J’ay voulu suivre une autre Loy…1
Ce vers de la comtesse de La Suze pourrait résumer la vie riche en ruptures et en audaces qui fut la sienne.
Naître au XVIIe siècle dans une famille noble, de surcroît de haute noblesse, imposait des devoirs : fidélité au nom et aux valeurs des ancêtres, souci de l’honneur et du rang de la maison. Naître femme ajoutait à ces obligations d’autres exigences. Une demoiselle avait non seulement à servir la grandeur de sa maison mais il lui incombait aussi de veiller au renom de celle à laquelle sa famille s’alliait en la mariant. Et à tous ces devoirs elle devait donner un accomplissement féminin : au descendant mâle l’éclat, à elle la réserve et la dignité que la bienséance commandait à une femme. On attendait d’elle « un comportement sans saillie et sans aspérité» 2.
Par sa naissance, en 1618, dans une grande famille protestante, les Coligny-Châtillon, le destin de Henriette semblait tout tracé 3. Du moins devait-il l’être dans l’esprit de ses parents. Mais peu encline à la docilité, la jeune femme n’accepta pas de se soumettre à des volontés qui heurtaient la sienne. Jeune veuve, elle fut mariée en secondes noces au comte de La Suze, un coreligionnaire que lui imposèrent les siens. Pour s’éloigner de cet époux, elle abandonna avec ostentation la foi de ses aïeux et finit par obtenir, au terme d’une procédure fertile en rebondissements, la déclaration de nullité de son mariage.
Son audace ne s’arrêta pas là. Elle écrivait des poèmes, loisir largement pratiqué dans les cercles mondains. Les nobles qui s’adonnaient ainsi à la poésie lisaient leurs vers dans la société qu’ils fréquentaient, pratique dont s’est moqué Molière :
Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages,
On s’expose à jouer de mauvais personnages.
(Le Misanthrope, I, 2, 349-350)
S’il ne résistait pas à l’envie de « montrer ses ouvrages » dans des cercles privés, un membre de la noblesse – qui plus est, une femme - ne devait toutefois jamais courir le risque d’être confondu avec un écrivain de métier : les usages voulaient qu’il évitât l’impression ou du moins que rien de ce qu’il avait écrit ne fût imprimé sous son nom. A ces usages notre poétesse ne se conforma pas.
Nous la suivrons dans les affirmations de son indépendance, non sans avoir d’abord rappelé, pour mieux prendre la mesure des ruptures, la grandeur de la maison à laquelle elle appartenait.
Quand la Calliope de Clélie montre à Hésiode endormi les poètes des temps futurs, elle lui fait remarquer une femme : « Cette illustre personne sera d’une si grande naissance, qu’elle ne verra presque que les maisons royales au-dessus de la sienne… » 4. L’illustre personne en question, c’est Henriette de Coligny.
Le qualificatif employé par Madeleine de Scudéry se justifiait pleinement. La maison de Coligny était ancienne : elle remontait au début du XIIe siècle. Mais c’est au XVe que commença l’ascension de la famille, ascension qui la mènerait au siècle suivant au faîte des honneurs, des charges tant militaires que politiques. Elle allait ainsi acquérir un prestige qui rejaillirait sur ses descendants. Alliances matrimoniales avantageuses, valeur militaire, intelligence et forte personnalité de certains de ses membres, se conjuguèrent pour assurer cette promotion.
A sa source, un riche mariage : en 1437, Guillaume II de Coligny épousa Catherine Lourdin de Saligny, héritière de la terre de Châtillon-sur-Loing 5. Il s’éloignait ainsi des seigneuries de Coligny et d’Andelot, terres ancestrales aux confins du comté de Bourgogne et de la Bresse. Ses descendants accompliraient désormais leur destinée dans le royaume de France, au service du pouvoir royal. Le fils aîné de Guillaume, Jean III, se battit à Montlhéry dans l’armée de Louis XI, alors en lutte contre la ligue du Bien public, coalition de féodaux qui s’opposaient à l’extension de son autorité. Son fils Jacques II fut chambellan de Charles VIII et de Louis XII. Il périt sur le champ de bataille, à Ravenne, en 1512. Comme il n’avait pas de postérité, son frère Gaspard Ier hérita des terres familiales. Il accrut considérablement le renom de la maison de Coligny-Châtillon, par sa valeur militaire mais aussi par un mariage prestigieux. En 1516, il fut fait maréchal de France par François Ier, qui appréciait sa bravoure. Deux ans auparavant, il avait épousé Louise de Montmorency : il s’était ainsi allié à une des plus grandes maisons de la noblesse française. Les Montmorency devaient bientôt gagner encore en influence : en 1527, le frère de Louise, le futur Connétable, prendrait pour épouse Madeleine de Savoie, cousine de François Ier 6.
