Bruno Blanckeman - Université Rennes 2 Haute-Bretagne

Marguerite Yourcenar, femme de lettres

Sur la correspondance de l’écrivain

Chaque écrivain règle à sa façon la relation, réversible, de distance et de proximité unissant ses lettres à son œuvre d'une part, à lui même de l’autre. Observatoire critique, la correspondance rétroagit sur le projet littéraire, aide à le façonner, à le signifier, et constitue, pour une tradition française fortement marquée par la férule théorique - des arts poétiques classiques aux expériences textualistes modernes - une pièce de création stratégique à part entière. De la lettre à soi-même, le lien tient communément du miroir prismatique et du jeu de glaces déformants: l'autre désigne le destinataire avec lequel l'écrivain correspond, mais aussi cette part de lui-même à laquelle il entend correspondre et qu'une écriture placée sous le signe de l'échange lui permet d’objectiver.

Lettres à ses amis et quelques autres, le premier tome de la correspondance à ce jour publiée de Marguerite Yourcenar, porte à son comble ce double paradoxe, qui renvoie in fine à la construction d'une identité de soi à la fois littéraire et culturelle1. On sait combien, par-delà leur seule rédaction, Marguerite Yourcenar se montra attentive au devenir des ces lettres. La préface de Michèle Sarde, Joseph Brami et Elyane Deson-Jones nous en avertit: la correspondance en question est le produit d'une double fabrication - son archivage par Grace Fricks qui, quarante années durant, entre 1939 et 1979, les recopia, résuma, annota, classa; le tri des archives par Marguerite Yourcenar elle-même qui, entre 1980 et 1987, répartit les lettres en trois catégories: les indésirables, brûlées vives sur le champ; les impertinentes, mises sous scellé pendant cinquante ans; les recevables à titre posthume, au nombre de trois mille, expédiées à la postérité, c'est-à-dire à la bibliothèque Houghton de Harvard University, en partie du vivant de l'écrivain, en partie à sa mort. La correspondance circonscrit ainsi un travail permanent d'autogenèse tel qu'il engage la réalisation d'un projet littéraire - une conscience d'auteur à l'œuvre - et instaure une stature culturelle - une femme de lettres avec ses différentes prises de position. Ce projet et cette stature s'affirment dans le dialogue épistolaire entretenu avec des interlocuteurs divers - amis proches ou connaissances lointaines, neveu ou ancienne gouvernante, écrivains comme André Fraigneau et Henry de Montherlant ou critiques, étudiants ou journalistes. La publication à ce jour partielle de la correspondance (un tome de trois-cents lettres) et l'exercice de tri nécessaire effectué par les éditeurs eux-mêmes sur l'ensemble du corpus interdisent toute analyse critique autre qu'hypothétique. On peut toutefois, à lecture des neuf-cents pages publiées, dégager quelques tendances - et cela d'autant plus aisément que deux-tiers des lettres publiées datent de la force de l'âge, les vingt dernières années de vie d'un écrivain aussi soucieux de mettre son énergie créatrice au service de la compréhension de son œuvre qu'à celui de sa propre image, en tant qu'elle s'identifie sans réserve à cette œuvre. Analysons comment, dans une telle perspective, la correspondance rend possible la constitution d'un authentique sujet de Lettres.

Sujet de Lettres: comprenons avant tout cette expression en accordant au mot "Lettres" son sens alphabétique, épistolaire et esthétique. Alphabétique, s'il est vrai, comme le rappelle l'écrivain dans sa réponse au questionnaire de Bernard Offner, que le nom d'auteur choisi résulte d'un jeu linguistique:

L'anagramme de mon nom familial fut fait un beau jour de concert avec mon père (…) j'aimais l'initiale Y dont la forme fait songer à un carrefour ou à une branche.2

Entre anagramme, calligramme et cryptogramme, le nom de lettres inclut un imaginaire de soi emblématique. La valeur en est à la fois programmatique et rétrospective, l'écrivain sexagénaire cautionnant ou reformulant ou réinventant dans ces lignes une décision de jeunesse. Dans cet imaginaire, la croisée des chemins - carrefour plutôt que ligne droite - et l'élan par élévation - branche, ou appel d'une certaine spiritualité - depuis une conscience pragmatique - arbre, ou part de l'enracinement - fonctionnent comme autant de signes qui cryptent les caractéristiques essentielles de l'œuvre et les composantes saillantes d'un caractère personnel. La correspondance forme l'espace intermédiaire et public où s'effectuent la circulation, la conciliation, le transfert des unes vers les autres3.

