Comme Mme Rosa Galli Pellegrini le montre dans son éclairant article de 19771, qui marque une date importante aussi bien pour son itinéraire critique que pour les études scudériennes, les Femmes Illustres nous offrent un point de vue privilégié non seulement pour étudier la rhétorique de l’époque et le genre de la « harangue », ou encore trouver de nouvelles pièces à l’appui d’une attribution de l’œuvre au frère ou à la sœur2, mais aussi pour mieux comprendre l’évolution de la prose à une époque charnière entre baroque et classicisme. L’évolution de l’œuvre du premier volume au second montrerait en effet le passage de l’Histoire au Mythe et de l’héroïsme dramatique à l’analyse des sentiments, en s’accordant donc parfaitement avec la crise du roman héroïque et avec le recul de la poétique -hyperbolique- de la vérité au profit de celle de la vraisemblance. De ce point de vue, les changements survenus dans les années 1642-44 ne vont pas sans rappeler ce qui arrive plus ou moins à la même époque non seulement dans le roman, mais aussi dans le théâtre.
Mon objectif sera ici d’élargir - ou simplement d’orienter- cette analyse au méta-discours sur les genres littéraires, que cette évolution ne peut manquer d’évoquer, et, en même temps, à la portée politique et idéologique qu’il prend à l’intérieur du texte. Pour ce faire, il est opportun de partir de l’analyse d’une harangue particulière, le discours d’Amarylle à Tityre3, que Mme Pellegrini elle-même proposait comme exemple du genre démonstratif dans le deuxième volume des Femmes, en l’opposant à un exemple contraire puisé dans la première partie du recueil4. Dans l’ensemble de l’œuvre, en effet, la harangue d’Amarylle présente des caractéristiques exceptionnelles, qui la séparent, en quelque sorte, de presque tous les discours de la première comme de la seconde partie.
Serait-ce abusif de tenter d’expliquer l’horizon culturel et l’inspiration même d’un ouvrage à plusieurs titres complexe (deux volumes ; deux années différentes ; deux auteurs, peut-être, ou un auteur, mais lequel ? un genre qui n’en est pas un, etc.) par l’analyse de l’un des textes apparemment les moins représentatif de l’ensemble ? C’est pourtant à partir des exceptions qu’on peut mieux saisir les règles, et l’exceptionnalité ne se justifierait pas, à l’intérieur des Femmes Illustres, sans de fortes motivations dont l’origine pourrait rester pour nous incertaine, mais dont il serait impossible de nier la présence et la profondeur.
Les premiers éléments qui sautent aux yeux, quand on parcourt la cinquième harangue du second volume, ce sont sa longueur, l’aire culturelle de provenance du locuteur « intradiégétique »5 et le sujet de sa harangue : autant de caractéristiques non secondaires, de toute évidence liées entre elles.
Le nom du locuteur, d’abord, et ce qu’il annonce à propos du sujet et du ton. « Amarylle » renvoie immédiatement à la première bucolique de Virgile, dont les éléments principaux sont l’évocation de Rome (et de la politique romaine) dans un milieu agreste qui pourtant reste la référence centrale du discours, le lien Amarylle-Tityre, le monde pastoral connoté de façon positive. Toutes ces «promesses » implicites sont tenues dans le discours qui suit car Amarylle est bergère, elle s’adresse à Tityre, elle parle de la campagne et de Rome : les mêmes traits anciens constituent donc la toile de fond du texte moderne. C’est alors à plein titre qu’au début « Le grand Virgile » ouvre l’ « Argument » et que son nom apparaît dès la première ligne des « Effets » conclusifs. Cette source d’inspiration, absolument claire, place d’emblée tout l’ensemble sous la figure rhétorique de l’allusion, et oblige le destinataire à mobiliser ses souvenirs et ses connaissances de l’intertexte virgilien6.
Le pouvoir mobilisateur d’ « Amarylle/Amaryllis » est toutefois bien plus vaste, surtout parce qu’il s’exerce sur un public de lecteurs assurément cultivés et partageant la même culture classique. Impossible en effet de ne pas placer cet intertexte au cœur d’une longue tradition bucolique dont les sources remontent à Théocrite et dont la mode est bien vive à l’époque des Femmes Illustres : grâce à Guarini et à son Pastor Fido Amaryllis renaît au XVIIe de ses cendres classiques et devient l’un des personnages-type de la poésie, de la prose et de la musique baroque à sujet pastoral, lyrique et sentimental. Son nom apparaît partout en Europe7 ; en France, de Sorel à Tristan à La Fontaine, les Amaryllis se multiplient ; Louis XIII lui-même rebaptise de la sorte son amie Mme d’Hautefort dans un petit poème inséré dans le Ballet de la Merlaison8. Le contexte culturel d’où émerge notre “Amarylle” embrasse donc un double horizon, antique et moderne, à l’intérieur duquel des rapports variés, de premier et de deuxième degré, se tissent de texte en texte, d’auteur en auteur ; mais dans cette diversité certains traits stéréotypés restent assez stables, et l’Amaryllis moderne ne diffère pas beaucoup de son modèle originel.
Depuis Théocrite, en effet, Amaryllis est d’un côté, par sa beauté et par sa jeunesse, l’objet de brûlants désirs; de l’autre une cause de désespoir, d’abord parce qu’elle est surtout évoquée « in absentia », et ensuite à cause de sa « cruauté » vis-à-vis des soupirants : le chevrier de Théocrite, dans l’Idylle qui le concerne, s’écrie :
Tu me hais peut-être, tu prends en mépris mon nez trop court et ma barbe trop longue ? je me pendrai de désespoir, ô nymphe, et c'est toi qui me feras mourir ;9
pour Damète, dans la troisième Bucolique la colère de la belle est redoutable comme celle des fauves et des éléments naturels
Triste lupus stabulis, maturis frugibus imbres.
arboribus venti, nobis Amaryllidis irae. (3. 80-81);
pour le pauvre et désemparé Mirtillo, dans le Pastor Fido, ce nom si aimé prend le goût aimable et amer de paronymes contrastés, et permet à Guarini de jongler rhétoriquement autour d’une étymologie sentimentale par une cascade de paronomases, d’antithèses et d’hyperboles axées, encore une fois, sur les topoï de la cruauté, du désespoir et de la mort qui accompagnent inévitablement l’amour déçu:
Cruda Amarilli, che col nome ancora,
d'Amar, ahi lasso! Amaramente insegni;
Amarilli, del candido ligustro
più candida e più bella,
ma de l'àspido sordo
e più sorda e più fèra e più fugace;
poi che col dir t'offendo,
i' mi morrò tacendo; [...].10
Cette Amaryllis, enfin, dans la tradition qui la concerne, ne parle presque jamais : ce sont les autres, normalement, qui la nomment, qui en décrivent la beauté, les exigences, l’insensibilité.
Ici, finalement, le titre annonce une véritable nouveauté : c’est la belle qui parle à Tityre. Et, qui plus est, elle le fait dans un recueil où tant de femmes fortes, amoureuses ou héroïques, anciennes et modernes, font retentir leur voix à la gloire de leur sexe. Que dira donc notre fière, moqueuse et insaisissable bergère ? Surtout, comment se présentera-t-elle à son ami, et à ses lecteurs ?