Gaspard Ier s’était marié à quarante–quatre ans. A sa mort, en 1522, il laissait quatre fils encore très jeunes. Louise de Montmorency sut être à la hauteur de la tâche qui lui incombait. Elle choisit pour précepteur de ses enfants le philologue Nicolas Bérault, ami d’Erasme et de Guillaume Budé. Instruits par un humaniste, élevés avec soin par une mère très cultivée, soutenus par leur oncle Montmorency, qui leur tint lieu de père, les jeunes Coligny pouvaient espérer faire de belles carrières7. La mort en décida autrement pour l’aîné, Pierre, qui n’atteignit pas l’âge adulte. Le second, Odet, étant destiné à l’Eglise – il devint cardinal en 1533 à seize ans, archevêque de Toulouse en 1534 et évêque de Beauvais en 1535 8 – les seigneuries de Coligny et de Châtillon échurent à son frère Gaspard, celle d’Andelot à François, le cadet. Tous deux entrèrent dans la carrière des armes. François devint colonel général de l’infanterie, mais c’est Gaspard II – l’arrière-grand-père de Henriette - qui devait être le membre le plus éminent de la maison de Châtillon. Le rappel de ses titres suffit à donner la mesure de sa brillante réussite : il fut
faict Admiral de France, qui est une tres grande dignité, en ce qu’elle a souverain commandement sur toute la partie de la mer Oceane qui est aux costes de la France, et sur toutes les armées navales et vaisseaux. Il fut aussi pourveu des gouvernements de Picardie et de l’Isle de France, et honoré des charges de capitaine de cent hommes d’armes, et de conseiller du Roy en ses conseils d’estat et privé 9.
De trois de ses charges, dont celle de gouverneur de l’Ile de France, Gaspard finit par se démettre, ce qui « donna subject à plusieurs d’entrer en soubçon qu’il avoit changé de religion » 10.
On sait le rôle éminent que joua l’Amiral dans la défense de la cause des réformés. Plus que par les armes, qu’il ne prit qu’à contrecœur, c’est par la parole et l’écrit que, homme de grande culture, il entendait agir. Requêtes au Roi, discours devant le Parlement de Paris : l’Amiral plaidait pour la fin des persécutions et l’octroi de l’exercice libre et public du culte. Contre la conviction alors largement répandue, il affirmait que professer une religion différente de celle du monarque n’entamait en rien la fidélité des sujets réformés à leur souverain. A ceux qui ne croyaient pas à la coexistence pacifique de deux religions, il donnait l’exemple de sa ville : « Si est ce, qu’il n’y a lieu en France, nulle si forte place, citadelle, ou chasteau, où les prestres demeurent, et celebrent leurs ceremonies, et mesmes avec plus de repos et seureté, qu’en ma ville de Chastillon »11. Avant sa conversion, l’Amiral avait déjà acquis par sa valeur militaire, son sens politique, une notoriété qui passait les frontières du royaume de France. Son engagement religieux actif, sa vie austère et pieuse ajoutèrent à sa renommée même auprès de ses ennemis. Et son assassinat lors des massacres de la Saint-Barthélemy, en août 1572, fit de lui aux yeux des protestants de France et de toute l’Europe un martyr de leur foi.
Le grand-père de Henriette, François de Coligny, était le quatrième fils de l’Amiral. Ses trois aînés étaient morts dans l’enfance 12. François marcha sur les traces de son père : « il paroissait bien qu’il avoit étudié la vie de monsieur l’admiral, son père… », écrit Brantôme 13. Réfugié à Bâle, à Genève après la Saint-Barthélemy, il revint en France pour se mettre au service de Henri de Navarre. Il savait se battre, mais il cherchait surtout, comme son père, la concorde : il conseilla au prince de se réconcilier avec Henri III, préparant ainsi son accession au trône. Il mourut en 1591, à trente-quatre ans, trop tôt pour faire la brillante carrière que son mérite et l’estime de Henri IV lui permettaient d’attendre, trop tôt aussi pour voir promulguer l’Edit de Nantes, qui assurait enfin aux réformés ce que l’Amiral avait souhaité. Son fils aîné, Henri, fut tué en 1601 au siège d’Ostende. L’héritage tant matériel que moral des Coligny passa au second fils de François. Gaspard III14 – le père de Henriette - connu sous le nom de maréchal de Châtillon, gardait aux yeux de ses coreligionnaires tout le prestige qu’il devait à sa famille : « Il n’y avoit personne dans le party huguenot si considerable que luy. Il avoit toute la faveur de son pere et de son ayeul : en un rien il pouvoit mettre quatre mille gentilshommes à cheval », écrit Tallemant des Réaux, qui a consacré une Historiette au maréchal 15. Il n’abusa pas de ce pouvoir – il « n’a brouillé en aucune sorte » 16 - et se comporta en loyal sujet du Roi. Il n’avait, semble-t-il, pas hérité de toutes les qualités militaires et intellectuelles de ses ascendants : « Ma foy, ce n’estoit ny son grand-pere ny son pere », note encore Tallemant17. Mais brave jusqu’à la témérité, sachant commander, il mena dans le métier des armes une carrière qui lui valut d’être fait en 1643 duc et pair, reconnaissance par le pouvoir royal des services rendus18. On pouvait donc légitiment parler de « l’illustre maison de Coligny »19.
Quand Madeleine de Scudéry ajoute au rappel de la « grande naissance » de Henriette de Coligny que la jeune femme n’avait « presque que les maisons royales au-dessus de la sienne », rien n’est plus exact. Nous avons vu comment les Coligny s’étaient alliés à une grande famille, les Montmorency. Mais un autre mariage les liait directement aux Bourbons-Condé, donc à des princes du sang. Une nièce de l’Amiral, Eléonore de Roye, était devenue en 1551 l’épouse de Louis de Condé20. Autre grand mariage : en 1583 Guillaume, prince d’Orange, avait épousé la fille de l’Amiral, Louise de Coligny. Le père de Henriette était donc parent de Monsieur le Prince, père du duc d’Enghien, futur Grand Condé21, et cousin de Frédéric-Henri de Nassau, Stathouder des Provinces-Unies.
