Norman Doiron - Université McGill

L’éclatante défaite de la fille de Caton

À Francine Allaire

Illustre est Porcie, l’épouse de Brutus, la fille de Caton, la martyre de la République mourante : « Ô Porcie, à la nouvelle de la défaite de Brutus, ton mari, et de sa mort à Philippes, tu n'as pas craint, à défaut du poignard qu'on te refusait, d'avaler des charbons ardents »1.

La mort mémorable de Porcie s’avère un sujet parfait pour la tragédie humaniste qui, suivant la définition de Jean de La Taille, « traite des piteuses ruines des grands seigneurs et des inconstances de fortune »2. Robert Garnier écrit en 1568 la première tragédie française intitulée Porcie. Le sous-titre précise qu’elle représente « la cruelle & sanglante saison des guerres civiles de Rome : propre & convenable pour y voir depeincte la calamité de ce temps »3. D’une part, Garnier inscrit d’emblée sa pièce dans le contexte des guerres de religion, il appelle une interprétation politique ; d’autre part, fidèle à la définition stoïcienne de Jean de La Taille, il l’enrichit d’une réflexion philosophique, profonde et poignante, qui fait que la Porcie de Garnier paraît de loin supérieure aux pièces des autres poètes sur le même sujet.

Guérin de Bouscal fit paraître en 1637 une pièce intitulée La mort de Brute et de Porcie ou, La vengeance de la mort de César, dédiée au Cardinal de Richelieu. Il fut suivi par Claude Boyer qui publia en 1646 La Porcie romaine, dédiée à Madame de Rambouillet.

À divers degrés, ces trois pièces portent sur les guerres civiles, sur la philosophie stoïcienne et sur l’ardente passion d'une femme acculée au désespoir. Telle pièce met l’accent sur l’un ou l’autre de ces éléments. Mais le mélange des trois est nécessaire, afin que s’accomplisse le destin de Porcie.

Les guerres civiles

Les horreurs de la guerre s’accordent avec l’esthétique de la tragédie humaniste, fondée sur la pitié, la déploration, les lamentions qu’accentue l’usage des chœurs à l’antique. On doit rapprocher la pièce de Garnier des Histoires tragiques (1559) de Pierre Boaistuau, qui partagent la même inspiration, faite de violence, de cruauté, de terreur. Or la source de toutes les peurs et de toutes les atrocités reste l’enfer. C’est le premier mot de la Porcie de Garnier :

Des Enfers ténébreux les gouffres homicides.

Ce sera aussi le dernier, alors que la nourrice, plongeant une lame dans son cœur, aperçoit « l’onde Achérontée ». Elle exhorte le fer tranchant : « vient t’enfoncer en moi », tandis que c’est elle qui s’enfonce dans les profondeurs d’où l’on ne remonte pas. De sorte que, du début à la fin, Porcie est suspendue au-dessus du gouffre.

Dans un prologue imité de Sénèque, la pièce de Garnier s’ouvre sur le discours de Mégère, qui appelle sur Rome le malheur et la désolation. Elle convoque ses deux sœurs : Tisiphone et Alecto. Elle n’a de cesse de répéter le mot fureur, parce qu’elles sont des Furies, et que leur mission est d’amener dans notre monde la rage et la destruction. Leur arme : la Discorde. Aussi, Mégère insiste moins sur les suppliciés fameux de l’Hadès,  Sisyphe et sa roche, Ixion et sa roue, que sur les parricides : Tantale tuant son fils Pélops ; Œdipe tuant son père ; ses fils, Étéocle et Polynice, s’entretuant ; Romulus tuant Rémus. Brutus lui-même poignarde en  César son père adoptif.

La fureur engendre la violence, mais aussi la folie : le combat contre soi. Certes Brutus, Porcie et sa nourrice se suicident philosophiquement, en principe du moins, pour sauvegarder une liberté que la vie ne peut plus garantir. Mais ils ne sont pas seuls, tous courent avec eux vers la mort. Sous le choc des imprécations de Mégère, c’est toute Rome qui s’autodétruit :

Il faut pour orager ta puissance suprême,

Emprunter les efforts de ta puissance même.

Garnier, I-i, v. 101-102.

