Alexandra Licha - INSA de Rouen

Les femmes illustres dans la tragédie française (1553-1653)

L’éclat de la vertu héroïque féminine

L’adjectif « illustre » que l’on accole aux femmes célèbres par leur vertu sans reproche désigne à lui seul l’idée d’éclat, de lumière, et s’applique à une personne dont le renom est éclatant du fait de ses qualités, elles-mêmes dues à sa noblesse. La lumière serait-elle le paradigme même de la vertu féminine dans les tragédies des XVIe et du XVIIe siècle français, où les femmes vertueuses s’illustrent si magistralement ? Pour ce faire, il nous faut étudier comment ce concept (l’éclat lumineux de la vertu) est mis en œuvre dans le texte dramatique d’une façon qui n’est pas seulement illustrative, mais qui participe de la mise en action d’un caractère figé (par sa réputation, par sa vertu elle-même) pour l’intégrer dans l’intrigue, par définition dynamique.

Il nous faut tout d’abord situer le contexte d’étude des tragédies et tenter d’évaluer leurs possibles liens avec le domaine de l’illustration moralisante, notamment avec l’emblématique. Nous pourrons ainsi envisager les emblèmes mêmes au cœur du texte tragique, donnant à voir et à penser la vertu féminine par le biais d’une image, celle du miroir et de la lumière. Celle-ci s’approfondit en une véritable symbolique de l’éclat vertueux, qui octroie sa grandeur à l’héroïsme féminin tragique.

Les tragédies : quels liens avec le monde allégorique et emblématique ?

La représentation de modèles exemplaires passe par l'image, la figure désignant un monde spirituel et moral. Ce principe allégorique et emblématique, qui sous-tend le système de la figure au XVIe siècle, celui de la représentation au XVIIe siècle1, est de moins en moins présent à partir des années 1670, et finira par se perdre au XVIIIe siècle. Dans la littérature de l'époque étudiée règne en effet l'allégorie, image développée sous forme de récit ou de tableau permettant une double lecture ; allegorein signifie en effet "parler autrement". Elle repose sur les figures de la métaphore, de la métonymie et de la synecdoque, et désigne aussi dans l'iconographie, les symboles. Ces figures de style sont intéressantes car, plus que des ornements, elles sont des outils interprétatifs. Des idées abstraites sont donc incarnées par des personnages, selon un procédé de symbolisation à l'œuvre dans le récit à double sens (littéral et figuré), plus ou moins énigmatique. Les images, sous leur forme emblématique, qui servent de soutien visuel et symbolique aux ouvrages de morale, tel Les eloges et vies des reynes, princesses, […] avec l'explication de leurs devises, emblèmes, Hyérogliphes, et symboles, d'Hilarion de Coste (Paris, S. Cramoisy,1630) se retrouvent tout aussi bien dans le texte théâtral lui-même. L'emblème possède une visée édificatrice souvent ostentatoire; le spectateur doit se tourner vers la vertu, et se détourner d'un monde trompeur : la représentation et sa formulation qui donne la signification, constituent une alliance entre res picta et res significans. Le contenu sémantique de l'image se trouve ainsi confirmé par le didactisme de la devise2. Cependant, celle-ci a un sens plus caché que l'emblème lui-même, proposant un message moral directement accessible. La valeur édifiante tient surtout à ce que le déchiffrement de l'emblème, pourtant ludique, divertissant, invite aussi à la pratique de la vertu. L'emblème et sa devise reposent sur la métaphore, en tant que "signes qui portent à la connaissance d'autres choses que celles qu'ils montrent à nos yeux", selon Du Marsais. Les sources sont littéraires ; Ovide, Virgile, l'Histoire, la mythographie et les bestiaires servent de modèles à l'iconographie comme au texte. A partir des emblèmes d'Alciat, les auteurs se réfèrent à Esope, Homère, Platon, comme à Horace, Sénèque ou Plutarque. Cependant, les sources plus "populaires" sont aussi très présentes, il s'agit des proverbes en circulation, recueillis notamment dans les célèbres Adagia d'Erasme publiés en 1500 et réimprimés une centaine de fois jusqu'en 1600.

Le choix de la femme comme figure représentative à la fois du vice et de la vertu guide bien sûr le regard dans la comparaison entre les héroïnes du théâtre et les allégories traditionnelles.  Les exemples abondent, des statues représentant les vertus sur les façades des cathédrales (par exemple à Pise, au début du XIVesiècle), aux célèbres figures de Giotto et aux reines couronnées de Lorenzetti ; les vertus sont presque toujours personnifiées sous les traits d'une femme dans l'art occidental. Les femmes sont associées à des valeurs morales, aux vertus passives, tempérance, paix, prudence, comme aux vertus actives, magnanimité, justice et force. Ces allégories sont juxtaposées avec les modèles féminins fabuleux ou mythiques, comme les amazones, ou Vénus et Minerve. La problématique au théâtre réside dans le fait que le tableau évoqué aux yeux du spectateur par une posture et une possible allusion théâtrale à une sculpture ou à une peinture par une actrice, nous échappent, en raison de l'insuffisance des connaissances sur la réalité de la scène. Nous apparaissent surtout les emblèmes et allégories suggérés par le texte lui-même, qui parlent à l'imaginaire du spectateur au moins autant que la scène sous ses yeux. Par ailleurs, le personnage se montre rarement comme une allégorie à part entière, son inscription dans l'action dramatique l'en empêche, même si la fructueuse lecture allégorique d'Emilie, dans son monologue d'ouverture, par G. Couton, pourrait nous guider dans cette voie, tout comme l'ouvrage de G. Poirier, Corneille ou la vertu de prudence (Droz, 1984) : une figure incarnant un discours, deviendrait ainsi un  "type" moral, l'allégorie comme l'emblème nous orientant vers le rapport à l'impersonnel du personnage.

Les idéogrammes de Ripa, dans la célèbre version de l'Iconologia traduite par J. Baudoin,  offrent la principale représentation figurée des vertus ; des  notions abstraites sont traduites graphiquement, et eurent, en raison de leur diffusion, une portée quasi universelle. Peut-être eux-mêmes influencés par ce fonds commun, des personnages au théâtre pourraient désigner de façon allégorique ou emblématique un trait de caractère, vice ou vertu. G. Couton3 fait ainsi la suggestion d'un tableau à trois colonnes, mettant en rapport le vice ou la vertu illustrés, les dessins et les personnages historiques représentés au théâtre. Mais il note aussitôt que la confrontation entre le discours et les personnages est bien difficile, d'autant plus que les ambiguïtés propres à l'action dramatique voilent les allusions trop claires. Il prend ainsi comme exemple Nicomède censé incarner la prudence généreuse, alors que Laodice, la reine aimée du héros, figurerait, plus que lui, cette vertu.

