Conventions : (308) désigne le fragment des Pensées de Pascal, édition Lafuma.
(S 265/2) désigne la colonne 2 de la page 265 dans Pascal, Oeuvres complètes, éd. Lafuma, l'Intégrale, Seuil, 1963.
(Mesn.IV, 1425) désigne la page 1425 du tome IV de Jean MESNARD, Pascal, Oeuvres complètes, Desclée de Brouwer.
Pascal eut de nombreux amis masculins. D'abord ceux de son père : Roberval, Desargues, Fermat... ; puis l'admiration, d'ailleurs réciproque pour Descartes que Blaise a lu quatorze ans ; la sympathie n'empêche pas Pascal de regretter chez Descartes savant des déductions hasardeuses et chez Descartes chrétien un message privé de la richesse de la Révélation. Il y eut les liens avec les Messieurs de Port-Royal : Arnauld d'Andilly et son fils Pomponne, Antoine Arnauld, Nicole, Sainte-Marthe, Du Gast (Saint-Gilles), etc... Il y eut le célèbre quatuor avec Pascal : Mitton, le chevalier de Méré et le grand ami, duc de Roannez. Or l'amitié implique influence réciproque. Nous nous bornons ici aux influences féminines.
Quand Étienne Pascal, veuf, vient en novembre 1631 vivre Paris avec ses trois enfants, Gilberte, Blaise, Jacqueline, il prend son service Louise Delfault. Ce n'est pas une simple domestique. Son influence, mal connue, dut être grande sur ces enfants en particulier sur Blaise qui a huit ans et qui jusqu' la fin de sa vie va vouer sa fidèle une reconnaissance et un dévouement exemplaires. Elle en fera son légataire universel et il accomplira cette mission, de février 1659 mai 1660 avec conscience et persévérance malgré ses autres occupations et son état de santé.
À la fin de sa vie, Pascal a besoin de se détendre, de marcher. Il découvre alors dans les rues la misère des pauvres qui devient pour lui une obsession. Selon les indications de l'Almanach spirituel1, il va dans les églises suivre les célébrations et les cérémonies. Ce genre de dévotion des dernières années est, me semble-t-il, un retour des pratiques de son enfance sous la conduite et l'exemple de Louise Delfault. Car «[...] le moyen que ce qui est si faible étant enfant soit bien fort étant plus âgé. [...] Tout ce qui a été faible ne peut jamais être absolument fort. On a beau dire : il est crû, il est changé, il est aussi le même» (779). Gilberte écrira : « cet esprit si grand [...] était en même temps soumis toutes les choses de la religion comme un enfant. Et cette simplicité a régné en lui toute sa vie » (S 20/1). Si Étienne a transmis son fils des maximes : «respect de la vérité dans tous les domaines ; tout ce qui est l'objet de la foi ne le saurait être de la raison » (S 20/1), je pense que ces humbles pratiques pieuses, hors de toute étude, de toute réflexion, de toute contemplation, Blaise enfant les avait vécues avec Louise Delfault. Une vieille servante n'avait-elle pas joué un grand rôle dans l'éducation de Monique la mère d'Augustin ?
Jean Mesnard publie (II, 311-312) deux courtes poésies de Pascal qui datent de 1645.
Paroles pour un air2 : « [...] Réduit au dernier jour d'une mourante vie, / Pour la dernière fois je viens, belle Sylvie, / Exposer vos coups un amant malheureux. [...] Il vient par son trépas injuste ou légitime, / Non plus comme un amant, mais comme une victime, / Éteindre dans son sang ses désirs amoureux [...] Il n'ose soupirer en adorant vos charmes ; / Mais souffrez qu'il soupire en expirant pour eux. [...] Mourons, mon cœur, sans résistance, Philis l'ordonne, c'est assez ».
Dans ces vers, genre assez rare chez lui, Pascal a-t-il voulu s'amuser, rivaliser avec sa sœur Jacqueline ? Il aurait pu alors choisir un sujet moins morbide, moins tragique. Pascal n'est pas un héros romantique souffrant du mal du siècle. Personnellement, je pense que ce n'est pas un jeu, il sacrifie au goût du jour seulement pour les noms et l’'air". D'une façon très générale, Pascal est absolument sincère. Nous sommes en 1645. Gilberte s'est mariée en 1641 21 ans. Étienne cherche marier Jacqueline qui en a 20. Blaise a 22 ans. Plein de concupiscence (595, 618), il s'éprend d'une belle jeune fille dont les charmes l'ont conquis et qui semble répondre ses feux. Ce n'est pas une amourette comme on en trouve chez Molière. Pascal croit l'amour et il aime la Pascal, c'est- -dire passionnément. Et voil que la famille de l'aimée a peut-être préféré un autre, un aristocrate, une belle fortune. L'amour est brisé, Pascal est brisé au point de partir en forêt, dit Jacqueline (Mesn.II, 307), en vue d'un geste désespéré, fatal : « Éteindre dans son sang ses désirs amoureux ».
