Dans un roman baroque ou roman « à tiroirs », comme l’Ariane1, le récit principal a charge d’illustrer la morale dominante de l’œuvre, en proposant un modèle idéal, et les histoires secondes ont pour fonction de rendre compte de la diversité du monde et des hommes, qui tous ne sont pas des héros et ne connaissent pas tous le succès. Dans « L’Espitre aux Dames » qui ouvre l’Ariane, le parti soutenu par l’auteur et qu’illustre le récit principal (celui des aventures d’Ariane et de Mélinte) est clairement formulé :
Mais pource qu’entre celles qui aiment il y en a de constantes & de volages ; & que ce Livre prend entierement le party des premieres, j’aurois peur que les autres s’offençassent de voir leur humeur mal traittée, si je ne leur donnois des raisons pour se deffendre contre celles qui sont desduites dans cét Ouvrage.
Et l’auteur de donner aux dames infidèles une série d’arguments pour étayer leur position. Incidemment, certes, le roman réfute ces arguments par l’exemple2 -et corollairement nuance la misogynie qui les sous-tend- mais, en tout état de cause, l’épître liminaire manifeste une grande volonté de tolérance que le seul intérêt d’appâter un large public ne suffit pas à justifier. Cette tolérance de la position antagoniste est telle qu’elle neutralise le projet affiché en premier lieu : comment soutenir un parti quand on reconnaît la validité des arguments adverses non dans le cadre d’une concession, mais à égalité d’importance et de légitimité ? Au bout du compte chacun des partis est renvoyé dans son camp :
Ce sont là des raisons que peuvent alleguer les inconstantes : celles qui suivent les loix de la fidelité trouveront assez dans ce Livre dequoy leur respondre. Je conseille à chacune de demeurer dans l’opinion qui est la plus conforme à son humeur ; & vous demande seulement cette grace, que celles qui se plaisent à estre infidelles, ne blasment point les austeres fidelitez, qu’elles trouveront icy descrites.
L’effet rhétorique de l’œuvre, à trop vouloir ménager le parti adverse, est nul. On peut toutefois s’interroger sur la finalité dernière de cette tolérance si grande : pourquoi entreprendre une telle captatio benevolentiae des infidèles ? La question permet en effet d’éclairer le projet du roman : comme un sermon ne s’adresse pas aux saints mais aux pécheurs, l’Ariane ne s’adresse pas à celles qui sont déjà illustres par la perfection de leur amour, mais à celles qui peuvent le devenir. La vertu pédagogique du roman, affirmée dans la préface de Rosane3, est déjà en œuvre dans l’Ariane, roman écrit par un contemporain laïc de Jean-Pierre Camus4. L’idée selon laquelle le roman joint à l’agréable l’utile est loin d’être neuve mais la façon spécifique dont Desmarets utilise les ressources romanesques, afin de convertir les lectrices en nécessité de l’être, est particulièrement habile et intéressante.
Georges Molinié a montré comment dans un roman baroque le récit est organisé selon des relations de symétries ou d’antithèses, et comment, à cet égard, l’Ariane est une brillante composition5. Poursuivant cette analyse, nous voudrions commenter ici un effet de structure remarquable pour ce qui concerne notre propos.
Dans une histoire insérée au livre 10, celle de Lépante et de Cyllénie6, se trouvent deux autres récits enchâssés. Le premier raconte l’histoire du roi Polémon et de la reine Bérénice, qui ont triomphé courageusement des obstacles amoureux et politiques qu’ils ont rencontrés, et qui vivent depuis dans un bonheur extrême : ce récit propose le choix héroïque. Le second raconte les amours de particuliers, Ardanie et Polydamas, qui cèdent à l’adversité, ce qui entraîne le malheur profond d’Ardanie : ce récit propose le choix commun. Ces deux histoires, nous l’avons dit, sont elles-mêmes incluses dans celles de Lépante et de Cyllénie : le sage Lépante, philosophe de son état, a fait le choix héroïque, la décevante Cyllénie a fait le choix ordinaire. Mais revenue de son erreur, elle est désormais à même d’instruire Ariane et de l’inciter fortement à être ce qu’elle n’a pas été, une femme forte.