Le lien entre théâtre et emblématique serait d'autant plus tentant à établir4 que, bien souvent, la vignette, par sa dimension et sa structure, suggère une représentation théâtrale, avec un cadre de scène et un côté ouvert vers le spectateur. Si les allégories et emblèmes imitent les décors ornementaux de l'architecture, ils s'inspirent aussi, en effet, du théâtre, de ses décors, et peut-être de sa dynamique, comme le montre par exemple le sujet fréquent du combat de Chasteté et d'Amour, véritable saynète. Ils suscitent, par leurs formes énigmatiques, la polysémie et les interprétations diverses. Ce théâtre "mental" est souligné par un commentaire en vers, la devise. Ce texte, comparable aux sentences dans la pièce, permet diverses leçons, le didactisme n'empêchant pas, du fait du caractère énigmatique de certains emblèmes, la juxtaposition des sens contradictoires, comme au théâtre. Par ailleurs, certains cartouches montrent des personnages aux gestes dramatiques, la main levée vers le ciel, ou portée au cœur dans un geste de sincérité. L'action est rendue signifiante par sa rhétorique gestuelle comme par le texte qui l'explicite. Les personnages féminins, comme les héroïnes, y posent, avec des attitudes bien précises et des attributs permettant de les identifier. Parmi les poncifs de l'illustration moralisante, on trouve un thème particulièrement cher au théâtre, surtout humaniste, l'opposition entre fortune et vertu. Si répandu qu'il sert même de marques de libraires et orne les ouvrages de poésie comme de morale, il pourrait illustrer aussi toute la thématique théâtrale, résumée à une lutte entre passion et vertu, contre les aléas de la fortune.

Ces images ont sans doute été à leur tour adaptées dans la tragédie et réutilisées pour leur propre fonction dramatique ; elles sont à étudier dans le cadre de l'esthétique de la Contre-Réforme5. Les emblèmes sont un langage propre à la Renaissance, de moins en moins visibles dans la tragédie rénovée, mais toujours liés particulièrement à la désignation morale, rendue visible et frappante par la médiation de l'image codée.

Les motifs emblématiques de la lumière et du miroir

La lumière, sous la forme d'un soleil rayonnant ou d'une clarté éclairant la nuit, est particulièrement présente dans l'emblématique et dénote la vie spirituelle, la vertu morale6. Les figures "Amour divin", "Acte vertueux", "Obéissance", notamment, sont représentées dans l'Iconologie de Ripa avec des attributs lumineux7. Nous nous contentons ici de signaler deux possibles représentations emblématiques liées à la vertu en tentant de rapprocher les emblèmes traditionnels de certaines pièces. Celles-ci sont choisies parmi les œuvres du milieu du XVIe au milieu du XVIIe siècle pour leur mise en valeur d’un caractère féminin vertueux, de façon à montrer, parmi les évidentes ruptures formelles et l’évolution du genre, une relative récurrence dans l’emploi de ces images à valeur à la fois morale et dramatique.

Ce motif esthétique et moral est revisité par la symbolique chrétienne. Ainsi, dans l'emblématique et l'allégorie moralisante, on utilise le thème de la lumière pour illustrer les tribulations de l'âme : la scène nocturne a la faveur de la peinture et du recueil d'emblème durant le premier tiers du XVIIesiècle. La nuit permet la représentation symbolique; P. Choné8 souligne que dans la Symbolographia du père Jacob, les images du ciel étoilé sont liées à l'Immaculée Conception, l'ombre désignant la vertu cachée et la sainteté. De même, dans les emblèmes spirituels d'Otto Vaenius, le thème de la lumière est omniprésent pour décrire les tribulations de l'âme, la lumière divine et l'ombre dessinant un parcours spirituel dans les ténèbres, symboles de l'âme du pécheur. Dans les Devises morales de Juan de Borja (Prague, 1581), la vertu resplendit mieux dans la nuit des tribulations.

L'imagerie de la vertu est traditionnellement liée à la lumière et rendue frappante par les contrastes; le  "chemin de vertu" dans la symbolique de la Renaissance est éclairé par le soleil, comme le montre Béroalde de Verville dans sa dédicace des Aventures de Floride à Madame de La Vallière, alors que le sentier du vice est "épineux", tracé par des détours "tant cruellement tortus et pleins de ronces outrageuses et bourbiers importuns, que l'on ne peut y passer sans s'offenser, et encore y désirant aller ou chercher les ombres, les cachettes et les tromperies. Au lieu de celui de vertu est éclairé, s'allonge selon la lumière, et s'ouvre au soleil"9.

Ainsi, dans Scédase d’Alexandre Hardy, l’une de ces pièces du début du XVIIe siècle, le discours sentencieux du père, se félicitant de la sagesse de ses filles et les exhortant à conserver leur vertu, est illustré d'un petit emblème, montrant la vertu comme un phare qui guide sur la mer démontée le voyageur égaré. La vertu maternelle, fanal lumineux, conduit la nef des filles vertueuses sur la mer démontée des dangers de la vie :

L'exemple maternel qui vous luit, vrai fanal,

A garder du naufrage un renom virginal,

Le sang qui la vertu pudique vous influe10.

On trouve une même utilisation de l'image par Mithridate dans La Mort de Mithridate de la Calprenède, lorsque le roi montre à ses filles que l'exemple de Bérénice doit les guider. Sa belle-fille, en effet, a choisi le camp de la patrie et de l’honneur familial contre son propre époux, rebelle et parjure:

Ce glorieux exemple enseigne à Mithridate

Que la seule vertu dans sa maison éclate.

C'est l'unique fanal que les miens ont suivi11.

La Vertu est ce qui se distingue, ce qui brille; chez Ripa la femme vertueuse est représentée entourée de rayons ou tenant un soleil sur la poitrine12.

L'expression "soleil de vertu" semble la transcription même d'un emblème ("Le Soleil qu'on lui donne comme Symbole [à la vertu] nous fait connaître que comme la lumière vient du Ciel à la terre, aussi est-ce de la Vertu, de même que du cœur, que procède la force de notre corps"13) et condense, au théâtre, les valeurs spirituelles et morales de la lumière ; on la retrouve dans la dédicace de Joseph le chaste de Montreux à Mlle de Lucé :

Le soleil de l'univers éclaira ces carmes récités sur leur théâtre, et celui de vos vertus les guidera dans son éternité14.

