Marc Bannister

Femme illustre, femme forte, honnête femme : l’évolution de l’héroïne dans les romans de La Calprenède

En 1642, La Calprenède abandonne le théâtre. Après le succès de sa première tragédie, La Mort de Mitridate, en 1635, il avait essayé de prévoir les changements de goût et d’esprit que subissait son public en lui offrant des pièces de toutes sortes : des tragi-comédies romanesques, des tragédies historiques mêlant politique et amour, une tragédie martyrologique, une pièce en prose …. Mais à la fin de ces sept ans, il reconnaît d’instinct que le théâtre n’est pas forcément le meilleur véhicule pour la représentation des aventures extraordinaires, des grands amours, des intrigues complexes que réclame le public. La Calprenède n’est pas le seul à arriver à cette conclusion. Georges de Scudéry, Puget de la Serre, Desmarets de Saint-Sorlin n’écrivent plus pour le théâtre après 1642 et ceux qui continuent à s’y adonner cherchent à inventer de nouveaux genres ou à imaginer des héros de plus en plus étonnants.

Il est axiomatique que les changements de goût, parfois presque imperceptibles, sont dirigés par l’évolution permanente des idéologies. En 1642, deux grands courants formaient la mentalité des Français. D’abord, l’idée du héros et de la capacité humaine pour l’héroïsme qui, depuis le début du siècle, s’enracine au fur et à mesure de l’intensification des aspirations nationales. Puis, le féminisme, tirant son énergie de la querelle des femmes traditionnelle et proposant une nouvelle interprétation du rôle de la femme dans la société. Les années 1640 sont marquées par une floraison d’écrits féministes. On s’intéresse aux femmes illustres qui peuplent les pages des grands historiens : elles se mettent à s’exprimer et à présenter une perspective féminine sur les événements historiques, que ce soient les héroïnes de l’antiquité comme Mariamne, Sisigambis et Amalasonte que fait parler Madeleine de Scudéry1, ou les héroïnes modernes ― Éloïse, Jeanne d’Arc, Marie Stuart ― que Grenaille ajoute au panthéon classique2. On examine le côté actif du caractère féminin. Jacques Dubosc qui, dans son Honneste Femme (1632-36), avait proposé en exemple la femme pieuse, patiente, modeste, dépeint dans La Femme héroïque (1645) des modèles bien plus impressionnants ― Judith, Thomiris, Salomone : les femmes sont aussi capables d’atteindre à la vertu héroïque que les hommes, déclare-t-il, et toutes sont obligées d’y aspirer3. Lorsqu’en 1643 la régence est reconnue à Anne d’Autriche, les panégyristes se trouvent confrontés à la question ― si le pouvoir exercé par une femme est qualitativement différent du pouvoir masculin. Ils concluent à l’affirmatif, car la femme joint aux vertus indispensables au bon prince les vertus pratiquées moins souvent par les hommes ― piété, bonté, patience, modestie4.

Le phénomène le plus remarquable sorti de cette nouvelle vague féministe, c’est l’idée de la ‘femme forte’ qui réunit les vertus traditionnellement féminines aux vertus héroïques dont les hommes prétendent avoir le monopole. Si le port des armes était requis des femmes, dit Gerzan, elles y surpasseraient les hommes, car chaque fois qu’on a vu une femme prendre les armes, elle a accompli ses desseins, «ce qui ne s’est pas tousiours rencontré aux hommes les plus heroïques »5. Le Moyne renchérit sur Gerzan. À ceux qui prétendent que les femmes n’ont pas la force physique nécessaire pour manifester les vertus militaires, il répond que  «cette foiblesse est de la mauuaise nourriture des Femmes, & non pas de leur temperament »6 et compte parmi les sujets de débat qu’il résout en faveur des femmes  «Si les Femmes sont capables des vertus militaires’ et  «Si les Femmes peuuent pretendre à la Vertu heroïque ».