Ce sujet de lettres se comprend ainsi dans une acception plus étroitement épistolaire. La correspondance constitue le lieu même où, par sa signature, la personne réelle incarne le nom d'auteur, où un pseudonyme devient nom propre, où celle qui écrit parachève matériellement et symboliquement un processus d'identification - celui de Marguerite de Crayencour à Marguerite Yourcenar. Après avoir rappelé que  «l'adaptation au pseudonyme a été très rapide » et  «a très vite (…)remplacé en termes d'administration officielle  » le  «nom légal », Marguerite Yourcenar ajoute:  «Je me pense sous ce nom (…) depuis plus de quarante-cinq ans »4. Les lettres relaient, expriment et diffusent cette pensée. Elles constituent le révélateur privilégié d'une identité subjective qui se tient en réserve de l'œuvre, y compris dans les mémoires5, mais s'exprime de façon ouverte dans le cadre d'une correspondance. C'est toutefois un sujet de Lettres qu'à bien des égards celle-ci contribue à élaborer: une identité littéraire qui se pose par le contrôle qu'elle exerce sur ses livres et l'autorité dont elle fait preuve dans le débat esthétique; une identité culturelle qui se marque dans le droit de regard qu'en intellectuelle elle s'arroge parfois sur les affaires publiques, souvent sur des problèmes éthiques6.

Cette double structuration de soi ne réussit qu'au prix d'un refoulement certain de l'identité intime. L'écrivain vise à interdire autant que possible ce qu'il nomme  «l'assertion du soi »7 ou encore le  «moi, moi, moi quasi hystérique »8: la singularité anecdotique ou introspective, l'état d'âme complaisant ou l'historiette intempestive. Plusieurs procédures antifiguratives sont en ce sens répétées avec constance: l'ellipse narrative des circonstances évoquées, l'abstraction moraliste des sentiments éprouvés, le sommaire de la chronologie personnelle9. Si elle désigne tout ce qui est proscrit, l'interdiction biographique renvoie aussi à tout ce qui circule entre le dit et le tu: le retour sporadique du refoulé intime. La lettre piège par endroits son propre auteur, le revélant à son insu, livrant une part de lui généralement occultée. Pour limité qu'il soit, ce phénomène d'interférence, manifeste dans certaines lettres évoquant la lente maladie de Grace Fricks, les voyages avec Jerry Wilson, puis les symptômes, les rémissions, la disparition du jeune compagnon, tranche avec la contention de l'intime dont l'écriture épistolaire se fait par ailleurs l'agent10.