C’est par méconnaissance de ce qu’est la véritable gloire féminine que Cyllénie s’est perdue. Elle a été trompée par de fausses idées d’amour héroïque (qui n’ont pas fini de hanter les romans héroïques et galants) et a cru qu’une femme ne devait jamais avoir la faiblesse d’aimer7, et qu’il ne saurait y avoir d’amant véritable qui ne souffre le martyre8. Elle précipite la catastrophe par souci de sa réputation :
J’avouë que j’avois un despit que l’on creust que je l’aimasse, & estois marrie que son merite fust si connu de tous, qu’il estoit impossible qu’il ne le fust aussi de moy. J’eusse desiré qu’il eust esté moins accomply, afin que l’on peust douter si je l’estimois ; & ne sçachant comment me vanger de cette commune opinion, quelquefois j’estois resoluë de l’abandonner, & consentois à me rendre malheureuse & luy aussi, pour ruiner cette creance à nos despens9.
Elle cause elle-même sa perte :
Je sçay bien que si j’eusse declaré à mon pere que je ne pouvois consentir à autre recherche, il se fust en fin laissé fleschir à la tendresse qu’il avoit pour moy, & au merite de Lepante : mais craignant qu’une resolution si absoluë vinst à estre sceuë dans Corinthe, jamais je n’eus cette asseurance10.
Elle se perd par amour-propre. Dans ce roman, la représentation du parfait amour est empreinte, comme on peut s’y attendre, de néo-platonisme. L’amour profane est une propédeutique à l’amour de Dieu. Au terme d’un itinéraire qui fait passer Cyllénie de l’erreur à la vérité, elle peut tirer la leçon de son expérience –l’intérêt de cette histoire est accru par l’analyse qu’y fait continûment Cyllénie des mobiles de son action11. Mais il a d’abord fallu qu’elle fasse l’épreuve terrible du repentir, fureur chez elle si violente qu’elle lui fait perdre l’esprit, et de la retraite. Sans doute faut-il voir là une image de la pénitence12. De cette expérience et de son analyse, Cyllénie tire l’autorité de sa parole, qu’elle affirme13 et que reconnaît Ariane. Quelle morale tire-t-elle de son histoire ? La raison naturelle fait savoir à chaque être qui il doit aimer :
(...) l’eslection qui est fondée sur une certaine science & un ferme discours de raison, ne se doit changer jamais. Ainsi lors que nous avons reconnu une personne d’une heureuse naissance, avec toutes les qualitez honnestes ; & que pour ces justes causes nous l’avons trouvé digne de nostre amitié ; que nous luy avons voulu tesmoigner cette estime ; que nous avons receu ses asseurances, & donné les nostres ; il n’y a plus de consideration qui nous doivent dégager ; nostre ame s’est donnée à luy quand nous avons receu la sienne : le Ciel nous a liez ; les ceremonies de la terre sont puis apres peu de chose : nostre vertu ne peut plus consentir à s’en desdire ; & les pensées qui nous surviennent pour songer à d’autres sujets, sont toutes criminelles contre l’honneur de nostre sexe14.
Sçachez, Ariane, que quand par une grande connoissance de vertus & de merites, deux volontez se sont rencontrées pareilles, alors ce n’est plus une passion, c’est la raison qui aime : il ne faut point esperer que jamais ces affections se separent de nostre ame15.
Il faut avoir entièrement confiance en sa raison et ne pas accorder une importance usurpée à l’opinion publique, ou à l’autorité des pères qui ne se soucient que de leur intérêt propre :
Ariane asseurez vous que nos parens ont leurs desseins entierement differens des nostres : apres que nous avons bien songé à choisir une personne vertueuse, accomplie, & conforme à nostre humeur, pour passer la vie avec honneur & repos, ils viennent la regarder d’autres yeux ; ils veulent estre seuls satisfaits, & que rien ne les blesse : nostre bon-heur est la moindre chose qu’ils considerent : s’ils ont quelque petit sujet de haine contre ce que nous desirons, ou quelque interest qui les oblige à desirer ce que nous fuyons ; pour cacher le veritable sujet de leurs passions, ils blasmeront les nostres : ils nous representeront l’obeïssance que nous leur devons, & quelle honte c’est de faire parler de nous, se servant de nos vertus mesmes pour nous rendre mal-heureuses : ils employent alors leur puissance contre nostre foiblesse16.