La Calprenède réagit à ces changements en se tournant vers le roman héroïque qui, grâce à Gomberville, promettait de devenir le genre le plus dynamique de la décennie7. Dans sa Cassandre, il joint à l’éthique du chevalier errant, telle que Gomberville l’avait redéfinie en disciplinant le roman de chevalerie, une structure historique qui ajoute un élément  «réaliste’ aux récits de batailles et de faits de prouesse. Le choix du monde antique à l’époque des triomphes d’Alexandre lui permet de faire parler et agir bon nombre de femmes illustres connues à travers les pages de Plutarque, Quinte-Curce et Arrien―Statira, Roxane, Sisigambis, Thalestris.

Dans ce contexte idéologique et historique, il n’est pas surprenant que La Calprenède ait saisi l’occasion d’illustrer le concept de la femme forte en dépeignant des Amazones, peuple réputé avoir existé à l’époque d’Alexandre. Depuis des siècles, les érudits se disputaient au sujet de la constitution adoptée par le royaume des Amazones : était-ce une nation formée uniquement de femmes qui exterminaient les garçons nouveau-nés, ou maintenaient-elles les hommes de leur race dans la sujétion que souffraient les femmes partout ailleurs, réservant à elles-mêmes tout le pouvoir ? La Calprenède choisit la première hypothèse. Ayant expulsé les hommes de leur nation qui avaient survécu à une grande bataille contre leurs voisins, les Amazones dans Cassandre avaient établi une monarchie gynocratique et ne souffraient plus aucun homme parmi elles. Elles avaient fait un traité avec leurs voisins de sorte que  «par des visites qui se faisoient sur leurs frontieres à des saisons qui y estoient destinées […], elles pourueurent à la conseruation de l’espece », les garçons nés de ces rencontres étant ou tués ou envoyés dans d’autres pays (III, 379). Talestris, fille de la reine Minotée, a donc été élevée selon des principes androphobes. Non seulement sa mère lui avait appris tous les arts martiaux et militaires mais elle lui avait donné aussi  «quelques exercices de l’esprit capables de le purger de ces humeurs de sang qui prédominoient parmy les femmes » et surtout elle lui avait inculqué le désir de ne jamais se soumettre  «à ce sexe qui a vsurpé vn Empire si tyrannique sur le nostre » (III, 383-84).

Mais la vie n’est pas si simple. Ayant découvert qu’Orithie, sa fidèle compagne d’armes et son amie intime, est en réalité un homme, Talestris est bien sûr scandalisée mais, à travers la confusion de ses sentiments, elle se rend compte qu’elle aime Oronte/Orithie. Devenue reine, elle décrète que désormais les garçons ne seront plus tués mais échangés avec leurs voisins contre des filles ; au lieu d’être maltraités comme ils l’avaient été jusque-là, les hommes trouvés sur le territoire des Amazones seront escortés à la frontière.

Ayant dû reconnaître qu’elle aime Oronte plus qu’elle-même, Talestris tente de réformer les mœurs de son peuple. Il est ignominieux, proclame-t-elle, d’aller chercher des hommes pour des usages si honteux :  «il estoit bien plus honneste de viure comme tout le reste de la terre, que de nous maintenir par des coûtumes si contraires à l’honneur & à la vertu » (IV, 158). Et avant la fin du roman, lorsque Talestris épouse son Oronte, elle a su convaincre ses compatriotes de  «la honte & la misere de leur condition, & auec elle l’erreur de ses deuancieres, qui ayant creu par l’institution de leurs loix s’affranchir de la tyrannie des hommes, s’y estoient soubmises auec infamie, & s’estoient reduites à les aller chercher dans leurs terres, & à se prostituer à eux par des voyes horribles, au lieu d’auoir conserué parmi eux vn Empire que leur sexe par tout ailleurs auoit maintenu » (X, 1181-82).

La morale est claire. Nul doute que la femme ne soit capable des mêmes actions héroïques que l’homme, qu’elle ne puisse faire preuve de la générosité, de la clémence, de la vertu au même titre que lui ; mais la misandrie ne constitue pas une garantie suffisante de cette liberté morale à laquelle toutes les femmes aspirent et qui est le fondement de l’héroïsme. Au contraire, loin de se libérer en vivant séparées des hommes, les femmes perdent leur pouvoir puisque l’empire qu’elles ont toujours exercé sur le sexe masculin provient d’une soumission volontaire de la part des hommes8.