Une réponse de Marguerite Yourcenar au questionnaire de Bernard Offner concernant le choix de son pseudonyme semble à cet égard explicite, l'écrivain évoquant, non sans quelque emphase,  «l'obscur sentiment qu'un changement de nom est de mise quand on entre en littérature comme lorsqu'on entre en religion »11. Si l'on accrédite en douceur la comparaison, l'exercice épistolaire permet à Marguerite Yourcenar de mener un travail ascétique sur sa propre vie et sa personnalité. Dans l'évocation de l'une et la figuration de l'autre, il rend possible un double phénomène de détachement et de dérivation. L'un - le détachement - consiste à filtrer au maximum la correspondance de ses implications événementielles comme si le sujet, libéré du plan des contingences, atteignait à quelque ordre de soi essentiel (se concentrait en une voix d'auteur inaltérée). L'autre - la dérivation - consiste à convertir les sentiments intimes en émotions créatrices et investir la part humorale, affective, sensible de la personnalité dans le seul rapport entretenu avec le projet littéraire. De lettre en lettre, Marguerite Yourcenar se fait l'indéfectible zélatrice de ses propres livres, se situant tour à tour par rapport à eux comme une mère inquiète, une sœur impétueuse, une épouse jalouse et, au final peut-être, comme la fille fantasmatique de ses propres œuvres. La correspondance constituerait un foyer matriciel en ce qu'elle rassemble, entrecroise et superpose les différentes paroles possibles tenues sur l'œuvre, à partir desquelles toute une personnalité se polarise. Sans doute convient-il de moduler cette interprétation en mentionnant la diversité des destinataires, certaines lettres adressées à des inconnus, en réponse à quelques questions de nature professionnelle, ne se prêtant guère à l'épanchement personnel, là où d'autres, adressées à des personnes familières, comme sa gouvernante d'enfant Camille Letot, n'appellent guère au débat littéraire. Dans plusieurs lettres, les choses anodines de la vie prévalent par ailleurs sur les questions d'œuvre (plus le lien d'amitié avec le correspondant est étroit, plus cet effet-vérité là joue12). Mais les lettres adressées à des proches sont elles-mêmes écrites sur le mode de la réticence, si bien que, dans l'économie épistolaire, les realia du moi intime fonctionnent comme des marginalia13, ou, s'ils donnent matière à quelque traitement moins chiche, font office de diversion parce qu'ils occultent commodément quelque discours sur soi plus expansif14. Par ailleurs, les passages de la correspondance où il n'est pas question de l'œuvre la rejoignent par le biais de méditations qui approfondissent la vision du monde qu'elle articule, ou abordent des problèmes d'érudition, d'histoire et de civilisation au travers desquels Marguerite Yourcenar se pose à la fois comme une instance lettrée, une figure intellectuelle et une conscience critique15. L’ascèse épistolaire de principe rend donc possible une assise identitaire spécifique. Par la mise à distance de l'individu empirique et la conversion de la personne biographique qu'elle opère, la correspondance génère bel et bien un Sujet de Lettres.

Cette identité littéraire se profile dans le chassé-croisé des lettres vers les livres et de l'écrivain vers ses lecteurs-destinataires. C'est en effet par une double médiation épistolaire que Marguerite Yourcenar se construit, à la croisée des autres comme à la transversale de ses livres. Bien des lettres exercent sur l'œuvre et sur ses lecteurs une fonction directive selon des degrés d'implication différenciés. Certaines accompagnent mezzo voce la réalisation des livres. Certaines agissent plus souterrainement sur leur genèse. D'autres en canalisent de façon très explicite la réception. Toutes font partie intégrante du chantier littéraire dans lequel, tout à la fois, une œuvre est bâtie et un architecte s'affirme.

Les lettres d'accompagnement jouent de l'allusion discrète au travail en cours. En le mentionnant, elles font office de signalisation: elles indiquent, elles préviennent, mais aussi elles dévient et dirigent ailleurs (chantier en cours, accès interdit au public). On peut lire dans cette perspective quatre lettres où il est question de L’ œuvre au noir: lettre à Louise de Borchgrave, 10 mars 1956 (première mention du projet); à Julia Tissameno, 4 février 1957 (où il est question d’ «une journée en Allemagne où j’avais à revoir certains sites pour mon prochain livre »); à Alain Bosquet sept ans plus tard (nouveau titre, Zénon); à Joseph Breitbach, 17 février 196516.

D'autres lettres dirigent l'œuvre de façon différente, comme par détection sympathique: elles semblent devancer le projet littéraire, rendre possible une idée encore informulée. La correspondance représente en ce sens une activité, autre que psychique, où peut s'accomplir le processus de maturation opaque au terme duquel la décision d'une œuvre voit le jour. Ce phénomène semble agir dans le cas du Labyrinthe du monde. L'échange de lettres avec des proches de l'enfance (Camille Letot) ou des parents (Georges de Crayencour) est l'occasion de ressusciter des lieux de jeunesse, des atmosphères passées, des différends familiaux - une façon littérairement non intentionnelle d'effeuiller le roman des familles17. L'activité épistolaire permet en outre de laisser circuler, dans un espace-temps d'écriture voisin, des pulsions contraires, donc d'en faciliter la résolution: une évocation aisée des souvenirs liés au monde de l'enfance, d'un côté; une réfutation péremptoire de tout projet autobiographique, de l'autre. Elle permet alors de tester une pratique narrative dans laquelle l'écrivain conte des expériences personnelles en excluant le Moi de la scène anecdotique. À deux jeunes lecteurs canadiens, Marguerite Yourcenar répond ainsi en 1963:

