithyrambique qu’exprime Proust dans ses lettres d’une part n’est nullement insincère, d’autre part se formule en des termes à regarder à la loupe si l’on veut y apercevoir, se préparant en filigrane, mais de la façon la plus précise, l’univers de la Recherche. Encore n’avons-nous pas extrait des livres d’Anna de Noailles tout ce que Proust y a trouvé sans le dire dans ses lettres.
Car nous voulions montrer combien cette correspondance entre deux écrivains — et donc en général une correspondance d’écrivain — ouvre la voie à une critique génétique exceptionnellement nuancée. Il faudrait définir exactement la nature de ces textes qui préparent une œuvre — ici la Recherche — sans constituer véritablement des brouillons ; de ces textes qui travaillent à l’élaboration d’une œuvre non encore en chantier : double énigme. Encore fallait-il dépasser la lecture à claire-voie, et dès lors minimaliste — celle contre laquelle même le si fin lecteur qu’est Gide n’a pu se prémunir —, des lettres de Proust toutes boursouflées certes de flagornerie, mais où trouvait à se dire parfois l’essentiel, encore en formation, d’une esthétique comptant parmi les plus importantes du XXe siècle.
Comment et pourquoi des principes si profonds ont-ils pu naître au sein d’éloges (ce qui flétrirait moins l’œuvre d’Anna de Noailles que l’activité de Proust épistolier) souvent si ridiculement formulés ? Comment les bribes de vers et de phrases prélevées dans les recueils et les romans d’une contemporaine ont-ils pu, à la façon des bouts de papier plongés dans l’eau dans le jeu japonais, devenir des personnages et des situations devant nourrir un jour — car c’est un fait — les épaisses frondaisons de la Recherche du temps perdu ?
C’est en 1904 que le traducteur de Ruskin bute sur cette question de fond, parce qu’il a pu lire presque simultanément le roman Le Visage émerveillé paru cette année-là, et dans La Renaissance latine plusieurs poèmes qui seront recueillis dans Les Éblouissements. Un roman, quelques poèmes : les trois lettres de cette mi-juin dessinent sous sa plume ce qu’il appelle lui-même un « parallèle à la Plutarque »199 entre les deux formes simultanées d’écriture, — parallèle qui à long terme nous renseigne sur le processus selon lequel les poèmes des Éblouissements pourront à leur tour d’une certaine manière se transformer en la prose de la Recherche. Mis en regard du roman, constate Proust, on s’en souvient, « les Poèmes n’apparaissent plus que comme des sortes d’esquisses qui auraient la valeur d’un fond de tableau ici, de tel ou tel détail »200. Les recueils semblent ainsi un moment repoussés au second plan par l’essor du roman — un roman qui toutefois intéresse l’auteur de Jean Santeuil parce que, contrairement aux Rougon Macquart qu’il cite avec dédain201, il filtre la narration et les descriptions selon cet idéalisme philosophique commun à nos deux auteurs, et mis en œuvre dans le récit poétique. Mais c’est un fait que la vision poétique repose sur des trouvailles de détail, alors que le roman est — devrait être en principe — construction. Et Proust se réjouit de trouver dans Le Visage émerveillé une épine-vinette202 que l’on rencontrait déjà dans Le Cœur innombrable ; ou, en référence à un chapitre du roman et à un poème de ce premier recueil : « Quelle chose merveilleuse que cette transposition de la vie religieuse […] des traits les plus originaux de Madame de Noailles et de ‘Bythô’ [pour ‘Bittô’] »203. Lui-même consignera en 1908, donc à l’aube de la Recherche, sur trois pages du Carnet 1 ce qui le fascine dans ce mode de création, tout en révélant le riche débat intérieur que cette interrogation nourrit : « La paresse ou le doute ou l’impuissance se réfugiant sur l’incertitude sur la forme d’art. Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suis-je romancier ? ce qui me console, c’est que Baudelaire a fait les poèmes en prose et les Fleurs du Mal sur les mêmes sujets, que Gérard de Nerval a fait en une pièce de vers et dans un passage de Sylvie le même château Louis XIII, le myrte de Virgile etc. »204. Impuissance créatrice d’Anna de Noailles à long terme ? et à court terme de Proust au seuil de la Recherche. Mais Sylvie et les Petits poëmes en prose indiquent pourquoi, dans leurs faiblesses mêmes, les romans de la poétesse pouvaient inspirer le futur auteur de Swann : parce que la poésie est là pour y décanter les scories du récit, tout ce qui n’est pas conforme à une impression à approfondir, tout ce qui ne s’exprime pas en une originale mais authentique alliance de mots.
