Quand, en 1642 puis en 1644, paraissent, sous le nom de Georges de Scudéry, deux volumes des Femmes illustres, ou Les Harangues héroïques, la mode est à l’exaltation de l’héroïsme et en particulier des héroïnes – le féminisme et la préciosité aidant1. En deux fois vingt harangues qui sont autant de portraits, Georges de Scudéry (plus probablement que sa sœur, selon les spécialistes2) dresse un véritable arc de triomphe, comme il dit, à la gloire des dames, prêtant une parole éloquente à des femmes illustres de l’Antiquité mais aussi, dans le second volume, à quelques héroïnes de l’Arioste et du Tasse. Il n’est pas le seul au cours de la décennie 1640-1650. Qu’on en juge ! Tandis que le P. Caussin continue d’augmenter sa Cour sainte (apparue pour la première fois en 1624) en expliquant qu’une cour sainte ne peut subsister sans la vertu des dames et sans leur piété, dont il donne des exemples dans ses portraits féminins, en 1645, le cordelier Jacques Du Bosc lance sa Femme héroïque, ou Les Héroïnes comparées avec les héros en toute sorte de vertus – lesquelles femmes soutiennent la comparaison avec les hommes – et, en 1647, le jésuite Le Moyne donne sa Galerie des femmes fortes, avec une liste de grandes dames qui se recoupe avec celles de ses confrères religieux et avec celle de Scudéry. Ce « féminisme héroïque3 » est d’ailleurs un phénomène littéraire, artistique, mais aussi social à la veille de la Fronde.
Les héroïnes exaltées par ces moralistes sont évidemment aussi des héroïnes de la tragédie contemporaine de Scudéry qui connut, dans les années 1634-1636, avec les Mairet, Scudéry lui-même, La Calprenède, Du Ryer, Tristan, Corneille, l’inventeur de l’héroïsme au théâtre en quelque sorte, un formidable regain. Il était tentant de confronter certaines héroïnes que Scudéry fait éloquentes avec les mêmes héroïnes devenues, par la grâce des grandes actrices du temps, des personnages célèbres de tragédie. Et quel meilleur moyen d’honorer notre amie Rosa Galli Pellegrini, si bonne connaisseuse de Scudéry, qui a donné de surcroît quelques études importantes sur Les Femmes illustres4 ?
Le rapprochement est évidemment boiteux : d’un côté de courts morceaux de rhétorique soignée et fictive, selon le genre de la harangue (n’oublions pas que Scudéry vient de traduire les Harangues de G.B. Manzini) ; de l’autre des personnages de théâtre constitués par la confrontation, dans une action, des dialogues avec d’autres et dont la destinée forme une courbe fermée dans les cinq actes d’une tragédie. Malgré le déséquilibre générique qu’il n’est pas besoin de parcourir plus amplement, je prétends que la comparaison peut être faite : à travers la harangue comme à travers l’action tragique se dévoile un personnage dont les deux portraits sont à confronter.
Je m’y essaierai pour trois dames illustres : la barbare Panthée, la Romaine Lucrèce et la Juive Marianne (pour reprendre les catégories du P. Le Moyne), qui toutes trois sont soucieuses de leur innocence, point toujours entière. Ces héroïnes ont fasciné de grands dramaturges du premier XVII siècle, comme Hardy, Tristan ou Du Ryer, mais aussi quelques minores. Toutes ces tragédies apparurent avant la publication du premier volume des Femmes illustres, d’où je tire mes trois héroïnes ; si influence il y eut, elle s’exerça donc de la tragédie en direction de Scudéry.
La harangue de Panthée à Cyrus venu la consoler de la mort de son mari est la neuvième du premier volume des Femmes illustres de 16425. Tandis qu’elle se lamente sur le corps de son époux aimé Abradate qu’on vient de ramener mort du combat, Panthée mêle à sa lamentation d’autres plaintes, se sentant responsable de la mort d’Abradate, puisqu’elle l’avait poussé, par reconnaissance pour Cyrus qui avait respecté et fait respecter Panthée sa captive de guerre, à passer au service de Cyrus et à partir aussitôt au combat fatal. « Souffrez – dit-elle au roi de Perse – que sans vous accuser et sans me repentir, je me plaigne de la rigueur de mon destin qui a voulu que, pour vous témoigner ma reconnaissance, je fusse obligée d’exposer, moi-même, mon cher Abradate au combat où le nombre l’a fait succomber6 ». Après ces plaintes, Panthée parvient à éloigner Cyrus, qu’elle a rassuré feintement, pour se suicider sur le corps de son époux.
En approfondissant ses remords et sa douleur, Panthée en vient à élargir l’espace temporel de sa harangue ponctuelle, grâce aux récits du passé, et même à transformer ces évocations en petites scènes animées par les paroles d’Abradate rapportées au style direct. Ainsi du moment où Abradate accepta la suggestion de Panthée de se mettre au service de Cyrus, du départ du guerrier et du dernier adieu déchirant des époux – scène évidemment imitée des adieux d’Hector et d’Andromaque. Et ce n’est pas tout : Panthée évoque aussi dans sa harangue ses imaginations – des visions de victoire vite remplacées par des visions épouvantables où elle voit le film de la mort d’Abradate en une « funeste apparition ». Si l’on ajoute à cela l’évocation du retour réel du cadavre (« lorsque j’ai vu revenir le char d’Abradate7 »), on s’aperçoit que la harangue s’efforce de récupérer la profondeur temporelle dont disposaient les dramaturges, que Scudéry a certainement lus.