Je n'ignore pas que ce que vous souhaitiez de moi, c'était le récit de ma vie. Mais pas plus que n'importe qui, je ne suis à donner en exemple, et, même si je l'étais, je ne pourrais pas être mon propre Plutarque (…)18

Dans une lettre à Lidia Storoni Mazzolani datée de Noël 1962, elle revient longuement sur son escale récente à Leningrad19. Le registre de l'évocation se rapproche de cet art de l'autoreprésentation impersonnelle que les mémoires développeront ultérieurement comme une alternative au genre autobiographique. Le sujet part de lui-même, à tous les sens de l'expression, dans des mouvements de méditation qui peu à peu le dissolvent ou quelques scènes singulières qui l'esquissent à traits légers (Michel et sa petite fille traversent ainsi fugitivement la lettre quand l'auteur mentionne sa visite à la Cathédrale Saint-Nicolaï). Dès 1967, le projet de mémoires est clairement formulé, comme une échéance encore lointaine, dans une lettre peu amène adressée à Georges de Crayencour20. On peut donc se demander si l'écriture épistolaire n'a pas favorisé cette décision, d'une part en confrontant l'auteur au nécessaire traitement d'une matière autobiographique, d'autre part en l'aidant à résoudre le conflit opposant la mémoire personnelle et ses postulations - élucider l'énigme généalogique - à l'éthique littéraire et ses principes - le déni d'égotisme. Plus la réalisation du projet mémorialiste progresse, plus l'importance de la pratique épistolaire s'avère en tout cas effective. Les lettres charrient une matière brute de renseignements généalogiques et d'événements familiaux reconstitués par enquête, à partir desquels Marguerite Yourcenar compose Le Labyrinthe du monde. En temps réel, elles exposent une partie du chantier documentaire et répètent un jeu de manœuvres littéraires qui permettent à terme l'édification de l'ouvrage.  «Si je vous ennuie de tous ces détails », écrit l'auteur à Jeanne Carayon,  «c'est un peu que j'essaie sur vous mon livre futur(…) »21. On serait donc, dans le cas précis des mémoires, passé d'un rôle de maïeutique - comment la correspondance agit inconsciemment sur la cristallisation du projet - à un rôle de propédeutique - comment elle en relaie délibérément l'accomplissement.

La correspondance intervient enfin en aval, et non plus en amont, de l'œuvre. À de nombreuses reprises, elle en dirige la bonne lecture et la juste compréhension, elle en corrige les réceptions et les adaptations. C'est par cette fonction de canalisation que Marguerite Yourcenar s'impose pleinement comme auteur. Elle affirme une autorité et conteste au prix de redoutables argumentaires les fausses interprétations, contresens involontaires, dévoiements partiels et autres trahisons putatives qui en menacent l'intégrité. Cette autorité se montre intransigeante, pour ne pas dire absolue: bien des lettres fonctionnent comme un véritable tribunal dont l'accusé ne peut que ressortir coupable, condamné et, dans certains cas, exécuté sur place sans autre forme de procès. Certains destinataires semblent prédestinés à ce triste rôle:

- les éditeurs (ainsi de la lettre à Ballard en date du 5 août 1951, au sujet d'une éventuelle publication des poèmes):

il m'a donc paru que notre conversation sur ce point était mal engagée, et que vous acceptiez, un peu par égard pour moi et pour ne pas tout refuser ou tout remettre à plus tard à la fois, des textes qu'il vous était malaisé de situer et de juger avec exactitude. La décision de retrait vient de là. (109)22

Certains poèmes attendront treize ans avant d'être édités, d'autres vingt-huit23.