Comme toute demoiselle bien née, Henriette connaissait toutes ces alliances et l’histoire de sa maison. Elle avait dû s’arrêter devant les portraits qu’abritait la galerie du château de Châtillon. Dans une Ode dédiée à Mlle de Montpensier, elle rappelle la gloire ancestrale:
Que mon sort sera glorieux
Si par mes Vers ambitieux
Je fais autant pour ma Princesse
Qu’ont fait mes Ayeux autrefois,
Par leur épée et leur adresse,
Pour le service de nos Rois.22
Quand elle écrivit les vers pour la Grande Mademoiselle, Henriette avait déjà répudié une partie de l’héritage familial : quelques années plus tôt, elle avait abjuré. La volonté farouche de s’éloigner de son second mari avait pesé d’un bon poids dans la décision de la jeune femme.
Si son premier mariage avait répondu aux vœux de ses parents, il avait aussi satisfait son inclination, fait notable au XVIIe siècle. Elle avait épousé le 9 août 1643 à Châtillon Thomas Hamilton, comte d’Hadington, descendant d’une grande famille écossaise. L’Amiral était indirectement à l’origine de leur rencontre. Convaincu « que l’ignorance des lettres avoit apporté non seulement à la Republique, mais aussi à l’Eglise, d’espaisses tenebres », il avait fait « bastir à grands frais un College à Chastillon, en un bel air et sain, où il entretenoit de tres doctes professeurs… »23. Le père de Henriette poursuivait l’œuvre de l’aïeul et accueillait dans son collège de jeunes calvinistes, dont Thomas Hamilton. Tallemant raconte ce qui advint : « Là, estant encore enfant, il vit Mlle de Chastillon et en devint amoureux. Quand il eut dix-huict ans, il retourna dans son pays ; il fit trouver bon à ses tuteurs qu’il recherchast cette fille ». Ce ne furent pas les sentiments du jeune homme qui suscitèrent le consentement familial mais bien le renom du grand ancêtre : « Le nom de Chastillon fait bien du bruit, et surtout en pays de Huguenots ; les tuteurs escrivent au Mareschal ; le Mareschal y consent »24. On l’a vu, quelques décennies plus tôt ce nom avait déjà fait du bruit dans les Provinces-Unies : Guillaume d’Orange avait épousé Louise de Coligny « autant pour ses vertus et perfections que pour le nom célèbre de M. l’Amiral de Châtillon… »25. L’Amiral continuait donc à marier sa descendance.
Devenue comtesse d’Hadington, Henriette suivit son époux sur ses terres. Mais le mariage fut de courte durée : Thomas Hamilton mourut de maladie au bout d’un an. La jeune veuve – elle avait vingt-six ans - retourna en France. On sait qu’au XVIIe siècle, seul le veuvage assurait à une femme la liberté de se gouverner : juridiquement elle ne dépendait plus de personne. Mais des pressions familiales pouvaient s’exercer en vue d’un remariage. C’est ce qui arriva à Henriette, prise entre des sollicitations catholiques et la volonté familiale protestante. Comtesse d’Hadington, Henriette avait eu accès à la cour d’Angleterre. La Reine, Henriette de France, l’y avait reçue. Quand la jeune veuve revint en France, elle y retrouva cette princesse, qui avait quitté en juin 1644 son royaume en proie à la guerre civile et trouvé refuge au château de Saint-Germain. A en croire Tallemant, la reine d’Angleterre aurait formé le dessein de convertir la jeune femme au catholicisme et de la marier : «Cette Reyne, toujours zelée pour la propagation de la foy, pense incontinent à gagner cette ame à Dieu et à la faire espouser à quelqu’un de ceux qui avoient suivy sa fortune… »26. S’il était personnel, le zèle religieux de la reine d’Angleterre s’accordait bien à la volonté du pouvoir royal, exercé alors par la régente Anne d’Autriche : ramener la noblesse à la religion du Roi27.
Fidèle à une foi devenue une valeur familiale, même s’il n’avait ni la piété ni les mœurs austères de l’Amiral, Gaspard III n’eût certainement pas admis qu’on tentât de convertir sa fille. Mais il était mort en janvier 1646, quelques mois avant que l’affaire ne s’ébruitât. Sa veuve, Mme de Châtillon intervint donc dans la vie de Henriette et avec vigueur : elle «luy donna un soufflet », rapporte Tallemant28. Réaction à la mesure de l’indignation de cette calviniste convaincue. Ce n’était pas la première fois que la religion avait quelque part dans ses tourments de mère. Son fils aîné, Maurice, était mort en 1644, des suites d’un duel qui l’avait opposé à Henri de Guise. L’origine de ce duel, on la connaît : les lettres perdues chez Mme de Montbazon29. La querelle touchait à la fois à l’honneur des Condé et à la politique de Mazarin. Mais le combat entre un Coligny et un Guise ranimait l’esprit des guerres de religion. Henri de Guise n’avait-il pas dit à son adversaire : « Nous allons décider les anciennes querelles de nos deux maisons, et on verra quelle différence on doit mettre entre le sang de Guise et celui de Coligny »30. Autre chagrin : Gaspard, second fils de Mme de Châtillon et héritier de la maison de Coligny après la mort de son frère, était tombé amoureux d’Isabelle-Angélique de Montmorency-Bouteville. La jeune fille appartenait certes à une grande maison, déjà liée aux Coligny, nous l’avons vu, mais elle était catholique. Les parents de Gaspard s’opposèrent donc au mariage. Mais le duc d’Enghien aida le soupirant à enlever Isabelle et à l’épouser31.