L’image vient du prologue de l’Hercule furieux de Sénèque. Junon jette sur Hercule remontant victorieux des enfers, tenant Cerbère en laisse, la même malédiction : « Qu’il se fasse donc la guerre à lui-même »4. Et « qu’il soit son propre vainqueur », se moque Junon, prenant à contresens une formule stoïcienne. Elle convoque alors Mégère. On connaît la suite : Hercule, dans une crise de démence, massacre toute sa famille : son épouse Mégare et ses jeunes enfants. Ces monstrueux parricides montrent qu’Hercule, croyant avoir triomphé des ténèbres, n’a que transporté l’enfer sur terre. Son crime, et celui de Rome, c’est l’arrogance, c’est l’orgueil : l’hybris de la tragédie grecque. Les dieux craignent que, répétant la geste sacrilège des Géants, l’invincible héros, ou l’invincible ville, s’élève jusqu’à vouloir les détrôner. Seules des forces sorties des profondeurs de la Terre peuvent abattre cette superbe volonté d’escalader le Ciel.

De même, l’enfer se manifeste dans la tragédie de Guérin de Bouscal, et dans celle de Boyer. Il n’engloutit pas d’un coup le monde, comme il fait chez Garnier, mais des miasmes sulfureux flottent en permanence au-dessus de la scène. Les batailles, en particulier, sont décrites comme des scènes infernales, auxquelles les démons autant que les hommes participent.

Ce fut lors que l'Enfer fit voir en abregé

Ce qu'il a de plus noir & de plus enragé.

Guérin de Bouscal, III-iii.

Et le diable ne prend pas parti. Là nous avions la défaite de Cassie, racontée par Titine. Ici, racontée par un simple soldat, celle des armées d’Octave :

En bref il est par tout tant d'objets de terreur,

Que je croy que l'Enfer en frissonna d'horreur .

Guérin de Bouscal, IV-ii.

Ce lieu est d’ailleurs un lieu très ambigu, à mi-chemin du paganisme et du christianisme, entre Virgile et Dante. Lieu de souffrances et de châtiments, il est proche de la conception chrétienne, malgré le vocabulaire mythologique. À d’autres moments, il redevient le simple séjour des ombres que décrivent les poètes de l’Antiquité. Notamment chez Boyer, dont la Porcie commence par l’apparition d’une « image triste & noire  ». Est-ce l’« ombre de Caesar » ? Ne serait-ce pas plutôt le « phantosme venerable » du grand Caton ? Dès la première scène, nous pénétrons dans un monde de « simulacres » et d’illusions. Non seulement Brute est confronté à des images sans corps, à des « ombres », mais encore il les confond, prenant l’une pour l’autre, l’ennemi juré pour le protecteur de la liberté. En fait, ce « spectre formé d'air » n'est qu'une avant-garde. Toute la pièce de Boyer repose sur des mirages, sur des aberrations, sur la fausse nouvelle de la mort de Brute, qui finira par s'avérer.

Le prologue de Mégère, chez Garnier, est remplacé chez Guérin de Bouscal par un prologue de la Renommée. C’est en dire beaucoup, déjà, sur la position politique qu’il adopte. Nous sommes passés du gouffre aux nues. De la mort tragique de Brute, à la vengeance de la mort de César. D’une neutralité complexe, teintée de prudente sympathie pour la vertu républicaine, chez Garnier ; à l’éloge obséquieux du monarque et de la monarchie chez Guérin. Louis XIII est un demi-dieu, il fait des prodiges, on peut l’adorer sans idolâtrie. Après le roi, le ministre. Il l’encense avec zèle, y allant d’une pointe qui vaut tous les compliments. Suivant le lieu commun, il décrit l’État navigant sur une mer dangereuse, mais en toute sûreté sous la gouverne d’un pilote qui le mène à bon port, et qui jette l’ancre « en si Riche lieu ». Guérin ne fait montre d’aucune retenue, en bon courtisan, il a compris que l’éloge est devenu le seul registre de l’éloquence. Il le fait même dire à Octave5 . Mais laissons parler la Renommée, qui descend en ces lieux :

Où j’ay veu ce grand Roy, dont le nom seulement

Porte partout l’estonnement.

