Cecilia Rizza - Università di Genova

La mort d'une femme illustre entre histoire et fiction

Dans une lettre du 10 mai 1617 à Gerolamo Aleandro Peiresc écrit:

Le grandi mutazioni inopinatamente successe in questa nostra corte per la morte del maresciale d'Ancre, hanno ritardato di qualche tempo la mia partenza per la Provenza. Io non mi metterò a dargliene ragguaglio sapendo che non mancano costì avvisi certissimi di ogni cosa, le dirò solamente che hora il Re Christianissimo regna, la Regina madre sta a Bloys et attende a pregare Iddio e alla sanità. Il Maresciale fu ammazzato, sepolto, scoperto e tirazzato per le strade, appiccato in vari luoghi, lascerato e abbruggiato dal popolo furioso. La maresciala et Barbin suo principal consiglio sono incarcerati.1

Peu de mots suffisent à Peiresc pour décrire ce qui s'est passé à Paris du 24 avril 1617 à la date de sa lettre et, pour prendre position, indirectement, en faveur du coup d'état contre les Concini et leur entourage. Son attitude ne nous étonne pas étant donné son rapport d'amitié avec Du Vair qui avait été une des victimes de la prise de pouvoir des Italiens. Du Vair, en effet, comme la plupart des Ministres d'Henri IV avait été privé de sa charge par Concino Concini, et seulement à la mort de celui-ci il sera tout de suite nommé à nouveau par Luis XIII Garde des Sceaux. Peiresc d'ailleurs ne fait que partager la réaction de la plupart des parisiens et non seulement des Princes et de la Cour, si on en croit les nombreux pamphlets publiés à cette occasion lesquels allèguent ( mais ce n'est pas le cas de notre érudit) comme une raison supplémentaire pour justifier la haine dont les Concini sont entourés, leur origine italienne, ou mieux encore florentine.

Si l'assassinat du Maréchal d'Ancre est accueilli avec faveur par les Français, le procès et l'exécution de sa femme ne manquèrent pas de susciter quelques opinions plus nuancées ou tout à fait contraires, du moment qu'Eleonora Galigai était une femme, qu'elle avait joué un rôle non secondaire auprès de la Reine Mère depuis son enfance et que sa mort n'était pas le résultat d'une conjuration de palais, mais qu'elle avait toutes les apparences de la légalité ayant été donnée à la suite d'un procès et d'un arrêt du Parlement.

On sait que même à Florence on avait critiqué le choix d'Eleonora Galigai pour le service de Maria «non parendo femmina né per nascita, né per pregi da collocarsi allato ad una si gran Dama, poiché non sapeva pur leggere, senza grazia e senza alcuna sorte di bellezza né di corpo né d'anima», on avait dû cependant reconnaître par la suite qu'elle était pourvue «d'una brillante vivacità di spirito e che serviva con assiduità e mirabilmente la Regina». Ce qui lui avait permis d'acquérir un tel pouvoir sur l'âme de Marie «facendole fare e disfare tutto quello a lei era in piacere».2

Mais quelle fut l'attitude de la Reine au moment de la disgrâce des Concini ?

Déjà dans la Relation exacte de ce qui s'est passé à la mort du Marechal d'Ancre et en consequence d'icelle durant quelques jours depuis le 19 Avril jusques au 2 Juin 16173 qui décrit en détail la mort de Concino Concini, les quelques passages concernant sa femme nous éclairent, sur le changement dans l'attitude de la Reine à l'égard d'Eleonora, sur la détresse et l'isolément de celle-ci, sur les véritables et inavouées raisons de sa mort. Nous y lisons qu' après la mort du Maréchal:

La Place qui estoit à la Marechale vint tout de suite après à la Reine pour lui dire qu'on ne sçavoit comme annoncer cette nouvelle à la Marechale et voulait presentir si sa Majesté voudroit prendre la peine de la lui dire. La Reine respondit qu'elle avoit bien autre chose à penser, et que si on ne la lui vouloit dire qu'on la lui chantast.4

Le comportement de Marie de Médicis est confirmé plus loin: à la demande d'Eleonore «si elle avoit agréable de la venir veoir pour se consoler ensemble et pour la supplier de la protéger», Marie, qui était dans un état de grande agitation, (on la décrit «enfermée dans son cabinet où elle se promenoit toute eschevelée battant ses mains») répondit:

qu'elle avoit assez à faire pour soi mesme, et qu'on ne lui parlast plus de ses gens-là, qu'elle leur avoit bien dit qu'il y avoit long temps qu'ils deussent estre en Italie.5