Le plus souvent, le personnage féminin est un autre soleil, dont l'éclat définit à la fois la beauté et la vertu; il est donc prédestiné à rejoindre le ciel, sa véritable patrie. C'est ainsi que l'on peut lire les adieux de Massinisse à Sophonisbe mourante dans la Cartaginoise de Montchrestien ;

[…] ô clarté sainte et belle

Mais le Ciel te retire, et semble désirer

Qu'avecques le soleil tu l'ailles éclairer15.

La même image apparaît dans la Sophonisbe de Montreux, où Massinisse qualifie ainsi l'héroïne après sa mort, l'ayant évoquée comme une déesse glorieuse : "Tu vis sainte éternelle au haut du firmament !" (éd. cit., V, p. 91), dans des termes qui annoncent aussi les plaintes d'Hérode dans La Marianne de Tristan. Cette héroïne est aussi qualifiée, dans l'argument de la Mariamne de Hardy, comme "ce Soleil de vertueuse beauté"16. De la même façon, Hercule, dans Alceste de Hardy, désigne l'héroïne comme "soleil des chastetés, première des charites" (II, p.353). La lumière solaire est bien l'apanage de la vertu de chasteté, celle d'Hippolyte, dans Ariane ravie de Hardy, où Phèdre s'exclame :

Beau soleil de mon heur, lumière désirée,

[…] Parangon de vertus"17.

Cette image de la lumière resplendissante qui semble sourdre à travers l'enveloppe corporelle de l'héroïne, la valeur morale irradiant à travers toute sa personne, apparaît dans La Mort de Sénèque de Tristan où l’héroïne Epicaris, une sorte de martyre de la lutte contre le tyran Néron, prévient Lucain qui vient de lui avouer son amour :

Si Lucain voit en moi quelque Vertu reluire

Il se doit bien garder de tendre à l’offenser.18

La femme vertueuse reflète donc, par sa beauté rayonnante, la vertu qui la distingue et la couronne, comme le montre le chœur dans la louange de la reine Vasthi chez Pierre Matthieu, un auteur protestant de la période humaniste qui composa aussi une Esther  :

Sur ton chef, des vertus (ô reine) le miroir

Je fay cette couronne excellente apparoir.19

Le visage de l'héroïne est un véritable miroir des vertus, ou "miroir de chasteté": l'expression est fréquente, et souligne la transparence idéale et exemplaire du caractère vertueux20. Le miroir de vertu (l'expression fournit le titre des manuels d'éducation des rois et des reines) traduit surtout l'idée d'exemplarité, de modèle à imiter, qui fait de la figure héroïque le reflet d'une vertu morale, lui attribuant, selon le même procédé que l'allégorie, une valeur impersonnelle qui la grandit. Le miroir est d'ailleurs un objet discriminant dans l'Antiquité grecque, interdit aux hommes ; comme signe iconographique, il représente la femme dont il prolonge la main21. Source illimitée d'inspiration dans le genre moralisateur comme érotique, l'objet lui-même reste d'ailleurs magique au XVIe siècle et doté de propriétés merveilleuses. On le trouve à l'honneur dans les emblèmes de Gilles Corrozet, notamment dans le Blason du miroir en 1539. Dans la tragédie, avec l'expression lexicalisée "miroir de vertu" ou "miroir de chasteté", il acquiert cependant une valeur entièrement morale opposée à l'idée de vanité qu'il désigne d'abord. Ainsi, Mariamne, héroïne éponyme  dans la pièce de Hardy consacrée à cette épouse reniée puis mise à mort par Hérode, est un  

Miroir de chasteté, qui n'eut son égale

Quant à la continence, et la foi conjugale22.

Panthée, l’épouse vertueuse que Hardy met en scène dans la pièce du même nom, véritable allégorie théâtrale de l’amour conjugal, est vantée, après son suicide héroïque, de la même façon, par Cyrus, le prince magnanime qui épargna la vertu de sa captive :

[…] Ah ! la vertu, qui sa trame fila,

Tous ces gestes passés couronne en cestuy-là.

Miroir de chasteté, d'amour et de constance23.

On retrouve la même expression dans une pièce religieuse destinée à exalter le martyre de sainte Catherine, cette héroïne qui tient tête aux philosophes, souvent mise en scène au théâtre pour ses qualités rhétoriques. Dans Le martyre de sainte Catherine, de Boissin de Gallardon, elle est un "Miroir de vertu", un "chaste miroir" et un "miroir d'honneur"24. Les deux personnages, Porphirio puis l'Impératrice, qui la qualifient ainsi, sont tous deux convertis par la sainte : ils ont vu en elle une image d'eux-mêmes illuminée par la grâce divine.

Jeux dramatiques de l’ombre et de la lumière

Il nous faut maintenant dépasser la simple illustration emblématique de la vertu féminine et approfondir, dans le contexte dramatique propre à la tragédie, la symbolique de l’héroïsme féminin. Il est paradoxalement désigné par l’éclat de la lumière. En effet, si l'héroïsme masculin est traditionnellement lié au soleil, la femme est plutôt désignée par la lune, qui réfléchit la lumière héroïque masculine ; l'alliance de la vertu féminine et de la lumière du soleil rend visible cette transgression vers la virilité du monde solaire que représente la vertu héroïque. Il s'agit bien d'"une espèce d'usurpation", pour reprendre les mots de Du Bosc dans L'honnête femme25.

Un topos de la tragédie antique repris par les humanistes, l'adieu au soleil, tel celui d'Antigone, dans la pièce de Sophocle, signe l'arrêt de mort des héroïnes d'une façon spectaculaire et nous donne une idée de l'importance du thème lumineux dans la définition de  l'héroïsme des femmes illustres. Il est encore repris par Montreux, auteur de la fin du XVIe siècle, dans sa pièce Cléopâtre (Tours, Jamet Mettayer, 1592), avec une saisissante invocation au soleil par laquelle la reine, dès l'ouverture de la tragédie (I, p. 5), se place d'emblée sous le signe de la mort tragique et annonce une journée fatale. Montchrestien en fait aussi usage dans la Cartaginoise (Les tragédies, Rouen, J. Petit, 1601 ; Petit de Julleville, Kraus Reprint, 1970), mais à la fin, lorsque Sophonisbe est acculée à la mort (acte V, p. 155).

Cependant, la valeur symbolique morale essentielle tient à l'éclat héroïque de la vertu qui nimbe le héros épique : depuis l'Iliade, elle est l'attribut d'Achille et signe, en général,  l'appartenance divine des personnages. L'idée de la lumière liée à la vertu morale dans l'Antiquité se lit notamment dans les Pensées de Marc Aurèle, la flamme du flambeau servant à désigner "vérité, justice et tempérance"26.