Pascal n'a pas comme Montaigne, le sot projet de se peindre (780), mais nombre de textes pascaliens, transparents, révèlent leur auteur. Il est significatif qu'une autre poésie pascalienne soit écrite pour traduire aussi une forte commotion, l'épreuve spirituelle de la nuit obscure, réservée aux grands mystiques (Mesn.I, 828).
Quand son père meurt, Pascal envoie, le 17 octobre 1651, sa sœur et son beau-frère Périer, une longue lettre de consolation, d'inspiration chrétienne et non stoïcienne. Vers la fin (S 279/1), il écrit au sujet de son père : « C'est moi qui y suis le plus intéressé. Si je l'eusse perdu il y a six ans, je me serais perdu.» Il y a six ans coupe l'alexandrin et renvoie l'année 1645, l'année des deux poésies. Le second perdu ne signifie pas égaré (moralement) comme je l'avais d'abord cru, il a le même sens que le premier. Si mon père alors était mort, sans lui je me serais donné la mort. D'ailleurs dans les Pensées, le mot perdu signifie anéanti et non pas égaré.
Dans la Prière pour demander Dieu le bon usage des maladies, Pascal écrira : «Faites, ô mon Dieu, que j'adore en silence l'ordre de votre providence adorable sur la conduite de ma vie (IV). Seigneur, dont [...] les disgrâces mêmes qui arrivent vos élus sont les effets de votre miséricorde [...], vous n'êtes pas moins Dieu quand vous affligez et quand vous punissez » (I). Nous ne pouvons parler de Pascal en oubliant le rôle de Dieu : « volonté dominante et source de la volonté humaine », dira-t-il (Écrits sur la grâce, S 311/1). En oubliant le rôle du démon aussi. Pascal mort vingt-deux ans, quelle perte, Pascal, pour l'amour d'une jolie demoiselle (586), réduit un génie mathématique, comme Évariste Galois. Mais Dieu, d'un mal sait tirer du bien. Par cette cruelle épreuve, Dieu a fait comprendre Pascal que le mariage n'était pas pour lui.
L'année suivante, au cours du premier trimestre, Blaise, en voyant vivre les frères Deschamps découvre un amour supérieur, il se donne Dieu avec passion et de façon définitive. L'expérience de la belle Sylvie lui a fait mesurer la fragilité des amours humaines. À cause de son génie et de sa foi exemplaire, on a tendance faire de Pascal un pur intellectuel, un saint cloîtré dans sa niche. Cette tragédie nous révèle un frère. On regarde saint Athanase, sainte Thérèse, et les autres « [...] comme des dieux. (Or) ce grand saint était un homme qui s'appelait Athanase et sainte Thérèse une fille. Élie était un homme comme nous et sujet aux mêmes passions que nous [...] » (598). Été 1647, sous prétexte de santé, Pascal quittera Rouen définitivement.
Quelle leçon pour ceux qui sont tentés de mettre fin leurs jours ! Les productions géniales de Pascal après 1645 nous crient : quelle que soit la morsure de l'épreuve, courage, surmonte-la. La vie te réserve des possibilités innombrables. Ton âme blessée en sortira plus riche. Tu as une mission, accomplis-la !
L'affection d'une mère est essentielle dès les premiers jours et même avant la naissance, mais l'influence d'Antoinette, morte alors que Blaise avait trois ans, nous échappe ; et l'on a négligé l'ascendance maternelle de Pascal. Or nous avons découvert que la parenté d'Antoinette avait eu une importance capitale pour l'évolution de Pascal. Nous avons détaillé cette influence ailleurs3, nous en rappelons seulement les grandes lignes.
Antoinette Begon est cousine germaine d'Anne Begon mariée Jacques Chardon. À Clermont, Étienne Pascal, bourgeois, et Jacques Chardon, avocat, sont tous deux échevins en 1612. Les Chardon habitent rue des Gras, près de la cathédrale. Étienne Pascal vient les y rejoindre en 1614 et se marie en 16164. Non seulement ils sont parents, mais ils se connaissant bien. Les Chardon ont un fils Blaise, né en 1616. Ils l'envoient faire ses études Paris au Collège de Fortet. Puis Blaise Chardon entre au noviciat des Carmes déchaussés, rue de Vaugirard. Alors exceptionnellement, les Pascal viennent habiter sur la rive gauche six cents mètres du couvent, rue de Condé actuelle. Blaise Chardon, dix-huit ans, fait sa profession religieuse le 15 août 1634. Il est probable que les deux familles assistent la cérémonie.
Le 1er juin 1639, Étienne Pascal observe une éclipse de soleil depuis les voûtes de l'église Saint-Joseph du couvent des carmes déchaussés.
