L’adjectif « illustre » que l’on accole aux femmes célèbres par leur vertu sans reproche désigne à lui seul l’idée d’éclat, de lumière, et s’applique à une personne dont le renom est éclatant du fait de ses qualités, elles-mêmes dues à sa noblesse. La lumière serait-elle le paradigme même de la vertu féminine dans les tragédies des XVIe et du XVIIe siècle français, où les femmes vertueuses s’illustrent si magistralement ? Pour ce faire, il nous faut étudier comment ce concept (l’éclat lumineux de la vertu) est mis en œuvre dans le texte dramatique d’une façon qui n’est pas seulement illustrative, mais qui participe de la mise en action d’un caractère figé (par sa réputation, par sa vertu elle-même) pour l’intégrer dans l’intrigue, par définition dynamique.
Il nous faut tout d’abord situer le contexte d’étude des tragédies et tenter d’évaluer leurs possibles liens avec le domaine de l’illustration moralisante, notamment avec l’emblématique. Nous pourrons ainsi envisager les emblèmes mêmes au cœur du texte tragique, donnant à voir et à penser la vertu féminine par le biais d’une image, celle du miroir et de la lumière. Celle-ci s’approfondit en une véritable symbolique de l’éclat vertueux, qui octroie sa grandeur à l’héroïsme féminin tragique.
La représentation de modèles exemplaires passe par l'image, la figure désignant un monde spirituel et moral. Ce principe allégorique et emblématique, qui sous-tend le système de la figure au XVIe siècle, celui de la représentation au XVIIe siècle1, est de moins en moins présent à partir des années 1670, et finira par se perdre au XVIIIe siècle. Dans la littérature de l'époque étudiée règne en effet l'allégorie, image développée sous forme de récit ou de tableau permettant une double lecture ; allegorein signifie en effet "parler autrement". Elle repose sur les figures de la métaphore, de la métonymie et de la synecdoque, et désigne aussi dans l'iconographie, les symboles. Ces figures de style sont intéressantes car, plus que des ornements, elles sont des outils interprétatifs. Des idées abstraites sont donc incarnées par des personnages, selon un procédé de symbolisation à l'œuvre dans le récit à double sens (littéral et figuré), plus ou moins énigmatique. Les images, sous leur forme emblématique, qui servent de soutien visuel et symbolique aux ouvrages de morale, tel Les eloges et vies des reynes, princesses, […] avec l'explication de leurs devises, emblèmes, Hyérogliphes, et symboles, d'Hilarion de Coste (Paris, S. Cramoisy,1630) se retrouvent tout aussi bien dans le texte théâtral lui-même. L'emblème possède une visée édificatrice souvent ostentatoire; le spectateur doit se tourner vers la vertu, et se détourner d'un monde trompeur : la représentation et sa formulation qui donne la signification, constituent une alliance entre res picta et res significans. Le contenu sémantique de l'image se trouve ainsi confirmé par le didactisme de la devise2. Cependant, celle-ci a un sens plus caché que l'emblème lui-même, proposant un message moral directement accessible. La valeur édifiante tient surtout à ce que le déchiffrement de l'emblème, pourtant ludique, divertissant, invite aussi à la pratique de la vertu. L'emblème et sa devise reposent sur la métaphore, en tant que "signes qui portent à la connaissance d'autres choses que celles qu'ils montrent à nos yeux", selon Du Marsais. Les sources sont littéraires ; Ovide, Virgile, l'Histoire, la mythographie et les bestiaires servent de modèles à l'iconographie comme au texte. A partir des emblèmes d'Alciat, les auteurs se réfèrent à Esope, Homère, Platon, comme à Horace, Sénèque ou Plutarque. Cependant, les sources plus "populaires" sont aussi très présentes, il s'agit des proverbes en circulation, recueillis notamment dans les célèbres Adagia d'Erasme publiés en 1500 et réimprimés une centaine de fois jusqu'en 1600.