C’est pourquoi les autres héroïnes de Cassandre, qui habitent un monde fondamentalement patriarcal, ne méritent pas moins d’être comptées parmi les femmes fortes. Statira, Parisatis et Bérénice ne portent pas d’épée, elles ne se battent pas, mais leur fierté égale celle des hommes. Pour elles, l’amour n’a rien à faire avec la galanterie. Leur sévérité n’est pas un jeu, une manifestation de la coquetterie qui leur permet d’exercer leur pouvoir sexuel sans assumer la responsabilité des conséquences. L’amour est plutôt une obligation qui lie autant que les obligations filiales, familiales ou politiques. Les actions des femmes sont circonscrites, comme celles des hommes, par les règles du devoir, mais, comme chez Corneille, c’est le devoir envers soi-même qui prime tous les autres.

C’est ainsi que Statira n’hésite pas à déclarer à Oroondate qu’elle l’aime plus qu’elle-même. Tant qu’elle le croit fidèle, son devoir d’amante l’emporte sur son devoir de princesse et elle repousse les avances d’Alexandre mais, convaincue par la duplicité de Roxane qu’Oroondate ne l’aime plus, elle remet son obligation envers sa famille et sa nation à la première place et consent à épouser le conquérant. Détrompée, elle écrit à Oroondate, se déclarant indigne de lui, elle  «qui vous a aymé plus que soy-mesme tandis qu’elle l’a pû & qu’elle a crû le deuoir faire & qui maintenant qu’elle ne le peut plus, vous ayme encore plus qu’elle ne le doit » (II, 327).

Les autres héroïnes possèdent toutes, comme Statira, une grande force de caractère ; elles font preuve d’un courage inébranlable. Menacée de mort, Parisatis ne se laisse pas intimider mais  «vomit mille imprecations » contre ses ennemis. Bérénice est prête à se tuer si son père l’oblige à épouser un homme qu’elle n’aime pas. Repoussée par Alexandre dont elle est amoureuse, Hermione s’arme de pied en cap et part à la guerre pour mettre fin à son désespoir en se faisant tuer. Elles partagent toutes le même sens de ce qu’elles doivent à elles-mêmes. Leur amour n’est pas moins bien fondé que celui des hommes mais elles savent peser l’effet de leurs actions pour que la passion reste toujours au service du bien moral.

C’est en cela qu’elles correspondent à l’image de la femme forte proposée par les moralistes.  «La vraye force, déclare Le Moyne, est de […] conseruer l’éleuation de son ame & la liberté de son cœur, parmy vne infinité d’obiets qui abatent doucement, & attachent auec plaisir. […] Elle est enfin de garder la pureté de l’intention, & la droiture de la veuë, dans les actions les plus éclatantes »9.

La formule  «héroïsme et féminisme » a bien servi La Calprenède pour sa Cassandre et les éditeurs qui rivalisaient les uns avec les autres pour publier son deuxième roman s’attendaient sans doute à voir la même formule appliquée à une autre période historique. Dans une certaine mesure ils n’ont pas été déçus, car Cléopâtre embrasse une bonne douzaine de princes-héros et de princesses à qui arrivent une série d’aventures plus ou moins vraisemblables à l’époque d’Auguste. Mais la qualité du féminisme ainsi que celle de l’héroïsme avait changé, car Cléopâtre est le fruit d’une période de rupture. La publication des douze tomes s’étend sur deux  ‘zones idéologiques’, avant et après la Fronde, les six premiers paraissant entre 1646 et 1648 lorsqu’il était toujours possible de croire que la résistance à la politique  ‘absolutiste’ de Richelieu et Mazarin pouvait sauvegarder les valeurs de la vieille France, les six derniers entre 1653 et 1657 lorsque la victoire de la cour transformait déjà toutes les institutions politiques et sociales. Les lecteurs et lectrices qui dévoraient les derniers tomes de Cléopâtre n’avaient pas la même mentalité que ceux et celles qui s’étaient passionnés pour Oroondate et Statira.