Pas moins de six oeuvres théâtrales furent consacrées à l’histoire de Panthée en 70 ans. Si on laisse de côté la très mauvaise tragédie de Guersens (1571), on distingue deux groupes : au début du siècle, Guérin Daronnière, Claude Billard et Alexandre Hardy8 ; dans les années 1637-1639, l’irrégulier Durval et le grand Tristan9. Tous sont tributaires de la Cyropédie où Xénophon distribue en plusieurs endroits10 cette histoire sentimentale d’un amour conjugal exemplaire.
Négligeant des motifs qu’a dédaignés Scudéry – comme le moment de fureur jalouse d’Abradate quand il est amené au camp de Cyrus, dont Tristan fit une scène de sa Panthée, en IV, 1 –, je m’attache aux motifs principaux de l’histoire pour examiner le traitement qu’ils reçurent de Xénophon à Scudéry. Il va de soi que la harangue de Scudéry, située au moment de la mort de Panthée, ne fait qu’une allusion d’une phrase à ce qui remplit des actes entiers chez les dramaturges : la poursuite passionnée et vaine que fait Araspe de la belle captive de Suse.
Le motif des songes et autres prémonitions funèbres de Panthée n’est pas chez Xénophon. Mais c’est un topos de la tragédie de la Renaissance et encore au XVII° siècle, qui signale le sentiment de l’inéluctable destin tragique. Dès le départ d’Abradate, la crainte et de mauvais présages frappent le cœur de Panthée, chez Guérin Daronnière. La Panthée de Hardy, « tremblotante d’effroy » (v. 724), énumère à sa nourrice tous les incidents, dont une voix entendue en songe, qui lui font craindre la mort de son mari (IV, 1). Quant à Tristan, il déplace le songe de Panthée en amont de sa tragédie, avant même qu’Abradate soit venu au camp de Cyrus, comme si, dès cet instant, le piège tragique se refermait sur lui : répondre à l’appel de sa femme de se mettre au service de Cyrus, c’est choisir la mort. Ce songe affreux dont l’horreur l’épouvante (v. 470) propose à Panthée une image de son mari vivant, puis l’image morte d’une ombre glacée (II, 2).
Scudéry montre sa Panthée en proie à la crainte et aux prémonitions à partir du moment même du dernier adieu, suivant en cela les premiers dramaturges ; à peine ramenée dans sa litière, elle cesse d’espérer et commence à craindre : « Mon imagination, qui jusqu’alors ne m’avait entretenue que de couronnes et de victoires, ne me fit presque plus voir que des signes funèbres, et de la façon dont on m’a raconté la chose, je vis dans mes rêveries mélancoliques tout ce qui est arrivé à mon cher Abradate11 ».
Le motif de la responsabilité et de la culpabilité est autrement fondamental. Il est annoncé chez Xénophon ; Panthée à Cyrus, devant la cadavre d’Abradate : « Ce sort, je sens bien que c’est avant tout par ma faute qu’il l’a subi, mais peut-être aussi par la tienne, Cyrus, tout autant12 ». Scudéry en fait la première partie de sa harangue, où, comme dans Xénophon, Panthée mêle sa responsabilité et sa culpabilité personnelles, prudemment et délicatement, à celle, indirecte, de Cyrus. Subtilement, elle parle de causes de la mort d’Abradate, qui sont la générosité de Cyrus, la reconnaissance de Panthée et celle d’Abradate, et évite d’abord de transformer ces causes en accusées ; mais toute la suite de sa harangue met en valeur sa responsabilité à elle, bien assurée : c’est elle qui a contribué au malheur d’Abradate, a conduit la main des ennemis, a armé contre lui les troupes de Crésus. Le motif est même amplifié puisque, se servant d’un autre passage de Xénophon13, Scudéry fait rappeler à son oratrice que c’est elle qui a donné à son mari des armes particulièrement visibles qui permirent aux ennemis de le repérer dans la mêlée. Bref, voilà une difficulté de casuistique de la responsabilité morale sur quoi pouvaient s’exercer les salons précieux !
Avant Scudéry, les dramaturges s’y étaient intéressés, dès Guérin Daronnière, fidèle à Xénophon. Billard14 et Durval15 le mentionnent à la fin de leur tragédie, mais ne l’exploitent ni ne le développent. Hardy et Tristan sont beaucoup plus originaux.