Sa puissance est telle que, s’il voulait :

Tous les hommes seroient François,

Les bords de l’Univers seroient ceux de la France.

Guérin de Bouscal, Prologue.

On ne peut choisir plus clairement le parti de l’Empire, dès avant la première scène. L’assassinat de César est une injustice ; Brute est un « meurtrier », un régicide, donc ; et ce crime, recevant le « chastiment » qu’il mérite, fera voir qu’ : « Un Throsne bien fondé ne se sçauroit abatre » (fin du Prologue).

Rome et la France ont une destinée commune. Certes les « bords de l’Univers » ne sont pas ceux de la France. Mais sa vocation à l’imperium n’en est pas moins manifeste. Elle a reçu la mission de gouverner, et :

Tous les peuples que le Soleil

Esclaire de son teint vermeil

Tremblent espouvantez au seul nom de la France.

Guérin de Bouscal, Prologue.

Octave et Marc-Antoine, tout comme les rois de France, ont reçu du Ciel la confirmation de leur droit à régner. La veille du combat contre Brute, le médecin d’Octave, alors qu’il rêvait, fut transporté aux pieds « d’une troupe de Dieux » qui lui annoncèrent : « Le Ciel est sur le point de couronner vos testes »6.

Guérin est si convaincu qu’il se lance, dès l’Acte I, dans une comparaison des avantages respectifs de la démocratie et de la monarchie. Peut-être s’inspire-t-il de la République de Jean Bodin7. Dans la Scène Première de la Porcie de Guérin, Brute commence par assurer à Straton et aux Chefs de l’armée que son choix est raisonné, qu’il ne se bat ni par passion ni par préjugé. La chose est d’autant plus nécessaire que Porcie est son épouse. En bon stoïcien, reprendra Cassie à la scène suivante (I-ii), la Nature d’abord lui inspira la haine des rois, puis sa raison l’approuva. Dans une Monarchie, explique Brute, le peuple soumis se décharge entièrement sur le Prince du soin de gouverner, parce que la gloire et les honneurs toujours lui reviennent. Au lieu que dans une Démocratie, chacun cherche les exploits, même aux dépens de sa vie, car il sait que la vertu est y toujours récompensée. Dans Rome, tous les citoyens sont rois. Mais Marc-Antoine expose à l’Acte suivant une tout autre théorie, qui ressemble sans doute à celle que défend l’auteur lui-même. Les vengeurs de César ce sont pas des tyrans. C’est Brute qui est un « conjuré », et « République » rime maintenant avec « tyrannique ».

Il est vray qu'un Estat qui se veut agrandir

Contre la Royauté, se doit toujours roidir :

Mais lors qu'il ne peut plus estendre son Empire,

Il faut qu'à ce bon-heur tout son effort aspire,

Comme le seul qui peut maintenir son pouvoir,

Et contenir les grands aux termes du devoir.

Guérin de Bouscal, II-i.

Marc-Antoine parle ainsi, et Richelieu ne pouvait qu’approuver des vers qui donnaient un tel répondant à sa volonté de soumettre la grande noblesse. Brute vient se ranger aux côtés de Bouillon, de Montmorency, de Condé. Le monarque n’est pas belliqueux, il ne se bat que pour rétablir la paix, que lui seul peut maintenir. La France pourrait dominer le monde, mais se maintient tranquillement à l’intérieur de ses frontières.

La philosophie du Portique

Un autre argument plaide en faveur de la Monarchie. Il est plus fort que tous les autres, Brute lui-même l’admet, reconnaissant sa défaite, reniant la vertu :

Il faut s'humilier aux pieds d'un Empereur,

À ce nom seulement je frissonne d'horreur :

Mais quoy le sort le fait, ce grand Maistre des choses

Veut voir ton changement dans ses metamorphoses,

Flechy donc.

Guérin de Bouscal,  III-i.

Porcie, c’est le triomphe de la Fatalité. La vertu devait l’emporter. Mais Brute la voit, impuissante, « tomber aux pieds de la Fortune »8. « Ô débile vertu ! », s’exclame-t-il en mourant, « je vois bien que tu n’es rien »9. La constance n’est qu’un vain mot face au change universel. La première loi du monde est le mouvement de toutes choses, dont témoigne « l’infaillible passage » du temps. Ainsi l’une des règles du théâtre devient en elle-même un moteur tragique.