La réaction de la Reine mère est sans doute dictée par la situation où elle était venue à se trouver. Sa volonté de prendre ses distances de ses anciens protégés semble aussi confirmée au moment de la condamnation et de la mort d'Eleonora. Comme l'écrira Peiresc dans sa lettre à Gualdo du 8 août 1617 :

Ella ha approvato grandemente il gastigo della Maresciala, mostrando di credere che fosse strega e scellerata perché con tali artifici havesse preso l'impero che haveva sopra l'animo di S. Maestà.6

C'est la version que l'arrêt du Parlement a officiellement accréditée et comme nous le verrons par la suite, les écrivains et les pamphlétaires de l'époque se chargeront de divulguer. Mais ce n'est pas l'avis de ceux qui avaient profité de la protection des Concini ni des témoins moins concernés par les événements. Dans les Mémoires attribués à Richelieu on peut lire en effet une toute autre version: «La nouvelle de sa mort [de la Galigai] donna une grande affection à la Reine qui estoit à Blois».7 Et Vittorio Rossi d'écrire dans ses Memorie recondite :

Era stata caldamente raccomandata ai Giudici la causa della Marescialla d'Ancre dalla Regina Madre ma del pari poco considerata appetto delle sollecitazioni vivissime del Favorito si che lusingatasi che non saria fatta morire ma terminata la severità in un bando con la confiscatione della roba, rimase attonita, e addoloratissima quando intese il funesto, e compassionevole suo caso. Lamentavasi dunque ella di ciò, e che dalla banda della Corte si mostrasse verso di lei diffidenza si grande ; e protestavasi che non voleva altro se non di essere lasciata vivere e che il Re la tenesse per Madre.8

La Maréchale avait une réputation aussi mauvaise que son mari: on l'accusait d'avoir accumulé d'énormes richesses qui étaient une des causes de la haine du peuple parisien et l'envie de Luynes. Déjà dans la Relation que nous venons de citer on soulignait qu'Eleonora, à peine informée de la mort du Maréchal qu'elle attribua sans hésiter à la volonté du Roi, sans jeter une seule larme «mit ses pierreries dans la paillasse de son lit, et s'estant faitte deshabiller se coucha dedans afin de les cacher».9 La Maréchale en ce moment ne craint pas pour sa vie mais pour ses biens et elle espère seulement que le Roi ne voudra pas lui «levar la robba». Mais ses biens intéressent aussi ses ennemis: quand on alla la chercher pour la mener à la Bastille, on s'empressa de «saisir ses coffres et empescher que l'argent ne fust destourné s'il y avoit. On fouilla partout pour trouver les pierreries [...] et parce qu'on sçavoit ben asseurement qu'elle en avoit, on la fit lever pour fouiller dans son lict où elles furent trouvées»10. A part le pillage des meubles, argents etc. dont furent responsables les Archers envoyés pour amener la Maréchale en prison, seul la condamnation et la mort auraient consenti de confisquer tous ses biens. «Si elle eût été moins riche, elle eût été plus à couvert dans sa mauvaise fortune» lit-on dans les Mémoires de Richelieu. On faisait donc son procès «avec une ferme resolution de la condamner [...]. Son sexe et sa condition ne l'ayant pas garantie de la rage de ceux qui, pour s'approprier de son bien se vouloient défaire de sa personne».11

On connaît les détails du procès: Eleonora accusée par de nombreux témoins de «sorcellerie et judaïsme», fut déclarée par arrêt du Parlement «criminelle de lèse majesté divine et humaine et condamnée à avoir la tête tranchée sur un échafaud et son corps et sa tête brûlés et réduits en cendre». Quant à la maison près du Louvre, aux autres maisons et aux biens féodaux des Concini, ils passèrent tous à leurs ennemis:

Cela fit voir à tout le monde, qu'ils n'avoient poursuivi cette pauvre affligée que pour couvrir leur pauvreté de ses biens. Aussi ne fut-elle recherchée pour ses crimes imaginaires qu'en apparence.12