Hardy présente une originalité négligée par tous les autres écrivains : il donne des réticences à Abradate (III, 2). Quand Panthée lui suggère, en témoignage de reconnaissance envers Cyrus, d’abandonner sa patrie (qu’elle montre abandonnée par les dieux mêmes) pour se mettre au service de Cyrus, un long débat s’instaure entre les époux, qui montre le désarroi d’Abradate : il y a infamie à abandonner sa patrie et, s’il accède à la demande de sa femme, il craint pour cette faute la colère des dieux comme le mépris de Cyrus. Plus tard, Abradate étant mort, Panthée parvient à la conscience de sa faute et veut se donner la mort pour cela : elle a commis un horrible forfait en poussant son mari à la trahison pour acquitter la dette de reconnaissance, et les dieux ont puni cette impiété :
Moy, moy, qui te rendis les destins ennemis,
Moy, qui te fis parjure envers notre patrie,
Corrompis de ta foy la pure chasteté,
Qui te portay coupable à cette impieté16…
Il s’agit sans doute du « malheureux effet d’une volonté bonne » (v. 996) – accomplir la reconnaissance ; mais cela reste un crime, son crime (v. 1121), dont elle a le remords. La culpabilité est dite et revendiquée de la manière la plus nette.
Tristan, qui connaissait parfaitement le théâtre d’Alexandre Hardy, ne donne aucun scrupule moral à Abradate. En revanche, il montre comment, dès le début de la tragédie, Panthée se rue inconsidérément vers la faute et assume orgueilleusement la responsabilité du ralliement d’Abradate à Cyrus. En I, 2, elle annonce d’emblée à Cyrus qu’elle va obtenir ce ralliement, avec une sorte d’empressement et de démesure dans la reconnaissance, justifiée, certes, qu’elle entretient pour Cyrus. Au point que Cyrus est le premier étonné de ce qui est une trahison, obligeant Panthée à une longue justification, moralement un peu discutable : son prince, le prince d’Assyrie actuel, plaide-t-elle, n’est qu’un tyran auquel on ne doit plus loyauté. Apparemment convaincu par cette argumentation, Cyrus émet une autre objection : Panthée pourra-t-elle obtenir ce changement de son mari ? Elle s’en fait fort. De fait, on voit que l’énergie de Panthée obtient tout de son mari, par exemple en lisant la lettre d’acceptation qu’il lui envoie (III, 7). Abradate cède ; Panthée aura tout décidé17, et par là fait le destin de son mari. Mais du coup, sa culpabilité est d’autant plus engagée, car elle a enclenché la punition des dieux. Tristan reprend même une vieille croyance populaire qui veut que le corps d’un homme assassiné saigne en présence de son assassin ; cela montre à Panthée qu’elle est bien la « meurtrière de son mari » (v. 1602), qu’elle a commis un « crime » (v. 1617) – et seule, sans se défausser ni sur Cyrus ni sur Abradate : « Il faut le confesser, je suis ton homicide18 ».
C’est pour réparer ce crime autant que par amour conjugal, qu’elle décide de se donner la mort. Depuis Xénophon19, un dernier motif est mis au jour : Panthée ne déclare pas à Cyrus qu’elle va se suicider, mais le laisse entendre par des propos ambigus. Dans le dénouement d’Alexandre Hardy, Cyrus ne veut pas croire que Panthée, qui réclame d’être seule pour pleurer son époux, puisse se suicider (V, 2). Le Cyrus de Tristan est tellement persuadé que Panthée survivra qu’il lui demande où elle se retirera après les obsèques ; « Seigneur, de ce dessein je suis encore en doute20 », répond-elle : réponse obscure, comparable à d’autres faites aux gens de Cyrus, et qui peut laisser entrevoir le suicide. La péroraison de la harangue de Scudéry est de la même eau : « je vous promets - elle s’adresse toujours à Cyrus - que vous saurez bientôt le lieu que je choisirai pour ma retraite ». Dans le court paragraphe que Scudéry consacre, après chaque harangue, à l’ « Effet de cette harangue », il est dit que la belle reine a « abusé Cyrus, en lui faisant croire qu’elle serait capable de vivre après la perte d’Abradate21 » : « généreuse tromperie » qui était donc de tradition.
On voit comment, à travers la harangue, Scudéry réorganise le portait de la célèbre héroïne Panthée22 en fonction de la tradition qui est la plus proche de lui – celle des tragédies.
A l’origine se trouve le récit fondateur de Tite-Live ; en un chapitre23 du premier livre de son Histoire romaine, l’historien latin pose les faits et certains termes du débat moral que la postérité renouvellera sans cesse, en reprenant même parfois ses mots. Là où la menace de mort n’a rien pu, Sextus Tarquin utilise l’affreux chantage, celui de placer près du cadavre de Lucrèce le cadavre d’un esclave égorgé et nu qui dénoncerait aux yeux de tous un prétendu adultère ignoble de la belle et vertueuse Romaine. Par cette menace, la passion de Tarquin triompha et Lucrèce dut céder. Accablée par son malheur, elle envoie chercher mari et père à qui elle avoue le déshonneur : « Mon corps seul est souillé ; mon cœur est pur : ma mort te le prouvera24 », dit-elle à son mari, en réclamant vengeance pour le coupable. Les siens tentent alors – en vain, car elle se tue avec le couteau caché sous sa robe – de l’apaiser avec un argument vingt fois repris dans le débat moral ; la faute du viol retombe sur l’auteur de l’attentat, non sur la victime : « c’est l’âme qui est criminelle et non le corps ; sans mauvaise intention, il n’y a pas de faute25 ».