Le choix de la femme comme figure représentative à la fois du vice et de la vertu guide bien sûr le regard dans la comparaison entre les héroïnes du théâtre et les allégories traditionnelles. Les exemples abondent, des statues représentant les vertus sur les façades des cathédrales (par exemple à Pise, au début du XIVesiècle), aux célèbres figures de Giotto et aux reines couronnées de Lorenzetti ; les vertus sont presque toujours personnifiées sous les traits d'une femme dans l'art occidental. Les femmes sont associées à des valeurs morales, aux vertus passives, tempérance, paix, prudence, comme aux vertus actives, magnanimité, justice et force. Ces allégories sont juxtaposées avec les modèles féminins fabuleux ou mythiques, comme les amazones, ou Vénus et Minerve. La problématique au théâtre réside dans le fait que le tableau évoqué aux yeux du spectateur par une posture et une possible allusion théâtrale à une sculpture ou à une peinture par une actrice, nous échappent, en raison de l'insuffisance des connaissances sur la réalité de la scène. Nous apparaissent surtout les emblèmes et allégories suggérés par le texte lui-même, qui parlent à l'imaginaire du spectateur au moins autant que la scène sous ses yeux. Par ailleurs, le personnage se montre rarement comme une allégorie à part entière, son inscription dans l'action dramatique l'en empêche, même si la fructueuse lecture allégorique d'Emilie, dans son monologue d'ouverture, par G. Couton, pourrait nous guider dans cette voie, tout comme l'ouvrage de G. Poirier, Corneille ou la vertu de prudence (Droz, 1984) : une figure incarnant un discours, deviendrait ainsi un "type" moral, l'allégorie comme l'emblème nous orientant vers le rapport à l'impersonnel du personnage.
Les idéogrammes de Ripa, dans la célèbre version de l'Iconologia traduite par J. Baudoin, offrent la principale représentation figurée des vertus ; des notions abstraites sont traduites graphiquement, et eurent, en raison de leur diffusion, une portée quasi universelle. Peut-être eux-mêmes influencés par ce fonds commun, des personnages au théâtre pourraient désigner de façon allégorique ou emblématique un trait de caractère, vice ou vertu. G. Couton3 fait ainsi la suggestion d'un tableau à trois colonnes, mettant en rapport le vice ou la vertu illustrés, les dessins et les personnages historiques représentés au théâtre. Mais il note aussitôt que la confrontation entre le discours et les personnages est bien difficile, d'autant plus que les ambiguïtés propres à l'action dramatique voilent les allusions trop claires. Il prend ainsi comme exemple Nicomède censé incarner la prudence généreuse, alors que Laodice, la reine aimée du héros, figurerait, plus que lui, cette vertu.
Le lien entre théâtre et emblématique serait d'autant plus tentant à établir4 que, bien souvent, la vignette, par sa dimension et sa structure, suggère une représentation théâtrale, avec un cadre de scène et un côté ouvert vers le spectateur. Si les allégories et emblèmes imitent les décors ornementaux de l'architecture, ils s'inspirent aussi, en effet, du théâtre, de ses décors, et peut-être de sa dynamique, comme le montre par exemple le sujet fréquent du combat de Chasteté et d'Amour, véritable saynète. Ils suscitent, par leurs formes énigmatiques, la polysémie et les interprétations diverses. Ce théâtre "mental" est souligné par un commentaire en vers, la devise. Ce texte, comparable aux sentences dans la pièce, permet diverses leçons, le didactisme n'empêchant pas, du fait du caractère énigmatique de certains emblèmes, la juxtaposition des sens contradictoires, comme au théâtre. Par ailleurs, certains cartouches montrent des personnages aux gestes dramatiques, la main levée vers le ciel, ou portée au cœur dans un geste de sincérité. L'action est rendue signifiante par sa rhétorique gestuelle comme par le texte qui l'explicite. Les personnages féminins, comme les héroïnes, y posent, avec des attitudes bien précises et des attributs permettant de les identifier. Parmi les poncifs de l'illustration moralisante, on trouve un thème particulièrement cher au théâtre, surtout humaniste, l'opposition entre fortune et vertu. Si répandu qu'il sert même de marques de libraires et orne les ouvrages de poésie comme de morale, il pourrait illustrer aussi toute la thématique théâtrale, résumée à une lutte entre passion et vertu, contre les aléas de la fortune.