Au moment où commence la pièce, Brute se demande s’il doit engager immédiatement le combat, ou s’il doit attendre, ainsi que tous le lui recommandent : Cassie, Maxime et les dieux mêmes, par de sombres présages qui terrorisent les soldats. Cassie voudrait surseoir, pour « donner le temps au Ciel » de vaincre son courroux :

Lassons sa cruauté par nostre patience,

Que sa longue fureur cède à nostre constance.

Boyer, I-iii.

C’est le discours de la philosophie. Le sage oppose la constance, la patience et la vertu à la Fortune, qui elle-même n’est que le visage mesquin, à l’échelle minuscule de grandeur où nous sommes, d’un ordre supérieur dont les dieux sont garants. Mais Brute regarde comme lâcheté le désir de reporter la bataille : ce serait une honte ! Pour Maxime, au contraire, cette hâte tient de l’imprudence, voire de l’impiété.

Le seul Brute à ce coup sera le dieux de Brute. 

Boyer, I-ii.

C’étaient les paroles d’Ajax, lançant orgueilleusement qu’il n’avait pas besoin de l’aide d’Athéna pour vaincre les Troyens. L’impatience de Brute, son incapacité à souffrir quelque délai, son irrespect envers le temps constitue la faute tragique qui entraîne l’inévitable catastrophe. Une fois prise la décision fatale de combattre tout de suite, l’époque républicaine est révolue, le temps passe dans le camps adverse. Les forces de Brute ont commencé de se retourner contre lui-même.

Sous les conseils de Cassie, Brute accepte finalement de repousser l’affrontement, le temps que Porcie s’éloigne du champ de bataille, car elle est avec lui, au front. Ironie du sort, Brute, qui veut protéger Porcie, n’obtient d’elle que les encouragements qui lui manquaient pour se ruer au combat. Si Brute l’emporte, elle veut, près de lui, à l'instant partager sa victoire ; si Brute est défait, elle veut sans retard mourir avec lui. Porcie, dans son amour, montre le même emportement, la même presse que Brute dans son désir de se battre. Elle, qui aurait pu le retenir in extremis, le pousse à courir plus vite vers la mort.

Est-ce la vertu qu’il faut accuser, ainsi que le fait, rendant l’âme, le dernier des Romains ? Ne serait-ce pas plutôt Brute et Porcie qu’il faudrait blâmer de n’avoir pas su démêler la vraie vertu d’avec les illusions sans pouvoir et sans force ? Chaque pièce donne sa part de torts à Brute et à Porcie, sa part de vanité à la vertu. La pièce de Garnier est certainement la plus dure dans le jugement qu’elle porte sur le stoïcisme : la mort de Porcie représente la faillite de la philosophie. À l’opposé, la pièce de Boyer, toute construite sur l’illusion, nous fait voir un Brute aveuglé par l’orgueil et l’amour, qui ne sait pas distinguer la vertu d’avec tous les fantômes qui lui ressemblent. Mais, même chez Garnier, l’idée que se fait Porcie de la vertu est parfois douteuse. La fille de Caton paraît moins sage que la nourrice, qui lui donne des leçons de constance. La même chose se produit chez Guérin, de manière plus systématique. Porcie, tremblant de peur pour Brute, ne veut pas, de l’éminence où elle se trouve, regarder la bataille qui fait rage. Sa « compagne » finit par la convaincre qu’elle possède un esprit d’une trempe à regarder calmement le carnage. C’est elle encore qui ramène à la raison Porcie proférant des blasphèmes. C’est Maxime qui rappelle à Octave que la gloire : « Dépend de la vertu et non de la fortune»10 . C’est Straton qui exhorte Brute défait à se comporter comme un sage : « Un vaincu doit avoir le maintien d’un vainqueur »11. Comme par un tour de la Fortune, ce sont les personnages les plus humbles qui enseignent la sagesse aux personnages haut placés, comme pour mieux leur rappeler qu’ils se tiennent sur une roue, qu’ils dévaleront d’autant plus vite et plus bas, qu’ils sont aujourd’hui plus élevés. Si Maxime est sincère, il n’est pas très persuasif. Octave condescend à la clémence, que d’ailleurs le suicide de Porcie ne lui laissera pas l’occasion d’exercer, mais il faudrait que Brute vienne à ses pieds lui demander grâce. C’est à peine sauver les apparences. La vertu de Brute qui harangue ses hommes est-elle plus réelle ? S’entêtant à les envoyer au massacre, il s’étonne qu’il y ait si peu d’âmes vraiment déterminées à défendre la République :

Et qui puissent gouster avec tranquilité,

Que nous devons mourir pour nostre liberté.

