Alexandre Dumas répond aux remontrances1 de Maria Emanuela2 Delli Monti Sanfelice Petagna,3 fille de Luisa de Molino Sanfelice et d’Andrea Delli Monti Sanfelice, en affirmant :
[…] si mon roman [La San Felice]4 était à faire au lieu d’être fait, votre réclamation, toute juste qu’elle est, ne me ferait rien changer […]5
Il était convaincu, en effet, que la fiction romanesque l’emporterait de loin sur la « honte »6 que les proches et les descendants eux-mêmes de Luisa Molina San Felice7, la pauvre martyre de la révolution jacobine de Naples de 1799, manifesteraient à l’avenir, puisque, « par bonheur pour la renommée de cette famille, l’histoire sera oubliée, et c’est le roman qui sera devenu de l’histoire8 ».9
Le processus d’idéalisation des personnages ne concerne pas seulement Luisa Sanfelice, mais aussi l’amant de l’héroïne, Ferdinando Ferri,10 qui devient dans le roman Salvato Palmieri, doux amoureux frappé à mort dans l’extrême tentative de libérer la « chevalière San Felice »11 de sa prison :
- Qui vive ? cria une troisième fois le soldat, le fusil à l’épaule.
Et, comme la demande restait sans réponse, guidé par un éclair qui illumina le ciel en ce moment, le coup partit. […]
Puis, au bout de cinq minutes, le combat pour ainsi dire se déchirait en deux : elle restait mourante aux mains des soldats, qui l’entraînaient vers la citadelle, tandis que les matelots emportaient dans leur barque Salvato mort, la balle du factionnaire lui ayant traversé le cœur […]
En entrant dans sa prison, Luisa, quoique enceinte de sept mois seulement, Luisa, brisèe par les émotions terribles qu’elle venait d’éprouver, fut prise des douleurs de l’enfantement, et, vers cinq heures du matin, accoucha d’un enfant mort.12
En effet, une consultation des sources historiques13 nous révèle que cette fausse-couche et la grossesse elle-même de la San Felice n’ont existé que dans l’imaginaire dumasien, où le mensonge d’une mère, essayant de sauver la vie de sa fille, devient réalité.
Camilla Salinero, mère de la prisonnière, en la faisant croire enceinte, imagine un expédient juridique pour retarder son exécution, dans l’espoir que le roi lui accorde la grâce à l’occasion de la naissance du petit-fils, héritier à la couronne.
Les événements tourneront bien autrement, au point que le roi Ferdinand en colère se déchaîne contre son propre petit-fils :
- Sire, dit Marie-Clémentine, au lieu des trois faveurs que l’on accorde d’habitude à la princesse royale qui donne un héritier à la couronne, je n’en demande qu’une. […]
Et, couchant l’enfant dans le pli de son bras gauche, il [le roi] prit le papier de la main droite et le déplia lentement […]
Le roi commença de lire ; mais, dès les premiers mots, son sourcil se fronça et l’expression de son visage devint sinistre. […]
-Tenez, s’écria le roi, reprenez-le, votre enfant ! le voilà, je vous le rends.
Et, le jetant violemment sur le lit, il sortit en criant :
-Jamais !jamais ! » 14
Cette fois la fiction romanesque ne s’éloigne pas beaucoup du récit historique que nous donne Benedetto Croce :
Per l’occasione di quel parto, si era concertato tra le donne della famiglia reale […] di chiedere al re, in luogo delle tre grazie solite a concedersi alla puerpera, una sola: la grazia della povera Sanfelice […]
«Un foglio contenente la supplica di lei (della Sanfelice) e le preghiere della principessa fu posto tra le fasce dell’infante, così che il re lo vedesse.[…] Ed egli, sorridendo sempre : “Per chi pregate?”. “Per la misera Sanfelice…”, e più diceva, ma la voce fu tronca dal piglio austero del re, che, mirandola biecamente, depose, o quasi per fretta gettò l’infante sulle coltri materne […] 15
Une approche intertextuelle roman-cinéma nous tente. La violence du roi, bien représentée dans le roman , nous rappelle une scène, aussi paradoxale, du film L’amore molesto (1995) du réalisateur Mario Martone,16 où un mari en colère risque de jeter l’enfant de son prétendu rival en amour dans la cage de l’escalier.