Ces images ont sans doute été à leur tour adaptées dans la tragédie et réutilisées pour leur propre fonction dramatique ; elles sont à étudier dans le cadre de l'esthétique de la Contre-Réforme5. Les emblèmes sont un langage propre à la Renaissance, de moins en moins visibles dans la tragédie rénovée, mais toujours liés particulièrement à la désignation morale, rendue visible et frappante par la médiation de l'image codée.
La lumière, sous la forme d'un soleil rayonnant ou d'une clarté éclairant la nuit, est particulièrement présente dans l'emblématique et dénote la vie spirituelle, la vertu morale6. Les figures "Amour divin", "Acte vertueux", "Obéissance", notamment, sont représentées dans l'Iconologie de Ripa avec des attributs lumineux7. Nous nous contentons ici de signaler deux possibles représentations emblématiques liées à la vertu en tentant de rapprocher les emblèmes traditionnels de certaines pièces. Celles-ci sont choisies parmi les œuvres du milieu du XVIe au milieu du XVIIe siècle pour leur mise en valeur d’un caractère féminin vertueux, de façon à montrer, parmi les évidentes ruptures formelles et l’évolution du genre, une relative récurrence dans l’emploi de ces images à valeur à la fois morale et dramatique.
Ce motif esthétique et moral est revisité par la symbolique chrétienne. Ainsi, dans l'emblématique et l'allégorie moralisante, on utilise le thème de la lumière pour illustrer les tribulations de l'âme : la scène nocturne a la faveur de la peinture et du recueil d'emblème durant le premier tiers du XVIIesiècle. La nuit permet la représentation symbolique; P. Choné8 souligne que dans la Symbolographia du père Jacob, les images du ciel étoilé sont liées à l'Immaculée Conception, l'ombre désignant la vertu cachée et la sainteté. De même, dans les emblèmes spirituels d'Otto Vaenius, le thème de la lumière est omniprésent pour décrire les tribulations de l'âme, la lumière divine et l'ombre dessinant un parcours spirituel dans les ténèbres, symboles de l'âme du pécheur. Dans les Devises morales de Juan de Borja (Prague, 1581), la vertu resplendit mieux dans la nuit des tribulations.
L'imagerie de la vertu est traditionnellement liée à la lumière et rendue frappante par les contrastes; le "chemin de vertu" dans la symbolique de la Renaissance est éclairé par le soleil, comme le montre Béroalde de Verville dans sa dédicace des Aventures de Floride à Madame de La Vallière, alors que le sentier du vice est "épineux", tracé par des détours "tant cruellement tortus et pleins de ronces outrageuses et bourbiers importuns, que l'on ne peut y passer sans s'offenser, et encore y désirant aller ou chercher les ombres, les cachettes et les tromperies. Au lieu de celui de vertu est éclairé, s'allonge selon la lumière, et s'ouvre au soleil"9.
Ainsi, dans Scédase d’Alexandre Hardy, l’une de ces pièces du début du XVIIe siècle, le discours sentencieux du père, se félicitant de la sagesse de ses filles et les exhortant à conserver leur vertu, est illustré d'un petit emblème, montrant la vertu comme un phare qui guide sur la mer démontée le voyageur égaré. La vertu maternelle, fanal lumineux, conduit la nef des filles vertueuses sur la mer démontée des dangers de la vie :
L'exemple maternel qui vous luit, vrai fanal,
A garder du naufrage un renom virginal,
Le sang qui la vertu pudique vous influe10.
On trouve une même utilisation de l'image par Mithridate dans La Mort de Mithridate de la Calprenède, lorsque le roi montre à ses filles que l'exemple de Bérénice doit les guider. Sa belle-fille, en effet, a choisi le camp de la patrie et de l’honneur familial contre son propre époux, rebelle et parjure:
Ce glorieux exemple enseigne à Mithridate
Que la seule vertu dans sa maison éclate.
C'est l'unique fanal que les miens ont suivi11.
La Vertu est ce qui se distingue, ce qui brille; chez Ripa la femme vertueuse est représentée entourée de rayons ou tenant un soleil sur la poitrine12.