De ce point de vue, à la différence de ce qui arrive pour le cadre virgilien, toute attente est déçue. L’éthos de l’Amarylle scudérienne reste plutôt neutre : il n’y a ni corps, ni beauté, ni irritation, ni ordres, ni moquerie. Il y a, au contraire, par-ci par-là quelques hésitations inattendues (« si je ne me trompe »), des offres assez respectueuses (« voulez-vous que je vous conduise… », « laissez que je vous conduise… »), des prières (« je vous en conjure »), des aveux d’infériorité (« comme vous le savez plus que moi »). Si quelque reproche est fait, il est voilé11, respectueux et étouffé par le désir, typiquement « rhétorique », de convaincre le destinataire : un but, celui-ci, qui exclut toute opposition directe, qui oblige à employer les « topoï » d’une « doxa » commune et à employer, si possible, les arguments mêmes d’un interlocuteur qui ne doit surtout pas être réduit à la condition d’adversaire.
Notre Amarylle, donc, en prenant la parole et accédant par cela même à une nouvelle existence littéraire, perd en même temps, et paradoxalement, substance et vie, victime…de l’Argumentation, une typologie textuelle qui tend à parasiter et à vider toute autre forme, y compris (et surtout) la narration avec tous ses personnages fictionnels. En outre, dans cette fonction dépersonnalisante l’argumentation peut compter sur un allié important, rare dans le recueil, mais véritable protagoniste dans cette harangue qu’il contribue à rendre exceptionnelle : la Description.
Dans son article précédemment cité, Rosa Galli Pellegrini souligne une différence importante entre la première et la deuxième partie des FF.II. du point de vue de la classification traditionnelle – qui s’est toujours fondée sur Aristote12 - du discours rhétorique dans les « genres » judiciaire (genus judiciale), délibératif (genus deliberativum), épidictique ou panégyrique (genus demonstrativum). Bien qu’il soit souvent difficile d’attribuer à des discours complexes l’appartenance exclusive à telle ou telle autre typologie, elle met en relief la prépondérance relative des deux premiers genres dans le premier volume, et du genre épidictique dans le second. Dans la perspective d’une attribution auctoriale, on pourrait y voir le passage d’un auteur (Georges) à l’autre (Madeleine); dans une perspective d’histoire littéraire constater – comme elle le fait - le parallélisme avec l’essor d’un goût romanesque contemporain s’opposant à une vision dramatique – et théâtrale - du monde; dans une perspective textuelle, enfin, observer l’intrusion, dans le tissu argumentatif, de morceaux descriptifs, quasiment nécessaires dans tout panégyrique.
Le choix qu’elle fait de présenter le discours d’Amarylle à Tityre comme exemple du genre “démonstratif” est, étant donné les caractéristiques de ce texte, très efficace; sur le plan textuel, pourtant, nul exemple ne fut jamais si prototypique et, par là, paradoxalement, si solitaire. L’effacement de l’éthos du locuteur s’y accompagne d’un sujet – “que la vie champêtre est préférable à celle des villes” - de par sa nature tendant à une impersonnalité qui exclut des cas de conscience déchirants (v., par ex. ”Que la mort vaut mieux que la servitude”, dans la Ière harangue de Polixène à Pyrrhus), ou laisse le champ libre à des problèmes sentimentaux concernant des circonstances et des actants précis (comme dans le discours d’Armide à Renaud, où on déclare “que tout est permis en l’amour comme en la guerre”); ou bien, enfin, il s’associe à des analyses de “situation” avec, encore une fois, une inévitable implication de personnages (ex. : “Qu’on peut être esclave et maîtresse”, dans le XIIe discours, de Briséis à Achille). Toutes ces absences, qui ne se retrouvent ensemble qu’ici, nous amènent à une conséquence inévitable, elle aussi très rare dans le genre “harangue”: l’effacement presque total de toute typologie non argumentative, sauf une.
Qu’en est-il, par exemple, de la fonction émotive et des typologies textuelles qui lui sont liées, centrées sur le destinateur, quand le destinateur est presque “vide”? Elle ne se réduit qu’à une nuance de nostalgie qui teinte certains tableaux, ou à un ton plus vibrant quand il est question d’allusions morales. D’autre part, ce qui est conatif reste, dans la rhétorique “démonstrative”, estompé, indirect, parce que le but est ici de convaincre, et non d’ordonner. Mais ce qui est plus frappant, c’est la disparition de tout morceau narratif, de toute action ponctuelle qui puisse renvoyer à des personnages déterminés (destinateur, destinataire ou autre). Cette suppression, dans le discours d’éloge, est normalement difficile: l’”inventio” traditionnelle prévoyait expressément des preuves à l’appui des thèses soutenues, et les classait avec soin. Les “exempla” en formaient un élément fondamental, et offraient autant d’ébauches narratives car il y était question d’événements spécifiques, d’actions proposées à l’admiration ou au blâme, comportant souvent des épilogues instructifs pour leur singularité et impliquant donc des personnages réels ou fictionnels. Rien de tout cela dans notre texte: l’éloge de la vie champêtre se résout en une longue description achronique, où les actions présentées de temps en temps ne constituent que des actes habituels, cycliques, ne donnant lieu à aucun récit et ne formant qu’un élément de l’aspectualisation descriptive et du figement temporel.
En soi, le lien entre description et genre épidictique ne peut étonner: comme le rappelle Jean-Michel Adam, l’ekphrasis qui, par le langage, place sous le regard du destinataire un objet dans tous ses détails constitue un facteur très important de persuasion “par évidence”, et c’est à ce titre qu’elle entre pour la première fois dans la réflexion des théoriciens de l’Antiquité et dans leurs traités de rhétorique13. Ce qu’il faut souligner, pourtant, ce sont ici deux faits particuliers qui ont des conséquences importantes: le premier est, comme on l’a dit, une présence solitaire de la description dans la harangue; le deuxième naît du sujet lui-même, fondé sur une opposition (campagne vs ville) capable de transformer une simple “topographie”14 en véritable débat oratoire axé autour des pôles de l’éloge et du blâme.
C’est justement dans cette présence totalisante qu’il faut chercher l’une des causes de l’exceptionnelle longueur du texte, évoquée au début de cette analyse: elle répond parfaitement à ces caractéristiques typologiques du “genre” descriptif que l’on se plaît le plus souvent à critiquer: le manque de mesure définitionnelle, sinon d’ordre, l’absence d’une structure, la tendance à l’accumulation et à la répétition qui favorisent le débordement, et ainsi de suite15. Mais c’est le deuxième élément qu’il faut maintenant souligner, car il nous fait sortir du domaine de la quantité et de l’apparence extérieure du texte, pour nous faire entrer dans celui de la “qualité” : une qualité stylistique qui fait sens et qui répond en profondeur à l’inspiration de l’auteur.