- les critiques, tout particulièrement les étudiants en recherche sur son œuvre qui sollicitent avec étourderie son avis sur leurs productions:  «votre tempérament, ou votre culture, vous inclinent assez souvent à l'erreur en ce qui concerne l'interprétation de mes livres. »24 (733), écrit-elle à l'une avant de le lui démontrer; «Vous faites de Pindare un représentant de la pensée des pré-socratiques, plus ou moins ses contemporains, mais Pindare est un esprit traditionnel, et la philosophie pré-socratique au contraire d'essence révolutionnaire: autant dire que Montherlant est acquis aux théories de Heidegger(…) »(473)25 explique-t-elle à l'autre, dans une lettre-dossier qui hume à pleines pages sa rhétorique de rapport de thèse d'état.

-les cinéastes: l'adaptation du Coup de grâce témoigne d'une exigence d'autorité sur l'œuvre qui supporte mal le partage. Pierre Schoendoerffer, André Delvaux et surtout Volker Schlöndorff qui réalise une adaptation de L’ œuvre au noir en font les frais26.

Le rôle de telles lettres excède le simple règlement de contentieux. Elles forment un véritable creuset théorique dans lequel Marguerite Yourcenar, confrontée aux réactions, aux questionnements, aux interprétations d'une partie de ses lecteurs, légitime en permanence son œuvre. Elles offrent un moyen de pression immédiat sur la seconde vie des livres - celle qui n'appartient plus à leur auteur mais dépend du seul public qui les accueille - et peut-être aussi - ce qui semble particulièrement sensible dans le cas de L'œuvre au noir - de laisser vivre le livre en soi après la petite mort qu'en représentent et l'écriture et la publication, d'en poursuivre l'avant-vie organique, parfois longue d'un demi-siècle, en la ressassant un peu plus encore. Par ailleurs, la correspondance travaille l'œuvre et la fonde en tant que telle: elle l'unifie par un jeu de commentaires tantôt philologiques tantôt herméneutiques qui renforcent le paratexte critique premier (préfaces, postfaces, carnets de bords, entretiens). Elle constitue le support d'une réflexion sur la création littéraire, avec ses postulats esthétiques, ses préceptes poétiques, ses implications culturelles, ses valeurs idéologiques. Les lettres rendent ainsi possible l'identité de l'œuvre définie comme somme - les ouvrages s'agencent entre eux - et comme totalité - une structure signifiante d'ensemble se dégage. Plus les années passent, plus l'écrivain engage le dialogue d'une publication à l'autre: Mémoires d'Hadrien et L'œuvre au noir27, Les Charités d'Alcippe, Mémoires d'Hadrien et L'œuvre au noir28, L'œuvre au noir et Feux29, Alexis et L'œuvre au noir30, Un Homme obscur et Mémoires d'Hadrien31. Nulle tentative de forcer les parentés et d'estomper les différences: les échos établis d'un livre à l'autre ne visent pas à les rassembler à la hussarde, mais à les rapprocher à l'orientale - dégager des sinuosités communes à côté des dynamiques propres, procéder par affinités sensibles plutôt que par similarités logiques.

Penser ainsi l'unité composite de l'œuvre, c'est, en se projetant dans un espace imaginaire symbolique, se construire soi-même comme sujet multiple mais cohérent. Unum ego et multi in me: la formule de L'œuvre au noir, reprise dans une lettre à Wilhelm Gans32, qualifie autant l'identité littéraire de l'œuvre que celle du sujet qui s'invente à travers elle en modulant  «les bases et les harmoniques de sa pensée »(735)33. La correspondance devient le médium privilégié de leur jonction. Elle ordonne un échange de soi à l'œuvre autour des topiques, de problématiques, de valeurs qui en conditionnent la réalisation. L'être qui s'appelle Marguerite Yourcenar s'identifie à un certain nombre de principes éthiques et esthétiques que sa correspondance affine sans cesse et qui constituent comme les deux faces d'une même identité littéraire, un autoportrait intellectuel et une autoreprésentation d'Intellectuel. Ces principes, rappelons-les pour conclure: un sens de la mise à distance historique et de la relativité culturelle appliqué à l'actualité et aux débats de société; une volonté spirituelle qui pense le rapport au sacré en termes de mythes et de symboles, indépendamment des institutions (les religions) et des figures imposées (Dieu,  «ce monosyllabe »(740)34); un humanisme exigeant plutôt que bêlant en ce qu'il sollicite le dieu en l'homme, non le mouton, sa part spirituelle plutôt que sa marque grégaire - en ce qu'il intègre, aussi, l'être humain dans un ordre de vie plus vaste dont ce dernier ne constitue qu'un élément parmi d'autres…autant de postulations à effet structurant puisqu'à la fois elles sous-tendent les ouvrages, imprègnent les vues de l'esprit, dictent les engagements de l'auteur35.