Il ne faut pas, en considération d’une fausse vertu en venir à commettre une véritable faute. Cette fausse vertu est de nature sociale, comme l’est le repentir que l’on va chercher à faire naître chez une fille que son père veut soumettre. La véritable vertu -et c’est là ce qu’a appris Cyllénie- se fonde sur la raison naturelle, qui est d’essence divine. C’est dans ce cadre qu’il faut situer pour le comprendre le discours rebelle qu’elle prononce : la rébellion naît du choix de la véritable vertu. A un autre niveau, de ce même choix procède la résolution d’Epicharis : tuer le tyran Néron17. Ce choix est héroïque ; il impose d’avoir le courage d’affirmer sa résolution contre l’opinion commune et d’affronter sans faiblir les détenteurs d’une autorité injuste (père, tyran). Dans l’Ariane, ce sont des héroïnes qui vont se trouver en situation d’être inconvenantes par vertu.
La question est posée dans l’Ariane de savoir si les femmes ont des vertus autres que leur beauté. Tel est l’enjeu d’une conversation qui oppose Garamante à Mélinte dans le livre 4. Pour ce dernier, les vertus masculines existent chez les femmes, transposées et magnifiées :
(…) une Dame tesmoigne plus de courage en la conservation de son honneur, & plus de prudence en sa conduitte, que nous ne pouvons faire en aucune action : elles ont de bien plus rudes espreuves à souffrir que nous, & plus de consequence à prévoir. Il faut qu’elles soient incessamment en garde, sans que dans une si grande attention il paroisse aucune contrainte, & soit que cela se fasse avec peine ou avec facilité, elles sont loüables, ou d’un grand soin ou d’une grande dexterité d’esprit. Au contraire nous laissons aller mille paroles, & faisons mille actions, qui seroient autant de crimes aux Dames, ce qui tesmoigne en elles une nature bien plus parfaite que la nostre, & une plus grande pureté de vertu, en qui la moindre faute feroit une grande tache18.
Le roman confirme la position de Mélinte.
La même question est posée mais d’une autre façon, à la suite de l’histoire que Cyllénie raconte pour convaincre Ariane qu’elle a raison de s’opposer à son père. Cette dernière émet alors le doute qu’une femme puisse témoigner d’une fermeté d’esprit telle qu’elle résiste aux persécutions19. Cyllénie ne désespère pas qu’il existe des exceptions à la faiblesse féminine. Une de ces exceptions, c’est bien sûr l’héroïne éponyme : Cyllénie formule la morale que dans les faits Ariane suit depuis le début du roman ; mais la plus éclatante des femmes illustres de ce roman est sans conteste Epicharis.
Ces figures de femmes témoignent que la soumission n’est une vertu féminine que si sa cause est digne. Elles servent à démentir, en outre, le propos apparemment misogyne de la préface : Ariane comme Epicharis auraient légitimement leur place dans La Galerie des femmes fortes. Tel est le titre de l’ouvrage du père Le Moyne qui parut en 1647, quelques années après la réédition en in-quarto du roman de Desmarets (1639 et 1643)20et la publication des Femmes illustres ou les harangues héroïques (1642) de Georges de Scudéry.
Un des intérêts de ce roman est l’importance originale qu’il accorde à l’éducation, un motif non topique dans le roman héroïque. Il témoigne de l’influence de l’humanisme sur la pensée de l’auteur.
Trois histoires insérées concernant le héros Mélinte permettent de retracer sa vie entière, à rebours, comme l’a noté Georges Molinié. Le premier de ces récits rétrospectifs (« Histoire de Palamede, d’Emilie et de Camille », livre 2), permet de comprendre ce que fait le héros, au moment où commence le récit principal, à Rome, dans la demeure de femmes de mœurs peu farouches. Le suivant (« Histoire de Melinte & d’Ariane », livre 4) évoque le temps où, à Syracuse, il est devenu amoureux d’Ariane. Le dernier (« Histoire de Melinte, Eriphile, & Palamede », livre 6) remonte plus loin dans le temps et retrace son éducation à Athènes jusqu’à son entrée dans l’âge adulte que symbolise sa participation à la guerre. Ce dernier récit s’ouvre par une considération générale :
Il y a des rencontres fort heureuses en la vie des hommes, desquelles sçachant se servir à propos, on est porté facilement à la vertu & à la gloire : & je treuve que la fortune sert extrémément aux bons desseins, fournissant les moyens pour entreprendre, & pour exécuter les entreprises21.