L’idée même d’un second mariage catholique dans sa descendance était insupportable à Mme de Châtillon. Pour parer au danger qui menaçait sa fille, elle chercha et trouva un appui chez sa demi-sœur, la maréchale de La Force32. Pour cette calviniste, elle aussi intransigeante, il n’était pas question de laisser Henriette se conduire à sa guise. Les mariages au XVIIe siècle étaient, on le sait, des affaires familiales, dans lesquelles les penchants des jeunes gens n’entraient guère en ligne de compte. Mais à la différence de l’Eglise catholique, les Eglises protestantes confortaient l’autorité des parents dans le domaine matrimonial par le rôle même qu’elles leur attribuaient. L’Eglise catholique fondait le mariage sur le libre engagement des deux futurs époux, engagement qu’ils pouvaient contracter sans le consentement de leurs parents33. Familles et pouvoir royal tentèrent en vain d’obtenir de l’Eglise un assouplissement de sa doctrine : elle la formula à nouveau au Concile de Trente. Luthériens et calvinistes affirmaient, eux, que les parents étaient les instruments de Dieu : dans leur volonté s’exprimait donc la Sienne. Seule limite : la famille devait être raisonnable dans son choix, raisonnable aux yeux des ministres du culte et des gens pieux, s’entend34. Le second mariage de Henriette illustre tout à fait cette conception. Le beau-père de Mme de La Force, qui avait près de quatre-vingt-huit ans, tomba amoureux de la jeune femme et voulut l’épouser. Mme de Châtillon lui fit remarquer la différence d’âge : « Cette dame luy remontra qu’il n’y avoit nulle proportion pour l’âge, et que cette jeune veuve pourroit être l’arriere-petite-fille de celuy qui la vouloit espouser »35. C’était agir en mère sensée. Mais il fallait marier Henriette pour l’attacher définitivement à la religion des siens : « de peur qu’elle ne changeast de religion, elle la maria au comte de La Suze, tout borgne, tout yvrogne et tout endebté qu’il estoit. Mais c’estoit à faute d’autre »36. Un époux bien peu séduisant, si l’on en croit Tallemant, mais calviniste, du même âge que Henriette et parent de Mme de La Force : un choix familial qui pouvait passer pour raisonnable.
Par son père Louis de Champagne, le marié, qui se prénommait Gaspard, appartenait à une vieille famille du Maine. Par sa mère Charlotte de Roye de La Rochefoucauld, il tenait à une des plus anciennes maisons de France37. Il était comte de La Suze – une terre passée à la famille de Champagne au XVe siècle-, marquis de Normanville, seigneur de Lumigny et comte de Belfort, le plus important de ses fiefs38. Ce fief belfortain, son père l’avait conquis par les armes. Le 28 juin 1636 – peu après l’entrée en guerre ouverte de la France contre les Habsbourg – Louis de Champagne s’était emparé de Belfort, qui faisait partie des terres héréditaires de la maison d’Autriche. Dès le mois suivant, Louis XIII lui avait donné sa conquête en fief. Après sa mort, son fils lui avait succédé comme gouverneur de la ville puis comme comte. Il avait des mérites. A ses qualités militaires, il joignait des talents d’administrateur, ce que les travaux de l’historien Christophe Grudler ont mis en évidence : « Il a donné à la population locale la première image d’un ‘‘ souverain français’’, il a été le pacificateur de la seigneurie et le premier artisan de sa reconstruction ». Pacificateur : il a protégé Belfort dans une région que ravageait la guerre et renforcé les défenses de la ville par la construction au château de ce que l’on appelle toujours le Grand Couronné du comte de La Suze. Artisan de la reconstruction : « il relance la métallurgie et les mines d’argent du val de Rosemont, au nord de la seigneurie de Belfort », « les tanneries –grande richesse de la ville- sont reconstruites, les foires et les marchés rétablis » 39.
Mais Henriette n’avait pas voulu de cet époux, et elle n’était pas prête à faire preuve de la soumission et de la patience attendues d’une femme en pareil cas. Elle se lança dans une vie sentimentale agitée. On lui a connu et aussi prêté beaucoup d’amants. A un familier des Coligny qui lui reprochait ses dérèglements, elle répondit en faisant fi de la pudeur qui devait être l’ornement d’une femme et dit assez crûment les dégoûts que lui inspirait un mariage qu’elle n’avait pas choisi : « Vois-tu, ce n’est point ce que tu penses ; ce n’est que pour taster, pour baiser, pour badiner ; du reste, je ne m’en soucie point. Mon mary me le fit douze fois ; c’estoit comme s’il l’eust fait à une busche. Si on m’avoit mariée comme j’eusse voulu, je ne ferois pas ce que je fais »40. Elle revendiquait ainsi le droit pour une femme de faire entendre sa volonté dans le choix d’un époux. Elle osait aussi dire qu’elle rejetait un mariage sans plaisir, ce qui ne manquait pas de hardiesse au milieu du XVIIe siècle. Dans sa poésie s’exprime cette aspiration à la satisfaction des sens. Ses bergers et bergères ne se contentent pas toujours de soupirer en vain :
Etoiles d’une nuit plus belle que le jour,
Qui pénétrez ces lieux solitaires et sombres,
Et qui venez malgré les ombres
Jusqu’au fond de ces bois découvrir mon amour :
Jugez si le Berger dont mon âme est charmée
Sçait mieux aimer que moi,
Soyez les témoins de sa foi.