Les ouvrages féministes de la nouvelle décennie ne vantent plus avec le même enthousiasme les vertus militaires de leurs héroïnes. Tout en reconnaissant que certaines femmes ― Zénobie, Thomiris, Amalazonthe ― ont fait preuve d’un courage et d’une vaillance à l’égal des hommes, Gilbert préfère insister sur le pouvoir exercé par les yeux :  «La Nature les a fait naistre armées & redoutables, elle a mis la force dans leurs regards, & les a parées pour la gloire & pour le triomphe : cette valeur n’est pas imaginaire, elle […] surmonte, elle assuiettit sans respandre de sang, ni faire de meurtre ; la victoire ne consiste pas à tuer son ennemy, mais seulement à le surmonter »10. Selon Saint-Gabriel,  «les Dames sont toutes nées pour commander » mais elles n’ont pas besoin de faire la guerre puisqu’il est certain  «qu’elles eussent entretenu la paix & la felicité des peuples leurs subjets, beaucoup mieux par la douceur de leur naturel, que ces conquerans n’ont pas fait par la violence & la force des armes »11.

À cela il faut ajouter le fait qu’en 1648 La Calprenède avait épousé Magdalaine de Lyée, habituée des salons des précieuses où elle était connue sous le nom de Délie12. Auteure d’ouvrages galants, elle amenait son mari aux samedis de Madeleine de Scudéry qui, entre 1649 et 1653, avait fait paraître son Grand Cyrus, roman dans lequel l’héroïsme est tout à fait subordonné à la galanterie. L’influence de la romancière se fait vite sentir dans l’œuvre de La Calprenède.

Pourtant, soupçonnant peut-être que son public gardait, même après la Fronde, une certaine nostalgie de la femme forte du même genre que Talestris, La Calprenède en crée un dernier exemple. Ménalippe n’est pas une Amazone mais sa mère, assoiffée de vengeance contre l’homme qui a tué son mari, l’instruit dans tous les arts militaires : «si elle n’en fit pas entierement vne Amazone, du moins elle la rendit capable de pratiquer le mestier de ces femmes guerrieres » (VIII, 117). Ménalippe partage aussi les sentiments androphobes de Talestris, mais ses préjugés ne sont pas à l’abri du coup de foudre. Trouvant Alcamène endormi auprès d’une fontaine, elle tombe amoureuse :  «ce grand cœur, qui iusques-là n’auoit veu tous les hommes qu’auec repugnance & mespris, & qui n’auoit iamais pû seulement s’imaginer que ses inclinations peussent se ployer à receuoir vn mary quand il plairoit à la Reyne sa mere de le luy donner, se vit en quelques momens desarmée de toute sa fierté, & commença d’aymer veritablement vn homme inconneu » (VIII, 140). Lui, réveillé, tombe amoureux à son tour. A la suite d’une série de malentendus on ne peut plus compliquée, Ménalippe et Alcamène, qu’elle croit coupable de la mort de son amant (c-à-d. d’Alcamène !), s’affrontent devant leurs armées sur le champ de bataille, visière rabattue et épée à la main. La force physique de Ménalippe n’égale pas celle d’Alcamène mais elle ne se laisse pas vaincre facilement. Sauvée cette fois par l’intervention de ses troupes, elle poursuit sa vengeance contre Alcamène, le poignarde, puis s’apprête à mourir sans broncher aux mains de ses ennemis. Ce n’est qu’après de longs éclaircissements qu’elle perd sa méfiance et qu’elle se réconcilie avec Alcamène.