Parmi ces « rencontres » compte celle d’Eriphile, figuration romanesque du rôle des femmes –et de leurs salons- dans le développement d’un savoir mondain et dans la police des mœurs qui s’opèrent au XVIIe siècle. Elle se sert de « l’amitié tendre »22 qu’elle suscite chez Mélinte comme d’un efficace aiguillon, ainsi qu’il le constate lui-même a posteriori :
car je vous confesse qu’elle m’aima comme son fils, encore qu’elle ne fust pas âgée de deux ou trois ans de plus que moy : & voyant que j’avois conceu une affection pour elle assez grande, elle voulut se servir de cette bonne volonté, afin d’acquerir un pouvoir sur moy, pour me faire apprendre avec passion toutes mes sciences & mes exercices. De sorte que me reconnoissant d’un naturel assez obeïssant, elle me loüoit quelquefois pour m’animer, quelquefois me baisoit au front pour recompense, toutefois loin des yeux de son mary ; & je vous jure que cela servit grandement à mes estudes, pour ce que je m’y employois pour l’amour d’elle tout d’une autre façon, que je n’eusse fait pour moy-mesme23.
Le couple que Mélinte et Eriphile forment est l’image d’une complémentarité idéale entre les sexes. Le bénéfice en est réciproque : Mélinte permet à Eriphile d’accéder à la culture savante et celle-ci parfait sa morale et sa sociabilité :
Je luy rendois raison de tout ce que j’apprenois : ce qui me faisoit soigneux de bien employer le temps, & incontinent elle devint aussi sçavante que moy ; D’autre costé elle m’instruisoit des mœurs honnestes & de la façon de vivre que devoient suivre ceux de nostre condition : de sorte que l’un enseignoit à l’autre ce qu’il sçavoit, & apprenoit de l’autre ce qu’il ignoroit : c’estoit là une escole bien douce24.
On apprend plus tard dans le roman qu’Eriphile est sœur du philosophe Lépante, qui a formé Cyllénie. Cette parenté souligne le rôle de pédagogue qui leur est dévolu dans le roman. Il n’est donc pas étonnant que le roi Polémon demande à Lépante, alors qu’il séjourne dans ses états, de prendre en charge l’éducation de son fils que forme « un Sophiste qui avoit reputation d’estre sçavant, mais qui n’avoit ny jugement ny vertu ». Ainsi apparaît dans le roman l’idéal cher aux humanistes du roi philosophe25.
L’importance de l’éducation est encore soulignée par le pirate Eurymédon. Il ignore sa naissance, mais la sait illustre, cependant il est élevé parmi les pirates, société peu recommandable. L’être complexe qu’il est –un pirate aux aspirations vertueuses- est le produit de sa « nourriture », comme il le fait savoir en ouverture au récit qu’il fait de sa vie:
Je ne croy pas qu’il y ait personne au monde, qui puisse mieux tesmoigner que moy, combien la rencontre que l’on fait pour estre nourry & eslevé, est importante à la vie des hommes : car si j’ay fait de bonnes actions juques icy, j’en suis entierement redevable à cette nourriture, & si j’en ay fait de mauvaises, je pense aussi en estre excusable par elle26.
L’enjeu de cette histoire est de mesurer la part de la naissance et la part de l’éducation dans la constitution de l’être. Et à cet égard le séjour à Athènes, où Eurymédon se forme aux exercices et aux civilités, est capital : il considère désormais ses actes de piraterie comme des assassinats. Le fonctionnement symbolique des lieux est simple et clair dans ce roman : Rome est lieu de perdition, Athènes, lieu de formation. Syracuse, d’où sont originaires les héros, est une ancienne fondation des Corinthiens, une ancienne colonie grecque. Lépante et Eriphile sont grecs. L’itinéraire du roman est celui d’un retour au pays de la vertu : il s’ouvre sur le spectacle des turpitudes romaines pour s’achever en Thessalie, dont Mélinte est le nouveau roi.
Le couple de héros est parfait quand débute le roman ; Ariane et Mélinte sont alors adultes. Que Mélinte soit cru fils de Télèphe, alors que sa véritable naissance est plus relevée, n’est en effet pas un déshonneur. Ariane l’aime et le lui fait savoir avant qu’il n’avoue sa véritable naissance, il est en effet un parti socialement possible pour elle. Mais parallèlement et complémentairement, des personnages perfectibles apparaissent. Perfectibles pour deux raisons : parce que leur caractère va changer, en sorte que ces personnages deviennent parfaitement vertueux (Palamède, Emilie) ; parce que leur véritable naissance va être révélée, qui permettra aux personnages concernés de mener une vie sociale conforme à leur caractère (Epicharis, crue esclave, Eurymédon, élevé chez les pirates).