Si nous venons de résumer les rapports d'Eleonora Galigai avec Marie de Médicis à la veille de sa mort et les circonstances de cette mort ce n'est pas pour apporter de nouvelles pièces à un dossier déjà très riche,13 mais pour confronter les données de l'histoire avec la version qu'en donnent des écrivains de l'époque dans des œuvres purement littéraires. Nous négligerons donc de parler des nombreux pamphlets (une quarantaine sont conservés seulement à la Bibliothèque de l'Arsenal à Paris) dont la plupart consacrés à Concino Concini. Nous nous bornerons à fixer notre attention sur les œuvres publiées par Pierre Boitel entre 1617 et 1622, sur une histoire tragique que François de Rosset consacre à la Maréchale d'Ancre en 1619 et sur une tragédie anonyme La Marechale d'Ancre ou la Magicienne estrangere qui connaît plusieurs éditions entre 1618 et 1626., ce choix étant déterminé aussi par la toute récente actualité du sujet traité.

Le premier texte de Boitel qui nous intéresse est L'Histoire tragique de Circé, ou la suite de la defaicte du Faux Amour, Ensemble l'alliance du Cavalier Victorieux et de la belle Adrastée, (A Paris, chez P.Chevalier, 1617). Il s'agit, comme indiqué dans le titre, de la continuation d'un autre roman du même auteur qui racontait l'assassinat et la mort de Concino Concini. Boitel évoque les derniers jours d'Eleonora et sa mort, utilisant, comme dans le roman précédent des noms mythiques et suivant de très près les résultats du procès. Eleonora est Circé, donc une magicienne dangereuse, elle est animée par les Furies de l'Enfer auxquelles l'écrivain fera appel dès le début du roman pour que la sorcière soit punie:

Cruelles furies, grillez sur vos ardentes grilles d'un brasier animé ceste cruelle Harpie, et rotissez avec vos torches flamboyantes son ame perfide, ingrate et homicide de nos félicitez.14

Les rapports de Circé (Eleonora) aussi bien que ceux du Faux Amour (Concini) avec les divinités infernales les rendent dignes du châtiment et de la mort. Par contre, rien ne relie dans la Circé de Boitel l'action néfaste de la Maréchale d'Ancre à la Reine Mère; notre auteur insiste plutôt sur le châtiment et sa fonction morale exemplaire. Ce sont donc les derniers moments de la vie de la Galigai qui l'intéressent et qu'il décrit en détail dans un récit assez réaliste et proche de la vérité historique où cependant la haine se mêle à la pitié. On voit ainsi Eleonora passer au milieu d'une foule assemblée «pour regarder la piteuse et deplorable tragédie de Circé qui avoit tant faict parler d'elle, et qui en fera par sa fin encores parler davantage»15. L'échafaud est comme un théâtre où se joue un spectacle horrible et de cette scène Eleonora se tourne vers les assistants pour demander leur pardon et supplier les Dieux, d'avoir pitié de son enfant :

Hé, bons Dieux, si j'ay merité vos punitions et que mes offences les ayent (justement ) appellees sur moy, faictes au moins quelque misericorde à mon triste enfant, las, helas, qui ne peut avoir irrité vos eternelles Deitez.16

Ce sont là les derniers mots de la condamnée avant que «le bourreau, vengeant nos outrages separa sa teste de son corps». Le goût de Boitel pour la dramatisation de l'histoire, ne l'empêche pas de tirer une morale édifiante de son récit, une conclusion philosophique qui reprend le thème de la vanitas vanitatum, enrichi par une vision du monde tout à fait moderne:

Ainsi cette grande Deesse qui sembloit porter le globe du monde dans ses mains a esté reduite dans le neant de son rien.[...] Un moment fait perir la duree d'un siècle, et ce qui semble de plus ferme à nos yeux, change d'object à toute heure[...] c'est le cours du monde qui despeint en sa rondeur, nous tesmoigne sa nature volage, son centre est la fin de tous les centres, où il va roulant sans intervalle, et comme nous sommes compris dans le cercle de sa rondeur, il nous faict participer à son changement.17

Les dernières heures de la vie d'Eleonora occupent, encore, quelques années plus tard une page du Théâtre du malheur de Boitel sous le titre de Eleonore Galigay Marquise d'Ancre, décapitée publiquement:

Apres la fameuse disgrace du favorit de la fortune, le Maréchal d'Ancre, écrit Boitel, sa femme Eleonore Galigay fut emprisonnee à la Conciergerie du Palais. Elle fut convaincuë et atteinte de crime de leze-Maiesté. Elle fut menee par le bourreau en la place de Greve pour y estre decapitee.18