Blaise Chardon, devenu Séraphin de Sainte-Thérèse, est un religieux remarquable : professeur de philosophie et de théologie, auteur de plusieurs ouvrages, Visiteur de la province de Paris. Le nombre de religieux augmentant, on crée une deuxième puis une troisième province. Le Père Chardon revient Clermont-Ferrand qui dépend de la province d'Aquitaine.
En septembre 1652, Florin Périer achète la propriété de Bienassis avec son majestueux château deux étages. Or Bienassis jouxte le domaine des carmes déchaussés. Le cousin Chardon est au couvent. Les relations entre la famille et les religieux sont quotidiennes et vont durer cinquante ans5.
Invité, Blaise Pascal arrive tout de suite, en octobre. Il vient de traverser une nouvelle terrible épreuve. La mort de son père, l'entrée de Jacqueline Port-Royal l'ont condamné une solitude insupportable. Il a sombré dans une dépression telle que les médecins lui demandent de se marier et de prendre une charge. Pascal refuse. L'entourage, les médecins insistent ; et, dira Jacqueline6, la voix des médecins, c'est la voix de Dieu. Pascal envisage alors cette double possibilité, il fait des démarches ; il s'aperçoit vite que ce genre de vie ne lui convient pas et le confirme dans la décision de 1646 de se donner Dieu qui l'appelle une perfection plus grande.
Le voil donc Bienassis. Au contact des carmes déchaussés, il découvre la contemplation, l'oraison, il devient mystique. Il lit les Oeuvres de Jean de la Croix en la seconde édition de l'admirable traduction du P. Cyprien. Une dizaine de textes de Pascal reproduiront ceux de Jean de la Croix. Comme Jacqueline pendant dix-huit mois, de mai 1649 novembre 1650, Pascal, chez les Périer fait une première retraite spirituelle qui dure sept mois. L'influence des carmes déchaussés sur Pascal est bien un héritage de la lignée maternelle.
Jusqu' la fin de 1651, Blaise et Jacqueline ont vécu ensemble, vingt-six ans ! En 1646, Rouen, Blaise a eu une influence déterminante sur sa sœur qui était écartelée entre un appel de Dieu un don complet et la séduction du monde où elle brillait7. Elle décide alors de devenir religieuse, sans doute d'abord chez les carmélites. Étienne s'y oppose, envoie Jacqueline et Blaise Paris. Ils vont écouter les sermons de Singlin dont la chaude conviction les conforte dans leur don. Ils sont l'un pour l'autre un stimulant. Cela ne veut pas dire qu'ils restent continuellement la main dans la main. Un homme a d'autres plaisirs qu'une femme (S 356/1). Quand Jacques Habert et M. De Montigny viennent solliciter une entrevue avec Descartes pour le 23 septembre 1647, Jacqueline les reçoit, Blaise est l'église.
1652 marque une rupture entre le frère et la soeur qui va durer jusqu' la fin septembre 1654. Pascal n'a pu souffrir ce brusque détachement. Robert Arnauld d'Andilly doit le traîner la prise d'habit de sa sœur, et la profession en juin 1653 est l'occasion d'entrevues orageuses. Si Gilberte, témoin direct, a vu Clermont la nouvelle évolution de son frère et a daté ses résolutions de son retour Paris, trente ans, l'on peut penser que l'on a exagéré, ou du moins déformé, l'influence de Jacqueline sur son frère. Il faut relire sans a priori les lettres du 8 décembre 1654 et du 25 janvier 1655 de Jacqueline sa sœur Gilberte. Elle confirme la date indiquée par Gilberte : il a depuis plus d'un an un grand mépris du monde. Elle constate la crise intérieure que traverse alors son frère, mais elle l'interprète mal. Pascal traverse la nuit de l'esprit que Dieu réserve aux grands mystiques et Jacqueline en donne les caractéristiques indéniables.
Après le soir du 23 novembre 1654, Jacqueline ignore le Mémorial, c'est un secret entre Dieu et lui, mais elle constate le brusque épanouissement de son frère. Elle qui, religieuse promise aux plus hautes fonctions, a trouvé au couvent un bonheur supérieur, n'a qu'un désir pour son frère : qu'il devienne un Solitaire. Elle pense que c'est pour lui le moment de faire ce pas. Elle fait pression sur les uns, sur les autres. Elle veut que son frère prenne pour Directeur, Singlin. Il faut relire ses lettres : Pascal n'y tient pas, Singlin non plus. Elle insiste pour que son frère fasse une retraite Port-Royal des Champs. Il finit par accepter. Il ne part pas avec beaucoup d'empressement. Il va d'abord passer une semaine chez le duc de Luynes en son château de Vaumurier, et Jacqueline piaffe. Aux Champs, M. de Sacy le reçoit comme un visiteur et fait porter la conversation sur sa spécialité du moment : la philosophie. Il ne soupçonne pas le niveau spirituel de Pascal et il est étonné de ses connaissances religieuses, en particulier de saint Augustin. Cependant, Pascal partage la vie des Solitaires, ce qui est nouveau pour lui l'amuse. Jacqueline aurait souhaité plus d'ascèse et moins d'euphorie, cependant elle est radieuse. Bientôt la nourriture pèse au maladif ; physiquement, ce n'est pas sa voie. Sous le prétexte que ses affaires l'appellent, au bout de treize jours il rentre Paris.