L'expression "soleil de vertu" semble la transcription même d'un emblème ("Le Soleil qu'on lui donne comme Symbole [à la vertu] nous fait connaître que comme la lumière vient du Ciel à la terre, aussi est-ce de la Vertu, de même que du cœur, que procède la force de notre corps"13) et condense, au théâtre, les valeurs spirituelles et morales de la lumière ; on la retrouve dans la dédicace de Joseph le chaste de Montreux à Mlle de Lucé :
Le soleil de l'univers éclaira ces carmes récités sur leur théâtre, et celui de vos vertus les guidera dans son éternité14.
Le plus souvent, le personnage féminin est un autre soleil, dont l'éclat définit à la fois la beauté et la vertu; il est donc prédestiné à rejoindre le ciel, sa véritable patrie. C'est ainsi que l'on peut lire les adieux de Massinisse à Sophonisbe mourante dans la Cartaginoise de Montchrestien ;
[…] ô clarté sainte et belle
Mais le Ciel te retire, et semble désirer
Qu'avecques le soleil tu l'ailles éclairer15.
La même image apparaît dans la Sophonisbe de Montreux, où Massinisse qualifie ainsi l'héroïne après sa mort, l'ayant évoquée comme une déesse glorieuse : "Tu vis sainte éternelle au haut du firmament !" (éd. cit., V, p. 91), dans des termes qui annoncent aussi les plaintes d'Hérode dans La Marianne de Tristan. Cette héroïne est aussi qualifiée, dans l'argument de la Mariamne de Hardy, comme "ce Soleil de vertueuse beauté"16. De la même façon, Hercule, dans Alceste de Hardy, désigne l'héroïne comme "soleil des chastetés, première des charites" (II, p.353). La lumière solaire est bien l'apanage de la vertu de chasteté, celle d'Hippolyte, dans Ariane ravie de Hardy, où Phèdre s'exclame :
Beau soleil de mon heur, lumière désirée,
[…] Parangon de vertus"17.
Cette image de la lumière resplendissante qui semble sourdre à travers l'enveloppe corporelle de l'héroïne, la valeur morale irradiant à travers toute sa personne, apparaît dans La Mort de Sénèque de Tristan où l’héroïne Epicaris, une sorte de martyre de la lutte contre le tyran Néron, prévient Lucain qui vient de lui avouer son amour :
Si Lucain voit en moi quelque Vertu reluire
Il se doit bien garder de tendre à l’offenser.18
La femme vertueuse reflète donc, par sa beauté rayonnante, la vertu qui la distingue et la couronne, comme le montre le chœur dans la louange de la reine Vasthi chez Pierre Matthieu, un auteur protestant de la période humaniste qui composa aussi une Esther :
Sur ton chef, des vertus (ô reine) le miroir
Je fay cette couronne excellente apparoir.19
Le visage de l'héroïne est un véritable miroir des vertus, ou "miroir de chasteté": l'expression est fréquente, et souligne la transparence idéale et exemplaire du caractère vertueux20. Le miroir de vertu (l'expression fournit le titre des manuels d'éducation des rois et des reines) traduit surtout l'idée d'exemplarité, de modèle à imiter, qui fait de la figure héroïque le reflet d'une vertu morale, lui attribuant, selon le même procédé que l'allégorie, une valeur impersonnelle qui la grandit. Le miroir est d'ailleurs un objet discriminant dans l'Antiquité grecque, interdit aux hommes ; comme signe iconographique, il représente la femme dont il prolonge la main21. Source illimitée d'inspiration dans le genre moralisateur comme érotique, l'objet lui-même reste d'ailleurs magique au XVIe siècle et doté de propriétés merveilleuses. On le trouve à l'honneur dans les emblèmes de Gilles Corrozet, notamment dans le Blason du miroir en 1539. Dans la tragédie, avec l'expression lexicalisée "miroir de vertu" ou "miroir de chasteté", il acquiert cependant une valeur entièrement morale opposée à l'idée de vanité qu'il désigne d'abord. Ainsi, Mariamne, héroïne éponyme dans la pièce de Hardy consacrée à cette épouse reniée puis mise à mort par Hérode, est un
Miroir de chasteté, qui n'eut son égale
Quant à la continence, et la foi conjugale22.