Le cas Ménalippe confirme le message incarné par Talestris : la femme a beau se croire ‘forte’, elle n’a pas de vrai pouvoir si elle se voue entièrement à l’héroïsme, abandonnant les armes féminines qui ont toujours garanti la soumission de l’homme. Ménalippe est une anomalie dans la Cléopâtre et personnifie un concept déjà suranné. Tandis que les autres héroïnes de la Cassandre appartenaient en dernière analyse à la même espèce que Talestris, représentant une version non-guerrière de la femme forte et manifestant le même courage, la même fermeté, la même indépendance morale que l’Amazone, les autres héroïnes de la Cléopâtre forment une catégorie distincte. En partie, c’est parce qu’elles habitent un monde politique essentiellement différent de celui dans lequel Oroondate et Artaxerxe avaient poursuivi leurs intérêts. L’empire d’Alexandre était en mouvement perpétuel, le flux et reflux des conquêtes retraçant continuellement la carte des influences et des ambitions. Les héros pouvaient braver le destin, le faire plier à leur volonté et ― théoriquement du moins ― accomplir autant qu’Alexandre ; les héroïnes se déplaçaient, s’il le fallait, et trouvaient toujours un espace où elles pouvaient défendre leur liberté. Dans la Cléopâtre, par contre, l’autorité de Rome pèse partout depuis longtemps. Il est vrai que quelques incertitudes subsistent toujours à la périphérie de l’empire, où la frontière est menacée de temps en temps par une révolte ou une incursion, mais en Alexandrie, où se déroule l’action principale, il n’est pas question d’ébranler le pouvoir d’Auguste, encore moins de lever des troupes pour appuyer ses propres ambitions. Même les rois farouchement indépendants, comme Alcamène, reconnaissent la légitimité de l’hégémonie romaine sur la plus grande partie du monde.

Les héros ne sont donc plus des chefs militaires résolus à fonder un nouvel empire. Certes, ils gagnent parfois des batailles au service de rois ou de princes en dehors de l’empire romain mais, à Rome ou en Alexandrie, ils ne sont que des individus exceptionnels qui, tout en prétendant soutenir les valeurs héroïques traditionnelles, sont sujets à une autorité politique infléchissable. De même, les héroïnes trouvent leur liberté limitée par la structure que Rome a imposée sur la société. Au lieu d’affronter tout ce que la fortune présente en ne se fiant qu’aux règles du devoir et au respect de soi-même, ces héroïnes savent que le pouvoir romain a remplacé une partie de leur indépendance morale. Enlevée par Artaxe, Cléopâtre le défie, comme l’aurait fait Bérénice ou Parisatis, mais de façon indirecte, lui disant qu’Auguste ne tolérera pas qu’une personne placée sous sa protection soit traitée ainsi (IX, 216). Agrippa, généreux plénipotentiaire en Alexandrie, déclare son amour pour Élise. Au lieu d’exprimer ses sentiments ouvertement, Élise temporise :  «Quelque déplaisir qu’Elise receut de ces paroles, elle ne voulut pas fascher Agrippa, à qui elle se croyoit obligée, & de qui elle redoutoit le pouuoir » (X, 203). Quand Auguste lui-même arrive en Égypte, Élise se met à genoux devant lui pour demander sa protection contre Tigrane (XI, 128-29).

La liberté d’action, pratiquement absolue dans la Cassandre pour les femmes ainsi que pour les hommes parce qu’elle provenait essentiellement de la nécessité d’être digne de soi-même, est ici circonscrite par une puissance extérieure qui prend en charge une partie des obligations morales de l’individu en échange de sa soumission aux droits de la collectivité. Celle-ci joue un rôle bien plus important dans la Cléopâtre que dans la Cassandre. C’est à peine si, dans son premier roman, La Calprenède avait imaginé une promenade ou une cérémonie de cour comme point de départ d’une histoire d’amour. Dans la Cléopâtre, par contre, les spectacles fastueux, les parties de chasse, les dîners remplissent bien souvent les jours des chevaliers et de leurs dames. La vie héroïque s’oublie au milieu de tous ces divertissements :  «On se diuertit à beaucoup de jeux, on dança, & on fit la collation » (IX, 131). Au grand bal donné par Julie en Alexandrie, les hommes brillent par la magnificence de leur tenue mais leur gloire est attachée à des exploits passés. Ils sont remarquables par ce qu’ils sont plutôt que par ce qu’ils font. À Rome, toute la noblesse romaine assiste à des collations, des comédies, des promenades en bateau offertes par l’empereur et c’est l’effet produit par cette foule superbe qui impressionne le lecteur plutôt que les individus dont elle est composée.