Dieu conduit la vie de Pascal. Dieu a besoin des hommes, Dieu a besoin de Pascal. Il a une vue sur chacun, mais il ne vole pas la liberté. Par les circonstances, Dieu a laissé entrevoir Pascal d'autres possibilités : un mariage en 1645 ; prêtre : il a lu la belle lettre de Saint-Cyran, De la vocation8; mariage encore en 1652 ; religieux carme en 1652-1653 ; courtisan en 1653 grâce au duc de Roannez ; Solitaire en 1655. Finalement, malgré les épreuves, les influences, les suggestions, depuis 1646, Pascal est resté fidèle sa vocation d'homme consacré Dieu et vivant dans le monde où son génie nous fascine. C'est ainsi que nous l'admirons et que nous l'aimons.
Alors y a-t-il eu influence de Jacqueline sur son frère ? L'intention de Jacqueline n'a pas été exaucée, mais sa prière de religieuse consacrée a contribué la réalisation non de sa volonté personnelle, mais du plan de Dieu sur Pascal. L'influence ne s'exerce pas seulement par les paroles et une volonté délibérée, mais aussi et davantage par l'exemple. En mai 1649, Étienne emmène Blaise et Jacqueline vivre Clermont chez les Périer. Il fuit la Fronde, il fuit Port-Royal. D'emblée, Jacqueline que son père empêche d'entrer au couvent, annonce qu'elle va y vivre comme une religieuse. C'est une retraite qui va durer dix-huit mois, soutenue par la correspondance avec la Mère Agnès. Cela ne l'empêche pas de soigner sa petite nièce mourante et de travailler pour les nécessiteux. D'octobre 1652 mai 1653, Pascal pendant sept mois, chez les Périer, comme Jacqueline, va faire une retraite considérable, surtout Bienassis, parfois dans leur maison intra muros9. Il refera Bienassis une retraite bien plus parfaite de mai octobre 1660.
En juin 1661, un mandement des grands vicaires ordonne la signature du formulaire. Dans un esprit de conciliation souhaité par beaucoup, Arnauld est favorable la signature ; Pascal aussi. En effet ce mandement réclame l'adhésion pour le droit : les cinq propositions sont hérétiques, mais accepte un silence respectueux sur le fait : ces propositions sont dans Jansénius. Pour différentes raisons, d'autres sont opposés cette signature, en particulier les religieuses qui jugent les termes du mandement ambigus. Jacqueline, sous-prieure Port-Royal des Champs, écrit le 23 juin l'intention d'Arnauld deux lettres d'une audace incroyable. Elle s'insurge contre une fausse prudence et une véritable lâcheté. [...] il n'y a que la vérité qui délivre. Les ennemis du monastère ont décidé sa suppression, ce ne sont pas des compromis qui les en détourneront. ce n'est pas des filles défendre la vérité [ mais ] puisque les évêques ont des courages de filles, les filles doivent avoir des courages d'évêques. Et ne craindre ni la prison, ni la dispersion, ni même la mort. Elle meurt le 4 octobre.
En novembre paraît un second mandement plus sévère. Arnauld, pour essayer de sauver le monastère, accepte encore de le signer ; Pascal s'y oppose violemment, au point d'en perdre connaissance. Est-ce seulement le respect de la vérité qui l'a déterminé, ou a-t-il été influencé par l'exemple de sa sœur qui finalement avait vu juste et par-del les textes, perçu l'implacable volonté destructrice des adversaires ?
Quand Pascal fait sa première retraite spirituelle Bienassis, Marguerite, sa nièce et filleule qui a six ans, commence souffrir d'une fistule lacrymale. Les carmes déchaussés de Clermont possédaient une bibliothèque d'une richesse exceptionnelle grâce la générosité du chancelier Séguier, et en particulier une Épine de la couronne de Notre Seigneur qui avait la réputation de soigner les maux d'yeux. Nul doute que la famille ait conduit Margot le vendredi saint de 1653 adorer cette épine. L’œil ne fut pas guéri. Les Périer envoient la fillette Paris, élève Port-Royal. On consulte pour elle les meilleurs spécialistes, on essaie diverses médications, sans succès.