Un relevé ponctuel des lieux communs formant le tissu de la harangue nous donnerait une liste interminable: on y trouverait le thème traditionnel de l’opposition entre Art et Nature:
…et que ce cristal mouvant est délicieux à ceux [……] qui savent faire comme il faut le discernement des beautés de l’art et de la nature…
où la Nature (« œuvre de la main de Dieu », et sans rivaux à la campagne), triomphe sur l’Art (œuvre de l’homme, et caractérisant la ville) ; on y rencontrerait le topos du locus amoenus avec toutes ses variantes; celui du locus horridus, mais euphémisé car ici tout ce qui est naturel doit être, d’une façon ou d’une autre, positif:
Que si de ces beautés paisibles vous voulez passer à celles qui mêlent à leurs charmes je ne sais quoi de terrible, et qui donne de l’horreur en divertissant16, nous avons des précipices effroyables. Nous avons des rochers dont le sommet touche les nues, et d’où il descend des torrents si furieux que leur chute fait autant de bruit que le tonnerre et que la mer. On dirait que ce sont des montagnes de neige qui se précipitent les unes sur les autres, tant ces eaux sont écumantes ; et l’on dirait, à les voir rouler et bondir avec tant d’abondance et tant d’impétuosité, qu’elles veulent submerger toute la terre. Cependant, elles ne sont pas plutôt tombées dans un gouffre qui est au pied de ce rocher dont elles sortent, qu’elles se cachent dans l’abîme pour aller sans doute rendre leur tribut à celles dont elles viennent.
On y admire les « forêts dont l’obscurité, le silence et la vieillesse semblent imprimer du respect à tous ceux qui s’y promènent » comme dans les Solitudes baroques, on y célèbre l’abondance des fleurs et des produits du sol, la libéralité des bergers, leurs chants et leurs fêtes, version tout à fait paisible des jeux et des fêtes prototypiques décrites par Homère dans le célèbre bouclier d’Achille17. Tous les ruisseaux, ou presque, y paraissent de cristal, la glace de l’hiver, loin de faire trembler de froid, forme d’admirables diamants, et ainsi de suite. Ce n’est là que l’une des conséquences d’un fait majeur : le sujet principal arboré dans l’Argument ne constitue, lui aussi, qu’un ancien lieu commun dont les innombrables avatars sont inscrits dans notre culture, et qui, pour revenir à l’intertexte latin, reprend, mais quelquefois à l’envers, des échos virgiliens. A partir de son origine même, donc, toute la harangue ne constitue qu’une sorte d’épitome de stéréotypes culturels et d’allusions littéraires: un tour de force offert au lecteur cultivé pour un jeu de reconnaissances et de renvois; mais un tour de force qui, pour réussir et pour ne pas ennuyer, ne pouvait pas compter que sur une banale accumulation de clichés ou sur leur distribution ingénieuse. Un choix esthétique est à l’œuvre dont la portée est –aussi- métalittéraire et qui agit à tous les niveaux du texte: genre, sujet, typologie textuelle et style. Ce choix se fonde sur l’opposition, véritable “moteur” de l’écriture.
L’opposition, certes, est un élément fondamental de tout discours rhétorique, où l’on ne fait, le plus souvent, que mettre en scène les deux cornes d’un dilemme; mais toutes les oppositions ne sont pas égales, et, quelquefois, elles ne sont qu’apparentes. Il suffit pour s’en rendre compte d’examiner les “arguments” de ce volume. Quelquefois tout se joue dans le cadre de la “ doxa”, quand on plaide “pour” ou “contre” l’opinion commune (“ Que les apparences sont trompeuses”, XVIIIe harangue; “Que la beauté n’est pas un bien”, VIIIe); quelquefois, au contraire, ce sont deux harangues qui se répondent à l’intérieur de l’œuvre, en soutenant des thèses antithétiques selon une tradition qui remonte aux Sophistes (“Que l’amour ne doit pas mourir avec l’amante”, VIe; “Que l’Amour ne doit pas aller jusqu’au Tombeau”, VIIe); quelquefois, enfin, l’opposition n’est qu’apparente car elle se fonde sur la présence, dans l’”argument”, de deux termes qui, malgré leurs dénotations et/ou connotations divergentes, n’expriment en réalité qu’une seule idée: c’est le cas de la XIIe harangue (“Qu’on ne peut être esclave et maîtresse”), ou de la XXe (“Que tout est permis en l’Amour comme en la Guerre”). Or, notre texte appartient à une dernière catégorie, celle ou le dilemme forme la substance même du sujet traité: mort ou servitude18? amour ou honneur, honneur ou amour19? Et finalement, campagne ou ville? Des quatre exemples référables à cette typologie, le discours d’Amarylle est le seul qui, comme on l’a souligné, reste au dehors aussi bien de la morale que du sentiment: l’opposition qui le constitue rend compte en effet d’un contraste objectif, concret, qui fracture et fait basculer non pas la conscience, mais le monde. C’est donc très légitimement autour de cette fracture que la description s’organise, dans le texte, en y puisant son principe informateur; si elle est “baroque”, ce n’est pas pour une pure question de mode.
Voilà pourquoi, dès le début, tous les éléments du décor –minéraux, végétaux, animaux et humains- non seulement reçoivent du relief et de la lumière grâce au jeu des contrastes entre leur version “positive” (à la campagne) et “négative” (dans la métropole), mais, chaque fois qu’ils apparaissent ils portent en eux-mêmes les marques de cette blessure, lisibles dans l’instabilité passive du changement tout comme dans celle d’une universelle vitalité “agissante” : l’or et les diamants de Rome, faute de mieux, on les voit “éclater”; la rosée ne se borne pas à décorer, mais “épanche” des perles “sur l’émail des prairies”; et l’eau des fontaines en profite tout de suite pour se montrer topiquement et oxymoriquement comme un “cristal liquide”. Chaque paysage, qu’il soit urbain ou non, ne nous offre pas un tableau, mais met en scène un drame. A Rome, par exemple, le soleil est un véritable personnage, doué de pensée et en lutte avec fumée et brouillards:
A Rome on ne le voit presque jamais sans nuages : les brouillards et la fumée offusquent une partie de ses rayons. On dirait qu’il est fâché de n’être occupé en ce lieu-là qu’à éclairer des fourbes, des adulateurs et des esclaves volontaires. On penserait, dis-je, qu’il y cache une partie de sa lumière, parce que sa chaleur ne sert qu’à sécher la fange des rues ; à la campagne, cette lutte se transforme en l’œuvre bénéfique d’un jardinier : au lieu que chez nous, lorsqu’il commence à paraître, il n’a qu’à dissiper les innocentes vapeurs qui s’élèvent de la terre ; qu’à sécher la rosée qui mouille nos prairies ; qu’à faire épanouir nos roses ; qu’à donner un nouvel émail à toutes nos fleurs ; qu’à peindre les ailes de nos papillons ; et qu’à recevoir les vœux de tous les bergers de nos hameaux.