Si on laisse de côté quelques historiens secondaires, le grand auteur qui s’empara ensuite du cas de Lucrèce fut saint Augustin, au début de La Cité de Dieu26, quand il est amené à comparer la situation des chrétiennes qui venaient d’être violées par les barbares et qui ne se suicidaient pas, et celui de Lucrèce, qui se donna la mort. En chrétien, Augustin déplace le débat et met en question le suicide de Lucrèce, à qui il donne tort car le ne occides vaut aussi pour le suicide. Sa thèse est la suivante : quand le corps est souillé, s’il n’y a pas de consentement au mal, la honte est sur le violeur, non sur sa victime ; en se tuant Lucrèce tue et punit la chaste et innocente Lucrèce et il n’y a pas lieu de louer un crime injustifié. Personne ne mettant en doute la chasteté de Lucrèce et qu’il n’y eut aucun consentement voluptueux chez elle, elle n’a pas été complice du viol et n’avait pas à s’en punir. Elle s’est donné la mort en fait, dit Augustin, parce qu’elle était trop jalouse de sa gloire (laudis avida nimium) : craignant qu’on ne l’accuse d’avoir consenti si elle survivait, elle a produit sa mort comme un témoin ; elle a eu honte de passer pour complice en supportant (sans mourir) l’acte honteux perpétré par un autre. Une chrétienne aurait dû à sa place se satisfaire du témoignage de sa conscience et du regard de Dieu. Lucrèce a trop concédé au souci de sa renommée, de sa gloire humaine.
Cette analyse aiguë de l’écrivain chrétien conteste donc les valeurs païennes qui glorifient un suicide héroïque. Augustin est à l’origine d’une lignée interprétative chrétienne de l’histoire de Lucrèce. Les moralistes chrétiens acceptent bien d’admirer le courage de Lucrèce qui voulut laver son malheur et sa réputation de son propre sang et dont la mort donna naissance à la liberté romaine – c’est à peu près mot pour mot l’inscription placée par le P. Le Moyne sous la gravure de Lucrèce dans sa Galerie des femmes fortes –, mais ils ne peuvent faire l’apologie de son suicide. Le long développement que le P. Du Bosc consacre à Lucrèce dans La Femme héroïque, ou Les Héroïnes comparées avec les héros en toute sorte de vertus27 (la comparaison est ici menée avec la mort de Caton) est fort intéressant à cet égard, car il révèle une tension entre l’admiration (d’autant qu’il lui faut montrer que Lucrèce n’est pas inférieure à Caton sous six rapports) et la réprobation, qui se résout par un long plaidoyer, parfois d’une casuistique un peu tortueuse, visant à excuser Lucrèce de la faute de son suicide. Sans doute Lucrèce a-t-elle été trop sensible au souci de sa réputation – une Susanne biblique a la supériorité d’avoir préféré conserver sa conscience plutôt que sa réputation –, mais Du Bosc la défend : quand elle se tua, son corps était déjà mort, en fait ; elle n’a pas réellement commis la faute du suicide. Voici pourquoi : Lucrèce dut choisir entre deux infamies (être souillée par Tarquin, ou passer pour avoir couché avec son serviteur) ; elle pouvait éviter la première en se tuant, mais, pour éviter les deux infamies l’une après l’autre, elle différa sa mort ; en se tuant elle-même plus tard, elle évita et la seconde infamie et le soupçon d’avoir consenti au viol. Raisonnement alambiqué du bon Père, et qui justifie assez mal la Lucrèce romaine de son péché du suicide.
Quoi qu’il en soit, quand Du Bosc et Le Moyne publient leurs livres, Scudéry a déjà publié ses Femmes illustres ; il connaissait beaucoup mieux la tradition dramatique des Lucrèce. A la vérité, celle-ci est beaucoup moins riche que celle des Panthée ; on ne peut citer que trois tragédies : la brève et inconsistante Lucrèce de Nicolas Filleul (1566) et, soixante-dix ans après, les deux tragédies presque contemporaines de Chevreau, La Lucrèce romaine, et de Du Ryer, Lucrèce, toutes deux représentées en 1636. Elles reviennent toutes à Tite-Live et laissent de côté la discussion chrétienne sur le suicide, toujours présenté ici comme une nécessité tragique qui exalte l’héroïne.
Notons déjà un aspect essentiel du récit sur quoi Chevreau et Du Ryer prennent une position fort nette : devant le chantage au déshonneur posthume (l’esclave qui serait tué et placé dans le lit de Lucrèce), leurs héroïnes restent froides. « Toutefois ce moyen ne saurait m’attirer », dit la Lucrèce de Chevreau28, et elle n’y cède pas. Chez Du Ryer, après avoir clamé l’horreur de ce chantage29, l’héroïne fuit pour se donner la mort, mais est poursuivie et violée par le jeune Tarquin. Ni l’une ni l’autre ne cèdent au chantage, mais sont prises de force.