Panthée, l’épouse vertueuse que Hardy met en scène dans la pièce du même nom, véritable allégorie théâtrale de l’amour conjugal, est vantée, après son suicide héroïque, de la même façon, par Cyrus, le prince magnanime qui épargna la vertu de sa captive :
[…] Ah ! la vertu, qui sa trame fila,
Tous ces gestes passés couronne en cestuy-là.
Miroir de chasteté, d'amour et de constance23.
On retrouve la même expression dans une pièce religieuse destinée à exalter le martyre de sainte Catherine, cette héroïne qui tient tête aux philosophes, souvent mise en scène au théâtre pour ses qualités rhétoriques. Dans Le martyre de sainte Catherine, de Boissin de Gallardon, elle est un "Miroir de vertu", un "chaste miroir" et un "miroir d'honneur"24. Les deux personnages, Porphirio puis l'Impératrice, qui la qualifient ainsi, sont tous deux convertis par la sainte : ils ont vu en elle une image d'eux-mêmes illuminée par la grâce divine.
Il nous faut maintenant dépasser la simple illustration emblématique de la vertu féminine et approfondir, dans le contexte dramatique propre à la tragédie, la symbolique de l’héroïsme féminin. Il est paradoxalement désigné par l’éclat de la lumière. En effet, si l'héroïsme masculin est traditionnellement lié au soleil, la femme est plutôt désignée par la lune, qui réfléchit la lumière héroïque masculine ; l'alliance de la vertu féminine et de la lumière du soleil rend visible cette transgression vers la virilité du monde solaire que représente la vertu héroïque. Il s'agit bien d'"une espèce d'usurpation", pour reprendre les mots de Du Bosc dans L'honnête femme25.
Un topos de la tragédie antique repris par les humanistes, l'adieu au soleil, tel celui d'Antigone, dans la pièce de Sophocle, signe l'arrêt de mort des héroïnes d'une façon spectaculaire et nous donne une idée de l'importance du thème lumineux dans la définition de l'héroïsme des femmes illustres. Il est encore repris par Montreux, auteur de la fin du XVIe siècle, dans sa pièce Cléopâtre (Tours, Jamet Mettayer, 1592), avec une saisissante invocation au soleil par laquelle la reine, dès l'ouverture de la tragédie (I, p. 5), se place d'emblée sous le signe de la mort tragique et annonce une journée fatale. Montchrestien en fait aussi usage dans la Cartaginoise (Les tragédies, Rouen, J. Petit, 1601 ; Petit de Julleville, Kraus Reprint, 1970), mais à la fin, lorsque Sophonisbe est acculée à la mort (acte V, p. 155).
Cependant, la valeur symbolique morale essentielle tient à l'éclat héroïque de la vertu qui nimbe le héros épique : depuis l'Iliade, elle est l'attribut d'Achille et signe, en général, l'appartenance divine des personnages. L'idée de la lumière liée à la vertu morale dans l'Antiquité se lit notamment dans les Pensées de Marc Aurèle, la flamme du flambeau servant à désigner "vérité, justice et tempérance"26.
Comment le langage tragique, avec ses codes propres et surtout ses nécessités, s’approprie-t-il cette symbolique ? La thématique de l'ombre et de la lumière fournit surtout des images contrastées saisissantes, dramatiques, pour dire le combat de vertu et du vice; ainsi la Polyxène de Hardy évoque la perte de sa vertu, due au mensonge dont elle doit se rendre coupable pour attirer Achille dans un piège; "adonc la nuit obscure et le jour seront un"27. Cette thématique est souvent alliée à la vertu de Polyxène, dont la clarté chasse les ténèbres, comme dans Polyxène de Billard, où Achille fait ainsi son éloge :