L’événement, qui sera la cause du malheur de la pauvre Sanfelice, prend son origine dans un amour qui, sans être « molesto », n’est pas du tout partagé.
Le jeune André Backer, personnage fictif correspondant dans la réalité historique à Gerardo de Gasaro Baccher,17 qui, amoureux sans espoir de l’héroïne, va lui révéler la conspiration contre la jeune République napolitaine, où il joue un rôle important :
- Madame, lui dit-il, quelle que soit la défense que vous m’aviez faite de jamais vous parler de mon amour, il faut cependant, pour que vous compreniez la démarche que je fais près de vous et l’étendue du danger auquel je m’expose en la faisant, il faut cependant que vous compreniez combien cet amour était dévoué, profond et respectueux. […]
-Eh bien, Madame, sachez donc qu’une grande conspiration est ourdie, et que de nouvelles vêpres siciliennes se préparent, non seulement contre les Français, mais contre leurs partisans.18
Luisa San Felice réalise immédiatement que son véritable amant, Salvato, est en danger et qu’elle peut lui sauver la vie :
– Continuez, monsieur, fit Luisa.
- Dans trois jour, c’est-à-dire dans la nuit de vendredi à samedi, non seulement les dix mille Français qui sont à Naples et dans les environs seront égorgés, mais encore, comme je vous le dis, madame, tous ceux qui sont leurs partisans […] à minuit, le massacre aura lieu. ”19
Le pauvre amoureux pousse son dévouement jusqu’à l’extrême imprudence, en laissant à la femme aimée un signe de sa participation au complot :
Et saluant Luisa, il sortit, laissant sur la table la carte fleurdelisée qui devait lui servir de signe de reconnaissance.20
Une série de circonstances occasionnelles va transformer la San Felice en une héroïne de la République, en entraînant fatalement la capture et la condamnation à mort des frères Backer :
[…] Michele21 et Luisa se trouvèrent en face des deux prisonniers, dont l’un – c’était le plus jeune – tenait, entre ses bras liés autour du corps, le drapeau blanc des Bourbons.
[…] malgré les injures, les huées et les insultes de la canaille […] ils marchaient tête levée, comme des gens qui confessent hautement leur foi. […]
-Ah ! madame, dit amèrement le jeune homme, je savais bien que c’était vous qui m’aviez trahi ; mais je ne croyais pas que vous auriez le courage d’assister à mon arrestation.22
Le soupçon de l’amoureux qui se croit trahi est confirmé par l’opinion de la foule grouillant autour des prisonniers :
[…] C’est elle ! c’est cette femme, c’est la San Felice qui les a dénoncés !23
La gloire éphémère qui suivra cet événement entraînera bientôt l’emprisonnement de Luisa et son exécution, demandée avec acharnement par le père des Backer au roi Ferdinand.
Le dénouement du roman sonne comme une sévère condamnation du massacre accompli par le roi Bourbon, qui, en écrasant l’élite du peuple napolitain, a détruit en même temps l’espoir de renaissance de tout un peuple, en ralentissant par un geste tyrannique sa marche vers le progrès et la liberté :
[…] j’ai laborieusement et consciencieusement élevé ce monument à la gloire du patriotisme napolitain, et à la honte de la tyrannie bourbonienne. […]24
Pour citer cet article :
Mario Petrone, " Luisa Sanfelice dans l’œuvre d’Alexandre Dumas", Publif@rum, 2, 2005 , URL : http://www.publifarum.farum.it/n/02/petrone.php
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