Pascal qui a rompu avec Port-Royal depuis 1652, y va visiter sa filleule. C'est l'occasion de reprendre contact avec le couvent, puis fin septembre 1654, avec Jacqueline.
En 1656, le mal de la fillette s'aggrave. On craint la contagion, on redoute le pire. Blaise et Jacqueline demandent Florin Périer de venir assister l'opération de la dernière chance : le bouton de feu. Florin ne se décide pas, il sait que sa fille va souffrir atrocement, être défigurée, pour un résultat plus qu'aléatoire et peut-être fatal ; mais sur de nouveaux rappels d'urgence, il se met en route. Quand il arrive Paris, on lui annonce l'incroyable. Le vendredi saint, lors de l'adoration d'une Sainte Épine Port-Royal, Marguerite a été brusquement guérie.
Pascal averti, a dû d'abord être sceptique, il va constater les faits seulement le mercredi suivant. Comme tout le monde, il est obligé de reconnaître la guérison. Certains diront plus tard : pure coïncidence. Coïncidence que la guérison ait lieu juste ce moment et justement Port-Royal persécuté. Les témoins directs sont unanimes, les attestations multiples. Tous médecins, ecclésiastiques, et même ennemis du monastère, reconnaissent le miracle. Parmi de nombreux autres, le rapport de Pascal est précieux car il a suivi l'évolution de la maladie depuis le commencement jusqu' sa guérison (Mesn.III, 907-911).
Les Provinciales furent l'occasion pour lui de dénoncer une morale laxiste insoutenable, et la querelle au sujet de la grâce l'obligea approfondir la doctrine et ainsi devenir un théologien plus averti. La guérison de Marguerite l'incite étudier la notion de miracle. Il réclame ce sujet les lumières de Barcos, le neveu de Saint-Cyran, il accumule les notes. Un miracle est un effet qui excède la force naturelle des moyens qu'on y emploie (891). Finalement il conclut qu'un miracle peut être utile pour réveiller une foi endormie, mais que les miracles sont inutiles pour la doctrine (832), qu'ils ne sont plus nécessaires (865) et que Dieu ne fait point de miracles dans la conduite ordinaire de son Église (726).
Les médecins ont constaté la guérison miraculeuse, mais, prudents, ne garantissaient rien pour l'avenir. Marguerite Périer préférera vivre Paris, enterrera tous les siens et vivra jusqu' quatre-vingt-sept ans. On lui demande d'écrire sur sa famille, en particulier sur son oncle. Elle avait seize ans lors de sa mort. Elle rassemble ses souvenirs, elle recueille tout ce qui s'est dit en famille ou chez les amis de Port-Royal, sans aucune vérification. Or dans tous les groupes humains éclosent des légendes et les génies s'y prêtent. Le témoignage de Marguerite comporte un grand nombre de fables, d'erreurs. On ne peut la lire qu'avec les plus extrêmes réserves. En particulier je crois impossible que Pascal ait pu dire le fragment 1001 sur la chiquenaude initiale. Descartes affirme partout le contraire : la création continue.
Ainsi Marguerite a été pour Pascal l'occasion de se rapprocher de Port-Royal, de sa soeur Jacqueline, et sa guérison miraculeuse l'a poussé étudier un secteur religieux qu'il avait négligé. Par contre ce qu'elle écrit son sujet risque fort de nous égarer.
Pascal eut de nombreuses relations amicales. Il n'eut qu'un seul véritable ami intime, le duc de Roannez10. Avec lui il partage un amour commun de la mathématique, de la science, de la distinction, et la soif de l'absolu spirituel. Arthus Gouffier, duc de Roannez a quatre ans de moins que Pascal. En 1651, il est nommé gouverneur du Poitou, il reçoit Mazarin, le roi, la reine, il porte l'épée du roi au sacre de Louis XIV. Il introduit Pascal la cour en 1653 pendant trois mois et demi. Pascal va souvent chez le duc en son hôtel du cloître Saint-Merri ; un logement lui est même réservé.
Le duc avait une sœur née en 1633. Charlotte a été impressionnée par la personnalité de Pascal, par son verbe persuasif, par le rayonnement spirituel de son visage. Avec sa mère, veuve, le 4 août 1656, elle va Port-Royal adorer la Sainte Épine. Alors que des pourparlers sont engagés pour son mariage, elle décide brusquement de se faire religieuse. Les deux amis jugent cette décision précipitée et conviennent d'un délai de réflexion. Arthus emmène sa sœur en Poitou au château familial d'Oiron. La jeune fille écrit Pascal, lui confie ses difficultés spirituelles, ce qui nous vaut d'admirables réponses, ou du moins les neuf extraits qui en restent. Pascal n'est pas son directeur de conscience, il ne lui donne aucun conseil, elle a pour confesseur un prêtre de sa paroisse Saint-Merri. Il lui répond, en lui faisant part de sa richesse intérieure. Charlotte est ainsi l'occasion pour lui d'exprimer sa vie spirituelle entre septembre 1656 et février 1657.