Qu'à jamais le renom de votre chasteté,
Qu'à jamais les éclairs de cette grande beauté
Seront comme l'hermine en leur blancheur première,
Seront comme un Soleil dont la vive lumière
Chasse du jour la nuit, et des plus sombres nuits
Eclot les beaux désirs […].28
Cette symbolique est reprise par Claude Billard sur un mode maniériste, lorsque l'héroïne s'exprime ainsi :
Honneur de chasteté qui m'est inséparable,
Qui vit et luit en moi, trophée honorable.29
Tout le récit de sa mort, et ce, depuis la tragédie grecque, est d'ailleurs structuré par la métaphore filée de la lumière qui s'éteint, avec l'"aurore roussoiante", la teinte "rouge-clair" du ciel et les yeux de l'héroïne, brillants tel un "soleil de mille éclairs"30. La même topique est attachée au personnage de victime innocente qu'est Marie Stuart; dans La Reine d'Ecosse de Montchrestien, l'âme lumineuse sacrifiée s'élève au-dessus de la fange humaine et terrestre, l'éclat de la vertu étant ainsi opposé à l'obscurité du vice :
Je quitte sans regret ce limon vicieux
Pour luire pure et nette en la clarté des cieux.31
Le thème est élargi en une métaphore filée, exaltant la divine clarté dont la reine est elle-même l'émanation :
Tu dissipes ainsi, clair soleil de justice,
Quand tu luis sur nous, l'amas de nos vices.32
La métaphore filée est développée jusqu'à fournir une véritable structure dramatique sur le thème de la lumière dans la Panthée de Hardy. A l'acte I, Cyrus confie à Araspe la vertu de Panthée, "patron de beauté, / De vertu féminine et chaste loyauté"33 (vv.159-160) ; il lui demande de conserver avec soin ce précieux dépôt :
Tu la conserveras plus chèrement que l'or
Plus que tu ne ferais la lumière céleste.34
Mais Araspe joue avec ce code poétique qu'il détourne; dans une apostrophe au vice "que la nature introduit vertueux", il fait un parallèle avec la lumière de la lune sous laquelle il pourrait se livrer à la séduction de Panthée (II, 1, vv. 306-318); cette évocation de l'amour caché, inconstant et adultère, placé sous le signe de la lune, s'oppose au chaste amour conjugal symbolisé par l'éclat du soleil. Hardy poursuit ensuite le motif jusqu'à l'évocation de la honte de Panthée, coupable de la mort de son mari, qui n'ose plus affronter la lumière du soleil. Il revivifie ainsi par la thématique morale l'image pétrarquiste du soleil des yeux de l'aimé :
Je ne connais plus d'autre clarté que de vous,
L'autre soleil depuis je ne vois qu'en courant.35
La fin de la pièce désigne explicitement la lumière de la vertu perdue pour Panthée. Le soleil couchant marque non pas la chasteté, mais la prudence de la vertu morale oubliée en raison d'une ambition aux conséquences tragiques :
Beau soleil des vertus, que mon crime imprudent
Pour jamais fait plonger dedans son occident !36
La figure vertueuse de Panthée est donc intimement liée à la lumière, dans la pièce de Billard également, où Cyrus la vante ainsi : "Par les plus sombres nuits luit la belle Panthée/ Comme sa fermeté"37. Hardy se sert de la même symbolique pour désigner la vertu d'Alceste, "soleil des vertus" qui luit "en l'infernale nuit," comme le dit Admète au vers 1239. La clémence de Pluton a permis le retour de
L'ombre d'Alceste, afin que du jour éclairée
Elle aille réunir sa moitié désirée38.
L'héroïne revient des enfers, pour éclairer d'un jour glorieux son époux ; la femme héroïque incarne la lumière solaire, inversant les valeurs.