Voyez si j’aime et si je suis aimée ;
Et si vous prenez soin de flatter les Amans,
D’une si douce nuit prolongez les momens.41
Le comte de La Suze avait donc des raisons d’être jaloux. Il tâcha de sauver son honneur en éloignant sa femme de Paris. Elle habita ainsi à Lumigny, sous la garde d’une belle-sœur aussi dévote que Mme de Châtillon. Elle fit aussi des séjours à Belfort, la terre du comte la plus distante de la capitale. Si l’époux manquait à ses yeux d’agréments, la petite ville n’en avait pas davantage. Un voyageur, qui la décrit dans les années 1670, donc avant que Vauban n’en fît une de ses plus belles places fortes, a recours à l’hyperbole pour rendre compte de son impression : « la ville la plus triste et la plus désagréable du monde »42. La comtesse la fuyait comme elle fuyait son époux. Elle avait élu dans la campagne belfortaine un lieu qui porte toujours son nom : la Fontaine de La Suze. Pour qui avait lu L’Astrée ou vu représenter des pastorales, ce lieu éveillait certainement des souvenirs littéraires. Rien n’y manquait pour les longs monologues de bergers ou bergères dans la peine : rocher, grotte, source, ruisseau et verts ombrages. Il a inspiré à l’épouse affligée des vers mélancoliques :
Vous ne m’attirez point par vos attraits charmans,
Beaux lieux, où tant d’heureux amans
Trouvent de douces avantures ;
Non, je ne songe point à chercher des plaisirs,
Et je viens seulement sous vos ombres obscures
Entretenir ma peine, et cacher mes soupirs. 43
Les séjours forcés de Mme de La Suze à Belfort eurent une conséquence matrimoniale inattendue, qui ajouta au lustre de la maison de Coligny. Lors d’un voyage qu’elle fit avec sa mère dans la petite ville, Anne, la fille cadette de Mme de Châtillon, rencontra Georges de Wurtemberg, demi-frère du comte souverain de Montbéliard. Ils se marièrent le 29 avril 1648. Anne entrait ainsi dans une famille régnante44. En 1662, son mari devait accéder lui-même au pouvoir sous le nom de Georges II. Après leur mariage, les époux s’établirent au château de Horbourg, possession alsacienne des Wurtemberg. Mme de Châtillon y mourut en 1651.
C’est cette année-là aussi que, prenant le parti de Condé, le comte de La Suze entra en rébellion contre le pouvoir royal. Alors qu’il s’activait dans Belfort, citadelle insurgée, la comtesse mit entre elle et lui une distance nouvelle : elle abjura le calvinisme. Pour expliquer sa décision, elle aurait dit qu’elle voulait « ne voir son mari ni dans ce monde-ci ni dans l’autre »45. Personne ne semblait d’ailleurs croire à une conviction profonde : « elle changea de religion, afin qu’on ne la fist point sortir de Paris », écrit Tallemant46. L’Eglise et le pouvoir royal, qui n’entraient pas dans les démêlés conjugaux de la comtesse, regardaient cette conversion comme un triomphe : dans le retour progressif au catholicisme de la haute noblesse, retour qu’ils encourageaient, c’était la mémoire de l’Amiral que l’on tentait d’effacer. La cérémonie d’abjuration, qui eut lieu le 20 juillet 1653 en l’église du couvent des Billettes, fut à la hauteur de l’événement : le Nonce du Pape, Anne d’Autriche et le frère de Louis XIV y assistèrent47.
De la préparation de cette conversion, il reste un ouvrage publié en 1653, Les Trois Veritez fondamentales pour l’instruction à la Foy Catholique de Madame Henriette de Coligny Comtesse de La Suze. Le Père Léon de Saint Jean, qui fut chargé d’instruire la jeune femme, y a transcrit le cours de théologie qu’il lui avait fait48. Les questions traitées sont précisément celles qui divisaient catholiques et calvinistes : la nécessité d’une église, garante du dogme, et surtout la signification de la communion. La tâche du Père Léon ne fut pas aisée : Henriette avait certainement acquis dans sa famille une connaissance de la doctrine de Calvin qui lui permettait d’opposer des arguments à son interlocuteur. On lui a d’ailleurs attribué un petit poème qui en dit long sur l’attachement à la simplicité calviniste :
Ouy, j’aime Charenton
Tout de bon ;
Ouy, j’aime Charenton.
Qui n’en feroit de mesme ?
L’on y vit sans façon
Sans jeune, sans caresme
Et sans confession.49
Pendant que son épouse rompait ainsi avec la foi des Coligny, le comte de La Suze continuait dans sa ville de Belfort à défier le pouvoir royal. Il finit par être vaincu. Après un siège hivernal de plus de deux mois, suivi avec attention à la Cour, le maréchal de La Ferté-Senneterre réduisit à l’obéissance la cité rebelle le 23 février 1654 : la Fronde touchait à sa fin. Condé reconnut que le comte s’était bien battu. Gaspard de Champagne partit en exil à l’étranger. La famille de La Force tenta en vain d’obliger celle qui était toujours légalement son épouse à le rejoindre50.