Comment le langage tragique, avec ses codes propres et surtout ses nécessités, s’approprie-t-il cette symbolique ? La thématique de l'ombre et de la lumière fournit surtout des images contrastées saisissantes, dramatiques, pour dire le combat de vertu et du vice; ainsi la Polyxène de Hardy évoque la perte de sa vertu, due au mensonge dont elle doit se rendre coupable pour attirer Achille dans un piège; "adonc la nuit obscure et le jour seront un"27. Cette thématique est souvent alliée à la vertu de Polyxène, dont la clarté chasse les ténèbres, comme dans Polyxène de Billard, où Achille fait ainsi son éloge :

Qu'à jamais le renom de votre chasteté,

Qu'à jamais les éclairs de cette grande beauté

Seront comme l'hermine en leur blancheur première,

Seront comme un Soleil dont la vive lumière

Chasse du jour la nuit, et des plus sombres nuits

Eclot les beaux désirs […].28

Cette symbolique est reprise par Claude Billard sur un mode maniériste, lorsque l'héroïne s'exprime ainsi :  

Honneur de chasteté qui m'est inséparable,

Qui vit et luit en moi, trophée honorable.29

Tout le récit de sa mort, et ce, depuis la tragédie grecque, est d'ailleurs structuré par la métaphore filée de la lumière qui s'éteint, avec l'"aurore roussoiante", la teinte "rouge-clair" du ciel  et les yeux de l'héroïne, brillants tel un "soleil de mille éclairs"30. La même topique est attachée au personnage de victime innocente qu'est Marie Stuart; dans La Reine d'Ecosse de Montchrestien, l'âme lumineuse sacrifiée s'élève au-dessus de la fange humaine et terrestre, l'éclat de la vertu étant ainsi opposé à l'obscurité du vice :

Je quitte sans regret ce limon vicieux

Pour luire pure et nette en la clarté des cieux.31

Le thème est élargi en une métaphore filée, exaltant la divine clarté dont la reine est elle-même l'émanation :

Tu dissipes ainsi, clair soleil de justice,

Quand tu luis sur nous, l'amas de nos vices.32

La métaphore filée est développée jusqu'à fournir une véritable structure dramatique sur le thème de la lumière dans la Panthée de Hardy. A l'acte I, Cyrus confie à Araspe la vertu de Panthée, "patron de beauté, / De vertu féminine et chaste loyauté"33 (vv.159-160) ; il lui demande de conserver avec soin ce précieux dépôt :

Tu la conserveras plus chèrement que l'or

Plus que tu ne ferais la lumière céleste.34

Mais Araspe joue avec ce code poétique qu'il détourne; dans une apostrophe au vice "que la nature introduit vertueux", il fait un parallèle avec la lumière de la lune sous laquelle il pourrait se livrer à la séduction de Panthée (II, 1, vv.  306-318); cette évocation de l'amour caché, inconstant et adultère, placé sous le signe de la lune, s'oppose au chaste amour conjugal symbolisé par l'éclat du soleil. Hardy poursuit ensuite le motif jusqu'à l'évocation de la honte de Panthée, coupable de la mort de son mari, qui n'ose plus affronter la lumière du soleil. Il revivifie ainsi par la thématique morale l'image pétrarquiste du soleil des yeux de l'aimé :

Je ne connais plus d'autre clarté que de vous,

L'autre soleil depuis je ne vois qu'en courant.35

La fin de la pièce désigne explicitement la lumière de la vertu perdue pour Panthée. Le soleil couchant marque non pas la chasteté, mais la prudence de la vertu morale oubliée en raison d'une ambition aux conséquences tragiques :

Beau soleil des vertus, que mon crime imprudent

Pour jamais fait plonger dedans son occident !36

La figure vertueuse de Panthée est donc intimement liée à la lumière, dans la pièce de Billard également, où Cyrus la vante ainsi : "Par les plus sombres nuits luit la belle Panthée/ Comme sa fermeté"37. Hardy se sert de la même symbolique pour désigner la vertu d'Alceste, "soleil des vertus" qui luit "en l'infernale nuit," comme le dit Admète au vers 1239. La clémence de Pluton a permis le retour de

L'ombre d'Alceste, afin que du jour éclairée

Elle aille réunir sa moitié désirée38.

L'héroïne revient des enfers, pour éclairer d'un jour glorieux son époux ; la femme héroïque incarne la lumière solaire, inversant les valeurs.

Le héros est en effet souvent renvoyé à la noirceur de la nuit ou des ténèbres pour mieux exalter la vertu lumineuse féminine, et susciter ainsi un clair-obscur dramatique; le tyran Hérode est forcément confiné à la noirceur et à l'abîme, alors qu'il aspire à la lumière vertueuse dégagée par Marianne, comme le souligne à loisir La Calprenède, outrant le trait de Tristan dans la suite de la Marianne :

Toi seule éclaires mes ténèbres

Tu ramènes le jour à mes ombres funèbres,

Et me parais pompeuse avec mille clartés

Qui dissipent la nuit de mes obscurités,

Mille éclatants rayons environnent ta tête

Et tes yeux plus brillants que pour une conquête

Me lancent des regards dans ce superbe état

[…]

Ah belle Mariane, esprit plein de lumière

Déité que j'adore écoute ma prière.39

L'ouverture de la pièce soulignait avec cet appel à la clarté du tyran malheureux, son désir de se repentir, mais la nécessité tragique le replonge dans le péché à la fin, où il rentre dans l'ombre,  développant la métaphore de la  noirceur de l'âme et de l'obscurité du péché :

[…] Et moi je veux me confiner

Dans un abîme affreux, ou dans un cimetière

Où jamais le soleil ne lance sa lumière.40   

La dramaturgie suscite ainsi des effets de contraste à valeur morale, mais  rend aussi très visuelle la disparition de la victime innocente, depuis le châtiment d'Antigone qui faisait ses adieux au soleil dans la pièce de Sophocle, avant de disparaître dans un antre obscur, tombeau, et grotte close; le thème est repris encore dans l'Antigone de Garnier avec les lamentations d'Hémon sur le corps de l'héroïne, "jeune soleil d'amour", "bel astre" (V, 8, v.1697). L'antre ou la grotte affreuse est ainsi le signe antithétique de la vertu éclatante, symbole de mort infamante et de déshonneur: Léocadie déshonorée, dans la Force du sang de Hardy, aspire ainsi à disparaître "En quelque antre effroyable où le soleil n'arrive"41.