Son apparition, ensuite, met en mouvement un monde panique où tout est animé, et tout se lie par un jeu d’actions et réactions conscientes qui s’orientent selon des lignes de force hiérarchiques et royales :
…les premiers de ses rayons ne commencent pas plutôt de semer la pourpre, l’or et l’azur en quelques endroits du ciel qu’il semble que toute la Nature s’en réjouisse. Les ténèbres de la nuit se dissipent ; les étoiles disparaissent par respect ; les oiseaux s’en réveillent en chantant ; nos troupeaux veulent sortir des bergeries ; et tous nos bergers et nos bergères qui ne se lassent jamais de voir une même chose quand elle est belle, admirent toujours davantage ces merveilleux amas de riches et vives couleurs qui s’épanchent sur toutes les nues à l’arrivée de ce bel Astre. Ils admirent, dis-je, ces belles impressions de lumière qu’il communique à tous les objets qui sont capables de les recevoir ; il dore les sommets de nos montagnes, il argente la surface de nos ruisseaux, et par de longs rayons lumineux il perce l’épaisseur de nos forêts seulement pour les rendre plus agréables et non pas pour en ôter la fraîcheur, ni pour en dissiper l’ombrage. Le matin il nous permet de le regarder, à midi il souffre que nos bois nous défendent de sa chaleur, et le soir il nous fait voir son images dans nos rivières et dans nos fontaines, mais si éclatante et si merveilleuse que tous les diamants qui sont au monde ne sauraient égaler la beauté du moindre de ses rayons. Lorsqu’il ramène le jour, il nous fait espérer de le voir bientôt par le superbe appareil qui le devance ; et lorsqu’il nous le dérobe il semble nous assurer, par l’abondance des richesses qu’il emploie à peindre le ciel de cinabre, d’or bruni et de toutes les couleurs les plus vives et les plus sombre, que son absence ne sera pas longue et que nous le reverrons en peu d’heures aussi lumineux qu’auparavant.
Quand il est question d’êtres vivants, cette animation touche à l’hyperbole et l’opposition devient guerre, comme dans le cas –topique lui aussi- du chant des rossignols :
On dirait, à les [les oiseaux] entendre chanter, qu’ils disputent entre eux à qui remportera le prix de la victoire ; mais entre les autres, admirez ce savant Maître de musique qui les surmonte tous par les moindres de ses chants. Aussi ont-ils tous honte de leur faiblesse ; ils se taisent par impuissance et par respect ; et les seuls rossignols comme lui vont avec armes égales essayer de le vaincre, et de se vaincre l’un l’autre. Oyez comme celui-ci passe admirablement ses cadences, comme il abaisse sa voix, comme il la soutient, comme il la pousse ; et avec quelle justesse il anime ses chansons. Celui qui lui répond a un charme tout particulier : il est plus languissant et plus amoureux ; mais comme il est plus faible que l’autre, je pense qu’il sera vaincu. Oyez comme ils redoublent leurs efforts : on discerne même de la joie en celui qui se trouve avoir de l’avantage ; et de la douleur, et de la colère en celui qui sent diminuer ses forces. Le voilà, berger, qu’il n’en peut plus ; ses passages sont moins justes, quoique plus fréquents ; la douceur de sa voix se change ; il ne chante plus que par désespoir ; je le découvre à travers ces feuilles qui chancelle ; ses pieds ne peuvent plus serrer la branche qui le soutient ; je le vois qui tombe de dépit ; et qui, en tombant, murmure encore quelques notes languissantes, et perd plutôt la vie que la voix ;
Même l’immobilité et le silence, dans ce contexte, sont l’indice de la concentration tendue qui précède inévitablement le choc ou l’éclat, et tiennent en suspens le voyeur qui guette à la recherche d’un plaisir un peu trouble :
Cependant il est certain que l’on ne peut quasi trouver rien plus propre à divertir que de voir plusieurs bergères avec des lignes à la main et gardant toutes un profond silence, de peur que par le bruit qu’elles feraient le poisson qu’elle veulent prendre ne s’enfuît et ne s’éloignât du bord de l’eau. L’une accommode ses hameçons sur le rivage du Mince ; l’autre jette sa ligne dans la rivière, et paraît quasi être sa statue, tant elle est attentive à ce qu’elle fait.
Quand l’éclat arrive, c’est une explosion d’agitation et de contrastes entre torsions argentées et immobilité verte, entre vie et mort :
Celle-ci, par une action aussi subite que plaisante, lève le bras, tire la ligne, et toute réjouie de sa prise jette un poisson sur le rivage, qui se courbe, qui se redresse, qui s’allonge, qui se raccourcit, qui fait encore plusieurs bonds sur l’herbe, et qui fait éclater ses riches écailles d’argent parmi les émeraudes de la prairie.
Une agitation qui, sur le même canevas, se multiplie vite, en multipliant les victimes, les détails et, bien entendu, le divertissement du lecteur ; le niveau du contraste s’élève en cumulant mouvements et figures car la métaphore (poissons = vague vivante) devient métonymique (la vague contient les poissons), la mort s’exprime par les bonds les plus rapides de la vie, et la comparaison véhiculée par le même substantif aboutit à une opposition déchirante20 (fraîcheur de l’herbe vs fraîcheur de l’eau) :
Mais ce qui est le plus divertissant est de voir nos bergers tous chargés de filets pour aller pêcher quelque étang. C’est là que lorsqu’ils sont heureux ils font voir, en tirant leur rets, une vague vivante qui s’épanche sur le bord par la multitude et par la diversité des poissons qu’ils prennent. Les uns sautent par dessus les filets, les autres plus heureux se sauvent ; les autres s’entortillent davantage en voulant se dégager ; et tous ensemble font tous leurs efforts pour sauver leur vie et pour échapper de ce qui les retient. Mais c’est en vain qu’ils se débattent : dès qu’ils ont changé d’élément, il faut qu’ils meurent, et la fraîcheur de l’herbe n’est point pour eux ce que leur est la fraîcheur de l’eau.
Y a-t-il lieu de s’étonner, si ce mouvement « innocent » prend, quand on parle de Rome, un tour bien différent ? Qu’il s’agisse de la lutte du soleil contre les vapeurs malsaines, de l’éclat des métaux, des agitations intérieures d’esprits inquiets, il se déroule dans un paysage stérile :
souffrez donc que je vous mène sur nos collines et dans nos vallons afin de vous faire avouer que leur abondance doit être préférée à la stérilité des sept montagne de Rome ;
il est connoté par des manques ou des pertes :
La neige qui dans les cités perd toute sa blancheur dès qu’elle tombe et qui ne se conserve au plus sur les toits des maisons, fait ici de riches panaches des branches de nos cyprès, de nos cèdres et de nos sapins ;
et au milieu d’un décor somptueux de porphyres, jaspes et diamants21, qui pourtant viennent venant de la terre obscure, le mouvement descriptif se raidit, en se transformant en répétition uniforme :
Il y a encore une chose dans les villes qui me semble insupportable : c’est que l’on dirait qu’il n’y a qu’une saison en l’année pour tous ceux qui l’habitent. Ils voient toujours les mêmes choses, ils ont les mêmes occupations ; leurs maisons sont toujours égales ; leurs plaisirs ne changent point ; et excepté qu’ils ont froid et chaud, selon les diverses températures de l’air, il n’arrive nul changement en leur vie.