Ce mari que la comtesse ne voulait revoir ni en ce monde ni dans l’autre reparut cependant après la signature en 1659 du traité des Pyrénées : Condé et ses fidèles étaient autorisés à rentrer en France. Pour se défaire à tout jamais de lui, la comtesse fit appel à la justice. Une procédure mouvementée, où elle fit preuve de ténacité, commença. La comtesse s’adressa au Châtelet, siège de la justice royale de la prévôté et vicomté de Paris. Elle justifia la demande de déclaration de nullité de son union en alléguant la contrainte qui avait pesé sur elle. Le mariage fut déclaré « nul fondé sur ce que ladite Dame soustenoit avoir esté forcée de faire ledit mariage par deffunte Madame la mareschalle de Chastillon… »51. C’était offrir au comte une issue qui ménageait son honneur. Mais il n’accepta pas le jugement. Il eut recours au Parlement de Paris, où siégeait la Chambre de l’Edit. Composée de dix-sept magistrats catholiques et d’un protestant, cette chambre avait à connaître des cas qui concernaient des plaignants calvinistes. La sentence du Châtelet fut infirmée. Il restait à la comtesse un dernier recours : l’Officialité de Saint-Germain-des-Prés, tribunal ecclésiastique. Pour obtenir la déclaration de nullité tant désirée, elle avança un nouvel argument, le seul qui restât aux femmes en pareil cas : « la véritable cause estoit que ledit mariage n’avoit point esté consommé par l’impuissance dudit seigneur comte de la Suze. Laquelle cause ladite Dame de Colligny avoit tousjours cachée par pudeur… »52. Pour juger en connaissance de cause dans cette sorte d’affaires, le tribunal exigeait des preuves. Après examen médical, les deux parties durent se soumettre au congrès, épreuve dont Furetière rappelle dans son Dictionnaire les modalités : « Action du coït qui se faisoit il n’y a pas long-temps par ordonnance d’un Juge Ecclesiastique en presence de Chirurgiens et de Matrones, pour éprouver si un homme étoit impuissant, aux fins de dissoudre un mariage ». Les conditions dans lesquelles le congrès avait lieu en faisaient pour l’époux une épreuve redoutable, qui se terminait généralement à sa confusion. Pour comprendre ce qui arriva au comte de La Suze, il n’est que de relire l’Historiette où Tallemant raconte la défaite du marquis de Langey en pareilles circonstances : « Or il y avoit là, entre les matrones, une vieille madame Pezé, âgée de quatre-vingts ans, nommée d’office, qui fit cent folies ; elle alloit de temps en temps voir en quel estat il estoit, et revenoit dire aux experts : «C’est grand pitié ; il ne nature point.» Enfin le temps expiré, on le fit sortir du lict : «Je suis ruiné, s’escria-t-il en se levant » 53. Le tribunal qui avait reçu la plainte de Mme de La Suze rendit son jugement le 13 août 1661 : « Nous avons déclaré le mariage d’entre les Parties nul, irrité et invalide pour cause de l’impuissance du deffendeur… »54. Madeleine de Scudéry écrivit quelques jours plus tard : « Mme la comtesse de La Suze a esté enfin démariée… »55.
Le tribunal autorisait celle qui légalement était redevenue comtesse d’Hadington et donc veuve à se remarier : « ce faisant sera loisible à la Demanderesse se pourvoir ailleurs par mariage… »56. Mais la jeune femme n’en avait nulle envie. Le comte de La Suze l’avait probablement dégoûtée à tout jamais du lien matrimonial. Sur des bouts-rimés, elle a composé un sonnet dont les tercets affirment hautement sa volonté d’indépendance :
Ah ! que j’ai de dépit de voir à tout moment
Entrer dans mon hôtel un importun amant.
Tant que je le verrai, je serai malheureuse.
De toute passion mon esprit est guéri.
J’ai pour y succomber l’âme trop généreuse
Et le cœur trop altier pour souffrir un mari.57
Les bouts-rimés étaient, on le sait, un jeu poétique mondain. C’est à la poésie mondaine que ressortissent les poèmes de la comtesse. Création fugace, émanation de la conversation, cette poésie se lisait dans les cercles et circulait manuscrite, ainsi transmise par des auditeurs enthousiastes. C’est bien de cette manière que se répandirent d’abord les vers de notre poétesse, si l’on en croit Tallemant : elle « fit des vers dez qu’elle fut en Escosse ; elle en laissa voir dez qu’elle fut remariée, qui n’estoient bons qu’à brusler. Depuis elle a fait des elegies les plus tendres et les plus amoureuses du monde, qui courent partout »58. Mais ses poèmes furent aussi publiés sous son nom, signe du peu de cas que cette grande dame faisait des convenances.
Dans l’esprit même de ses créateurs, Voiture et Sarasin, la poésie mondaine n’était pas destinée à être imprimée. C’est après leur mort que leurs poèmes furent édités59. Voiture, qui n’avait pas songé à donner une édition de ses vers, prévoyait ce qui devait arriver : « Vous verrez qu’il y aura quelque jour d’assez sottes gens pour aller chercher çà et là ce que j’ay fait, et après le faire imprimer…»60. Et de fait, en 1650, deux ans donc après sa disparition, parurent ses Œuvres, par les soins de son neveu Pinchesne. Pellisson se chargea de la poésie de Sarasin, qu’il publia en 1656. Ces éditions firent connaître les deux poètes à un public plus vaste que celui pour qui ils avaient écrit. Les libraires virent dans la poésie mondaine un filon qu’il leur fallait exploiter : les recueils collectifs se multiplièrent dans les années 1650. C’est dans cette sorte d’ouvrage que parurent les poèmes de la comtesse, à partir de 1653.