Le récit romanesque, parce que sa nature même est de se développer, met donc en question le pointillisme de la vision poétique. Mais en retour, la profondeur de ces puits de lumière fait apparaître comme secondaire la vision toute en surface du récit romanesque. C’est ce dont s’avise aussitôt l’épistolier, revenant aux poèmes dans sa troisième lettre, pour constater : « il n’y a pas tout cela dans le Visage émerveillé. Et s’il a l’accent inimitable de votre parole, où trouver ailleurs qu’en vos vers la musique intérieure de votre âme ? Vous dites plus de choses dans l’un, mais dans les autres vous en laissez deviner de plus profondes »205. Ce sont déjà la théorie de Contre Sainte-Beuve, et donc aussi la confrontation du Bergotte devisant et du Bergotte écrivant, qui se jouent ici : le roman développe la parole du moi social ; les poèmes donnent à entendre la musique du moi profond. Même poétique, le roman est prolixe, quand la poésie dévoile toutes les ressources de l’implicite.
L’œil et la plume de l’épistolier butinent dès lors dans les poèmes, et même dans les romans d’Anna de Noailles, non parce qu’il ne lirait pas ses livres en entier, ou parce qu’il n’aurait rien à en dire, comme le prétend une critique trop pressée de conclure, mais parce que la poésie est d’essence butineuse, et qu’il conforme dès lors sa lecture à cette essence. Aussi Proust donne-t-il une valeur d’auto-définition à ce « cœur innombrable », qui au seuil de l’œuvre que développera sa contemporaine suggère que la vision poétique animera « les mille timbres d’un orchestre innombrable »206 — qui précisément ne peut devenir orchestre que par le nombre. Les poèmes mêmes d’Anna de Noailles, qui ont paru ici et là en revues et n’ont pas été recueillis, semblent au romancier manifester l’essence dispersée du regard poétique : c’est pour le regretter, dans une dédicace d’octobre 1920 inscrite sur un exemplaire du Côté de Guermantes I. L’épistolier lit cette loi poétique de dispersion, même des œuvres, précisément dans un poème non recueilli de la destinataire, intitulé « Notre amour », qu’il avait lu dans la Revue de Paris en février 1898 (il contenait les deux vers que seuls Proust a d’abord connu, on s’en souvient, d’Anna de Noailles), et qui évoque comme pour s’auto-décrire « la poussière des roses » et « la somme inutile des choses »207 ; ainsi se dispersent aux quatre vents de la presse les poèmes non recueillis. À quoi s’opposent la masse du Côté de Guermantes, de cette troisième section de la Recherche qui sert de support à la dédicace, et dont le chiffre romain I annonce qu’elle sera elle-même en deux volets, et au-delà de ce volume même l’ensemble de cette œuvre où tout jusqu’au moindre détail est lié.
La poésie a donc nécessairement le cœur innombrable ; c’est l’essence de son « génie », souligne une autre lettre de décembre 1920, de se montrer « volage », par quoi elle se révélera (par allusion à Montaigne, qui était nommé dans le premier poème de ce recueil de 1901208) « plus riche et plus abondante butineuse que jamais »209. Ainsi se dessine une lutte entre roman et poésie, qui explique que les lettres à Anna de Noailles sur ses livres soient si différentes de la critique, et à plus forte raison de la théorie littéraires que développe Proust de ses chroniques à la Recherche. Lutte entre le primat de la vision et celui de la construction ; lutte entre la vérité surgie dans l’instant et celle dégagée par un effort à long terme. En butinant dans les livres d’Anna de Noailles, l’épistolier se place simplement du côté de la poésie. Et Proust à peine disparu, c’est à son tour en poétesse qu’Anna de Noailles rendra hommage au romancier de la Recherche — « plus séduite par de magnifiques pages de vos livres que par leur entière composition », écrit-elle alors, célébrant « votre œuvre pleine de sublimes lueurs »210.