D’où le fort délicat débat sur la faute, puisque violée et souillée, Lucrèce a perdu son honneur, mais sans faute pourtant car elle n’a pas consenti. L’acte IV de Chevreau éclaire bien cela, où Lucrèce ne se blâme pas tout à fait (« Et le péché ne vient que du consentement », rappelle sa suivante30), mais se sent adultère de fait (« mais je suis adultère ») et parle de son « crime » ; la violence a causé l’affront, mais « je n’en porte pas moins la honte sur le front31 ». Elle se sent à la fois innocente et coupable. Chez Du Ryer, Lucrèce insiste moins sur cet aspect et se contente de rependre des phrases trouvées chez Tite-Live : Tarquin a joui d’un corps sans âme « puisque l’âme n’est point où l’on ne consent pas » :
Aussi ce bien me reste au tourment que j’endure,
Que dans un corps souillé, je garde une âme pure32.
Les deux héroïnes survivent quelque temps à l’affront et se donnent la mort au milieu des leurs, désireuses d’en éclairer et même d’en faire briller le sens. La mort est évidemment le moyen de rétablir son honneur – de se punir aussi, dit la Lucrèce de Chevreau, du péché qu’elle n’a pas commis33. Plus intéressant : la Lucrèce de Du Ryer s’interroge et se demande, dans un très long monologue (IV, 6), si elle doit se donner la mort – ce qui est son vœu immédiat après de déshonneur. Mais cette mort, qui lui paraît honorable, risque d’être interprétée autrement : ne serait-ce pas le signe qu’elle se sent coupable ? Si elle est innocente, pourquoi se punit-elle ? Mais si elle vit, ne dira-t-on pas qu’elle a sacrifié sa gloire pour vivre et redouté la mort ? Situation rigoureusement tragique d’un personnage mis au rouet. Mourir ou vivre ? Des deux côtés, égale infamie :
Et, sans voir failli, je ne puis seulement
Ni vivre avec honneur ni mourir noblement34.
Son choix final se rectifiera, s’approfondira et s’explicitera à l’issue de cette méditation. La mort volontaire la lave de tout soupçon d’être attachée « à l’amour des sens », déjà ; et comment laisser en vie un corps profané ? Mais elle refuse qu’on y voie l’aveu quelconque d’une culpabilité et lui donne l’objectif politique, parfaitement récupéré par Brutus, de la conquête de la liberté romaine centre les tyrans Tarquin, selon la critique anti-absolutiste de Du Ryer. Le suicide pour elle n’est pas abandon (et n’est jamais présenté comme une faute), mais conquête sur l’infamie, à quoi elle ajoute une visée politique précise :
Meurs non pour tesmoigner que tu te sens coupable,
Mais pour rendre aux Romains Tarquin plus detestable.
Meurs, non pour faire voir l’horreur de ton peché,
Et qu’à l’amour des sens ton coeur fut attaché,
Mais meurs, pour tesmoigner par un coup qui te lave
Que qui s’en peut priver n’en fut jamais esclave35.
D’où cette mort fort spectaculaire au milieu des siens, et qui déclenche immédiatement la vengeance.
On le voit : le procès fait à la mémoire de Lucrèce, comme dit le P. Le Moyne, continue. Scudéry, qui a lu les dramaturges, le reprend, mais en centrant le débat sur un point particulier, parfaitement formulé par l’Argument qui précède la harangue : « […] on n’a pu décider encore, si elle fit bien de se tuer, après son malheur, et si elle n’eût pas mieux fait de souffrir que Tarquin l’eût tuée et de mourir innocente, bien qu’elle n’eût pas été crue comme telle36 ». Telle est la causa, où l’on retrouve évidemment, derrière le problème du moment du suicide, les questions de la culpabilité et de la réputation abordées par les moralistes chrétiens et par les dramaturges.
Avant de se poignarder devant Colatin son mari et de provoquer ainsi la conquête de la liberté romaine, Lucrèce harangue son mari et se fait tour à tour accusatrice et défenseur d’elle-même - même si, à la vérité, on sent la recherche de la justification et de l’indulgence au cœur même des aveux de culpabilité, selon les bons principes de la rhétorique judiciaire.
Coupable ? Oui, mais rendue coupable par le crime d’autrui, avance d’emblée l’infortunée. Souillée, sans doute, mais « coupable involontairement » en quelque sorte ; « ma volonté est innocente », dit-elle encore, car jamais elle n’a consenti37. C’est sur le violeur que retombe la charge de la faute. Sa véritable faute (que toute la harangue vise à excuser) est ailleurs, pense-t-elle : d’avoir attendu pour mourir, d’avoir préféré vivre pour protéger sa gloire posthume, d’avoir cédé à l’odieux chantage et d’avoir ainsi perdu une innocence quelle aurait sauvegardé en acceptant de mourir aussitôt par son refus. « Je suis témoin et complice du crime de Lucrèce. Oui, Colatin, puisque je vis encore, je ne suis pas innocente », avoue-t-elle en s’accusant38. Oui, Colatin, poursuit-elle, - et l’on croit entendre un disciple de saint Augustin -, le crime de Lucrèce est d’avoir préféré sa renommée à la véritable gloire39. Et une série de formules brillantes expriment le paradoxe : « et la crainte d’être tenue infâme est la seule chose qui me l’a rendue » ; ou : « Je voulus vivre, pour conserver ma réputation et pour ne pas mourir sans vengeance, et une fausse image de la véritable gloire s’emparant de mon esprit, me fit commettre un crime dont j’avais peur d’être accusée40 ». Oublieuse de l’équité des dieux qui veillent sur l’innocent, trop soucieuse de sa gloire, elle a survécu à sa chasteté et perdu son innocence. Tel est son crime, dont elle voit qu’il provoque plus de compassion que de colère chez Colatin.