Cette année-là, le libraire Charles de Sercy publia successivement les deux premières parties d’un recueil de poésies choisies. Le titre de chaque volume est une énumération de noms de poètes, auxquels s’ajoutent « plusieurs autres ». Les auteurs nommés – Corneille en tête – devaient attirer le lecteur et leurs poèmes entraîner à leur suite ceux des « autres » dont le nom n’est pas donné. Parmi ces « autres », la comtesse : une dizaine de poèmes, qui avaient auparavant circulé dans le monde, figuraient dans la seconde partie du recueil61. En 1663 le nom de la comtesse apparut dans le titre d’un ouvrage publié par le libraire Gabriel Quinet : Recueil de Pièces galantes en prose et en vers des plus beaux Esprits du Temps. Dédié à Madame la Comtesse de La Suze. A lire ce titre, il semble que la comtesse n’était que la dédicataire du recueil. Rien de plus banal que de rendre ainsi hommage à une grande dame et de chercher son appui. Si l’Epître dédicatoire signée Quinet explique bien en ce sens le choix du libraire, elle insiste aussi sur le talent de la poétesse. Le recueil contient des poèmes qu’elle a écrits. Ce sont eux qui maintenant entraînent les autres dans leur sillage :
Si vous pouvés blasmer avec quelque justice la hardiesse d’un homme qui prend la liberté de vous faire un présent, et d’emprunter l’authorité de vostre nom, pour luy acquérir une protection aussi glorieuse que la vostre, j’ose espérer que vous ne rejetterés pas l’offrande que je vous faits, puis qu’elle a du mérite et des beautez qui attireront vostre estime. Ce Recueil se trouve enrichy d’un assez grand nombre de vos Vers ; jugés par là si je ne dois pas me flater d’un favorable accès auprès de vous ; c’est aussi à la faveur de ces précieux enfans, que leurs compagnons se sont hazardés de vous rendre un hommage qu’ils n’eussent peut-estre pas ozé vous rendre tous seuls… »62.
En 1664 Gabriel Quinet reprit le recueil de l’année précédente. Il y ajouta quelques poèmes et lui donna un titre nouveau, où s’effaçait l’idée de dédicace : Recueil de Pièces galantes en prose et vers de Madame la Comtesse de La Suze et de Monsieur Pellisson63.
Mais la comtesse a dû songer à un ouvrage qui aurait été consacré à ses seules œuvres. En novembre 1662, donc avant la parution des recueils Quinet, Charles de Sercy avait obtenu un privilège du Roi pour « imprimer, ou faire imprimer tous les Ouvrages de Madame la Comtesse de la Suze, en un ou plusieurs Volumes… » Le privilège était donné pour dix ans « à compter du jour et datte que lesdits Ouvrages seront achevez d’imprimer pour la première fois… »64. En 1666 Charles de Sercy publia, avec ce privilège, un volume intitulé Poésies de Madame la Comtesse de La Suze65. Il s’agit en réalité d’un ensemble composite : un compromis entre recueil collectif et recueil personnel. Il s’ouvre sur dix-huit poèmes de la comtesse qui occupent une cinquantaine de pages. D’autres écrits le complètent : le libraire a étoffé ainsi un livre qui aurait été trop mince. Mais par son titre, par le regroupement des poèmes de la comtesse, le rappel de son nom en haut de page, l’ouvrage ressemble bien à un volume personnel66.
Venant d’une dame de haut lignage, cette avancée à découvert est un fait notable. Les nobles – les hommes et à plus forte raison les femmes - qui écrivaient, se réfugiaient volontiers lors de publications dans l’anonymat ou derrière un prête-nom. Roger Duchêne a rappelé la force de cet usage dans sa biographie de Mme de La Fayette : « Applicable aux hommes d’un certain rang, la règle de ne pas imprimer sous son nom est encore plus contraignante pour les femmes. Elle joue même quand personne n’y croit »67. Par la publication anonyme se conciliaient l’attrait qu’exerçait sur les nobles l’impression, donc une diffusion plus large de leurs écrits que la circulation manuscrite, et le souci des valeurs nobiliaires : signer son œuvre, c’était en effet risquer de passer pour un auteur de profession donc déroger. Ainsi La Princesse de Montpensier, La Princesse de Clèves furent publiées, on le sait, sans nom d’auteur, bien qu’on se doutât que Mme de La Fayette les avait écrites68. Les Maximes de La Rochefoucauld parurent aussi sous le voile de l’anonymat. Ce n’est pas par hasard que nous avons fait mention de ces faits connus. Le rang des nobles en question appelle le rapprochement. Le duc appartenait à une famille qui venait juste après les princes du sang, donc aussi illustre que les Coligny. Moins bien née, Mme de La Fayette était entrée par son mariage dans une maison ancienne et avait fait siennes les valeurs de la haute noblesse. Les dates de publication coïncident aussi. La Princesse de Montpensier parut en 1662, la première édition des Maximes fin 166469, dans les années mêmes où la comtesse de La Suze, se distinguant de ses pairs, s’engageait dans une autre voie et donnait son nom à des recueils70.
Si elle n’éprouvait pas de scrupules à signer ses œuvres, la comtesse restait aux yeux de ses contemporains avant tout une grande dame. Le voile dont elle ne se souciait pas, on l’employait pour elle : il n’allait pas de soi de la nommer dans un ouvrage imprimé. Les écrits de Bénigne de Bacilly nous semblent à ce sujet intéressants.
