Micaela Rossi – Università di Genova

Figuration et mise en scène de l’orateur : réalisations de l’ethos dans Les Femmes Illustres des Scudéry

« Vous me direz, peut-être, que je suis d’un sexe qui ne me permet pas de jouir de ces privilèges... » [Armide à Renaud]

 « Le cœur de Polyxène est trop grand pour craindre la mort et son esprit est trop raisonnable et trop généreux pour ne pas la préférer à la servitude... » [Polyxène à Phyrrus];

« Si l’ambition pouvait être un chemin pour l’amour, je règnerais sur l’Empire des Tartares... » [Angélique à Médor]; 

« Je pense néanmoins sans vanité que le nom de Clorinde est assez fameux pour oser croire, comme je fais, que tous vos chevaliers s’estimeraient fortunés non seulement d’être ses vainqueurs mais même d’être ses vaincus » [Clorinde à Tancrède].

La réflexion que nous allons présenter naît d’une double suggestion : d’un côté, l’écoute directe des voix des héroïnes scudériennes1 lors de notre première lecture des harangues des Femmes Illustres ; de l’autre, les nombreuses études concernant les processus de légitimation de la parole féminine2 à travers les stratégies rhétoriques de la fiction littéraire3. L’objectif principal de notre analyse dans les pages suivantes sera celui de dégager les constantes argumentatives et discursives par lesquelles les femmes scudériennes construisent progressivement leur image d’oratrices devant leur auditoire ; nous approfondirons ensuite l’étude des différents stéréotypes auxquels ces oratrices s’identifient, ainsi que de la fonction de ce processus de figuration dans un contexte de production-fruition du texte plus élargi, dépassant les limites du cadre fictionnel de la harangue pour atteindre la dimension plus vaste du rapport écrivain-public de la société d’Ancien Régime4.  

Les Femmes Illustres : vers un nouveau modèle d’héroïsme féminin ?

La place des Femmes Illustres dans le panorama des écrits sur la condition féminine au XVIIe siècle est désormais bien connue ; l’ouvrage des Scudéry participe d’un vaste ensemble d’ouvrages de réflexion sur le rôle de la femme dans la société de l’Ancien Régime. Entre autres, nous citerons le Théâtre françois des seigneurs et des dames illustres du père François Dinet et La gallerie des dames illustres de François de Grenaille en 1642, les deux tomes des Femmes illustres des Scudéry en 1642 et 1644, La femme héroïque du père Jacques Du Bosc en 1645, les Eloges des douze dames illustres grecques, romaines et françoises dépeintes dans l'alcôve de la reine (anonyme) en 1646, La gallerie des femmes fortes du père Pierre Le Moyne en 1647... (voir Pascal : 2003). Galleries de femmes illustres, fortes, héroïques, recueils apologétiques de vies et de vertus exemplaires peuplent la production littéraire de la première moitié du siècle, et dans cette flambée d’intérêt pour la condition féminine5, pour le rôle de la femme dans la société, on entrevoit en filigrane le grand mouvement des Précieuses.

Au moment de la rédaction de nos harangues, et tout spécialement dans le cas de nos harangues, le stéréotype traditionnel de la femme est donc en train d’évoluer ; c’est le moment où [l]a répartition traditionnelle des qualités entre les sexes – émotion, faiblesse, passivité féminines vs esprit, force et action masculines – connaît une première véritable remise en question [...] du moins en apparence (Selmeci : 2003, c’est nous qui soulignons). Les femmes écrites et décrites dans ces recueils ne sauraient donc être rassemblées sous un même chapeau, sous une même étiquette, sous un même stéréotype. Bien au contraire, l’image de la femme qui ressort de la lecture de ces galleries est plus que jamais fragmentée, multiple et multiforme : on passe du modèle de la femme douce, emprunté à l’éthique salésienne, empreint d’obéissance et d’humilité, à la femme amazone, virile et combattante, calquée sur le modèle des héros légendaires des chansons de geste revivifiées par les romans chevaleresques italiens6... D’un modèle à l’autre, la représentation du féminin oscille hésitante, reflet des hésitations d’un genre7 encore à la recherche de son identité : « [d]e l’amazone à l’épouse modèle, les représentations des héroïnes, dans la littérature du XVIIe siècle, oscillent entre la virilisation de la femme et au contraire l’exaltation de vertus traditionnellement féminines, telles que l’humilité et la chasteté » (Selmeci : 2003 ; Conroy : 2002)