Tout ceci ne va pas sans conséquences sur la condition et le caractère des hommes : ils y paraissent libres, mais ils y sont esclaves ou de l’ambition ou de l’avarice et leurs actions ne sont aucunement « innocentes » : au lieu de cultiver des herbes salutaires, on y fait trésor de poisons pour tuer ou pour se tuer ; on se marie sans amour quand il faudrait le faire par amour ; et le poignard n’est pas si utile contre les ennemis que contre ses amis et même contre sa maîtresse. Dans cette écriture qui procède par contrastes, la ville nous montre en somme l’antithèse des antithèses, le grand monde à l’envers des cauchemars baroques. Un monde où l’on dirait que des forces cohérentes sont à l’œuvre pour relier hommes et milieu.
Des siècles, des pays, étudiez les mœurs ;
Les climats font souvent les diverses humeurs22
La théorie des climats, à laquelle Boileau fait allusion dans ces vers de son Art poétique en la déclinant sur le plan littéraire, s’élabore à partir d’Aristote23, passe en France dans les écrits de Bodin24 et devient célèbre avec Montesquieu en gardant toujours, dès ses débuts, une valeur socio-politique. Dans notre harangue on s’aperçoit tout de suite qu’elle forme une sorte de cadre doxique de toute l’argumentation, car l’antithèse campagne-ville ne concerne pas que les lieux, mais surtout, comme on vient de le voir, les “peuples” qui les habitent. Déjà, à partir de l’incipit, les “campagnes” apparaissent tout de suite personnifiées, avec des “vertus” qui correspondent en réalité aux traits de leurs habitants:
...soit pour l’agrément des personnes, pour la pureté des moeurs, pour l’innocence des plaisirs, pour la félicité de la vie ou pour la véritable vertu nos campagnes doivent être préférées à la pompe des plus superbes villes ;
ensuite, toute une série d’éléments insiste sur la même notion. Le charme des divers « loci amoeni », par exemple, agit immédiatement sur les esprits, comme dans le cas des grottes « où le soleil n’entre jamais », et qui cependant « ne laissent pas de plaire »:
Elles ne sont tapissées que de mousse ; cependant, le silence et la fraîcheur qu’on y trouve font que l’on y rencontre du plaisir. L’on y rêve avec tranquillité et avec douceur ; et comme si l’on était seul en toute la nature, l’on peut y jouir paisiblement de tous les charmes de la solitude ;
le « faible murmure » des claires fontaines est « plus propre à endormir avec volupté qu’à éveiller avec chagrin », et même
toutes ces grandes routes où le jour permet à peine de distinguer les couleurs et où l’on doute presque que le feuillage ne soit plutôt noir que vert ne laissent pas d’avoir de quoi divertir l’esprit et les yeux d’un berger mélancolique.
Comment donc s’étonner de la « libéralité » des bergers, de l’innocence « de leurs amours », ou bien de « la modestie » des bergères, de « la sincérité de leurs discours » et de « la sérénité qui paraît dans leurs yeux » ? De l’adresse et du courage toujours loyaux de leurs jeux, de la sagesse de leurs assemblées ?
La puissance de ce lien entre nature, caractère et vertu, qui agit de façon cohérente avec une ancienne tradition littéraire et qui marquera de façon plus consciente le siècle suivant, est telle qu’il peut être employé même comme antidote partiel à l’un des stéréotypes les plus communs qui a survécu jusqu’à notre passé récent : celui de la beauté blanche, de la peau fine et délicate que le travail en plein air n’a pas pu abîmer.
Au reste, la beauté de mes compagnes, si je ne me trompe, ne doit point céder à celle des Dames Romaines. Vous me direz, peut-être, que quand il serait vrai, qu’elles auraient les traits du visage aussi parfait et l’air aussi agréable, du moins ne pourrai-je pas nier que le hâle de la campagne ne leur gâte le teint, et n’en détruise toute la fraîcheur. Mais outre que l’épaisseur de nos forêts les défend de cet ennemi, j’ai à vous dire que le hâle est plus supportable que le fard et que la naïveté est plus charmante que l’artifice. Pour nous, Berger, nous paraissons telles que nous sommes : nous n’avons point d’autres miroirs que nos fontaines, ni point d’autre fard que la rosée.
Pour ce qui est de la ville, le milieu agit naturellement –comme on l’a vu- en sens contraire. Non seulement les citadins ont plus de peine et moins de plaisir ; ce qu’ils acquièrent par des voies injustes, ne se peut sans doute posséder qu’avec inquiétude. Ils craignent leurs envieux, leurs ennemis et leurs voleurs ;
mais, comme un organisme infecte, la ville est une source de mal capable non seulement de corrompre ses habitants, mais tout ce qui l’entoure :
Allons donc, berger, allons dans une de ces forêts dont l’obscurité, le silence et la vieillesse semblent imprimer du respect à tous ceux qui s’y promènent. Si cette sombre forêt était aux portes de Rome elle ne serait remplie que de voleurs ou de criminels fugitifs, au lieu qu’ici nous ne trouverons que des cerfs, des biches, des chevreuils et des daims.
La force d’une telle critique, qui parcourt tout le texte, oblige alors de sortir de l’intertexte virgilien et de lire ces mots dans une optique non seulement topographique, mais aussi temporelle. Rien de plus habituel, pour l’époque et pour ce genre littéraire, que d’établir en effet des liens entre la stéréotypie du « topos » et un emploi métaphorique qui le projette vers l’actualité, en conférant à la pastorale une dimension exemplaire en morale et en politique. C’est Baro, par exemple, qui fait dire à Silvandre, dans la cinquième partie de l’Astrée, bien avant notre harangue
Qui vit jamais un siècle plus dépravé ? qui a jamais vu régner si peu d’ordre en la nature qu’il faille désormais juger les hommes par leurs biens et les estimer riches par la seule chose qui n’est point à eux ?25 ;
et à la fin du siècle c’est La Bruyère – né tout de suite après l’édition de notre texte26 - qui ne trouve rien de plus approprié, pour parler du bon et du mauvais gouvernement, que d’avoir recours à la métaphore pastorale :
Quand vous voyez quelquefois un nombreux troupeau qui, répandu sur une colline vers le déclin d’un beau jour, paît tranquillement le thym et le serpolet […] le berger soigneux et attentif, est debout auprès de ses brebis ; il ne les perd pas de vue, il les suit, il les conduit, il les change de pâturage[…] Quels soins ! quelle vigilance ! quelle servitude ! Quelle condition vous paraît la plus délicieuse et la plus libre, ou du berger ou des brebis ? […]
Le faste et le luxe dans un souverain, c’est le berger habillé d’or et de pierreries, la houlette d’or en ses mains ; son chien a un collier d’or, il est attaché avec une laisse d’or et de soie : que sert tant d’or à son troupeau ou contre les loups ?27
Rien ne se prête donc mieux que l’univers artificiel, mais hautement symbolique, des bergers à un discours « politique », moral ou idéologique : de ce point de vue notre harangue ne fait pas exception, bien au contraire. La question est de savoir de quel discours il s’agit exactement et d’en retrouver les mobiles.