 Guérin de Bouscal, I-i.

La vertu exige-t-elle cette mort certaine ? Demande-t-elle à Brute de rejeter l’avis unanime de ses officiers ? Brute inverse ici les rôles. Ce ne sont pas ses hommes qui devraient se lancer tranquillement dans une attaque téméraire, c’est lui qui devrait avoir la patience d’attendre tranquille le moment opportun. Ce n’est donc pas la vertu, mais la fausse vertu qu’il faudrait condamner. L’une des preuves en est le ralliement à contrecœur de Cassie à la décision de Brute. Il a bien tenté de le dissuader :

Mais Brute en ses discours, a je ne sçay quels charmes.

Guérin de Bouscal, I-iii.

Ces charmes de l’éloquence sont aussi dangereux que les fantômes qu’on trouve dans la pièce de Boyer. Ils n’ont que l’apparence du vrai. Les stoïciens se sont toujours méfiés de l’éloquence – dussent-ils en user avec brio comme Sénèque. D’une certaine manière, la persuasion est le contraire de la vérité. C’est une force d’illusion dont la vertu n’a pas besoin.

Cette vertu, quand elle est vraie, semble en tout cas bien archaïque. Tout change et la Fortune elle-même change de sens, au point de paraître vertu. La force qui entraîne si tragiquement Brute à sa perte, s’avère une « providence », qui par le mouvement perpétuel prévient la décadence du monde.

Il faloit que suivant cette règle divine,

Rome redescendit devers son origine.

 Guérin de Bouscal, V-iv.

La Fortune devient sous la plume de Guérin l’expression même de la toute-puissance de Dieu, qui écrit l’Histoire universelle, qui décide de la prospérité et de la chute des empires, qui décide de leur gouvernement comme de leur destinée. Il est un âge pour les républiques, il est un âge pour les monarchies. Après avoir tant détesté les rois, Rome retourne à ses origines, c’est-à-dire redevient un royaume. La France, bien sûr, vit dans une époque où Dieu protège la monarchie, légitime le monarque, et même a sur le roi de France des vues grandioses. Le philosophe Arée développait déjà, chez Garnier, une théorie des Âges du monde. Après un Âge d’or depuis longtemps révolu, il annonçait à Octave, pour les siècles de fer à venir, des générations toujours plus méchantes et corrompues que les précédentes. Sur le plan moral, c’est au fond la théorie stoïcienne d’un conflagration cyclique de l’univers. Guérin ne l’entend pas ainsi, il interprète à contre-courant les prédictions d’Arée, et promet à la France un Âge d’or commencé avec le règne de Louis XIII.

La passion de Porcie

L’épître dédicatoire de la Porcie romaine de Boyer, à Madame de Rambouillet, n’a pas l’importance du prologue de Mégère ou du prologue de la Renommée. Mais elle donne le ton. Boyer rappelle les origines romaines de la Marquise, et rattache plus ou moins étroitement sa pièce à la préciosité qui avait cours à l’Hôtel de « l’incomparable Arthénice ».

Guez de Balzac avait dédié Le Romain, Discours Premier de ses Œuvres diverses (1644), à Madame de Rambouillet. Il y développe une réflexion sur la grandeur et la gloire12. Dans le Discours Deuxième, De la Conversation des Romains, dédié de même à la Marquise, il définit une politesse supérieure, pour laquelle il crée le mot urbanité.

Écartelée entre l’héroïsme et la galanterie, cette esthétique est souvent compliquée par des sentiments ambigus, des raffinements extrêmes, des vanités de Matamore ou des charmes de Circé. À ces péripéties du courage et du cœur se rattache la pièce de Boyer, qui doit sans doute beaucoup à Corneille.