Il est inévitable qu’au milieu de toute cette activité collective, la spontanéité et l’expression naturelle des sentiments se trouvent diminuées. Les conversations autour d’une table ou dans un salon tournent tôt ou tard aux questions d’amour : comment un amoureux devrait-il déclarer ses sentiments à celle qu’il aime (VII, 227-34) ? jusqu’où une amante doit-elle pousser sa sévérité ? l’honnêteté permet-elle à une femme d’accorder  «les douces faueurs, les caresses obligeantes, & les témoignages d’affection » tant sollicités par l’amant (XI, 11-18) ? Et puisqu’il s’agit d’élaborer un code réglementant les rapports affectifs entre héros et héroïnes, les femmes y gagnent un pouvoir dont elles n’avaient pas joui dans la Cassandre.

On voit clairement dans ces débats l’influence de Madeleine de Scudéry. La Calprenède était sans doute obligé de suivre son exemple puisque c’était elle qui régnait pour le moment au royaume du roman, mais il semble néanmoins vouloir réaffirmer les valeurs héroïques qui avaient formé la base de sa Cassandre. Au cours du dernier volume de la Cléopâtre, les héros et les héroïnes se révoltent contre l’injustice d’Auguste et font preuve de constance, de générosité et de vaillance. On s’attend à ce que la liberté morale triomphe comme autrefois de la prudence politique mais il suffit qu’Auguste reconnaisse la nécessité d’être magnanime s’il veut rester au pouvoir pour que tout rentre dans l’ordre. Il est trop tard pour tenter de réconcilier l’héroïsme vieux style avec le monde de la galanterie. Le héros s’est immobilisé : la femme forte s’est muée en honnête femme.

Si c’est en vain que La Calprenède avait essayé dans sa Cléopâtre de préserver l’idée de l’héroïsme telle qu’elle avait évolué au cours des années 1640 et de l’intégrer avec la nouvelle galanterie, son dernier roman, Faramond, resté inachevé à sa mort, confirme à quel point il ne tenait pas compte des changements idéologiques qui avaient eu lieu depuis la Fronde.

Pour les héros, le monde du Faramond est un mélange mal assorti de la liberté d’action dont ils jouissaient dans la Cassandre et de la restriction appliquée aux ambitions personnelles par le pouvoir universel de Rome, comme on l’avait vu dans la Cléopâtre. D’un côté, le démembrement lent de l’empire romain à l’époque des invasions barbares du cinquième siècle offre de grandes possibilités d’exaltation de soi, surtout dans les royaumes au-delà des frontières romaines où la liberté s’exprime d’une nouvelle façon. Par contre, l’autorité romaine reste la puissance principale en Europe et un Romain généreux ne peut que limiter ses ambitions en se mettant au service de son empereur. L’héroïsme est devenu un concept ambigu.

Le rôle de la femme est également ambigu. Faramond contient son quota de femmes illustres attestées par les historiens ― Placidie, Pulchérie, Athénaïs, Amalazonte ― mais leur fonction est secondaire. C’est bien rarement qu’elles prennent l’initiative de changer la suite des événements et la femme forte aux prétentions militaires a disparu. La seule héroïne à déclarer son intention d’élever les enjeux politiques est Rosemonde qui, à l’instar de Chimène, promet sa main à l’homme qui tuera Faramond : son hostilité déontologique est le moteur de l’intrigue principale mais on cherche en vain la confrontation de Rosemonde avec Faramond qui aurait permis une dissection des passions13.

Pour statiques ou passives qu’elles soient dans l’arène politique, ces héroïnes savent qu’elles détiennent un pouvoir absolu sur leurs amants qu’elles n’hésitent pas à exercer. Pulchérie envoie une lettre à Martian, lui ordonnant de ne plus la voir à moins qu’elle ne le rappelle, parce qu’elle est troublée par sa présence. Il obéit (VII, 201). Placidie, mariée contre son gré mais toujours amoureuse de Constance, le bannit loin de sa présence, ajoutant qu’elle lui interdit de se tuer de désespoir et même de hasarder trop librement sa vie à la guerre (II, 365-66).