Le symbole acquiert même une valeur politique, la lumière du soleil levant désignant, en une métaphore poétique saisissante, la vertueuse martyre Marie Stuart opposée au coucher de soleil sanglant qu'incarne Elisabeth sombrant dans la tyrannie : l'épigramme de Du Pelletier pour la Marie Stuart de Regnault,

Un astre brille ici, lorsqu'un autre se couche,

Dans un fleuve de sang tristement répandu.42

Annonce la triomphale épiphanie de la reine vertueuse :

Apprenez que souvent on a vu dans mes yeux

Les rayons éclatants d'un Soleil glorieux.43

La luminosité est caractéristique du mythe de Marie Stuart, notamment dans la littérature apologétique: le P. Le Moyne décrit à sa mort les "derniers rayons de soleil" qu'elle jette, cette clarté étant d'autant plus grandiose qu'elle illumine les ténèbres où plongera l'Angleterre pour ce crime impie (l'adjectif "noir" est récurrent pour décrire la salle de l'exécution), rappelant la  mort du Christ faisant "l'obscurité" sur la "terre entière", dans Saint Luc.

Le spectacle de la vertu dégage de la lumière et plonge dans la noirceur les actes de persécution comme l'âme des bourreaux ; la vertu doit être donnée à voir en suscitant un jeu de contrastes, un clair-obscur pictural, dramatique et spirituel. Bien entendu, les pièces religieuses tirent l'essentiel de leur force dramatique de ce jeu de lumières, d'Aubignac en fait d'ailleurs un usage immodéré dans La Pucelle d'Orléans, comme dans cette interrogation du garde de l'héroïne, littéralement aveuglé par la vertu divine de sa prisonnière :

Quelle lumière si prompte m'a frappé les yeux ? est-ce que le soleil a marqué son midi dès le point du jour ? Quelles épaisses ténèbres lui succédèrent si soudainement ? Est-ce point que cette prisonnière fait le jour pour elle afin de s'enfuir, et la nuit pour nous afin de nous empêcher de la suivre ?44

Il s'agit de susciter chez son lecteur-spectateur une lecture dramatique, allégorique et symbolique de l'action. La thématique est donc aussi essentielle dans le Martyre de Sainte Catherine; l'action réside surtout dans le transfert de lumière de Catherine aux personnages de Porphire ("un rayon de céleste lumière/ a pénétré mon âme, et dessillé mes yeux", II, 4, p. 50) et de Vallerie, l'impératrice ("Mon cœur est éclairé des célestes clartés", III, 4, p. 64).  De même la sainte Catherine de Puget de la Serre porte non seulement le discours de la révélation divine mais aussi celui de la clarté de la raison :

CATHERINE

[…] le Soleil de la Vérité, qui dissipe à nos yeux toutes ces ombres, vous en laisse l'obscurité dans votre aveuglement volontaire.

L'EMPEREUR

[…] qui vous anime à tenir ce langage ?

CATHERINE

La raison.45

Les paroles "contaminent" tous les personnages jusqu'à l'Impératrice, comme un feu ou une lumière irradiante: effectivement le langage de cette dernière, reproduisant le lexique de la sainte, confirme la conversion de l'Impératrice au spectateur:

Ha divine Catherine ! vos paroles toutes de lumière et de feu en illuminant mon esprit, enflamment tellement mon cœur de l'Amour de ce Céleste époux.46

L'effet en est particulièrement fulgurant car au début de la scène elle n'était qu'une ennemie jalouse, félicitant ironiquement Catherine d'avoir su s'élever jusqu'au trône (p. 51); la vertu efficace de l'héroïne passe par ses paroles "brûlantes" dont l'effet est immédiat car elles modifient la disposition intérieure de l'impératrice, la transformant à son tour en sainte alors qu'elle répondait au modèle traditionnel de la femme dévorée par la passion. De même, dans la Céciliade de Soret, la sainte convertit son tyran Valérian et le désigne visuellement, comme irradiant une lumière nouvelle :

SAINTE CECILE

Dieu que vous êtes beau ! que vous êtes luisant !

VALERIAN

C'est que je ne suis plus dans l'ordure gisant.47

Les connotations galantes et héroïques attachées à la métaphore de la lumière, provenant de la pastorale, motivent souvent un jeu conventionnel métaphorique, feu, astre et lumières désignant la femme et l'amour, mais ces images, comme celles du feu, se sont chargées de sens moraux, voire spirituels et religieux. Elles sont par ailleurs considérablement approfondies dans la représentation dramatique, démultipliant les possibilités de signification. Ainsi, la métaphore amoureuse conventionnelle, vantant la transparence de la carnation de la femme, qui suggère l'âme vertueuse irradiant à travers son enveloppe charnelle, est-elle réutilisée par Montauban, dans Séleucus, de façon à servir l'intrigue qui dénoue les faux-semblants des personnages. Laodice, se défendant d'usurper le pouvoir au détriment de son fils Séleucus, utilise donc cette métaphore galvaudée à des fins de justification argumentative;

Les Dieux assez souvent ont mis de grandes âmes

Dans de débiles corps et dans de faibles femmes,

Un esprit surpassant celui de vos pareils

[…]

C'est un soleil brillant enfermé dans du verre,

C'est de l'or précieux dans un vaisseau de terre.48  

Le topos est intégré dans la structure dramatique et contribue à l'élaboration du caractère dans le discours. Celui-ci donne une dimension surhumaine au personnage, paré de l'éclat de sa vertu; sa grandeur dramatique vient aussi des jeux de scène et de lumière sinon réalisés, du moins suggérés.

Ainsi, après avoir tenté de circonscrire les liens entre l’illustration traditionnelle moralisante et les tragédies, nous avons pu relever des expressions qui, dans le texte même, renvoient à une image emblématique et illustrent la vertu de l’héroïne, par essence difficilement représentable. En approfondissant l’étude de ces emblèmes, on peut déceler tout un réseau symbolique mis en œuvre dans les intrigues tragiques. A partir de cette notion de « femme illustre », si présente dans tout l’imaginaire de l’époque, on peut lire sur la scène tragique le désir de transformer le corps héroïque en source ou objet d'éblouissement49: la symbolique vertueuse et chrétienne devient dramaturgie et vise à glorifier le caractère.