C’est le moment où les rôles et les stéréotypes traditionnels de homme  ou de femme sont mis en discussion, à tous les niveaux de la vie culturelle et sociale :

Parler en faveur des femmes, aux XVIe et XVIIe siècles, c'était braver le préjugé le plus fortement ancré dans les esprits, le plus fermement enraciné dans les moeurs et les institutions économiques, juridiques et sociales. Dans ce monde profondément marqué d'interdits et de normes, où triomphait une politique à la fois androcentrique et androcratique, les discours sur la femme, qu'ils fussent de nature religieuse, médicale ou juridique, se bornaient le plus souvent, en s'appuyant sur un ensemble de mythes, de croyances et de théories pseudo-scientifiques hérités de l'Antiquité et du Moyen-Age, à se renforcer les uns les autres pour établir l'infériorité à la fois physique et intellectuelle de la femme. (Pascal, 2003, c’est nous qui soulignons)

C’est le moment où une nouvelle conscience féminine se fait jour, conscience qui va tout naturellement trouver son expression dans le mouvement Précieux : on s’intéresse aux femmes qui ont marqué l’histoire (et l’ouvrage des Scudéry, notamment dans sa première partie, en est un témoignage exemplaire), on commence à raconter l’histoire d’un point de vue féminin, et de plus en plus souvent, que l’auteur soit homme ou femme, la voix des textes littéraires appartient à une femme (Bannister : 2005). Notre ouvrage de référence s’insère à juste titre dans ce courant, donnant le premier la parole directement aux femmes, qui s’expriment souvent à la première personne, véhiculant ainsi un nouveau modèle d’orateur féminin :

« [...] [D]ans les Femmes Illustres en général, on constate la présence d’une volonté de refaire les images des femmes illustres les laissant parler pour elles-mêmes, de refaire l’histoire en la féminisant » (Kuizenga : 2002, c’est nous qui soulignons). C’est dans les Femmes Illustres que s’impose un nouveau modèle d’oratrice, comme le remarque Catherine Pascal: « maîtresses de la parole dans un discours monologique où elles revendiquent d’être libres, responsables et parfois même coupables de leurs choix et de leurs actes, les femmes deviennent alors aussi maîtresses d’un jeu d’esprit dans les débats qui suivent ce discours ; érigées en arbitre d’élégances à la fois morales et intellectuelles, elles deviennent par là même créatrices de nouvelles formes d’héroïsme féminin. » (Pascal : 2003, 8, c’est nous qui soulignons).

Et c’est justement sur ce nouveau modèle d’orateur/oratrice8 véhiculé par les Femmes Illustres que va s’arrêter notre attention : les femmes peintes par les Scudéry représentent-elles un nouveau modèle de femme maîtresse de la parole ? est-il vrai, comme l’affirme Kuizenga (2002), que nos harangues « proposent un nouveau modèle d’héroïsme féminin » ? et si oui, par quelles stratégies rhétoriques et linguistiques dans le cadre textuel ? Nous essaierons de répondre à ces questions dans les pages suivantes.

Stratégies de figuration et mise en scène du féminin dans les FI

Pour conduire notre analyse sur la figuration9 de l’orateur féminin dans les Femmes Illustres, nous avons choisi de situer notre étude dans un cadre théorique et méthodologique qui nous semble tout particulièrement adapté à ce texte et à notre objectif, à savoir le cadre fourni par l’analyse argumentative ou nouvelle rhétorique. Texte largement inspiré des principes de la rhétorique classique, exercice oratoire s’il en est (comme l’a bien révélé l’analyse de Rosa Galli Pellegrini : 1977), les harangues des Scudéry se prêtent tout particulièrement à être soumises à la loupe de l’analyse de l’argumentation. Argumentation qui, loin de se borner à son aspect littéraire et ornemental, est censée aussi véhiculer un message, persuader un auditoire, transmettre un jugement de valeur (Amossy : 2000).