Faut-il alors s'étonner que, dans les lettres, personnes et personnages, créatures de chair et de papier se rencontrent? que Zénon, Hadrien, Nathanaël ou Sappho soient évoqués sur un même plan de réalité qu'amis, parents, confrères ou lecteurs - parfois même qu'ils semblent plus consistants? Si Marguerite Yourcenar est une fiction qui a pris corps, sa correspondance permet une métamorphose supplémentaire. L'écrivain s'absorbe dans sa création, non pas, comme le peintre Wang-Fô, pour y survivre, mais pour multiplier les allers-retours du monde vers l'œuvre, et apprendre à mesurer, au travers de cet échange, le prix de sa propre vie.


Pour citer cet article :

Bruno Blanckeman, " Marguerite Yourcenar, femme de lettres. Sur la correspondance de l’écrivain", Publif@rum, 2, 2005

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1 Lettres à ses amis et quelques autres, édition établie, présentée et annotée par Michèle Sarde et Joseph Brami avec la collaboration d'Elyane Dezon-Jones. La pagination des citations renvoie à l'édition Folio (mars 1997).
2 Lettre à Bernard Offner, 12 décembre 1967, pages 346-349.
3 Entre autres exemples, sur le carrefour, on se reportera à la lettre à Anat Barzilaï, 20 septembre 1977, pages 732-740; sur la branche et la nécessité du spirituel, à la lettre à Gabriel Germain du 15 juin 1969, pages 421-429; sur les racines et le sens pragmatique, à la lettre à Jean Chalon du 29 mars 1974, pages 543-550. On rapprochera ses lettres - leurs interrogations et leur système de valeurs - des grandes fictions romanesques - leurs héros, leurs cheminements spéculatifs.
4 Lettre à Bernard Offner, 12 décembre 1967, pages 346-349.
5 Lettre à Jean Roudaut, 18 novembre 1978, pages 779-781. Marguerite Yourcenar y revient sur la notion d'"autobiographie impersonnelle".
6 Pour les premières, on se reportera, parmi plusieurs exemples possibles, à la lettre à Lidia Storoni Mazzolani, 4 novembre 1960, pages 187-189 (Marguerite Yourcenar y évoque les élections présidentielles américaines qui virent s'affronter John F. Kennedy et Richard Nixon); pour les secondes, à la lettre anthologique à Brigitte Bardot, 24 février 1968, pages 357-364 (l'écrivain sensibilise l'actrice au massacre des bébés phoques dans les eaux canadiennes).
7 Lettre à Hélène Abraham, 5 janvier 1966, pages 294-300.
8 Lettre à Helen Howe Allen, février 1968, pages 353-356.
9 On se reportera pour exemple à la lettre à Jean Ballard, 4 septembre 1946, pages 87-91; à la lettre à Henri Balmelle, 2 avril 1959, pages 168-173; à la lettre à Bertrand Poirot-Delpech, 2 septembre 1977, pages 729-730.
10 Ce phénomène s'observe une première fois dans les lettres qui "scandent" l'annonce de la lente disparition de Grace Fricks: pages 596 (lettre à Jean de Walque, 28 mai 1975) à 817 (lettre à Gorges de Crayencour, 8 décembre 1979); une seconde fois, plus nettement, dans celles qui évoquent Jerry Wilson: pages 825 (lettre à Marc Brossollet, 23 avril 1980) à 876 (lettre à Fance Franck, 4 mars 1986).
11 Lettre à Bernard Offner, 12 décembre 1967, pages 346-349.
12 Les lettres adressées à Camille Letot, Louise de Borchgrave, Jeanne Carayon en témoignent.