L'on ne peut oublier par ailleurs la valeur essentiellement esthétique, ornementale, de la lumière au XVIIe siècle; toute désignation de la beauté passe par l'éclat, qui semble le critère même de la valeur artistique de l'époque (avec un paroxysme sous Louis XIV). La beauté est ce qui éblouit, ce que les yeux ne peuvent qu'à peine soutenir; la valeur religieuse, en arrière-plan, soutient ce paradigme de l'éclat, répandu sur le décor, les objets, la peinture, jusqu'aux vêtements, définissant un art de la représentation et de l'éblouissement50. Que cette lumière rejaillisse sur la définition morale des héros, avec le terme d' « illustres » n'est guère étonnant ; on le voit de la traduction de Boccace (Des cleres et nobles femmes) jusqu'aux "femmes illustres" de Madeleine de Scudéry.


Pour citer cet article :

Alexandra Licha, " Les femmes illustres dans la tragédie française (1553-1653). L’éclat de la vertu héroïque féminine", Publif@rum, 2, 2005

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1 Sur la figure, voir l'ouvrage fondamental d'Eric Auerbach, Figura, [1944], trad. M.-A. Bernier, Belin, 1993. La thèse de Lucile Gaudin, Du figural et du représentatif : approche rhétorique et intersémiotique dans la littérature française du XVIIe siècle, (sous la direction de G. Molinié, Paris IV Sorbonne, 2000) tente d'envisager cette évolution du concept de figure à celui de la représentation, en étudiant les rapports de la littérature et de la peinture, fondés sur le "Ut pictura poesis", à partir de leur rapprochement comme arts de l'imitation, d'origine aristotélicienne. Les mots "décrire", "dépeindre", "peindre" ou "représenter", sont ainsi chargés de signification, montrant que le fonctionnement de la formule horatienne évolue vers une praxis. La littérature use, nous l'avons vu aussi à propos de la métaphore du tableau au théâtre, au chapitre IV, de la peinture comme prétexte, comme comparant non actualisé plus que comme véritable modèle, et celle-ci, progressivement, acquiert son autonomie en s'éloignant de la rhétorique.
2 L'emblème est proche du symbole grec, c'est-à-dire de l'objet coupé en deux, transmis aux enfants, pour que les deux parties rapprochées permettent d'en connaître le porteur, selon le dictionnaire de grec de Bailly, au XVIIe siècle. Pour Furetière, il s'agit de "la représentation de quelque chose morale par les images ou la propriété des choses naturelles". Les "emblèmes, énigmes et fables" désignent les "figures au sens théologique, les prophéties et les mystères qui nous ont été annoncés ou représentés obscurément sous certaines choses ou actions du Vieil Testament". L'un des premiers ouvrages consacré aux emblèmes date de 1985, il s'agit de The emblem and Device in France, par D. Russell. Mario Praz dans Studies in seventeenth century, avait ouvert la voie, (Londres, Warburg, 1939). Nous avons consulté aussi l'ouvrage d'Anne-Elisabeth Spica, Symbolique humaniste et emblématique. L'évolution et les genres (1580-1700), Paris, Champion, "Lumière classique", 2000, ainsi que les actes du colloque dirigé par Y. Giraud, L'emblème à la Renaissance, Sedes, 1982. Le livre de Sarah Matthews-Grieco, Ange ou diablesse, La représentation de la femme au XVIe siècle, Flammarion, "Histoires", 1991, nous sert d'ouvrage de référence, car il rassemble de nombreux emblèmes consacrés à la figure féminine. La récente étude d'Alison Saunders, The seventeenth century french emblem. A study in diversity, Genève, Droz, 2000, fait le point sur l'origine de l'emblème, venu de la fable, sur ses fonctions, essentiellement pédagogiques, notamment chez les Jésuites, et de "propagande" politique dans la glorification des grands. La bibliographie la plus complète reste celle de A. Henkel et A. Schöne, Emblemata handbuch zur Sinnbildkunst des XVI und XVII Jarhunderts. Supplement der Erstausgabe, Stuttgart, 1976. Pour le XVIe siècle, on consultera celle qui figure à la fin de l'ouvrage de S. Matthews-Grieco, pp. 474-475. Nous avons utilisé aussi le très riche ouvrage de Florence Vuilleumier-Laurens, La raison des figures symboliques à la Renaissance et à l'âge classique, Genève, Droz, 2000, qui s'attache surtout, comme l'indique son sous-titre, à étudier les fondements philosophiques, théologiques et rhétoriques de ces images. Les ouvrages les plus connus sont le Livret des Emblèmes d'Andrea Alciati, en 1536, L'Hecatomographie de Gilles Corrozet, en 1540 et les Emblemes ou devises chrestiennes de Georgette de Montenay parus en 1571 à Lyon, d'inspiration calviniste. La plupart ont été constamment réédités au XVIIe siècle, et restent donc aux côté de Ripa, dans l'imaginaire de l'époque du XVIIe siècle.
3 Couton, Georges, Œuvres complètes de Corneille, t. I, p. XXXVI. Son ouvrage, Ecritures codées. Essais sur l'allégorie à l'âge classique, aux Amateurs de Livres/Klincksieck, 1991, ne permet pas véritablement d'entreprendre une étude systématique de l'emblématique au théâtre.