Comme chez Du Ryer, elle entend justifier précisément sa mort volontaire, qu’elle ne considère nullement comme une faute. Souillée, elle doit à sa gloire de mourir ; et que sa mort enflamme la vengeance contre les tyrans. Elle ne meurt pas non plus pour se repentir : son plaidoyer a innocenté, au fond, sa part de culpabilité (avoir été sensible au chantage horrible) et elle est parfaitement innocente du viol. « Je ne finis ni par remords ni par désespoir, je finis par raison41 ». Mort choisie, justifiée, assurée, lucide, très proche de celle de la Lucrèce de Du Ryer.
Oui, là encore, Scudéry connaissait bien les éléments du procès, constamment repris, fait à Lucrèce.
Après la Romaine Lucrèce, la Juive Marianne, que son mari Hérode le Grand fit décapiter à la suite d’un procès inique. Scudéry veut imaginer ce que Marianne dit à Hérode pour sa défense42. Mais comment trouver juste quand, selon lui, les historiens ne sont pas d’accord, l’un étant trop éloigné de son sujet, l’autre étant un flatteur d’Hérode ?
Scudéry ne précise pas l’identité de ces deux historiens ; l’état des sources est pourtant clair. La source ancienne est l’historien juif du I siècle Flavius Josèphe, aux livres XIV et surtout XV de ses Antiquités judaïques, traduites dès les XVI° siècle en français ; l’érudition mentionne Hégésippe et Zonaras, mais ils ne font qu’abréger ou reprendre Flavius Josèphe. En revanche, un jésuite moraliste du XVII° siècle et contemporain de Scudéry, le P. Caussin, retravailla singulièrement les données historiques fournies par Flavius Josèphe, car il avait un dessein tout différent dans sa Cour sainte, sous-titrée dans l’édition originale de 1624 L’Institution chrétienne des grands, avec les exemples de ceux qui dans les cours ont fleuri en sainteté. Ce dessein est d’édification43, si bien que Caussin et Flavius Josèphe proposent deux conceptions différentes des protagonistes Hérode et Marianne.
Pour Flavius Josèphe, Hérode le tétrarque, homme fin et rusé et d’ailleurs assez bon politique, présente quelques traits de démesure, tirant beaucoup d’orgueil de ses victoires, par exemple. Mais la démesure se marque surtout dans la passion mal payée de retour qu’il nourrit pour son épouse, malgré les menées douteuses de celle-ci et de sa famille. D’où ses accès de jalouse qui finissent par le rendre crédule aux soupçons et aux calomnies. Tout alors devient excessif dans son comportement : le procès fait à Marianne, la condamnation prononcée et les remords douloureux qui s’ensuivent ; la condamnation à mort sur un faux chef d’accusation, une fois exécutée, le plonge dans une douleur démesurée, conséquence de cette passion démesurée, dans un véritable dérèglement physique et mental. Flavius Josèphe n’accable pas Hérode ; et il souligne la part de responsabilité de Marianne qui, elle aussi, passe la mesure et provoque la colère d’un époux qu’elle déteste et qu’elle tient lié par la passion.
Ainsi Marianne ne cache pas son mépris pour la famille du roi. Ainsi, elle manifeste trop ouvertement son regret de la mort des siens devant Hérode, finissant par se rendre odieuse à la mère, à la sœur du roi et au roi lui-même. Ainsi, surtout, elle se refuse à lui. Noble femme, certes, mais ni assez modeste, ni assez humble avec son mari. Marianne méprise et hait Hérode, et elle le lui dit ou le lui fait sentir. Démesure.
Le P. Caussin, qui veut faire de Marianne un modèle de patience, une âme religieuse et sainte qu’on puisse donner en modèle aux dames des cours de ce temps, l’image même de « l’innocence indignement trahie » par Hérode, « mauvais mari, persécuteur barbare, infâme bourreau », prend le contre-pied de l’historien juif.
Discrète, déférente, respectueuse et patiente dès avant son mariage, « cette bonne reine » mariée au « barbare », au « pervers » ambitieux et cruel, s’efforce d’adoucir par ses respects les « sauvages humeurs » de son mari. A la mort de son frère Aristobule, liquidé sur ordre d’Hérode, elle supporte l’épreuve religieusement, garde le respect pour son mari et se contente de douces remontrances. Le P. Caussin souligne particulièrement sa divergence d’avec Flavius Josèphe quand il en vient au refus de Marianne de se donner à son mari ; alors que l’historien juif y voit le signe de l’arrogance de Marianne, le jésuite justifie Marianne de se refuser à l’accomplissement du devoir conjugal !