Le héros est en effet souvent renvoyé à la noirceur de la nuit ou des ténèbres pour mieux exalter la vertu lumineuse féminine, et susciter ainsi un clair-obscur dramatique; le tyran Hérode est forcément confiné à la noirceur et à l'abîme, alors qu'il aspire à la lumière vertueuse dégagée par Marianne, comme le souligne à loisir La Calprenède, outrant le trait de Tristan dans la suite de la Marianne :
Toi seule éclaires mes ténèbres
Tu ramènes le jour à mes ombres funèbres,
Et me parais pompeuse avec mille clartés
Qui dissipent la nuit de mes obscurités,
Mille éclatants rayons environnent ta tête
Et tes yeux plus brillants que pour une conquête
Me lancent des regards dans ce superbe état
[…]
Ah belle Mariane, esprit plein de lumière
Déité que j'adore écoute ma prière.39
L'ouverture de la pièce soulignait avec cet appel à la clarté du tyran malheureux, son désir de se repentir, mais la nécessité tragique le replonge dans le péché à la fin, où il rentre dans l'ombre, développant la métaphore de la noirceur de l'âme et de l'obscurité du péché :
[…] Et moi je veux me confiner
Dans un abîme affreux, ou dans un cimetière
Où jamais le soleil ne lance sa lumière.40
La dramaturgie suscite ainsi des effets de contraste à valeur morale, mais rend aussi très visuelle la disparition de la victime innocente, depuis le châtiment d'Antigone qui faisait ses adieux au soleil dans la pièce de Sophocle, avant de disparaître dans un antre obscur, tombeau, et grotte close; le thème est repris encore dans l'Antigone de Garnier avec les lamentations d'Hémon sur le corps de l'héroïne, "jeune soleil d'amour", "bel astre" (V, 8, v.1697). L'antre ou la grotte affreuse est ainsi le signe antithétique de la vertu éclatante, symbole de mort infamante et de déshonneur: Léocadie déshonorée, dans la Force du sang de Hardy, aspire ainsi à disparaître "En quelque antre effroyable où le soleil n'arrive"41.
Le symbole acquiert même une valeur politique, la lumière du soleil levant désignant, en une métaphore poétique saisissante, la vertueuse martyre Marie Stuart opposée au coucher de soleil sanglant qu'incarne Elisabeth sombrant dans la tyrannie : l'épigramme de Du Pelletier pour la Marie Stuart de Regnault,
Un astre brille ici, lorsqu'un autre se couche,
Dans un fleuve de sang tristement répandu.42
Annonce la triomphale épiphanie de la reine vertueuse :
Apprenez que souvent on a vu dans mes yeux
Les rayons éclatants d'un Soleil glorieux.43
La luminosité est caractéristique du mythe de Marie Stuart, notamment dans la littérature apologétique: le P. Le Moyne décrit à sa mort les "derniers rayons de soleil" qu'elle jette, cette clarté étant d'autant plus grandiose qu'elle illumine les ténèbres où plongera l'Angleterre pour ce crime impie (l'adjectif "noir" est récurrent pour décrire la salle de l'exécution), rappelant la mort du Christ faisant "l'obscurité" sur la "terre entière", dans Saint Luc.
Le spectacle de la vertu dégage de la lumière et plonge dans la noirceur les actes de persécution comme l'âme des bourreaux ; la vertu doit être donnée à voir en suscitant un jeu de contrastes, un clair-obscur pictural, dramatique et spirituel. Bien entendu, les pièces religieuses tirent l'essentiel de leur force dramatique de ce jeu de lumières, d'Aubignac en fait d'ailleurs un usage immodéré dans La Pucelle d'Orléans, comme dans cette interrogation du garde de l'héroïne, littéralement aveuglé par la vertu divine de sa prisonnière :
Quelle lumière si prompte m'a frappé les yeux ? est-ce que le soleil a marqué son midi dès le point du jour ? Quelles épaisses ténèbres lui succédèrent si soudainement ? Est-ce point que cette prisonnière fait le jour pour elle afin de s'enfuir, et la nuit pour nous afin de nous empêcher de la suivre ?44
Il s'agit de susciter chez son lecteur-spectateur une lecture dramatique, allégorique et symbolique de l'action. La thématique est donc aussi essentielle dans le Martyre de Sainte Catherine; l'action réside surtout dans le transfert de lumière de Catherine aux personnages de Porphire ("un rayon de céleste lumière/ a pénétré mon âme, et dessillé mes yeux", II, 4, p. 50) et de Vallerie, l'impératrice ("Mon cœur est éclairé des célestes clartés", III, 4, p. 64). De même la sainte Catherine de Puget de la Serre porte non seulement le discours de la révélation divine mais aussi celui de la clarté de la raison :
CATHERINE
[…] le Soleil de la Vérité, qui dissipe à nos yeux toutes ces ombres, vous en laisse l'obscurité dans votre aveuglement volontaire.
L'EMPEREUR
[…] qui vous anime à tenir ce langage ?