Harangues, ou genre de la persuasion par excellence, « par qui la Rhétorique émeut, plaît et commande »10, les Femmes Illustres nous semblent donc présenter de ce point de vue un double intérêt, d’un point de vue formel et rhétorique en tant que texte littéraire, ainsi qu’en tant que miroir d’un époque, d’une société, d’un ordre social : les textes scudériens sont censés convaincre à un double niveau, Armide visant à persuader Renaud de son innocence, Polyxène tentant d’arrêter la main de Phyrrus, Andromaque s’efforçant de distraire Ulysse, et l’auteur visant en fait un autre objectif, comme nous le rappelle encore Pascal :   

La forme même de la harangue scudérienne, avec un interlocuteur certes nommément désigné mais purement fictif puisqu'il n'intervient jamais dans le débat, apparente en fait le discours, par la fidélité aux règles de la rhétorique et par l'utilisation de topoi et de tropes, à une sorte de long monologue théâtral, qui relève majoritairement, ainsi que l'a remarqué Rosa Galli-Pellegrini […], des genres délibératif et judiciaire dont la tragédie, à nouveau chérie des mondains depuis la Sophonisbe de Mairet, fait également un large usage. Un monologue dont nous pouvons supposer qu'il était écrit tout autant pour être «joué» que pour être «lu» dans les salons... Il s'agit bel et bien, pour l'oratrice-actrice, de plaider sa cause et de chercher à convaincre. Mais qui? La présence successive de harangues contradictoires, l'une où Bradamante s'efforce de persuader Roger que «l'Amour est préférable à l'Honneur», l'autre où, en réponse, Marphise tente au contraire de convaincre Bradamante que «l'Honneur est préférable à l'Amour», l'intervention de l'auteur-metteur en scène qui, après que Sophonisbe a déclaré aimer mieux la mort que la servitude, invite l'auditoire à écouter les raisons de Zénobie (pour qui il n'est pas honteux de suivre en prisonnière le char de son vainqueur à condition de faire montre de dignité et de constance) et à «juge[r] de toutes les deux» […] nous poussent à chercher le «vrai» destinataire au-delà du cadre interne de la harangue. C'est bel et bien ce public mondain qui est placé par l'auteur en position de jury, aristocratique celui-là et non pas religieux; c'est lui qui doit, au cours de la plaidoirie de l'héroïne, se forger une conviction, juger de la validité des arguments avancés en fonction de son propre code déontologique et rendre son verdict au terme d'une délibération sans doute passionnée prolongeant «l'effect» de ces harangues dans l'atmosphère intime d'un salon-tribunal. (Pascal : 2003) 

Le message fondamental du texte étant, d’après ce que le même Scudéry affirme dans son Epître aux Dames, la célébration de la gloire du sexe féminin, les harangues seraient alors à considérer comme différents arguments à l’appui de la thèse centrale ; et néanmoins, la diversité profonde des textes et des messages véhiculés par les harangues nous amène à nous demander quel est le message qui se révèle en filigrane derrière le trophée du frontispice et la surface panégyrique des harangues ; en d’autres termes : comment l’auteur esquisse-t-il le portrait de ses femmes héroïques ? avec quelles couleurs, et par quelles lignes ?

A la lumière de ces considérations sur le rôle et les enjeux de l’argumentation dans notre ouvrage, notamment pour ce qui est de la construction d’un nouveau modèle de femme oratrice, notre recherche se focalisera en particulier sur le travail de figuration et sur la construction de l’ethos de l’orateur dans le deuxième tome des Femmes Illustres. Mais, avant d’entamer notre analyse des harangues, quelques précisions terminologiques s’imposent : qu’entendons-nous par ethos dans ces pages ?

Ethos et argumentation : quelques points de repères

Les Anciens désignaient par le terme d’ethos la construction d’une image de soi destinée à garantir le succès de l’entreprise oratoire ; selon Aristote « c’est le caractère moral (de l’orateur) qui amène la persuasion quand le discours est tourné de telle façon que l’orateur inspire la confiance »11. Par le terme d’ethos on vise alors la description des vertus morales de l’orateur (sincérité, probité, honnêteté). Au fil des siècles, des facettes parfois très diverses de l’image de l’orateur ont été désignées par ce terme: parfois s’identifiant aux caractéristiques physiques, corporelles et au statut social de l’orateur, parfois désignant uniquement ses mœurs oratoires, la notion d’ethos a été souvent retravaillée et reprise dans le cadre de la rhétorique classique et, tout récemment, au sein de l’analyse du discours et de l’analyse argumentative (à ce propos, voir Amossy : 1999 ; Mainguenenau : 1999).