Bref, le P. Caussin propose un couple manichéen : liée au monstre, une pauvre reine, une innocente pauvrette, modèle de modération et d’une patience plus qu’humaine, qui lui est livrée « comme une simple brebis à la gueule du lion ».
Voulant contribuer à la gloire de Marianne, Scudéry se range plutôt du côté du P. Caussin, auquel il renvoie (« J’en dirais davantage, si l’auteur de La Cour sainte n’avait tout dit… » 44). Sa harangue est donc une apologie de l’infortunée princesse dont il ne peut imaginer qu’elle ne soit pas innocente, en face d’un mari injuste et sanguinaire.
Mais entre Flavius Josèphe et Scudéry sont venus s’intercaler les dramaturges, car l’histoire d’Hérode et de Marianne se noue comme une tragédie et se résout dans une catastrophe horrible. Chez nous, deux très grands dramaturges la mirent en scène : Hardy et Tristan. Hardy45 va dans le sens de Flavius Josèphe et dresse la statue d’une Marianne irréconciliable, pleine de hauteur, provocante, n’ayant à la bouche que le mépris et au coeur que la haine pour Hérode. Tristan46, qui a lu le jésuite, s’est bien gardé de le suivre avec cette partition sommaire entre le monstre et le parangon de patience dont le religieux avait besoin pour remplir le dessein édifiant de son ouvrage ; il partit plutôt de l’historien ancien, déjà utilisé par Alexandre Hardy, dont il tira le plus grand profit. Chez lui aussi, Marianne est drapée dans son innocence, fermée au pardon et à la réconciliation, murée dans le refus, articulant sa propre démesure à celle de son mari pour mieux précipiter leur destin tragique à tous les deux47.
S’il se veut d’emblée l’apologiste de Marianne, Scudéry n’en a pas moins nourri sa harangue de toute la tradition, avec ses contrastes et ses contradictions. Ce qui laisserait à penser que les deux historiens non nommés par lui sont bien Flavius Josèphe (décrété flatteur d’Hérode) et le P. Caussin (trop éloigné de son sujet par le temps, pour ne pas dire trop partial). Pour mieux saisir sa position, en comparant ce qui est comparable, je propose de mettre en regard de la harangue inventée par Scudéry les scènes de procès des deux tragédies françaises, où le personnage dramatique se trouve justement dans le cas d’avoir à plaider devant Hérode pour sa défense.
Chez Hardy, Marianne comparaît en fait deux fois devant son juge Hérode. A l’acte III, elle est introduite, « superbe d’assurance » et grave de port48 comme il convient à l’innocente qu’elle se sait être. Accusée d’avoir voulu empoisonner son mari, elle ne répond pas sur ce point, mais accuse son accusateur d’avoir voulu la faire mourir, d’avoir assassiné les siens et se dit prête à mourir. Hérode la soupçonne-t-il d’adultère ? Elle se contente de nier en trois vers : malgré le « servage » qu’a représenté son mariage, dit-elle, « d’une adultere flâme oncques je n’ai brûlé49 ». Et quand Hérode la fait revenir (IV, 2), non seulement elle ne se défend pas davantage, mais elle accepte d’endosser toutes les accusations fausses dont on l’accable, pressée qu’elle est de sortir des mains d’Hérode et de mourir. De harangue, point.
Tristan réduit l’affrontement à une seule scène dans l’acte du procès, le troisième acte (III, 2). Sans doute l’affrontement met-il en valeur son courage, cette inflexible vertu qui la met au-dessus de la peur de mourir ; mais elle oublie qu’elle est criminelle aux yeux d’Hérode, qu’elle est sur la sellette de l’accusée. De cette vertu, Hérode n’est pas tout à fait infondé à ne voir que le revers : l’audace, l’insolence orgueilleuse, pense le roi qu’offense la manière de se défendre de Marianne. Marianne témoigne – dit l’Argument du troisième acte – « en se défendant sur ce crime, plus de courage que d’esprit ». Hérode attend d’elle le repentir et qu’elle demande sa grâce. Et l’entrée même de l’accusée est un chef-d’œuvre de provocation : son port, sa démarche, son air altier signalent d’emblée l’audace, la volonté affectée de braver la justice d’Hérode et sa condamnation. Elle heurte et méprise son accusateur et juge. Loin de se défendre, elle attaque, se débarrasse avec mépris d’une accusation calomnieuse, reproche ses crimes à Hérode. Dans la ligne de la Marianne d’Alexandre Hardy, celle de Tristan, loin de supplier, appelle la condamnation à mort qui lui offrira l’éternité et la tirera des griffes d’un « lâche usurpateur50 ». Le roi est-il attendri ? L’insulte répond à l’attendrissement, avec le reproche. Une dernière fois, Marianne refuse de se défendre : « Tu peux m’ôter la vie, et non pas l’innocence51 ». Indéniable et impressionnante grandeur, à l’égal de celle de toutes les autres héroïnes résistantes de Tristan ; mais aussi insigne maladresse, et qui dénonce un singulier orgueil, peu sage en la présente situation.