À la veille de concevoir la Recherche, Proust inscrivait de fait dans sa chronique sur Les Éblouissements une prescience filigranée de l’œuvre sur le point d’advenir — mais au détriment du roman à naître. Il semble confesser par avance une faiblesse à l’origine de la future Albertine, de Rachel ou de la duchesse de Guermantes, dans ces mots : « tandis que les poètes-hommes, quand ils veulent mettre dans une bouche gracieuse de doux vers, sont obligés d’inventer un personnage, de faire parler une femme, Mme de Noailles, qui est en même temps le poète et l’héroïne, exprime directement ce qu’elle a ressenti, sans l’artifice d’aucune fiction, avec une vérité plus touchante »211. Étrange procès anticipé du roman dogmatique qui conférera toute son ampleur à la Recherche : quand l’œuvre cesse d’être pointilliste, quand elle répond à un projet à long terme, quand tout y est prémédité, la seule ressource sera d’inventer un personnage, et l’artifice d’une fiction. Doute inaugural profond, devant le recueil d’Anna de Noailles « où ne pénètre que la poésie », par opposition aux autres poètes du temps chez qui la « la poésie même […] est quelquefois atteinte (je suis loin d’oser décider si c’est un défaut) par les biais de l’étude ou de la philosophie »212. On peut dès lors lire à l’envers, c’est-à-dire comme un art poétique renversé, l’affirmation selon laquelle dans la poésie d’Anna de Noailles, « l’horizon de bonheur et de vérité n’est pas un mirage résultant des lois de notre optique et de la perspective intellectuelle, mais le terme d’un idéal réel, dont nous nous approchons effectivement »213. Car la Recherche sera, à partir déjà de l’année suivante, précisément ce qui est nié ici ; et peut-être l’esthétique de cette œuvre devra-t-elle s’édifier sur la négation de tout ce qui a été loué chez Anna de Noailles — après un dégagement de la gangue, on le voit ici, combien complexe. « Suis-je romancier ? », se demandera secrètement l’écrivain dans un carnet, l’année suivante.
Proust épistolier a toujours et étrangement persisté à voir dans Anna de Noailles un phénomène d’hybridation et d’androgynie. Dès l’origine, la poétesse réunit en elle (d’après le quatorzième vers de « La Terre » dans Le Cœur innombrable) « le corps d’Iphigénie et le cœur de Virgile »214 ; « vous qui êtes encore plus Siegfried qu’Yseult », lui récrit-il en 1908215. On trouve consignée en abrégé, dans le Carnet I de la même époque, une équivalence « Noailles Gustave Moreau »216 qui montre que la comparaison entre les poèmes des Éblouissements et les toiles mythologiques de Moreau nourrissent en profondeur la conception de l’œuvre. Hybridation d’une œuvre qui promeut une « renaissance latine » et bénéficie de son origine grecque ; hybridation d’une œuvre où trouvent à se concurrencer les vers et la prose. « La jeune femme, écrit Proust à un contemporain en 1909, est notre seul homme de génie » ; poète-femme comme ceux représentés par Gustave Moreau, ancêtre des hommes-femmes qui apparaîtront dans Sodome et Gomorrhe (l’épistolier s’était indigné en 1905 qu’on ait pu voir dans l’Antoine de La Domination un héros travesti217) — quatrième section de la Recherche en tête de laquelle le romancier inscrit sur un exemplaire de l’édition originale, en avril 1922, une dédicace « à Madame la Comtesse de Noailles, incarnation miraculeuse, dans un corps féminin, du génie des Hugo, des Vigny, des Lamartine »218. Hybridation plus profonde encore sans doute, celle du petit Marcel devenant le grand Proust, louant et reniant jusqu’au bout la poétesse de son cœur, admirant dans les trouvailles poétiques de sa contemporaine ce qui ferait de lui un piètre romancier ; hybridation de la poésie et de la prose, et en même temps du mensonge et de la vérité, de la faiblesse et de la force. L’auteur de la Recherche aura médité sincèrement sur des poèmes qui lui semblaient en effet atteindre les vérités de l’art par une autre voie que la réflexion philosophique et la construction à long terme qui étaient, qui seront résolument les siennes. Quand il empruntera de fait la poésie des noms à Anna de Noailles, c’est pour la réinvestir d’un exercice rimbaldien et illustrer l’âge des noms et des croyances, le premier des trois âges dogmatiques de son cycle romanesque ; quand il extrait la femme de chambre de la baronne Putbus de La Domination, c’était pour aboutir dans La Fugitive aux Vices et Vertus de Padoue mis en attente depuis Du côté de chez Swann ; quand il compare le rythme des poèmes et le son de la voix de son amie, c’est pour charpenter un Contre Sainte-Beuve en acte. Apercevant ainsi, sous la plume de Proust épistolier, les joyaux intacts de la poésie d’Anna de Noailles, nous découvrirons ensuite, sous la plume de Proust romancier, comment sa source se métamorphose parce qu’elle se lie à une architecture. Les voûtes et les vitraux d’église rencontrés dans maints passages des romans et poèmes de la femme écrivain, seront devenus ici une immense œuvre cathédrale.
Pour citer cet article :
Luc Fraisse, " La Recherche avant la Recherche : Proust commentateur d’Anna de Noailles ", Publif@rum, 2, 2005 , URL : http://www.publifarum.farum.it/n/02/fraisse.php
© Les références et documents disponibles sur ce site, sont libres de droit, à la condition d'en citer la source