La balance des forces émotives penche donc toujours du côté de la femme, qui fait tout ce qu’il faut pour défendre sa réputation et son amour-propre par l’honnêteté de ses actions. Ce qui manque, c’est l’élément dynamique fourni dans les romans de Madeleine de Scudéry et à un moindre degré dans la Cléopâtre par les débats sur les termes du contrat amoureux. Le lecteur, ou peut-être plutôt la lectrice, de ces romans pouvait s’imaginer en train de participer à la mise au point d’une nouvelle charte affective, définissant les droits et les responsabilités des deux sexes. Faramond n’y contribue rien. La formule ‘héroïsme + féminisme’ s’est réduite à un amalgame des poncifs du roman héroïque dénués de passion et une honnêteté stérile. Au moment où le roman, même sous sa forme épique, passait déjà à l’analyse psychologique, La Calprenède n’avait plus rien à offrir.


Pour citer cet article :

Marc Bannister, " Femme illustre, femme forte, honnête femme : l’évolution de l’héroïne dans les romans de La Calprenède", Publif@rum, 2, 2005

© Les références et documents disponibles sur ce site, sont libres de droit, à la condition d'en citer la source

1 SCUDÉRY, M. de, Les Femmes illustres, ou les harangues héroïques, Paris, Sommaville & Courbé, 1642. Seconde partie, Paris, Quinet & Sercy, 1644.
2 GRENAILLE, F. de, Nouveau Recueil de lettres des dames, tant anciennes que modernes, 2 tom., Paris, Quinet, 1642. Voir aussi GRENAILLE, La Galerie des dames illustres, Paris, 1643.
3 DUBOSC, J.,  La Femme héroïque, ou les héroïnes comparées avec les héros en toute sorte de vertus, 2 tom., Paris, Sommaville & Courbé, 1645.
4 Voir surtout PUGET DE LA SERRE, J., Le Portrait de la reine, Paris, Targa, 1644.
5 GERZAN, F. DU SOUCY de, Le Triomphe des dames, Paris, chez l’auteur, 1646, p. 106.
6 LE MOYNE, P., La Gallerie des femmes fortes, Paris, Sommaville, 1647, p. 154. Voir aussi L.S.D.L.L., La Femme généreuse, Paris, Piot, 1643 et L’HERMITE DE SOULIERS, J.-B., La Princesse héroïque, Paris, Besongne, 1645.
7 Les références aux trois romans de La Calprenède renvoient aux éditions suivantes : Cassandre, 10 tom., Paris, Sommaville, 1642-45 ; Cléopâtre, 12 tom., Leyde, Sambix, 1648-58 (première édition : Paris, Sommaville et al., 1646-57) ; Faramond, ou l’Histoire de France, 7 tom., Amsterdam, jouxte la copie imprimée à Paris chez A. de Sommaville, 1664 (première édition : Paris, Sommaville, 1661-63. Tom. 8-12 par Pierre d’Ortigue de Vaumorière, Paris, Sommaville et al., 1664-70).  
8 On pense au jugement prononcé par Noémi Hepp : ‘On dirait que la femme-héros répugne profondément à la pensée du XVIIe siècle’ (La Notion d’héroïne in LEINER, W. [éd.], Onze Études sur l’image de la femme dans la littérature française du dix-septième siècle, Tübingen, Narr et Paris, Place, 1984, p. 15).
9 LE MOYNE, P., op. cit., Epistre, sans pagination.
10 GILBERT, G., Panégyrique des dames, Paris, Courbé, 1650, pp. 36-37.
11 SAINT-GABRIEL, Le Mérite des dames, 3e éd., Paris, le Gras, 1660, pp. 221-22. Première édition 1655. cf. pp. 80-81 : ‘toutes magnifiques qu’ayent esté celles [les Conquestes] des Caesars & des Alexandres, ceux-cy la teste couuerte de lauriers se sont considerez vaincus eux mesmes par les yeux de leurs belles captiues. Victoire bien plus agreable & humaine, que celles de ces furieux Conquerans sur les autres hommes’.
12 Voir POLI, S., Stratégies d’écriture et polémique littéraire : les « Nouvelles » de Mme de la Calprenède in Studi francesi XLIV/2, mai-août 2000, pp. 276-96.
13 C’est à dire, dans les sept volumes complétés par La Calprenède, bien entendu. On peut être sûr qu’il aurait amené ses personnages au « happy ending », comme le fait Vaumorière.