Pour connaître Pascal, on ne peut ignorer ces lettres dans lesquelles il livre son intimité avec Dieu et la qualité de sa théologie. « Le Saint-Esprit repose invisiblement dans les reliques de ceux qui sont morts dans la grâce de Dieu jusqu' ce qu'il y paraisse visiblement en la résurrection. Quand Dieu nous découvre sa volonté par les événements, ce serait un péché de ne s'y pas accommoder. Dieu est bien abandonné. Il me semble que c'est un temps où le service qu'on lui rend lui est bien agréable. Dieu est demeuré caché sous le voile de la nature [...] ; il s'est encore plus caché en se couvrant de l'humanité. Il était bien plus reconnaissable quand il était invisible [...]. Et enfin, quand il a voulu accomplir la promesse qu'il fit ses Apôtres de demeurer avec les hommes [...], il a choisi d'y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espèces de l'Eucharistie. [...] Ne nous laissons pas abattre la tristesse [...]. La véritable piété [...] est si pleine de satisfactions qu'elle en remplit et l'entrée et le progrès et le couronnement. C'est une lumière si éclatante, qu'elle rejaillit sur tout ce qui lui appartient. »
Si Charlotte a eu peu d'influence sur Pascal, elle a été l'occasion pour lui de partager avec elle, et avec nous, la richesse de sa vie intérieure.
Femme savante, idole de l'hôtel de Rambouillet, la Marquise de Sablé (1599-1678) avait ouvert son propre salon place Royale aux invités les plus divers. Veuve, elle se fait construire en 1656 un logement Port-Royal. De la tribune du premier étage, elle voyait le chœur des religieuses. Elle admire les Provinciales. Gilberte rencontre chez elle le médecin Menjot.
Souvent Pascal venait voir la marquise. Ils avaient le même médecin, Vallant, lui malade, elle, craignant de le devenir. Elle a vingt-quatre ans de plus que lui. Auprès d'elle, l'orphelin qui n'a pratiquement pas connu sa mère, trouve une présence féminine, maternelle. À sa table, la plus délicate du royaume, il goûte inconsciemment un peu de douceur. De son côté, elle retrouve en lui Guy, son fils préféré, du même âge que Pascal, tué la guerre en 1646.
La marquise ne se contente pas de faire des confitures, elle entre dans la discussion, scientifique, littéraire, métaphysique, morale et théologique. Les salons sont des lieux d'échange. Madame de Sablé, Pascal, La Rochefoucauld, rivalisent d'esprit en proposant maximes ou pensées, de telle sorte qu'on retrouve les mêmes chez ces trois auteurs, sans savoir qui en attribuer la paternité.
À la mort de Pascal, la Mère Agnès écrit Madame de Sablé : Et c'est ce qui vous fait ressentir cette solitude terrible de vous voir délaissée d'un ami si fidèle qui ne laisse point un semblable après lui. Il est difficile de mesurer l'influence de Madame de Sablé sur Pascal, mais une telle amitié en implique une réciproque.
En dépit d'une admiration réciproque, les relations de Pascal avec la Mère Angélique furent parfois tendues. Comme Thérèse d'Avila l'avait fait pour le Carmel, Angélique a réformé le monastère de Port-Royal, elle en est souvent la supérieure et toujours responsable. Il faut relire par exemple la Relation de l'échange avec Jacqueline la veille de sa profession (Mesn.II, 954-998). On y voit une supérieure digne des grandes Abbesses du Moyen-Âge, elle fait corps avec le couvent, elle défend ses intérêts et son avenir avec une intelligence, une expérience, une passion, une intransigeance exemplaires. Pascal a voulu retarder, peut-être compromettre la vocation de Jacqueline. Elle le considère comme un homme du monde et même dans la vanité et les amusements du monde. Il n'y avait pas lieu d'attendre un miracle de grâce en une personne comme lui (Mesn.II, 980-981). D'autre part Angélique détourne Jacqueline de la fascination des carmélites voisines, ce qui est, pense-t-elle, la raison profonde, plus ou moins inconsciente, des hésitations de Jacqueline (Mesn.II, 986)12.
Les relations de Pascal avec la Mère Agnès, sœur d'Angélique, sont autres. C'est une mystique : Si Dieu n'édifie les âmes, on travaille en vain (BRUNSCHVICG, Oeuvres, II, p. 429). Elle sait que les spirituels traversent des périodes de sécheresse, elle sait discerner les âmes d'oraison (Mesn.II, p. 952). Pendant quatre ans elle soutient la persévérance de Jacqueline qu'Étienne prive de l'entrée au couvent. Elle comprend l'âme de Pascal : elle écrit le 4 février 1650 : Il n'y a rien craindre pour une personne qui ne prétend rien au monde, sinon de chercher trop les satisfactions de son esprit (Mesn.II, 826). La Mère Agnès, maîtresse des novices, reçoit Jacqueline en 1652.