L’essentiel du rôle qu’y joue Porcie tient à la réponse, avec ses conséquences, qu’elle donne à Brute la priant de s’éloigner du champ de bataille. Il cherche à la protéger contre les « hazars » 13 de la guerre. Or, la passion de Porcie équivaut à l’impatience de Brute14. Acceptant de partir, Porcie obligerait Brute à retarder le combat, le temps qu'elle s'éloigne. Et le seul délai auquel Brute finira par consentir tient à son amour pour Porcie :

Par ce retardement jugez quelle est ma flamme.

 Boyer II-ii.

À l’inverse, l’amour de Porcie se révèle d’autant plus fort, qu’elle refuse plus catégoriquement de se séparer de son amant, et donc qu’elle l’encourage à se lancer sans plus attendre dans la désastreuse mêlée. Mais elle prétend que c’est la constance, au contraire, qui la retient au camp. À l’ennemi, elle concéderait déjà cette victoire de les désunir ? « Née parmy les armes»15 , la fille de Caton craindrait le spectacle de la mort ? « O ! cœur vraiment Romain, & digne de la gloire !»16, s’exclame Brute. Mais ce n’est pas sans avoir hésité, qu'il cède devant les arguments si vertueux de Porcie, qui restera donc avec lui. Car il discerne confusément le filet de contradictions dans lequel les amants s’emmêlent, un peu plus à chaque réplique :

Dures extrémitez, qui partagent mon Âme,

Où le même dessein sert & nuit à ma flâme.

Si j'ayme ma Porcie, il me la faut banir ;

Et cette même ardeur tâche à la retenir.

 Boyer, I-iii.

Mon Amour qui le veut, le refuze à soy-même.

Quoi que tant de Vertu semble m'y disposer

Cette même Vertu dans ce péril extrême

Semble me le deffendre, & s'opose à soi-même.

 Boyer, I-iv.

Se rendant aux raisons de Porcie, Brute prend-il une décision aussi raisonnable que le laisse entendre tout l'attirail du vocabulaire stoïcien ? Brute indique lui-même où s'arrête son jugement : « Pourray-je résister à de si puissans charmes ?»17 . Il utilise devant Porcie qui le supplie, le mot même qu'utilisait Cassie pour décrire l'éloquence de Brute. C'est le même encore dont se servira Maxime, pour annoncer la victoire de Brute à Porcie convaincue de sa défaite18. Ces charmes renvoient au réseau d'illusions se manifestant dès le début sous la forme « d'un spectre formé d'air, d'une ombre imaginaire »19. Ils brouillent le discernement, et notamment font prendre aux amants leur désir pour la réalité.

C'est ce que pressent Brute derrière les contradictions qu'il aperçoit, quoique, d'une certaine manière, elles n'existent pas pour les amants, puisque Rome se confond entièrement avec Porcie. La vertu dès lors ne saurait s'opposer à l'amour. Porcie qui pleure, c'est Rome qui souffre, ses larmes coulent ainsi que dans la Ville on verse le sang. En elle se rejoignent la passion de la liberté et le désir d'être prise20. Elle incarne la République. Porcie est le corps superbe de Rome, non pas comme l'entend Marc-Antoine, parlant de l'État, tel que le gouvernait César :

Qui maintenoit la paix dans un si vaste corps21.

 Guérin de Bouscal, II-i.

Porcie au contraire suscite le trouble, fomente le soulèvement, porte en elle une inquiétude permanente qui neutralise à l'avance les paroles de la constance. Les émotions la bouleversent sans répit, tantôt le courage, quand elle excite Brute au combat, tantôt la peur, quand elle voit le carnage, tantôt la joie, suivie du désespoir, lorsqu'elle apprend la victoire, puis tout de suite la défaite de Brute :

Cent pensers différens, comme un amas de flots

Viennent soudainement accabler mon repos

Je connois la fortune, & ses vicissitudes.

 Boyer, IV-iii.