Le lien entre pastorale (poésie, roman et théâtre confondus) et le contexte historique qui la produit est du reste bien connu, et il a souvent été étudié. Comme le souligne Stéphane Macé en parlant de la poésie,
il semble que les grandes étapes de l’évolution de la poésie pastorale [...] correspondent le plus souvent à des périodes historiquement troublées: les contemporains de Théocrite sont encore confrontés aux incertitudes liées à la mort d’Alexandre [...]; Moschos (et probablement Bion) sont les témoins de la conquête romaine; les Bucoliques de Virgile reflètent les luttes de la République agonisante [....]; la poésie pastorale baroque [...]est [...]le reflet d’une crise profonde dont le souvenir a hanté toute la première moitié du siècle.28
L’étendue temporelle et la diversité des exemples évoqués montre toutefois la complexité d’un univers littéraire qui, grâce à l’anachronisme, à la figuration, à l’amplification29 et à une stylisation marquée tend vers la polysémie du mythe. Rien que pour l’époque qui nous intéresse, on a parlé de relation entre pastorale et crise existentielle, ou religieuse30, entre pastorale et libertinage31, entre pastorale et mythe de l’âge d’or32, entre pastorale et utopie, pastorale et esprit bourgeois33. En outre, le lieu commun déjà virgilien de l’opposition ville-campagne avait engendré, dans la première moitié du siècle, une véritable mode où les idées de retraite, de calme et de contemplation alternaient avec celles d’évasion amoureuse et de travaux rustiques, et où la vie des champs était invariablement préférée à la celle de la ville.
Si l’on examine pourtant le discours d’Amarylle “du côté de la ville”, on n’a guère l’impression qu’il se borne à suivre une mode; on constate que le ton y est singulièrement âpre, et que de la condamnation des moeurs on passe assez vite à celle des lois et des rois. La critique à la cruauté des fêtes romaines, par exemple, s’adresse d’abord au peuple:
mais, ô Tityre, que ces fêtes et ces jeux ont quelque chose de tyrannique et de funeste ! et qu’il est difficile aux personnes raisonnables de se réjouir en voyant tant de malheureux ! ce qu’on appelle délice ne doit point être mêlé d’amertume : le ris et les larmes ne doivent point être vus ensembles ; et le sang répandu ne doit pas même plaire dans les batailles, à plus forte raison dans les divertissements. Cependant, les plus agréables que l’on ait à Rome sont de voir des Rois enchaînés, et quatre mille gladiateurs qui s’égorgent pour les plaisirs du Peuple Romain. O Berger, quel doit être ce Peuple qui se divertit à voir des rivières de sang, et des montagnes de morts ;
mais bientôt elle vire à une réflexion toute politique et juridique, car elle contient l’idée d’usurpation et oppose l’image positive de César, dernier républicain qui ne voulut jamais devenir tyran, a un comparé négatif implicite qui, si l’on se place à l’époque virgilienne d’où vient Amarylle, ne peut qu’être Auguste, le premier empereur :
Pour moi, Berger, si je vois un semblable spectacle, j’aurais plus de compassion pour les vaincus que d’estime pour les vainqueurs : enfin, à vous dire les choses comme je les pense, je ne vois point de plaisirs innocents dans Rome. L’on y insulte sur les malheureux, et l’on y fait périr des esclaves infortunés ; l’on y traîne des Rois captifs après avoir usurpé leurs royaumes, et l’on y écoute et l’on y regarde non seulement sans horreur, mais avec satisfaction, les dernières plaintes et les dernières actions des mourants. César, à ce que l’on dit, pleura, après la bataille de Pharsale, sur ce grand nombre de corps qu’il vit sans vie et sans mouvement ; mais à Rome on rit de ce qui le fit pleurer, et l’on appelle une fête de réjouissance ce qui devrait plutôt se nommer un deuil public.
Face à la généreuse égalité des bergers voilà donc que s’érige la figure du « Prince », devant lequel l’orgueil romain se transforme en honteuse servilité :
A Rome, tous ceux qui l’habitent cherchent à s’approcher du Prince ; dans nos bois, nous ne cherchons que nos égaux. A Rome, ils ne veulent point de maître, et ne laissent pas de baiser la main qui les enchaîne ; et dans nos hameaux nous obéissons à nos anciens bergers avec autant d’affection que de franchise ;
de façon que, quand il est question de lois, la différence entre les lois des deux mondes ne concerne pas leur justesse, mais la relation entre puissants et sujets, entre forme et substance :
A Rome, ceux qui font les lois s’en moquent et ne les observent point ; et dans nos forêts les plus sages pasteurs instruisent par leur exemple, plutôt que par leur parole. Oui, nous faisons ce qu’ils font, plutôt que ce qu’ils nous disent, et nous ne connaissons point parmi nous d’infracteurs de nos lois ni de nos coutumes.
Un lien entre politique et morale est ainsi établi, qui clôt le cercle reliant milieu, système politique et mœurs des habitants; le pouvoir du Prince est profondément immoral et rend immoral son peuple :
Pour Rome, il n’en est pas sans doute ainsi : tout le monde se réjouit du malheur d’autrui : ceux que le Prince ne regarde pas de bon œil sont abandonnés de ceux qu’ils ont le plus obligé, quelque vertu qu’ils puissent avoir ; et ceux au contraire qu’il favorise, quand ils seraient les plus vicieux et les plus imparfaits des hommes, ne laissent pas d’avoir non seulement des amis, mais des adorateurs et des esclaves.
C’est enfin grâce à l’emploi traditionnel de la métaphore pastorale que les deux mondes apparemment opposés, ville et campagne, se superposent dans un réquisitoire passionné et détaillé en même temps contre le mauvais Prince –berger qui fait souffrir ses brebis-sujets et se transforme en tyran
Il n’en est pas ainsi de quelques-uns de ces Princes qui devaient être pasteurs : ils ne veulent pas aimer leurs troupeaux, ni se soucient pas d’en être aimés, pourvu qu’ils en soient craints ; ils se servent plus de houlette pour les effrayer que pour les rassembler ou pour les défendre ; au lieu de leur choisir et l’herbe et les eaux, ils veulent que leurs troupeaux servent à leur utilité et à leur magnificence ; au lieu de les garder comme nous faisons, en renversant l’ordre ce sont les troupeaux qui gardent les bergers, au lieu (dis-je) que c’est à eux de les garantir de toutes sortes d’incommodités, ce sont eux au contraire qui leur en causent tous les jours. Quand ils sont malades, bien loin de leur chercher des remèdes, ils augmentent leurs maux par leurs tyrannies, et quand ils sont sains ils n’ont garde de les parer, puisqu’ils les dépouillent de leurs ornements naturels. Nous voulons que nos troupeaux soient gras, et ils veulent que les leurs soient maigres et faibles. Enfin, Berger, non contents de prendre leur toison pour en faire après la pourpre dont ils font leurs plus riches habillements, ils l’arrachent avec violence : l’on peut dire que cette pourpre qui les couvre emprunte plutôt la couleur du sang de leurs troupeaux que de l’industrie de ces excellents artisans dont on fait tant de cas à Rome. Ah, Berger, si nous avions de semblables pasteurs parmi nous autres, nous les bannirions de nos prairies ; […]. Ah, Tityre (encore une fois) que c’est une dangereuse chose qu’un Souverain qui n’est point bon pasteur ! et qu’il vaudrait bien mieux prendre un simple berger pour en faire un Roi que d’avoir un Roi qui ne pût être berger ! Je sais que vous me direz qu’il se trouve aujourd’hui un Prince dont la douceur, la clémence et la bonté méritent qu’on lui donne le nom de pasteur, plutôt que celui de tyran, et qu’Auguste, après avoir ramassé son troupeau, est un des meilleurs bergers qui porta jamais houlette. Mais dites-moi un peu, combien de bergers il a désolées pour faire ce troupeau ? combien de sang il a répandu, combien de pasteurs il a égorgés, combien de tigres, de panthères et de loups ont servi à faire des déserts des plus belles prairies de cet Empire, et combien d’innocents agneaux ont éprouvé sa fureur, auparavant que d’éprouver sa clémence ? Parlez, Berger, je vous en conjure, et répondez-moi précisément. Non, non, je vois bien par votre silence que vous ne me pouvez contredire, et que vous êtes contraint d’avouer qu’il se trouverait plus de pasteurs qui seraient bons Princes, que de Princes capables d’être bons pasteurs.