Fondamental s’avèrera dans ces pages pour notre étude le cadre proposé par Amossy dans le domaine de l’analyse argumentative et de la nouvelle rhétorique. La distinction établie entre ethos préalable et ethos discursif nous sera également utile dans le cadre de notre lecture ; de même, nous ferons référence à l’étude menée sur les réalisations de l’ethos dans un cadre de fiction (Amossy : 1999,  Mainguenenau : 1999). Notamment, ce qui nous semble tout particulièrement significatif pour notre propos, nous retiendrons de ces études le parallèle entre structuration de l’ethos et dramatisation, bien évident chez tous les auteurs qui se sont penchés sur le sujet : Benveniste introduit le premier la notion de cadre figuratif pour désigner l’énonciation ; Goffmann choisit dans son sillage le concept de représentation (qui reprend explicitement la métaphore théâtrale), ainsi que le terme de figuration comme désignation du travail de construction d’une identité de la part de l’orateur. Plus récemment, c’est l’analyse du discours qui s’approprie la métaphore théâtrale, l’approche théorique de Maingueneau introduisant la notion de scène d’énonciation et de scénographie dans le cadre de l’argumentation. Nous relèverons en passant que la construction d’un ethos discursif s’identifie donc à un processus de mise en scène, de jeu théâtral, l’aspect dramatique s’avérant particulièrement pertinent dans le cas de notre corpus d’analyse, genre à mi-chemin entre oratoire et théâtre, harangue rhétorique et monologue dramatique. Dans cette scénographie - terme et notion que nous emprunterons dans ces pages à la terminologie proposée par Maingueneau - les stratégies de construction d’un ethos discursif positif revêtent une importance capitale.

La notion d’ethos dépasse avec Maingueneau ses limites strictement liées à l’analyse  rhétorique et entre dans le domaine de la nouvelle rhétorique ou analyse argumentative, au carrefour entre rhétorique, analyse du discours, sociologie des champs. Dans cette conception d’ethos, qui nous intéresse notamment ici, comme le remarque Amossy (1999 : 18), « l’ethos est relié [...] à la question de [l]a légitimité [de l’orateur], ou plutôt au procès de sa légitimation par sa parole ». La figuration d’un ethos discursif positif contribuerait dans cette approche à légitimer le discours de l’orateur, l’étude des stratégies de figuration discursive se révélant alors particulièrement significatives pour les catégories d’orateurs socialement défavorisées ou marginalisées au préalable, premièrement pour les femmes 12: le travail de mise en scène des oratrices se révèlerait alors condition nécessaire pour justifier leur statut de locutrices légitimes (Bourdieu) au sein du contexte socio-culturel de production du texte.

Le processus de légitimation de la parole littéraire féminine par les représentations textuelles des oratrices a déjà été abordé relativement à l’œuvre de Louise Labé : dans l’étude d’Agnès Steuckardt (2005), dont nous retiendrons ici les lignes directrices, l’attention est centrée sur la figuration de l’ethos dans deux ouvrages de Louise Labé : Le débat de Folie et d’Amour, où l’oratrice construit une image fortement positive, auto-assertive, et les Sonnets, où elle choisit un ethos totalement différent, plus humble et moins agressif. D’après Steuckardt, la tentative de figuration positive dans le Débat de Folie et d’Amour aurait la fonction de renverser l’ethos négatif de Labé en tant que femme écrivain, pour légitimer sa prise de parole au sein de la République des lettres. Comme l’explique Steuckardt, la tentative est destinée à l’échec :

Être femme constitue, au XVIe siècle tout au moins, une condition peu favorable à l'admission dans la République des lettres. À la locutrice, bien plus qu'au locuteur, s'impose la nécessité de légitimer sa prise de parole. Défendre son droit à la parole est pour elle un passage obligé.