4 Rauseo, Chris, dans l'avant-propos de son ouvrage, Mœurs et maximes, personnification, représentation et moralisation théâtrales, du "gran teatro del mundo" au "Malade imaginaire", Universitätsverlag C. Winter Heidelberg, 1998, p. 9, précise que "Loin de n'être qu'une figure de rhétorique parmi d'autres, l'allégorie apparaît comme une des composantes principales de l'atmosphère intellectuelle du XVIIe siècle, et son usage se répand au delà des classes "cultivées", quoiqu'à des grades de systématisation évidemment divers". Il remarque que pour des raisons liées au règne de la bienséance et de la vraisemblance, cette esthétique de l'allégorie est bien sûr moins présente dans le théâtre classique français que dans le théâtre dit "baroque" européen: "une loi d'autant plus sévère qu'elle était finalement très mal définie interdisait ces envolées figuratives que sont par exemple les féeries shakespeariennes, les conceptualisations caldéroniennes ou la moralisation explicite de l'action chez les dramaturges silésiens" (p.10). De nouvelles recherches sur l'allégorie au théâtre furent entreprises après les ouvrages de Peter France, Racine's Rhetoric (Oxford, Clarendon Press, 1965), J.-L. Backès, Racine, (Seuil, 1981), et J. Scherer, Racine et/ou la cérémonie, (PUF, 1982). La moralisation, but de l'allégorie, relève d'un projet de démonstration qu'illustrent aussi les sentences. En Allemagne, l'ouvrage fondateur d'Albrecht Schöne sur les rapports entre emblématique et théâtre ouvrit une voie  peu suivie en France (Emblematik und Drama im Zeitalter des Barock, Munich, 1964, troisième éd., 1993). Le terme d'allégorie est lui-même imprécis (voir son histoire par A. Fletcher, Allegory. The Theory of a Symbolic Mode, Ithaca, 1967, et sa bibliographie dans Critique et création littéraire au XVIIe siècle, éd. M. Fumaroli, Paris, 1975, pp. 426-432. Dans ce dernier ouvrage, les articles de B. Beugnot,  "Pour une poétique de l'allégorie classique", p. 409-425 et de M. Fumaroli, "Rhétorique, dramaturgie, critique littéraire : le recours à l'allégorie dans les querelles littéraires (1578-1630)", p. 453-472, sont consacrés à l'allégorie littéraire.). Cette forme descriptive permet qu'"une chose en incarne une autre"; elle peut être aussi narrative, dynamique, dans une suite d'images ou d'actions. Ce n'est donc pas uniquement une personnification, mais "un procédé de lecture qui permet de découvrir derrière un récit, une description, donc, derrière une image concrète, une vérité plus relevée, le plus souvent immatérielle". (J.-L. Backès, op. cit., p. 52). B. Beugnot signale que, comme la métaphore dont elle est l'expansion, elle permet un détournement d'expression, un déplacement du discours, un langage double. Au théâtre, le personnage allégorique est statique, mais son action peut relever d'une allégorie dynamique.
5 Les recueils d'emblèmes religieux illustrent, dans l'esprit de la Contre-Réforme, l'idée que la contemplation de l'image sacrée est en soi une pratique spirituelle et un moyen d'enseignement ; les Jésuites en firent même une science, l'iconomystica, et le P. Caussin, se livra ainsi à des analyses symboliques qui eurent un grand succès et furent diffusées dans l'Europe entière (Electorum symbolorum et parabolarum historicarum syntagmata ex Horo, clemente Epiphania et aliis, cum notis et observationibus. Polyhistor symbolicus, electorum symbolorum, et parabolarum historicarum stomata, XII libris complectens, Paris, R. de Beauvais, 1618, BNF Z 3501-3502.)  Voir, pour le P. Le Moyne, l'étude de Yvan Loskoutoff, L'armorial de Calliope. L'œuvre du P. Le Moyne, Biblio 17, supplément PFSCL, 2000.
6 Voir les nombreux emblèmes alliant la représentation de la nuit à celle d'une source lumineuse symbolique, dans l'étude de Paulette Choné, "L'académie de la nuit. Louange et science de l'ombre au XVIIe siècle", dans l'ouvrage qu'elle a elle-même dirigé, L'Age d'or du nocturne, Gallimard, "Art et Artistes", 2001, pp.17-61.
7 Respectivement  dans l'Iconologie de Ripa (trad. J. Beaudoin, 1643), Aux amateurs de livres/ Klincksieck, 1989, I, 9, p. 15,  I, 3, pp. 7-8 et I, 109, p. 129.
8 Choné, Paulette, "L'académie de la nuit. Louange et science de l'ombre", dans L'âge d'or du nocturne, pp. 37-44.  
9 Béroalde de Verville, Les aventures de Floride, George Drobet, Tours, 1594, dédicace à Madame de la Vallière, cité par Ilana Zinguer, Misères et grandeurs de la femme au XVIe siècle, Genève, Slatkine, 1982, p. 81. Béroalde est l'auteur du Cabinet de Minerve offert aux dames, ouvrage dédié à la formation et aux devoirs de la fille, à l'éloge des dames constantes, etc.
10 Hardy, Alexandre, Scédase, Le Théâtre d’Alexandre Hardy Parisien, t. II, J. Quesnel, 1625 ; Théâtre du XVIIe siècle, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, t.I, 1986, II, 1, vv. 267-269. L'avertissement n'est pas dépourvu d'une ironie tragique qui altère la validité du discours emblématique puisque, même si la vertu des filles n'est pas remise en cause, l'aveugle confiance de Scédase se trouvera démentie par la réalité brutale des faits; la sagesse sentencieuse humaniste n'est d'aucun secours contre la violence tragique du destin.
11 La Calprenède, Gautier Costes de, La Mort de Mithridate, Théâtre du XVIIe siècle, éd. cit., t.II, I, 3, vv. 269-271. On peut rapprocher ces images du phare guidant la vertu de celle-ci, véritable emblème, par laquelle Laure dans Laure persécutée décrit sa séduction, véritable naufrage ; "Dans un calme profond mon honneur fait naufrage ;/ De ce mortel affront rien ne peut me sauver, / Et la mer n'a pas assez d'eau pour m'en laver", Rotrou, Laure persécutée, Théâtre du XVIIe siècle, t. I, éd. cit., II, 5, vv. 671-673.
12 La figure de l'Amour vertueux porte un soleil au milieu du sein car la chaleur de la Vertu "fortifie". De même la Sincérité d'âme est représentée avec un soleil sur le sein qui marque "l'intégrité de l'âme". Iconologie, , I, 6, p. 11 et II, p. 143. Dans les emblèmes de Vertus diverses, il est rappelé que le soleil est donné pour symbole à la vertu "pour nous faire connaître que comme la lumière vient du Ciel à la terre, aussi est-ce de la Vertu, de même que du cœur, que procède la force de notre corps", Ibid., II, p. 84. L'expression "soleil de vertu" est fréquente, nous le verrons en étudiant le symbolisme de la lumière. On trouve très souvent la comparaison de la femme et du soleil chez Rotrou qui semble avoir une véritable prédilection pour l'image ; Laure est un "jeune soleil", I, 1, v. 67, un "soleil d'amour", Laure persécutée, éd.cit., I, 8, v. 237. Selon W. Leiner, le mot "soleil" est l'un de ces mots qui obsèdent parfois Rotrou, Etude stylistique et littéraire de Venceslas, Saarbrücken, 1955, p. 6. Cité par M. Béthery, introduction à Bélisaire, Théâtre complet de Rotrou, STFM, 1999, t. I, p. 39.