Et Boitel de souligner à nouveau l'attitude de la foule des spectateurs: «Comme elle alloit au supplice le peuple la considérait avec un merveilleus silence» et surtout la dignité et la contrition de la condamnée qui s'adressant aux Docteurs qui l'accompagnaient les aurait invités à faire prier le peuple:

Les Docteurs lors lui firent l'Imanus, et comme elle disoit commendo la teste luy fut tranchee assez pres des espaules. Son corps ayant esté despouillé jusqu'à la chemise, teste et corps furent iettez ensemblement au feu.19

L'histoire s'achève, comme dans Circé, sur des considérations morales et des vers qui en reprennent la conclusion :

Le temps commun père des choses/ Faict d'estranges metamorphoses,/ Avec ses mouvements divers,/ Il n'est chose qu'il ne transforme./ Tout ce qui est dans l'Univers,/ Avec le temps change forme./ Exemple admirable pour ceux qui sont favorisez par ceste volage fortune, qui porte le globe du monde en ses mains.2O

En 1619, c'est-à-dire entre les deux textes de Boitel, on peut lire l'histoire que Rosset publie dans la nouvelle édition de ses Histoires tragiques. Placée en tête du recueil, elle traite de la vie et de la mort du Maréchal d'Ancre et de sa femme : ils y figurent sous de noms fictifs de même que les autres personnages de l'histoire, et le pays où elle se passe. Mais on n'a aucune difficulté à les identifier: la Perse c'est la France, Suse est Paris, Filotime est Concino Concini, Dragontine est sa femme et cette fois figurent aussi dans l'histoire Marie de Médicis sous le nom de Parthénie et Louis XIII, le Sofi.

Rosset nous donne un portrait assez précis d'Eleonora:

Dragontine, que je ne puis nommer sans horreur pour les maux qu'elle a causé à celle qui a fait refleurir ce puissant empire et à laquelle on pourroit donner justement le titre d'Adorable, si nous étions au temps de l'idolâtrie, était d'une taille médiocre, noire et sèche, et d'un esprit qui surpassait le commun: au reste si ambitieuse qu'elle ne respirait qu'honneurs et que dignités.21

On remarquera déjà dans ces quelques mots, la position politique de Rosset et surtout son jugement sur les rapports entre Eleonora et la Reine Mère. Son attitude apparaîtra encore plus clairement quelques lignes plus loin où Rosset justifie l'influence d'Eleonore sur Marie l'attribuant à ses moyens magiques: il sera toujours question de sortilèges car on a affaire avec une sorcière, une magicienne.

Dragontine, écrit Rosset, s'adonna si bien à la noire science qu'en peu de temps elle y surpassa son maître même. Elle avait une bague où un esprit en forme de diamant était enchâssé qui avait cette vertu, que quand elle la mettait dans la bouche et qu'elle parlait à la sage Parthénie, elle obtenait d'elle tout ce qu'il lui plaisait.22

Les principaux événements qui caractérisent la prise de pouvoir de Concini, après l'assassinat d'Henri IV, l'action du Maréchal et de sa femme contre les Princes, l'arrestation d'Henri de Condé, l'éloignement de Sully, de Du Vair et des autres Ministres en charge au temps du feu Roi, sont évoqués en détail par Rosset qui souligne en particulier l'avidité et l'insolence des Concini qui leur ont procuré la haine du peuple et des bourgeois parisiens. Et Marie ? Rosset ne parle que de ses «actions incomparables» au début de sa régence, de «ses dignes actions» pour éteindre «les feux des divisions que la Discorde allait bientôt allumer», pour réunir «les volontés que des menées allaient distraire du devoir de leur jeune prince».23

C'est donc Dragontine qui «commença de jeter si puissamment ses charmes sur une personne sacré» et Rosset de conclure:

Le démon qui était pendu sous sa langue avait tant de force que notre impératrice accordait à cette exécrable femme tout ce qu'elle demandait.24

Mais le temps viendra où les forces infernales qui avaient garanti son succès seront battues : «son démon n'est pas aussi puissant de la sauver».