Cette conviction que les hommes sont perfectibles fait que, dans l’Ariane, les destinées malheureuses sont rares et sauf une exception, affectent des personnages qui ne sont pas parfaitement vertueux (Alcidalie, Pisistrate, par exemple). L’exception est celle d’Araxie, une princesse qui meurt d’amour pour Mélinte :
Ainsi mourut Araxie (…) pour avoir esté trop sensible aux obligations, & pour avoir conceu une amour pour Melinte, qui n’estant point soulagée par une ardeur reciproque, & n’osant sortir au dehors, retenuë par sa modestie, tourna sa violence contre elle-mesme, & fit perir peu à peu celle qui l’avoit conceuë27.
Mais l’histoire de cette infortune est traitée de manière à en atténuer la portée émotionnelle chez le lecteur, en sorte de ne pas contrevenir trop sensiblement à la morale dominante du roman. On note en effet que cette histoire d’amour tragique n’est que la moitié de l’ « Histoire des Princesses Araxie & Zelinde » (livre 6), l’autre est celle des amours de Palamède et de Zélinde, deux enjoués, et dans les faits, les amours de ces deux derniers occupent bien plus de la moitié du récit : la tonalité plaisante supplante la tonalité pathétique.
Le roman de Desmarets reprend des modèles antérieurs. Du roman de Martin Fumée, Du vray et du parfait amour…contenant les Amours honnestes de Theogenes & de Charide, de Phercides & de Melangenie28, il reprend l’intrigue développant parallèlement jusqu’au dénouement, les amours de deux couples : Mélinte et Ariane d’une part, Palamède et Epicharis, d’autre part. Du roman d’Honoré d’Urfé, il reprend la typologie des personnages, qui oppose les constants et les inconstants, typologie qui, à partir de l’Astrée, s’impose dans les romans baroques. Mélinte, dans la lignée de Céladon, incarne le choix de la constance, fondé sur une conception néo-platonique de l’amour29. Palamède, fils d’Hylas, est un inconstant. Le second couple va atteindre la perfection, parce que Palamède, au terme de ses tribulations, est devenu fidèle. Cette évolution est couronnée par la possibilité d’épouser Epicharis, qui se révèle être la sœur de Mélinte. Evolution particulière et significative que celle de Palamède, dans un roman dont la morale amène un Hylas à devenir un Céladon.
La providence divine est à l’œuvre dans le travail de perfectionnement que les personnages accomplissent. Elle gouverne le monde et inspire aux hommes le désir de devenir meilleur : le sens qu’Ariane donne à son histoire, véritable credo, doit être étendu au roman entier :
Je veux croire ce que j’ay quelquefois oüy dire au plus sçavans, que les Dieux ont estably certains Genies qui conduisent l’ordre de toutes choses, lesquels estant justes & bons, ne permettent pas que l’artifice & l’oppression triomphent long-temps de l’innocence ; & tirent au jour les secrets les plus cachez, pour donner en fin à la Noblesse & à la Vertu les honneurs & les recompenses qu’elle(s) meritent : Je croy encore qu’ils en ont donné d’autres à chacun de nous, qui nous inspirent de secrettes connoissances des qualitez que nous devons acquerir, & nous font concevoir des desirs dont nous ne savons point la cause, pour nous conduire à la possession de ce qui nous est le plus honneste & le plus utile30.
Un humanisme chrétien insuffle à ce roman sa morale optimiste et sa mise en œuvre fictionnelle est d’une remarquable habilité31.
Dans l’importante préface de Rosane (1639) l’auteur déclare, non sans provocation, que fiction et vérité se confondent :
La Fiction ne doit pas estre considerée comme un mensonge, mais comme une belle imagination, & comme le plus grand effort de l’esprit ; & bien que la Verité semble luy estre opposée, toutefois elles s’accordent merveilleusement bien ensemble.
Cet apparent paradoxe se résout si l’on considère que la vérité dont il est question n’est pas celle des faits mais celle de la morale :
En fin si l’on veut faire comparaison de l’Histoire simple avec celle qui est ornée d’invention, j’en laisseray juger apres avoir dit, qu’en l’une regne la Fortune, en l’autre la Vertu.
Cette conception du roman, par comparaison à l’Histoire, se trouve, en filigrane, dans l’Ariane32.
L’intrigue se déroule dans les dernières années du règne de Néron : inscrire la fiction dans un tel contexte procède d’une intention de signifier l’amoralité de l’Histoire. Des événements du règne de Néron vont être évoqués, de façon à greffer la fiction sur l’Histoire : les concours de poésie et de chant, à l’occasion desquels l’empereur rivalise avec Mélinte et Palamède, l’incendie de Rome dont il accuse les deux amis d’être responsables33, la conjuration de Pison à laquelle Epicharis participe.