CATHERINE
La raison.45
Les paroles "contaminent" tous les personnages jusqu'à l'Impératrice, comme un feu ou une lumière irradiante: effectivement le langage de cette dernière, reproduisant le lexique de la sainte, confirme la conversion de l'Impératrice au spectateur:
Ha divine Catherine ! vos paroles toutes de lumière et de feu en illuminant mon esprit, enflamment tellement mon cœur de l'Amour de ce Céleste époux.46
L'effet en est particulièrement fulgurant car au début de la scène elle n'était qu'une ennemie jalouse, félicitant ironiquement Catherine d'avoir su s'élever jusqu'au trône (p. 51); la vertu efficace de l'héroïne passe par ses paroles "brûlantes" dont l'effet est immédiat car elles modifient la disposition intérieure de l'impératrice, la transformant à son tour en sainte alors qu'elle répondait au modèle traditionnel de la femme dévorée par la passion. De même, dans la Céciliade de Soret, la sainte convertit son tyran Valérian et le désigne visuellement, comme irradiant une lumière nouvelle :
SAINTE CECILE
Dieu que vous êtes beau ! que vous êtes luisant !
VALERIAN
C'est que je ne suis plus dans l'ordure gisant.47
Les connotations galantes et héroïques attachées à la métaphore de la lumière, provenant de la pastorale, motivent souvent un jeu conventionnel métaphorique, feu, astre et lumières désignant la femme et l'amour, mais ces images, comme celles du feu, se sont chargées de sens moraux, voire spirituels et religieux. Elles sont par ailleurs considérablement approfondies dans la représentation dramatique, démultipliant les possibilités de signification. Ainsi, la métaphore amoureuse conventionnelle, vantant la transparence de la carnation de la femme, qui suggère l'âme vertueuse irradiant à travers son enveloppe charnelle, est-elle réutilisée par Montauban, dans Séleucus, de façon à servir l'intrigue qui dénoue les faux-semblants des personnages. Laodice, se défendant d'usurper le pouvoir au détriment de son fils Séleucus, utilise donc cette métaphore galvaudée à des fins de justification argumentative;
Les Dieux assez souvent ont mis de grandes âmes
Dans de débiles corps et dans de faibles femmes,
Un esprit surpassant celui de vos pareils
[…]
C'est un soleil brillant enfermé dans du verre,
C'est de l'or précieux dans un vaisseau de terre.48
Le topos est intégré dans la structure dramatique et contribue à l'élaboration du caractère dans le discours. Celui-ci donne une dimension surhumaine au personnage, paré de l'éclat de sa vertu; sa grandeur dramatique vient aussi des jeux de scène et de lumière sinon réalisés, du moins suggérés.
Ainsi, après avoir tenté de circonscrire les liens entre l’illustration traditionnelle moralisante et les tragédies, nous avons pu relever des expressions qui, dans le texte même, renvoient à une image emblématique et illustrent la vertu de l’héroïne, par essence difficilement représentable. En approfondissant l’étude de ces emblèmes, on peut déceler tout un réseau symbolique mis en œuvre dans les intrigues tragiques. A partir de cette notion de « femme illustre », si présente dans tout l’imaginaire de l’époque, on peut lire sur la scène tragique le désir de transformer le corps héroïque en source ou objet d'éblouissement49: la symbolique vertueuse et chrétienne devient dramaturgie et vise à glorifier le caractère.
L'on ne peut oublier par ailleurs la valeur essentiellement esthétique, ornementale, de la lumière au XVIIe siècle; toute désignation de la beauté passe par l'éclat, qui semble le critère même de la valeur artistique de l'époque (avec un paroxysme sous Louis XIV). La beauté est ce qui éblouit, ce que les yeux ne peuvent qu'à peine soutenir; la valeur religieuse, en arrière-plan, soutient ce paradigme de l'éclat, répandu sur le décor, les objets, la peinture, jusqu'aux vêtements, définissant un art de la représentation et de l'éblouissement50. Que cette lumière rejaillisse sur la définition morale des héros, avec le terme d' « illustres » n'est guère étonnant ; on le voit de la traduction de Boccace (Des cleres et nobles femmes) jusqu'aux "femmes illustres" de Madeleine de Scudéry.
Pour citer cet article :
Alexandra Licha, " Les femmes illustres dans la tragédie française (1553-1653). L’éclat de la vertu héroïque féminine", Publif@rum, 2, 2005
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