L'équitable Sénat des mages de la Perse, composé des plus savants hommes, des plus justes et des plus gens de bien que le soleil éclaire, ayant mûrement digéré tous les déportements de Dragontine, ses sortilèges, ses rapines, ses concussions et ses autres crimes exécrables, déclare, elle et son mari, criminels de lèze-majesté divine et humaine [...] et ordonne que la même Dragontine, pour expier ses horribles méchancetés soit traînée dans une charrette à la place publique de Suse, là où elle aura la tête tranchée, et puis son corps sera jeté au feu, et ses cendres au vent.25

Rosset, comme Boitel, décrit ensuite les derniers moments de la vie d'Eleonora; sa marche vers l'échafaud au milieu d'une foule muette qui ne s'attendait pas peut-être la dignité avec laquelle cette femme «si molle et tant adonnée au plaisir de la chair» allait mourir:

Quand tout le monde aperçut une femme échevelée, noire et sèche et digne de pitié, qui tenait une croix d'argent à la main et qui était au milieu de deux prêtres, sa juste colère se fondit, de même que font les neiges, lorsque le soleil les touche. La misérable condition de cette femme lui donna quelque espèce de compassion, si bien que chacun la regardait avec étonnement.26

Et cette fois, ce sera Eleonora qui tirera elle-même la morale édifiante de son histoire:

Vous voyez, Messieurs, le changement des choses humaines. Vous voyez dis-je un exemple qui n'aura peut-être d'autre exemple jamais au monde. Je prends la mort en patience, puisqu'on me la donne justement.

Sa dernière pensée ayant été pour son fils et sa dernière invocation s'étant adressée au Ciel dans l'espoir que «mon âme, dit-elle soit traitée plus doucement en l'autre monde, que mon corps ne reçoit maintenant de honte et d'infamie» :

le peuple, qui vit une si généreuse résolution et qui croyait que les démons la viendraient ravir d'entre les mains de la justice, en fut touché aucunement de compassion.27

Le canevas reste à peu près le même que chez Boitel, car il suit fidèlement les données de l'histoire. On remarquera cependant chez Rosset un certain goût pour la description ( le portrait d'Eleonora) pour le détail concret et pourtant suggestif et symbolique (la bague magique) et donc un plus fort penchant pour le romanesque.28 Toutefois la volonté de donner au récit un caractère plus littéraire qui le distingue de l'histoire n'en diminue aucunement le message politique. Rosset comme Boitel  approuve sans hésitation les décisions du Parlement, mais il s'efforce de séparer l'action des Concini de la faveur de Marie de Médicis et donc de sauver de toute accusation la Reine Mère. N'oublions pas qu' au moment de la publication de cette édition des Histoires tragiques en 1619, la Reine Mère s'est échappée de Blois et Luynes a dû feindre de s'accorder avec elle. L'attitude de Rosset est donc conforme à la situation du moment dont il est un témoin averti.

Moins nuancée est l'attitude dont témoigne un autre texte littéraire de l'époque La Tragédie de la Marquise d'Ancre ou la Magicienne étrangère, une pièce anonyme en quatre actes qui peut-être n'a jamais été représentée mais qui doit quand même avoir rencontré un certain succès car on en connaît plusieurs éditions à Paris et ailleurs entre 1618 et 1626. Strictement liée à une autre pièce anonyme La tragédie du Marquis d'Ancre, ou la victoire de Phébus françois contre le Python de ce temps, elle dénonce, déjà à partir du titre le dessein de l'auteur. Ce sont d'ailleurs ses intentions qui nous intéressent particulièrement, car du point de vue strictement littéraire la pièce a une valeur assez modeste, l'action dramatique étant peu construite, ses personnages psychologiquement faibles, sa versification par moments seulement efficace.

Dès le début le pouvoir d'Eleonora Galigai apparaît sans bornes ; son caractère satanique avait déjà été illustré dans la tragédie consacrée à son époux là où s'adressant au démon Roburo elle s'exclame:

Ie maistrise les cœurs, ie commande au bon heur

Ie fay quand il me plaist le Soleil palle,

Hecate quand ie veux sur la terre devalle

Ie fay les fleuves clairs asseicher et faillir,

Ie fay les durs rochers comme cire amollir,

Ie fay muer en sang le christal des fontaines

Ie fay mourir les fleurs qui esmaillent les plaine

Ie fay quand il me plaist par chiffres enlacez

Les morts sembler vivants et les vifs trepassez,

Bref ie peux renverser l'ordre de la nature.29

La conclusion de la pièce on la connaît: le Maréchal d'Ancre sera tué, et la morale est la même que nous avons déjà lue dans les autres textes.  Comme le dira le démon avec lequel la Maréchale a entretenu un rapport privilégié, en ce monde «tout est inconstant», paroles aux quelles font échos les derniers vers prononcés par Eleonora au moment de son arrestation:

O soudain changement, o fortune mobille

Hier n'estoit que ris, que miel et belles fleurs

Et ores ce n'est rien qu'Absinthe cris et pleurs.30

Dans La magicienne estrangere dédicacée à Louis XIII les puissances infernales entrent plus directement en scène et on assiste au combat de l'Ange gardien contre les Furies. C'est après la victoire de l' Ange sur les forces du mal qui occupe le premier Acte que s'ouvre, à l'Acte II, la procès contre la Galigai. Pressée par les accusations du Solon français (le Président du Parlement) Eleonora admet enfin d'avoir exercé les arts magiques pour affirmer son pouvoir:

Il est vray, il est vray, trop tard ie le confesse

Comme une autre Saga, i'ay esté la Princesse

Des malheureux sorciers, qui sans aucun debat,

Fleschissoient le genoüil devant moy au sabath:

En l'age de douze ans ma perfide nourrice,

Enclina mon esprit à ce vil exercice,

Tellement que depuis ie quittay le Sauveur

Pour avoir des demons tout support et faveur.31

Suit la longue liste des effets bouleversants que son action démoniaque a apporté dans l'ordre naturel du monde: une dizaine de vers qui reprennent ceux que nous venons de citer plus haut. Dans ce contexte les desseins criminels de la Marquise et du Marquis d'Ancre contre le «Monarque François si doucement cheri», leur volonté «d'envahir peu à peu ses plus fortes provinces/ De proscrire les Grands, de faire occire les Princes / Et apres tout cela briguant de Dieu la Loy: De ravir la Couronne et le sceptre du Roy» dont parle le Solon français, acquièrent une signification plus grave ; c'est l'accusation de lèse majesté humaine et divine dont parlait la sentence du Parlement.

Une fois condamnée, cependant et amenée au supplice Eleonora se montre affligée du mal qu'elle a causé à la France et s'adresse au Ciel pour demander son pardon. Ses derniers mots seront ici encore pour son fils:

Vous mon fils bien aymé par un gauche destin

De renom et de biens ie vous laisse orphelin

Toutefois pour avoir la faveur opportune,

N'allez iamais tentant le sort de la fortune,

Car si ainsi que nous vous estes ambitieux

Vous ne vivrez long temps sous la chappe des cieux.32

L'acte III s'achève sur la rencontre de l'ombre de Concini avec l'ombre de la Galigai, tandis qu'un dernier Acte chante les louanges de Louis XIII  qui a su délivrer la France des Concini et qu'on compare à Achille, César, Auguste, Alexandre.

On remarquera dans ces pièces l'absence de toute allusion à Marie de Médicis, le volontaire oubli des intérêts particuliers qui ont déterminé l'action du Duc de Luynes, la complète adhésion à la prise de position officielle du Parlement de Paris.

Le jugement sur les Concini et sur Eleonora en particulier ne changea pas sinon beaucoup plus tard. Bayle les accuse encore d'avoir entretenu «par leurs artifices» la discorde entre Henri IV et la reine. Après la mort du roi en outre «ils eurent encore plus de facilité de gouverner leur maitresse, et ils se gorgèrent de biens et de charges et se bouffirent d'un orgueil inouï et monstrueux». Seul au moment de son exécution Eleonora «prit enfin sa résolution et mourut assez constamment et chrétiennement».33

Voltaire, par contre juge l'assassinat du Maréchal d'Ancre et de la Maréchale «inconcevable dans une nation qui passe aujourd'hui pour si frivole et si douce» et à propos de l'arrêt du Parlement qui condamnait Eleonora il écrit:

Il était difficile de trouver de quoi juger à mort la maréchale. C'était une italienne de qualité venue en France avec la reine; comblée à la vérité de ses bienfaits, insolente dans sa fortune et bizarre dans son humeur; défauts pour lesquels on n'a jamais fait couper la tête à personne.[...] On imagina de la faire déclarer sorcière. On croyait alors aux sortilèges et à la magie comme à un point de religion.34

Et dans Le siècle de Louis XIV il évoque ainsi le procès et la condamnation d'Eleonora Galigai par le Parlement de Paris:

On se souviendra avec étonnement, jusqu'à la dernière postérité que la Maréchale d'Ancre fut brûlée en place de Grève comme sorcière et que le conseiller Courtin, interrogeant cette femme infortunée, lui demanda de quels sortilège elle s'était servie pour gouverner l'esprit de Marie de Médicis; que la Maréchale lui répondit Je me suis servie du pouvoir qu'ont les âmes fortes sur les esprits faibles; et qu'enfin cette réponse ne servit qu'à précipiter l'arrêt de sa mort.35

Ce sont à peu près les mêmes mots que cite le Dictionnaire Historique de Moréri dans la voix consacrée à Concini:

La femme du Maréchal [...] avoit beaucoup d'esprit et lorsqu'elle fut accusee d'avoir ensorcelé la Reine, elle répondit à ses Juges, Je ne me suis jamais servies d'autre sortilège que de mon esprit. Est-il surprenant que j'aye gouverné la Reine qui n'en a point du tout?36

Evidemment le temps n'est plus aux sorcières et aux sortilèges, le trône des rois de France aussi commence à vaciller et on ne se soucie plus de sauvegarder l'image de la Reine Mère.


Pour citer cet article :

Cecilia Rizza, " La mort d'une femme illustre entre histoire et fiction", Publif@rum, 3, 2005

1 Correspondance de Peiresc et Aleandro, I (1616-1616) éditée et commentée par J.F.Lhote et D.Joyal, Clermont-Ferrand, ADOSA, 1995,pp.1O8-1O9.
2 V.ROSSI, Memorie recondite, Paris, Cramoisy, 1677, t.IV, p.96.
3 Paris, Bibliothèque Nationale, Mss.Dupuy, 661, ff.127-172. Une édition légèrement modifiée de ce texte a été publiée à la suite de l'œuvre de P.DUPUY, Histoire des plus illustres favoris anciens et modernes, Paris, 1651 et Leyde, Elzevir 1659.
4 Idem, f.131.
5 Idem,f.132.
6 Venezia, Biblioteca Marciana, Ms.64O1,f.70.
7 RICHELIEU, Mémoires, Paris, Renouard, 19O7-1926, t.II (19O9),p.238.
8 V. ROSSI, op.cit., pp.99-100.
9 Relation, f.131.
10 Idem, ff.133-134.
11 Mémoires, p.222 et 216.
12 Idem,p.218.
13 Cfr. G.MONGREDIEN,Léonora Galigaï:. Un procès de sorcellerie sous Louis XIII, Paris, Hachette, 1968.
14 P.BOITEL sieur de GAUBERTIN, Histoire tragique de Circé,p.8.
15 Idem, p. 2OO.
16 Idem, p.2O5.
17 Idem, p.2O6-2O7.
18 P.BOITEL sieur de GAUBERTIN, Le théâtre tragique sur lequel la Fortune représente les divers Malheurs, Advenus aux Hommes illustres et personnes plus signalées de l'Univers depuis la création du monde jusqu'à présent, Paris, Toussainct Du Bray, 1622,T.III, p.13.
19 Idem, p.14.
2O.Idem, p.15.
21 F. de ROSSET, Les Histoires mémorables et tragiques de ce temps (1619), édition établie par A. De Vaucher Gravili, Paris, Livre de Poche 1994. p.42.
22 Idem, p.43.
23 Idem, pp.45-46.
24 Idem,p.46.
25 Idem,p.68.
26 Idem,pp.68-69.
27 Ibidem.
28 On peut lire une excellente analyse des textes de Boitel et de Rosset par rapport aussi à d'autres histoires tragiques de l'époque dans S.POLI, Storia di storie, Abano Terme, Piovan Editore, 1985 et dans son anthologie Histoire(s) Tragique(s), Typologie d'un genre littéraire, Bari-Paris, Schena-Nizet, 1991.
29 La tragedie du Marquis d'Ancre, s.l., 1626, Acte II, sc.2.
30 Idem, Acte III,sc.2.
31 La Tragedie de la Marquise d'Ancre ou La Magicienne estrangere, s.l., 1626, Acte II sc.1.
32 Idem, Avte III,sc. 1.
33 Dictionnaire, voix Galligai.
34 Histoire du Parlement de Paris, in Œuvres complètes, Paris, Au bureau de la Société des Publications illustrées, 1856, t.IV, p. 754.
35 Le siècle de Louis XIV in Œuvres historiques par R.Pomeau, Paris, Gallimard "Bibliothèque de la Pléiade", 1957, p.634.
36 Le grand Dictionnaire historique ou le Mélange curieux de l'Histoire sacrée et profane,à Paris,1748, t.I, p.429.