Pour plaider ce droit, Louise Labé met en scène deux solutions argumentatives opposées : l'une, celle de Folie, pose d'emblée la revendication d'égalité et la légitime par un ethos discursif dominant ; l'autre, celle de l'amante et de l'écrivain féminin, assume un ethos préalable défavorable et choisit pour l'ethos discursif une posture d'humilité.

C'est, de toute évidence, la seconde solution qui a la préférence de Louise Labé : Folie, malgré son franc-parler, malgré ses prouesses rhétoriques devant Amour, doit finalement, dans le débat public, renoncer à la parole ; l'ethos triomphant est une impasse. Au contraire, en prouvant par son exemple même la puissance supérieure de l'amour, l'amante-poétesse peut proclamer l'égalité humaine devant le destin d'aimer. L'écrivaine, en acceptant la position d'infériorité qui lui est faite par les hommes de son temps, peut publier son œuvre, et espérer en l'équité de ses lecteurs futurs.

On pourrait se demander si la même analyse révèle des changements significatifs, appliquée à un texte édité un siècle plus tard. On ne pourra pas nier, certes, que le contexte de production-réception des harangues des Femmes Illustres se présente bien différemment de celui des Sonnets ou du Débat de Folie et d’Amour, en raison des conditions historiques mais aussi des circonstances d’édition du texte (attribution incertaine, possible collaboration des deux Scudéry à l’ouvrage…). Toutefois, en raison des nombreuses études qui attribuent à Madeleine une place dans la rédaction des harangues, notamment dans le deuxième volume (voir entre autres, Galli : 1977), notre analyse pourrait peut-être dévoiler quelques aspects nouveaux des Femmes Illustres.

C’est donc sur les stratégies de figuration de l’oratrice à l’œuvre dans le deuxième volume des Fermmes Illustres que va se focaliser notre analyse : une lecture approfondie selon les critères de la nouvelle rhétorique peut-elle révéler des constantes dans les réalisation fictionnelles de l’ ethos féminin ? et dans ce cas, peut-on affirmer qu’à travers une représentation positive de l’oratrice, les harangues des Scudéry participent d’un processus plus vaste de légitimation de la parole littéraire féminine ?

Figurations de l’ethos dans les Femmes Illustres : polyphonie et mise en abyme

Multiple et fuyante, la silhouette de l’orateur dans les Femmes Illustres se dérobe sans cesse derrière les plus diverses apparences : dans la première harangue, par exemple, tantôt c’est la voix13 de Polyxène personnage que l’auditoire écoute, à la première comme à la troisième personne du singulier, tantôt enfin, dans le péritexte14 notamment, c’est la voix de l’auteur/narrateur qui se fait entendre. C’est sur ce jeu de voix superposées, d’énonciations emboîtées, que s’axe la figuration de l’orateur dans nos harangues. Dans chaque texte, l’imbrication d’énonciations parallèles rend donc difficile une identification univoque de l’orateur, ainsi qu’une identification des stratégies de figuration discursive. On pourrait parler à notre avis, dans le cas des harangues scudériennes, d’un orateur éclaté, ou d’un orateur refracté, tel un rayon de lumière passant à travers un prisme :   

 

Image1

Pour chaque texte, trois voix différentes et différentes figures, comme nous le verrons par la suite, formulent leurs propres stratégies de mise en scène discursive et de réalisation d’une image de soi persuasive: un orateur intradiégétique s’exprimant tantôt à la première personne (OI), tantôt à la troisième (OIII), et un orateur extradiégétique, identifiable avec l’auteur (OE). Une lecture approfondie des harangues révèle la présence d’un ethos stratifié, polyphonique, comme dans le schéma ci-dessus ; dans cette perspective, la figuration d’un ethos discursif positif s’avère fonctionnelle non seulement pour garantir d’un côté le succès de la harangue dans la fiction, mais elle peut se révéler fondamentale pour donner plus d’autorité à la figure de l’auteur : en filigrane derrière les héroïnes décrites, on pourrait donc lire le travail de figuration de l’auteur qui légitime progressivement sa prise de parole, proposant ainsi un nouveau modèle d’orateur féminin15 ; comme l’affirme Maingueneau, dont nous retiendrons ici le cadre méthodologique d’analyse, les processus de figuration dans la fiction littéraire ne se bornent jamais aux limites de l’œuvre : « [le récit fictionnel]  présente en effet des narrateurs et des personnages qui construisent chacun une image de soi face à leur(s) allocutaire(s) fictionnel(s), mais aussi face au lecteur supposé » (Amossy : 1999, 25); et encore : « L’instance subjective qui se manifeste à travers le discours ne s’y laisse pas concevoir seulement comme statut ou rôle, mais comme « voix » et au-delà, comme « corps énonçant », historiquement spécifié et inscrit dans une situation que son énonciation tout à la fois présuppose et valide progressivement » (Maingueneau : 1999, 76).