Porcie, cela est frappant, est la seule femme dans ces trois pièces, si l'on ne compte pas Mégère, qui ouvre la tragédie de Garnier, si l'on ne compte pas non plus la nourrice. Porcie est seule face à Rome. Et l'enfer d'un côté, la servitude de l'autre, bordent son cœur. Si l'on ne considère pas Brute, avec lequel elle est unie, elle est même la seule qui manifeste des sentiments – de manière paradoxale à son corps défendant. Philipe se désole du suicide de Cassie (qui demande à ses hommes de le tuer), mais ses exclamations ne font que répéter les formules stoïciennes. Affliction rhétorique, qui pousse Philipe à chercher la mort à son tour, mais de manière logique, et non parce que le cœur est étouffé par la tristesse. C'est une douleur vertueuse, qui ne brise pas le cadre de la consolation philosophique. De même, le désir de vengeance, la clémence qui arrive trop tard, enfin la pitié qu'inspire la mort de Porcie à Octave et à Marc-Antoine, sont des émotions qui se confondent si parfaitement avec leur intérêt, qu'on peut douter qu'elles existent, qu'elles soient autre chose que les noms qu'ils croient bon de donner aux calculs.

Porcie porte sur ses épaules le poids de tous les sentiments de ce monde qui s'écroule, alors que « le Ciel confond les Elemens» 22. Sans Porcie, personne n'aurait de cœur dans Rome. Elle est le feu. Feux de l'amour, fureurs de la colère. Elle « avalla des charbons moins ardens que son cœur »23.


Pour citer cet article :

Norman Doiron, " L’éclatante défaite de la fille se Caton ", Publif@rum, 2

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1 VALÈRE MAXIME, Actions et paroles mémorables, IV, vi, 5 : « quia ferrum non dabatur, ardentes ore carbones haurire non dubitasti ».
2 DE LA TAILLE, J., L'art de la tragédie (1568), précédant Saül le furieux, dans Le Théâtre français de la Renaissance, dirigé par E. Balmas et M. Dassonville: La Tragédie à l'époque d'Henri II et de Charles IX, série I, vol.4, (1568-1573), Florence, Olschki, Paris, Presses Universitaire de France,1992.
3 GARNIER, R., Porcie (édition de 1585), dans Le Théâtre français de la Renaissance, La Tragédie à l'époque d'Henri II et de Charles IX, série I, vol.4, p. 21.
4 SÉNÈQUE, Hercules furens, v. 85 : « bella jam secum gerat ».
5 GUÉRIN DE BOUSCAL, IV-i : Octave réplique à un compliment de Marc-Antoine : « Ha ! cette flatterie est un peu trop visible ».
6 GUÉRIN DE BOUSCAL, II-ii.
7 BODIN, J., La République, VI-iv : « De la comparaison des trois Républiques, et des commodités et incommodités de chacune, et que la Monarchie Royale est la meilleure ».
8 GUÉRIN DE BOUSCAL, V-iv.
9 GARNIER, R., IV-i, 1574-1575.
10 BOYER, Cl., V-iv.
11 GUÉRIN DE BOUSCAL, V-iv.
12 GUEZ DE BALZAC, éd. par Roger Zuber.
13 BOYER, Cl., I-iv, Brute à Porcie : « Et mon Amour troublée, au bruit de tant d'alarmes, / Ne vous voit qu'en tremblant au milieu des hazars ».
14 BOYER, Cl., I-iv, Brute à Casssie : « Tu vois qu’elle est Porcie, & par cette constance / Voy comme elle s’accorde à mon impatience ».
15 GUÉRIN DE BOUSCAL, I-v.
16  BOYER, Cl., I-iv.
17 BOYER, Cl., I-iv.
18 BOYER, Cl., III-v : « Quel charme injurieux vous cache sa victoire ? ».
19 BOYER, Cl., I-ii.
20 GUÉRIN DE BOUSCAL, Porcie à Brute, IV-v : « Pour le moins avec moy vous possedez un coeur / Qui ne sçauroit souffrir que Brute pour vainqueur ».
21 De même, Brute, parlant de l'État, Guérin de Bouscal, I-i : les « divers désirs » des hommes / « Au lieu de l'affermir désunissent son corps ».
22 GUÉRIN DE BOUSCAL, II-v.
23 GUÉRIN DE BOUSCAL, V-vii.