13 Lettre à Jeanne Carayon, 21 juin 1974, pages 556-563. On sera tout particulièrement attentif à l'art d'éluder la confidence et le souvenir par l'usage rhétorique de la réticence -"Mais j'ai moi aussi le souvenir de tels soirs pareils dans un Paris identique, de telle robe en soie lavande ou de telle blouse en drap d'argent…- ou de la maxime -"La Grèce était devenue mon centre et j'imaginais qu'elle le resterait. Les extraordinaires carambolages du hasard et du choix ont décidé autrement.".
14 Ainsi peut-on comprendre les innombrables allusions au jardin de Petite-Plaisance qui permettent invariablement à l'épistolière d'ouvrir la lettre sur son univers personnel, tout en la fermant (elles interviennent souvent en conclusion) aux confidences ou à l'expression de sentiments intimes (le jardin apparent occulte le jardin secret).
15 Pour exemple, on se reportera à la lettre au Père Yves de Gibbon, 1er avril 1976, pages 639-646.
16 Lettres à Louise de Borchgrave, 10 mars 1956, pages 146-148. Lettre à Julia Tissameno, 4 février 1957, pages 159-161. Lettre à Joseph Breitbach, 17 février 1965, pages 282-285.
17 Lettres à Camille Letot, 1er mai 1961, pages 192-196; 7 juillet 1966, pages 318-320. Lettres à Georges de Crayencour, 12 mai 1966, pages 316-318; Noël 1966, pages 321-323.
18 Lettre à Jean-Louis Côté et André Desjardins, 6 janvier 1963, pages 224-230.
19 Lettre à Lidia Storoni Mazzolani, Noël 1962, pages 210-223.
20 Lettre à Georges de Crayencour, 27 mars 1967, pages 328-332.
21 Lettre à Jeanne Carayon, 13 octobre 1973, pages 528-533.
22 Lettre à Jean Ballard, 5 août 1951, page 108-113.
23 Fleuvre profond, sombre rivière, "Negro Spirituals", commentaires et traductions, Paris, Gallimard, 1964. La Couronne et la lyre, présentation critique et traductions d'un choix de poèmes grecs, Paris, Gallimard, 1979.
24 Lettre à Anat Barzilaï, 20 septembre 1977, pages 732 -740.
25 Lettre à Simon Sautier (Discussion de son mémoire de licence), 8 octobre 1970, pages 461-478.
26 Lettre à Pierre Schoendoerffer, 14 avril 1970, pages 450-453. Lettre à Volker Schlondorff, 2-10 janvier 1977, pages 671-688. Lettre à André Delvaux, 12 janvier 1987, pages 886-889.
27 Lettre à Lidia Storoni Mazzolani, 22 août 1968, pages 372-379.
28 Lettres à Jean Chalon, 29 mars 1974, pages 543-550; à Jean Roudaut, 18 novembre 1978, pages 779-781.
29 Lettre à Jeanne Carayon, 21 juin 1974, pages 556-563.
30 Lettre à Lucienne Serrano, 12 février 1977, pages 700-704.
31 Lettre à l'Abbé Desjardins, 23 mai 1981, pages 843-845.
32 Lettre à Wilhelm Gans, 9 décembre 1976, page 667.
33 Lettre à Anat Barzilaï, 20 septembre 1977, pages 732 -740.
34 Ibid.
35 On se reportera à mon étude “L’enseigne et le laboratoire: Marguerite Yourcenar épistolière” in "Femmes en correspondance", actes des rencontres de Cerisy, Brigitte Diaz et Jürgen Siess (ed.), Presses Universitaires de Caen, à paraître. On se reportera aux lettres suivantes: lettres à Gabriel Germain, 15 juin 1969, pages 421-429; à Jean Chalon, 29 mars 1974, pages 543-550; à Anat Barzilaï, 20 septembre 1977, pages 732 -740.