Le musicien a fait mention de la comtesse à deux reprises, la première fois alors qu’elle était encore en vie, la seconde après sa mort. En 1668, dans ses Remarques curieuses sur l’art de bien chanter et particulièrement pour ce qui regarde le chant français, Bacilly évoque la comtesse quand il traite de l’adéquation entre paroles et musique. Il donne en exemple trois poèmes qu’elle a écrits et dont la musique est de Le Camus. Mais Bacilly ne la nomme pas quand il dit sa supériorité sur bien d’autres poètes : « une Dame, (mais une Dame illustre par sa naissance, et encore davantage par mille belles qualitez) a mis ce genre de Poësie dans un si haut poinct de perfection, qu’on peut dire que cette Dame leur a damé le Pion »71. Si Bacilly tait l’identité de la comtesse, c’est qu’« il seroit mal seant de la nommer »72. Il est d’ailleurs sûr que son lecteur devinera de qui il s’agit, mais il ne sera pas allé jusqu’à écrire lui-même le nom. En 1688 – la comtesse était morte en 1673 – Bacilly fait une rapide allusion à elle dans l’introduction de ses Airs spirituels. Il reprend le mot « Incomparable », qu’il avait déjà employé comme substantif dans ses Remarques73, mais ajoute le nom autrefois occulté : « l’incomparable Madame de La Suze »74. Comme si la mort de la grande dame avait enfin donné une existence pleine à la femme de lettres.
Dans les audaces qui émaillèrent la vie de Henriette de Coligny, transparaît, nous semble-t-il, sinon un principe directeur, du moins une constante : le primat donné aux volontés, aux désirs personnels sur les devoirs liés à l’appartenance, appartenance à une famille de noblesse illustre, appartenance au sexe féminin. Sa naissance imposait à Henriette deux sortes d’obligations qui s’associaient : les unes communes à toutes les dames de haut lignage, les autres dues à l’histoire particulière de la maison de Coligny. Mais Henriette travailla à s’affranchir de ce qu’elle ressentait probablement comme des entraves à l’exercice de sa liberté.
Le poids du passé des Coligny n’était pas facile à porter : comment être digne de l’Amiral, l’aïeul le plus illustre ? C’est à son aune, nous l’avons vu, que Brantôme puis Tallemant mesurèrent François et Gaspard III. A ses descendants mâles, l’Amiral léguait une difficile mission : être à sa hauteur par la valeur et la bravoure sur les champs de bataille et se montrer fidèles à la cause de la Réforme pour laquelle il était mort. Dans cette seconde mission, les femmes aussi avaient une part à prendre, ne serait-ce que par les alliances matrimoniales, qui maintenaient la cohésion et la force de la noblesse calviniste, au-delà même des frontières du royaume de France. Louise de Coligny, par son mariage avec Guillaume d’Orange et le rôle qu’elle joua dans la défense des idées de la Réforme, incarne la version féminine de la fidélité à l’Amiral75.
Quand elle épousa Thomas Hamilton, Henriette s’inscrivit comme sa grand-tante dans cette fidélité par le lien qui se nouait entre les Coligny et la noblesse écossaise protestante. Mais ce mariage calviniste fut aussi un mariage d’inclination : la volonté de Henriette coïncidait avec celle de ses parents. Elle ne serait pas prête à l’avenir à faire taire ses désirs, qui avaient trouvé leur compte dans l’union qu’elle avait contractée.
Dans son second mariage elle ne vit point ce qu’en attendait sa famille – une alliance contre les tentatives du pouvoir royal pour convertir la noblesse calviniste -, mais elle se rebella contre ce qui était à ses yeux une atteinte à sa liberté. Elle n’eut de cesse qu’elle ne fût parvenue à retrouver son indépendance. Cette indépendance enfin conquise, après une abjuration et un procès, elle entendit la garder. Elle la mit à profit pour s’affirmer sur la scène littéraire. Elle composait des poèmes depuis des années, mais c’est après la déclaration de nullité de son mariage que parurent des recueils qui portaient son nom : la comtesse faisait ainsi fi d’une règle non écrite, qui s’imposait toutefois à la noblesse et encore davantage aux femmes qu’aux hommes.
La poétesse n’a pas laissé d’écrits sur les servitudes de la condition féminine, qu’elle a pourtant connues : rien dans son œuvre qui ressemble aux plaintes que Madeleine de Scudéry a mises dans la bouche d’un personnage féminin de Clélie. C’est sa vie même qui est la revendication d’une émancipation. Dans ses vers passent juste la quête du plaisir amoureux et la révolte voilée d’une femme contre les usages qui lui demandaient de résister aux sentiments qu’elle éprouvait et de se taire :
O Dieux, injustes Dieux ! quelle est votre sagesse ?
Vos loix s’accordent mal avecque ma foiblesse,
Vous êtes les Auteurs de ma fragilité,
Je la reçus de vous avecque la clarté :
Toutefois vous voulez que je sois la maîtresse,
Du puissant ennemi qui me plaît et me blesse,
Et que la passion dont je me sens bruler,
Me consume le cœur sans en pouvoir parler… 76
Pour citer cet article :
Mariette Cuénin-Lieber, " Henriette de Coligny, comtesse de La Suze : audaces et ruptures ", Publif@rum, 2, 2005
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