À la mort de Pascal, elle écrit : « Nous sommes [...] dans une douleur sensible de la mort d'un de nos meilleurs amis [...]. C'était un vrai serviteur de Dieu, fort zélé pour la vérité, encore qu'il ne fût que laïque [...] » (Mesn.IV 1536) ; et Gilberte : « Je désirerais que vous vissiez mon cœur ; vous y verriez, ma très chère sœur, les sentiments de douleur que je dois avoir de la perte que nous avons faite [...]. Vous êtes seule [...] recueillir la succession d'un frère et d'une sœur13 qui étaient riches des biens de Dieu [...] » (Mesn.IV, 1526-1527). Elle met ainsi l'âme de Pascal au niveau d'une consacrée Dieu, et elle a raison. Ces lignes supposent des contacts, une compréhension profonde et les encouragements de cette grande religieuse.
La sœur aînée de Blaise a aussi vécu vingt-six ans avec son frère, non d'une façon continue comme Jacqueline, mais en des périodes cruciales, en particulier ses dix-huit premières années, ses deux retraites et ses derniers mois. Son témoignage, incluant celui du duc de Roannez, est donc irremplaçable. La Vie de M. Pascal par sa sœur Gilberte est un titre trompeur qui n'est pas d'elle. Gilberte n'écrit pas la biographie de son frère, comme elle le fera de sa sœur pour la période avant son entrée au couvent, elle rend témoignage de ce qu'elle a vécu avec lui14. Il est singulier que La vie de Jacqueline fourmille de noms propres, alors que le témoignage sur Blaise n'en comporte pas (sauf Le Pailleur !) même pas Port-Royal dans la première version. Et ce qui a marqué Gilberte de plus en plus, c'est la sainteté de son frère. Son influence nous échappe en grande partie, mais son rôle pour notre connaissance de Pascal est capital.
Très tôt, la mère étant morte, Gilberte, fille aînée, est devenue la maîtresse de maison. C'est elle qui refuse d'abord en 1639 que Jacqueline joue devant le Cardinal, c'est elle qui finalement accepte. Son témoignage se réfère souvent la table du repas familial. Ce qui la frappe d'abord c'est la supériorité de son frère dès l'enfance : ses réflexions étonnantes, sa persévérance chercher la raison des choses, ses relations avec un père exceptionnel. À quatorze ans, il discute avec les plus grands esprits, lit Descartes, et rêve de devenir mathématicien. Gilberte est effrayée quand certains de ces grands esprits, Roberval par exemple, étalent leur athéisme en l'étayant d'arguments forts. Elle a peur que son frère ne devienne libertin, mais Étienne, le père, leur répond. Il défend la religion avec un raisonnement fort net et fort puissant. Ce qui fait sur Blaise une impression telle qu'il rêve peut-être aussi un jour de défendre la religion comme ce père qu'il admire (§ 18).
La sincérité de Gilberte ne peut être mise en doute. Notre vénération pour ce texte magnifique n'étouffe pas notre esprit critique. Gilberte mariée a quitté Rouen en septembre 1642 ; elle y revient la fin de 1646. Elle n'a donc pas vécu les événements dramatiques de 1645, ni ceux décisifs de 1646. Même si elle en a eu des échos elle ne veut pas en parler. Au début de 1647, Blaise est déj tout Dieu, mais cela ne paraît pas, il s'investit dans des expériences la verrerie qu'il interrompt brusquement pour se lancer dans l'affaire Saint-Ange, obliger ce prêtre rétracter ses élucubrations concernant le dogme puisqu'on vient de lui confier une cure. Gilberte constate le changement d'occupation, d'autant qu'elle voit son frère plongé dans des lectures pieuses. Elle en conclut qu'il a abandonné définitivement ses recherches mathématiques et scientifiques pour se consacrer uniquement Dieu. C'est une erreur que les faits contredisent. Pascal restera toute sa vie un mathématicien de génie, un conférencier scientifique digne d'Archimède. L'erreur s'explique car Pascal devient alors par ses lettres, un conseiller spirituel de Gilberte. Ensuite leurs rencontres se passent sur le plan religieux, en particulier lors de ses deux retraites. Enfin les derniers mois, Gilberte voit Blaise se préparer au face- -face, ce qui ne l'empêche pas de mettre au point une entreprise audacieuse de transports en commun dans Paris. Cette erreur est grave, elle a trompé bien des commentateurs qui en déduisent que faire des mathématiques ou des conférences scientifiques, c'est s'éloigner de Dieu. Alors que ce qui frappe chez Pascal au contraire c'est le génie dans des domaines multiples : mathématicien, physicien, écrivain, polémiste, philosophe, historien de la philosophie et même philosophe de l'histoire, technicien, pédagogue, entrepreneur, théologien, mystique, rivalisant dans tous ces domaines avec les meilleurs spécialistes et généralement les dépassant.