Serait-il téméraire de mettre en relation ces mots avec la « crise profonde des valeurs aristocratiques, que l’on tente de restaurer dans un monde littéraire » comme compensation face « à l’évolution du contexte socio-politique »34 ? Toujours est-il que la critique au pouvoir du Prince est très étendue, qu’elle ne se borne pas à cette seule harangue, bien au contraire ; et qu’à l’intérieur de celle-ci elle se prolonge encore en mêlant coutume et morale et en se terminant par l’éloge de ces héros « qui après avoir gagné des batailles […] ont été cultiver leurs terres » : exactement comme de bons feudataires des anciens temps, ceux qui passaient du champ de bataille à leur fief et de leur fief à la guerre quand le roi –bon pasteur les appelait. Le contexte historique, idéologique et, surtout, économique de la noblesse française des années 1640, à la veille des derniers affrontements de la Fronde, paraît s’adapter parfaitement aux stéréotypes et aux mythes les plus typiques de la tradition pastorale.
A côté des débats héroïques sur la mort et la servitude, sur la relation entre honneur et amour, sur le malheur, la mort, la haine, qui, tous, illustrent des enjeux éthiques dépassant l’horizon des personnages pour investir la sphère du comportement social, le débat ville/campagne dont il est question dans la harangue d’Amarylle ne fait donc pas figure de sujet bizarre ou mineur : comme le révèle, déjà, son exceptionnelle longueur, il se place au centre même du système de valeurs de l’œuvre entière, en conférant un sens plus large et exemplaire aux discours qui l’entourent et en les projetant sur la toile de fond des rapports sociaux et d’une idéologie qu’on pourrait définir, ante litteram, de classe.
Si, depuis Mme de Staël35, on est conscient de l’étroite36 relation entre société, idéologie et littérature, et l’on sait bien, grâce à la sociocritique, que cette relation n’est pas sans conséquences sur la nature même des genres, force est de constater que cette relation non seulement est évidente, dans les Harangues, mais qu’elle y est à l’œuvre de façon programmatique, se manifestant plus clairement précisément là où le discours idéologique perce à la surface du texte. Le discours d’Amarylle à Tityre est – y compris de ce point de vue- exemplaire, car il est trois fois problématique: par le genre qui le constitue, par celui qu’il évoque, par le discours qu’il tient sur ce dernier.
Le genre “harangue”, d’abord. Son statut de discours permet de ranger ce texte, comme on l’a vu, à l’intérieur du schéma habituel de la classification rhétorique. Mais le passage des “genres rhétoriques” aux “genres littéraires”, bien que leurs relations soient “étroites”, ne va pas sans poser de nombreux problèmes, qui ne se bornent pas – à notre avis - aux relations multiples dont parle Van Heslande:
Les trois genres rhétoriques peuvent se trouver dans une seule et même œuvre littéraire. Le Cid présente une scène d'exposition qui relève du genre démonstratif (I, 1), aussi bien qu'une scène marquée par le genre délibératif (les stances de Rodrigue, I, 6) et une scène caractéristique du genre judiciaire (II, 8). On peut donc dire du discours littéraire qu'il est en fait constitué d'une suite de discours articulés les uns aux autres, chacun de ces discours relevant d'un des trois genres rhétoriques.37
Ces problèmes s’ajoutent aux difficultés théoriques qu’on a plusieurs fois soulignées38 ; d’autant plus que ces « harangues » ne sont pas de véritables discours, mais des « représentations » de discours, où l’énonciateur est un personnage fictif (littéraire ou, en même temps, littéraire et historique), l’énonciataire dénoncé n’est qu’apparent, et le véritable destinataire est un lecteur dont on mobilise les souvenirs littéraires dans un jeu de renvois savants qui sentent le salon. C’est cette ambiguïté qui permet à Rosa Galli Pellegrini de repérer, dans l’ensemble de l’œuvre, les traces d’une évolution de la prédilection envers le théâtre à l’émergence d’un goût romanesque, même si les harangues ne sont, à proprement parler, ni des romans ni des œuvres de théâtre. Elles contiennent, toutefois, aussi bien les uns que les autres, et la pastorale en surplus. Dans un paysage littéraire où la tendance aux classifications aristotéliciennes rigoureuses s’oppose au goût du mélange, et où l’on vient d’achever de fameuses « querelles » -auxquelles Scudéry participa en se rangeant du côté de l’ordre- ces harangues font donc –de façon surprenante ?- figure de genre omnivore, qui tend à englober ses voisins. Un genre éminemment baroque, alors, où, par surenchère, des locuteurs féminins, orgueilleux et -comme on l’a vu pour Amarylle- politiquement engagés ne vont pas sans rappeler les « femmes fortes » typiques de la littérature et de la peinture de cette période « surprenante » et héroïque.
Même de ce point de vue, le discours d’Amarylle se situe au centre de l’inspiration du recueil. Il introduit, dans le genre « harangue », une littérature « pastorale » qui, elle aussi, est transversale aux classifications établies, s’infiltrant aussi bien dans la poésie que dans le théâtre ou dans le roman, et puisant sa raison d’être dans une géographie sociale plus proche du mythe que des règles. C’est en réalité surtout grâce au trait « pastoral » que le texte entre plus vivement dans l’actualité littéraire. Pour s’en rendre compte il convient, cette fois, de commencer par sa fin. C’est dans les dernier mots d’Amarylle qu’une relation de « genre » se fait jour deux fois pour conclure le discours :
Tant de vers et tant d’églogues que vous avez faites justifient bien mieux que moi les avantages de la vie champêtre : il suffira de se souvenir un jour que Tityre après avoir chanté les hauts faits d’Enée (comme il en a dessein) n’a pas dédaigné d’accorder sa musette et son chalumeau avec ceux de nos plus adroits bergers. […..]