Néron et Epicharis sont des personnages historiques, mais cette dernière, qui va connaître un destin romanesque, échappe à son destin historique, parce que tout au long du roman elle se montre parfaitement vertueuse. Le traitement romanesque de ce personnage illustre la différence entre l’Histoire et le roman, telle que Desmarets la formule en 1639. Il est question d’Epicharis dans le livre 16 des Annales de Tacite où elle est louée pour avoir fait preuve d’un courage qui a manqué à beaucoup d’hommes : elle a supporté la torture et s’est suicidée sitôt qu’elle en a eu la possibilité, donnant ainsi, elle une femme, une affranchie, un exemple plus magnifique, en protégeant en une telle extrémité, des étrangers, presque des inconnus, alors que des gens nés libres, des hommes, des chevaliers romains et des sénateurs, sans avoir été torturés, trahissaient chacun ceux qui lui étaient les plus chers et les plus précieux34.
Elle atteint ce faisant un degré supérieur d’héroïsme35. Les personnages de Mélinte et de Palamède ont certes une dimension politique (ils sont envoyés comme ambassadeurs de Syracuse à Rome, ils participent à divers combats menés par les armées romaines) mais leur action est essentiellement motivée par la recherche de leur bonheur personnel. Il n’en va pas de même de celle d’Epicharis, quand, au livre 15, elle engage sa vie dans la conjuration de Pison. Mais, contrairement à ce que nous apprend d’elle l’Histoire, elle est sauvée, dans le roman, grâce à un capitaine des Gardes, Rufus, qui la fait sortir secrètement de sa prison36. Le roman sauve les vertueux et abandonne à leur sort les Néron et les Julie.
Néron meurt à la fin du roman, ainsi cessent les persécutions dont les héros sont victimes. Une autre figure historique de mauvaise réputation, Julie, petite fille d’Auguste, débauchée comme sa mère, et comme elle reléguée dans une île, apparaît dans l’ « Histoire d’Hermocrate et d’Euphrosine » au livre 1237. Sa fureur libidineuse l’apparente à Emilie, personnage fictionnel qui apparaît dès le début du roman et qui persécute Mélinte de sa passion coupable, jusqu’à ce que, alors qu’elle s’apprête à le tuer, elle l’écoute : il la convertit entièrement38. Julie est une « extravagance »39 de l’Histoire, que le roman condamne ; Emilie est un personnage de fiction, à qui le roman accorde la grâce d’être sauvée.
A la fin de « L’Espitre aux Dames », après avoir invité chacune à vivre selon son humeur, Desmarets conclut ainsi :
Mais je vous arreste, lors que peut-estre vous avez impatience d’entretenir Ariane. Je vous laisse donc avec elle : toutefois avant que de vous quitter, je vous advertis qu’elle est un peu honteuse ; pource qu’elle a tousjours esté enfermée, & qu’elle n’a point encore veu le monde ; & que si vous desirez que son entretien vous divertisse, vous ne devez pas vous adresser à elle toutes ensemble pour apprendre ses aventures. Elle ne sçauroit à laquelle satisfaire, & dans le tumulte elle perdroit beaucoup de ses graces. Prenez-la chacune à part en quelque lieu retiré, & alors luy donnant de l’attention & du silence, elle vous contera librement toute sa vie, & vous dira jusques à la moindre de ses pensées. Elle ne peut pas aimer le bruit ny les assemblées, puisque le repos & la solitude l’ont fait naistre.
On peut voir dans cette incitation à une lecture privée et silencieuse, l’indice d’une évolution des pratiques de lecture, de la lecture orale collective, à la lecture individuelle silencieuse. Mais ce qui est frappant en cette fin de préface, c’est l’invitation, alors qu’il s’agit d’un roman, à une lecture méditative, en sorte que l’œuvre porte ses fruits dans le cœur de la lectrice, silencieuse, attentive. Ce qui est frappant, et qui témoigne de cette entière confiance dans le roman dont la préface de Rosane fait état, c’est que le roman ainsi lu conduit à la méditation morale, qui passe par l’intériorisation de sa leçon et par laquelle il concourt à la perfection morale des dames lectrices.
Pour citer cet article :
Marie-Gabrielle Lallemand, " Devenir illustre. Rhétorique romanesque dans l’Ariane
de Desmarets de Saint-Sorlin ", Publif@rum, 2, 2005
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