Contrairement aux idées reçues, nous avons dit que Pascal a fait ses deux retraites spirituelles chez les Périer, Clermont-Ferrand. La première retraite de Pascal durera sept mois : octobre 1652-mai 1653. Gilberte en est témoin, elle y fait allusion dans les § 27, 28, 29, 30 de la seconde version. Gilberte a vu son frère métamorphosé durant cette retraite : il est devenu mystique. Pour elle la vie de son frère désormais ne sera plus que retraite (§ 33). C'est pourquoi sans doute elle ne parle pas de la seconde retraite.
Ce qui a frappé Gilberte, c'est la sainteté rayonnante de son frère et pour elle c'est un devoir sacré que d'en témoigner. Sans doute nous pouvons attribuer certains comportements d'autres raisons : distractions d'un intellectuel (§ 30) ; agacement de celui qu'on vient distraire dans son travail ou sa méditation et qui oppose froideur et même rebut (§ 61). Mais nous n'avons pas vécu comme elle le contact rayonnant du mystique dont l'union Dieu illumine tout son être en ses moindres gestes.
Après septembre 1661, Gilberte inquiète de sa santé vient quotidiennement l'assister au 54 de l'actuelle rue Monsieur le Prince. Le 29 juin 1662, elle le prend dans son appartement au second étage du 67 de la rue actuelle du Cardinal Lemoine. Alors elle nous le fait vivre au quotidien puis heure par heure. Elle note son obsession : la misère des pauvres, ses détachements progressifs : plus de carrosse, de chevaux, de cocher, de tapisseries, d'argenterie, de bibliothèque ; et même détachement de sa maison, de son projet d'Apologie, de la communion. Mais finalement se écrits auront une influence considérable et il pourra in extremis recevoir son Sauveur.
Il faut lire ces lignes vibrantes d'émotion contenue : « il reçut le Saint Viatique et l'Extrême-Onction avec des sentiments si tendres qu'il en versait des larmes. Il répondit tout et remercia même la fin M. le Curé, et lorsqu'il le bénit avec le Saint Sacrement, il dit : "Que Dieu ne m'abandonne jamais !" qui furent comme ses dernières paroles. Car après avoir fait son action de grâces, un moment après les convulsions le reprirent, qui ne le quittèrent plus, et ne lui laissèrent plus un moment de liberté d'esprit. Elles durèrent jusques sa mort, qui fut vingt-quatre heures après, savoir le dix-neuvième d'août 1662 une heure du matin, âgé de trente-neuf ans et deux mois » (§ 100).
Pascal fut inhumé en l'église Saint-Étienne du Mont. Cinquante prêtres sont ses funérailles. Les restes de Racine viendront l'y rejoindre.
Gilberte a eu le mérite d'accueillir Pascal en ses moments de détresse en 1652, en 1660, elle a permis son rétablissement physique, psychologique, et en même temps loin des autres préoccupations, les deux fois, un progrès spirituel décisif ; elle a eu le privilège de l'assister les derniers mois de sa vie et de constater sa montée progressive vers la Lumière. Elle fut pour lui une sœur attentive, efficace, et pour nous le témoin.
Pascal, Œuvres complètes, Lafuma, Paris, Seuil 1963.
MESNARD, Jean, Blaise Pascal, Oeuvres complètes, Tome I, II, III, IV,... DDB, 1964-1992...
FOURNIER, G. Hydrographie, L.XII, chap. XVII, p. 582.
COUSIN, Victor, Madame de Sablé, Études sur les femmes illustres et la société du XVIIè s., Paris, Didier, 1854.
MESNARD, Jean, Pascal et les Roannez, Paris, DDB, 1965, 2 vol.
BORD, André, Pascal et Jean de la Croix, Paris, Beauchesne, 1987.
— La vie de Blaise Pascal, Beauchesne, 2000.
— « La vocation de Jacqueline » dans Les Pascal Rouen, 1640-1648, publication de l'Université de Rouen, 2001.
Courrier du Centre International Blaise Pascal, 21/1999, Clermont-Ferrand.
HUGH M. DAVIDSON and PIERRE H. DUBÉ, A Concordance to Pascal's PENSÉES, Cornell University Press, 1975.
— A concordance to Pascal's LES PROVINCIALES, two volumes, Garland publishing, inc. New York & London, 1980.
Pour citer cet article :
André Bord, " Les influences féminines sur Blaise Pascal ", Publif@rum, 2
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