[….]Mais souvenez-vous au moins, pour ne dire jamais rien contre cette vie bocagère, qu’au sortir de Rome vous avez été berger, comme vous l’étiez auparavant. Que vous avez porté la panetière et la houlette, et que de la même main dont vous allez écrire les plaintes de Didon et les louanges d’un Prince troyen, vous avez écrit les plaintes de Tityre à la bergère Galathée et les louanges de la vie champêtre.
Et l’ « Effet » pseudo-péritextuel complète le processus d’identification Tityre-Virgile en insistant sur le parcours du poète :
Le lecteur peut croire que ce discours fut persuasif, puisque Virgile, qui est le même que Tityre, ne regrette Rome que cette seule fois en toutes les Bucoliques, quoiqu’il fût trois ans à les composer. Il en employa encore après sept à la composition de ses Géorgiques, ouvrage de même nature, et qui contient toutes les occupations champêtres. Ainsi peut-on (comme je l’ai dit) sans que l’imagination soit gênée croire qu’Amarylle persuada en quelque façon Tityre, et que la diversité de ce grand paysage, assez artistement peint, et assez hardiment touché, ne déplût pas à ses yeux.
Le grand Virgile donc, eût-il été vivant, aurait apprécié le côté non oratoire, mais pastoral de la harangue ; et tout le temps employé pour composer les Bucoliques d’abord, et les Géorgiques ensuite ennoblit, par rapport à l’épopée, cette production champêtre.
Impossible, alors, de ne pas songer au lieu commun qui, depuis l’Antiquité (à partir de Virgile et d’Ovide) opposait genre pastoral et genre épique, aux réflexions du Moyen Age à ce sujet, et, surtout, aux tentatives du dernier XVIe siècle et du XVIIe d’établir, au contraire (par exemple à travers le roman pastoral « héroïque ») une filiation entre les deux et une parenté de l’un et de l’autre avec le roman. Dans ce débat, Scudéry (Madeleine ? Georges ? les deux ?) entre par le biais de l’allusion docte d’un côté, et par l’exemple de l’autre. L’allusion est celle d’un autre texte «bucolique », celui de Calpurnius Siculus, que Stéphane Macé cite dans son œuvre et qui écrivit ses églogues autour du 60 après J.-Ch :
Tum mihi talis eris, qualis qui dulce sonantem
Tityron e silvis dominam deduxit in urbem
ostenditque deos et "spreto" dixit "ovili,
Tityre, rura prius, sed post cantabimus arma39
Une sorte de progression conduisait, déjà, dans la pastorale ancienne elle-même, des « bergers » aux héros. La parenté entre pastorale et théâtre, que la deuxième partie du siècle soulignera, est au contraire passée sous silence40. Il s’agit là, déjà, d’un premier parti pris théorique. Mais au-delà de la définition de genre, la harangue montre sur bien des points - avec les omissions et les choix qui la constituent - les idées de l’auteur à ce sujet.
Rien à dire, par exemple, sur l’antagonisme Rome-Arcadie, qui appartient tout entier aux conventions établies et qui est illustré, en France, dans l’Astrée. De même que dans l’Astrée, il est représenté habituellement comme un antagonisme entre vertu et corruption. Ce qui reste toutefois exceptionnel ici, ce sont les accents violemment politiques dont cette représentation se pare. En outre, le fait que ces accents politiques appartiennent à une femme, s’il est cohérent avec l’univers héroïque des « femmes fortes », contredit de façon éclatante l’histoire d’un genre tendant à exclure les femmes d’un rôle actif. Que dire, ensuite, de l’amour ? Se pourrait-il que la politique et l’amour s’excluent mutuellement ? La passion qui faisait les délices de tant de spectateurs et de lecteurs, n’est ici que faiblement évoquée dans des tableaux secondaires. Pourtant, « Amarylle », « amour » et « amer » avaient bien, comme on l’a vu, un passé commun… Quant, enfin, à l’évolution des romans pastoraux, ils tendent à favoriser, après les années 1630, les valeurs familiales et bourgeoises au détriment d’une vision « chevaleresque » du monde :
Les romans les plus tardifs restent fidèles à cet éloge de la vie familiale et domestique [….] les couples enfantins et les familles comblées, qui au XVIIIe siècle règneront sans partage en Arcadie, ont déjà en partie supplanté, au milieu du XVIIe siècle, la société des amis et des chevaliers galants.41
Rien de tout cela dans cette harangue : il y est question, plus que de familles, d’une « société » heureuse, de ses fêtes champêtres, de la beauté de ses membres et, surtout, de leur « libéralité », de leur éducation, de leur dignité, que le contact avec la campagne rend en quelque sorte « naturelle » : des vertus plutôt élitaires, donc, liées à la race et au sang.
Je médite un second volume des Harangues, dont les sujets ne sont pas moins grands que les premiers : ils ont même quelque chose de plus piquant, et de plus propre à divertir
Voilà la promesse de Scudéry dans l’épître dédicatoire de la première partie. Le « piquant » auquel il fait allusion se cache surtout dans la modernité relative des sujets, tirés en partie de l’Arioste et du Tasse, dans l’amour qui en forme le noyau principal, et, aussi, dans le mélange des autres « genres » littéraires (non oratoires, non théâtraux) qui en forment la source, comme il le souligne dans le paratexte de la seconde partie :
J’ai voulu que tout contribuât quelque chose à sa structure ; que la Fable comme l’Histoire en fournît une partie des ornements.
Dans le discours d’Amarylle, même si de façon différente par rapport au reste de l’œuvre, cette promesse est doublement tenue, parce que la Fable et l’Histoire se superposent dans le mythe moderne d’Arcadie, qui voile, mais de façon transparente, le contexte politique réel. Les harangues ont, en effet, comme l’auteur le souligne galamment en s’adressant à son public féminin :
La Gloire de votre Sexe pour objet : et c’est par elle que je tâche d’achever l’Arc de Triomphe que j’ai achevé de consacrer à cette Gloire, en y ajoutant un trophée aussi superbe que glorieux, puisqu’il est composé des armes, des Sceptres et des Couronnes de tant de Rois que votre beauté a vaincue ;
mais, dans cette « gloire » typique d’une éthique aristocratique, dans ce « superbe », dans ces « triomphes » et « trophées », dans ce sexe héroïque qui s’élève au milieu d’une race féminine faible et soumise, et qui est toutefois capable de vaincre les rois par sa beauté et son audace ; dans ce sexe qui sait parler, de ses terres riantes et boisées, non seulement de littérature et d’amour, mais aussi du pouvoir et de sa corruption ; dans tout cela il est impossible de ne pas écouter la voix de tout un « peuple » orgueilleux qui s’interroge et regrette.
De ce point de vue, le discours d’Amarylle reste exemplaire et jette une lumière éclairante non seulement sur le sens profond de l’œuvre, mais aussi sur le choix même de la harangue, à la place du théâtre, de la poésie ou du roman, que Scudéry tout de même pratiquait, comme genre privilégié de combat idéologique.
Pour citer cet article :
Sergio Poli , " Harangues et genres littéraires: de la rhétorique a l’idéologie. Sur une harangue exemplaire des « Femmes Illustres » de G. de Scudéry ", Publif@rum, 2, 2005 , URL : http://www.publifarum.farum.it/n/02/poli.php
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