Les dramaturges ne sont donc pas exactement des apologistes de Marianne et ils font ressortir son orgueil, le mépris et la haine qu’elle ressent pour Hérode, ainsi que la haute conscience de son innocence, justement par le refus de se défendre, de plaider, d’admettre sa position d’accusée.
Scudéry ne pouvait éviter d’écrire une harangue de Marianne ! Et c’est une des plus réussies du recueil. Successivement, elle se défend de toutes les accusations (avoir envoyé son portrait à Antoine, avoir eu une intelligence particulière avec Joseph, avoir voulu empoisonner Hérode), dont elle n’a pas de mal à prouver l’invraisemblance et qu’elle montre être le fait de calomniateurs qui veulent la perdre. Parfait morceau de rhétorique, mais que les dramaturges auraient été aussi capables d’écrire.
Quelle image se fait-on de Marianne à travers sa harangue ? Elle met à son propre portrait des touches vertueuses : malgré la mésalliance, elle a été une bonne épouse, aidant l’ambition d’Hérode, cachant ses pleurs devant le meurtre des siens, recevant avec modération et une mélancolie réservée ce mari qui voulait la faire assassiner. Le P. Caussin est passé par là. Son innocence est proclamée et son courage devant la mort affiché ; elle ne s’est pas défendue, dit-elle dans son exorde comme dans sa péroraison, pour avoir la vie sauve, puisqu’elle se sait condamnée d’avance, mais pour défendre son innocence.
Mais quelle morgue ! Et, conjointement, quel mépris pour Hérode ! Elle, la petite-fille d’Hircan, du sang des illustres Maccabées, de race royale, se demande s’il est bien sain d’appeler Hérode « Seigneur » - lui qui devrait être le sujet de Marianne, qui n’a le pouvoir que par « fortune ». Elle consent à se justifier bien qu’elle soit « d’une naissance à ne devoir rendre compte » de ses actes qu’à Dieu seul52. Au point qu’elle aurait conscience du mauvais effet de son arrogance : « Et cette Marianne, dont la naissance est si grande et si illustre, dont l’âme est si haute et si glorieuse, que quelques-uns prennent plutôt ce noble orgueil pour un défaut que pour une vertu53… »
Et, conséquence attendue, sa défense dessine toujours en creux, parfois explicitement, une accusation contre Hérode – monstre de basse extraction, tyran dont la cour est remplie d’esclaves ennemis de Marianne, qui ne peut montrer son amour jaloux à sa femme qu’en ménageant sa mort et dont elle prédit qu’il mettra à mort ses enfants. Après cette prédiction, Marianne peut clore ainsi son discours à Hérode : « la malheureuse Marianne qui, en cette dernière journée, vous regarde plutôt comme un sujet révolté ou comme son tyran que comme son roi ni comme son mari54 ».
L’apologiste de Marianne a donc lu aussi Flavius Josèphe et les dramaturges qui s’inscrivent dans sa tradition pour colorer sa Marianne d’un orgueil éclatant autant qu’héroïque.
Sans être toujours dans la situation d’un procès – seule Marianne prononce une harangue strictement de genre judiciaire –, les trois héroïnes ici choisies s’expliquent ou se défendent sur leur innocence ou sur leur culpabilité, qui reste parfois en débat. Marianne est innocente et se défend, avec arrogance, des calomnies dont on l’accuse. Panthée, remontant les causes de la mort de son mari adoré, découvre sa part de responsabilité. Plus redoutablement, Lucrèce dont la volonté a été forcée, met à jour une faiblesse qui déclencha l’action infâme dont elle reste innocente. A travers les harangues se dessine un débat moral extrêmement fin, qui passionnait l’époque. Mais cette omniprésence de cas moraux est fortuite et due au choix présent ; ce n’est pas la règle des quarante harangues des Femmes illustres.
En revanche, toutes les femmes illustres à qui Scudéry prête ici la parole sont de ces héroïnes antiques qui fascinaient la culture du temps, dont les traits étaient données par la tradition, mais dont la tradition se renouvelait, s’enrichissait de contrastes. Personnages pour les historiens, portraits pour les moralistes, héroïnes pour les dramaturges, ces femmes sont reprises, variées, renouvelées, discutées, enrichies de traits nouveaux ou contradictoires, en une vaste et continuelle réécriture. C’est au sein de cet ensemble que Scudéry prend parfaitement sa place, connaissant les traditions, les adaptant ou les contestant pour aboutir à sa propre image des héroïnes. On admettra qu’en l’occurrence, il y fut bien aidé par des dramaturges qui furent des meilleurs de leur temps et qui enrichirent une pensée vivante sur ces dames illustres.
Pour citer cet article :
Charles Mazouer, " Trois femmes illustres de Scudéry, héroïnes de tragédies : Panthée, Lucrèce et Marianne", Publif@rum, 2, 2005
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