13 Ripa, Cesare, Iconologie, trad. J. Baudoin, seconde partie, pp. 83-84.
14Montreux, Nicolas de, dédicace de Joseph le Chaste, Rouen, R. du Petit-Val, 1601, non pag. Cette comédie, imitée de l'Hippolyte de Garnier, fut jouée à l'Hôtel de Bourgogne vers 1600.
15 Montchrestien, Antoine de, La Cartaginoise, éd. cit., V, p. 152.
16 Hardy, Alexandre, La Mariamne,  Théâtre d'Alexandre Hardy, éd.cit., t. II, p. 352.
17 Hardy, Alexandre, Ariane ravie, Théâtre, éd.cit., III, p. 414.
18 Tristan L'Hermite, François, La Mort de Sénèque, Toussainct Quinet, 1644 ; Théâtre du XVIIe siècle, éd. cit., t. II, II, 3, vv.557-558.
19 Matthieu, Pierre, Vasthi, J. Stratius, Lyon, 1589, p. 97.
20 L'emblème du miroir est ambivalent; le miroir de Prudence montre qu'il faut "examiner ses défauts" et se connaître soi-même (Iconologie, éd. cit., I, 137, p. 164) mais dans la représentation de l'Humilité on trouve aussi un miroir brisé (I, 78, pp. 89-90), d'ailleurs accessoire de la Silvanire de Mairet, où il désigne le refus des artifices de la magie, au bénéfice de la vérité de la vertu: le miroir offert par Tirinte à Silvanire possède des propriétés magiques et doit la rendre accessible à son amour (III, 7). En lui se mire le "soleil des beautés où la vertu s'admire"(v. 1306) mais le verre est empoisonné, signe des artifices de l'amour séducteur, de ses faux-semblants, des tromperies et des ruses mensongères qu'impose l'amour qui ne serait  pas fondé sur la vertu. La bergère est mourante à l'acte IV; la vanité condamne l'amour suscité par le seul artifice de la beauté, et non par la communion des cœurs et par l'honnêteté ; il a fait son œuvre destructrice. Il faudra que le miroir soit brisé dans un ruisseau pour que Silvanire soit délivrée du charme; aussitôt le chœur entonne un chant de louange à la vertu. Cette utilisation du thème du miroir est particulièrement liée à la thématique de la pastorale, mais on en trouve aussi un exemple magistral dans la tragédie Richard II de Shakespeare. Le motif est alors lié aussi à l'honneur et à l'humilité du roi déchu, qui brise dans le miroir son effigie royale, signifiant ainsi la fragilité de la gloire et de l'honneur. (Richard II, Œuvres complètes, Histoires I, trad. L. Teyssandier, R. Laffont, 1997, IV, 1).
21 Vernant, Jean-Pierre et Frontisi-Ducroux ,Françoise, Dans l'œil du miroir, Odile Jacob, 1997.
22 Hardy, Alexandre, La Mariamne, éd.cit., III, 1, p. 409.
23 Hardy, Alexandre, Panthée, J. Quesnel, t. II, 1625, éd. Ph. Ford, Exeter University, 1984, V, 2, p. 206-207.
24 Boissin de Gallardon, Sainte Catherine, Tragédies et histoires saintes, Lyon, Simon Rigaud, 1618, III, p. 321-322.
25 Du Bosc (Jacques), L'honnête femme, Paris, Pierre Billaine, 1635, p. 118. Un emblème vantant l'amour conjugal, de Sambucus, (Emblemata, Anvers, 1564), montre d'ailleurs l'homme et la femme, l'un désigné par le soleil et le jour, l'autre par la lune et la nuit, réunis dans l'amour du Christ. Reproduit dans P. Choné, "L'académie de la nuit […]", art.cité, p. 45. Dans l'Iconologie de Ripa, l'Inconstance est une femme qui tient une lune, porte un vêtement bleu ou s’appuie sur un roseau, avec un vêtement irisé, les pieds posés sur une boule, éd. cit., I, 80, p. 93. On la retrouve dans le discours sentencieux sur  l'inconstance féminine liée à la lune  :"Et ce sexe inconstant, que gouverne la Lune,/ N'a pas de ces désirs la face longtemps une", (Scédase de Hardy, vv. 505-506). Cet emblème est lié à la figure lunaire de Diane, qui réfléchit la lumière du soleil  (Apollon, son frère) : "Diane sans lumière où le soleil reluit", est ainsi invoquée par Lucrèce, femme adultère, héroïne éponyme de la tragi-comédie de Hardy, (Théâtre du XVIIe siècle, t. I, éd.cit., v. 635).
26Marc-Aurèle, Pensées, Garnier-Flammarion, 1964, VIII, 57 et XII, 15.
27 Hardy, Alexandre, La Mort d'Achille, Théâtre, éd.cit., III, 1, p. 47.
28 Billard (Claude de Courgenay), Polyxène, Tragédies et histoires saintes, éd.cit., p. 5.
29 Billard (Claude de Courgenay), Ibidem, IV, p. 20.
30 Ibid., V, p. 22.
31 Montchrestien (Antoine de), La Reine d'Ecosse, éd.cit., IV, p. 102.
32 Ibid.
33 Hardy (Alexandre), Panthée, éd.cit., I, vv. 159-160.
34 Ibid., vv. 168-169.
35 Ibid., IV, 1, vv. 1057-1058.
36 Ibid., IV, 2, vv. 1121-1122.
37 Billard (Claude de Courgenay), Panthée, éd. cit., III, p. 98.
38 Hardy (Alexandre), Alceste, Théâtre, éd. cit., vv. 1073-1074.
39 La Calprenède (Gautier de Costes de), La mort des enfants d'Hérode, A. Courbé, 1639,  éd.cit., I, 1, p. 9-10.
40 Ibid., V, 4, p. 85.
41 Hardy (Alexandre), La Force du sang, Théâtre du XVIIe siècle, t. I,  éd.cit., II, 2, v. 462.
42 Epigramme de Pelletier pour la Marie Stuart de Regnault, Toussainct Quinet, 1637, p.
43 Ibid., IV, 4, p. 73.
44 Aubignac (l'abbé d'), La Pucelle d'Orléans, Paris, François Targa, 1642, I, 2, p. 8.
45 Puget de la Serre, Le Martyre de Sainte Catherine, A. Sommaville et A. Courbé, 1643, II, 5, p.31.
46 Ibid., III, 5, p. 54.
47 Soret (Nicolas), La Céciliade, Paris, Pierrre Rezé, 1606, III, p. 39.
48 Montauban (Jacques Pousset de), Séleucus, Paris, Guillaume de Luine, 1654, II, 1, p. 28.
49 C'est ce que note Serge Doubrovsky à propos des héros de Corneille, Corneille et la dialectique du héros, Gallimard, 1963, p. 505.
50 Voir Le siècle de la lumière, 1600-1715, publications des actes du colloque de 1992, ENS éditions, Fontenay Saint-Cloud, 1997.