Cette instance subjective jouant le rôle de garant, elle se voit progressivement (à partir des indices textuels) attribuer un caractère et une corporalité, qui dépassent les limites des mœurs oratoires : « Le « caractère » comprend un faisceau de traits psychologiques. Quant à la « corporalité », elle est associée à une complexion corporelle, mais aussi à une manière de s’habiller, et de se mouvoir dans l’espace social [...] Caractère et corporalité du garant s’appuient [...] sur un ensemble diffus de représentations sociales valorisées ou dévalorisées, de stéréotypes, sur lesquels l’énonciation s’appuie et qu’elle contribue en retour à conforter ou à transformer (ivi, 79, c’est nous qui soulignons). Dans la construction d’un ethos performant, la doxa joue donc un rôle capital, que ce soit pour être confirmée, ou pour être mise en discussion, les stratégies de figuration des instances énonciatrices s’appuyant en tout cas sur un ensemble de stéréotypes partagés. Pour revenir à notre hypothèse de départ : s’il existe dans les Femmes Illustres un rapport de figuration superposée personnage/auteur visant une légitimation de la parole auctoriale à travers la prise de parole fictionnelle, quels sont alors les stéréotypes féminins à l’œuvre dans les harangues scudériennes ? et quelles sont les stratégies de figuration discursive exploitées pour parvenir à la réalisation d’une image de l’orateur (dans ses différentes manifestations) valorisante?

Afin de pouvoir répondre à cette question, nous avons soumis les vingt harangues du deuxième tome des Femmes Illustres à une double procédure d’analyse, soulignant en premier lieu les stratégies explicites de figuration de l’ethos – l’« ethos dit » (Maingueneau, 1999), pour passer ensuite à toutes les marques de figuration inscrites dans le discours sans référence explicite à l’ethos de l’orateur - l’« ethos montré » (Maingueneau, 1999). La lecture parallèle des deux typologies différentes de stratégies oratoires révèle, comme nous le verrons par la suite, une forte cohérence interne à l’ouvrage, ethos dit et montré contribuant également à la construction de modèles féminins précis. Dans un deuxième temps, la comparaison de ces modèles sur la base de leur force argumentative et de leur autorité nous permettra de proposer quelques réflexions sur la figuration fictionnelle comme procédé stratégique pour la légitimation de la parole auctoriale.

Figures de femmes

Le deuxième tome des Femmes Illustres offre aux Scudéry la possibilité de donner la parole à une série hétérogène d’héroïnes, tantôt provenant des modèles classiques grecs et latins, tantôt des romans chevaleresques italiens du XVIe siècle, tantôt encore d’autres cycles narratifs bien connus à l’époque (par exemple les Ethiopiques)16. La description de ces héroïnes, la construction de leur image, passe par des stratégies discursives constantes et communes à toutes les harangues, stratégies que nous avons choisi de diviser en deux groupes et que nous analyserons par la suite : stratégies de figuration explicite (FE) et stratégies de figuration implicite (FI).

Les stratégies de figuration explicite (l’ethos dit), s’identifient à tous les moments où les oratrices (qu’il s’agisse des héroïnes à la première/troisième personne, ou de l’auteur dans les paratextes) parlent d’elles-mêmes et se décrivent ; ces moments, où la construction d’un ethos discursif positif est délibérément visée, contribuent de façon décisive à façonner différents stéréotypes de femme à l’œuvre dans les harangues, stéréotypes que nous avons reconnus au nombre de trois, et qui pourraient être ainsi schématisés17 :

a. la femme épouse18 : modèle opposé à l’amazone que nous allons analyser par la suite, et bien souvent en concurrence dans les recueils apologétiques de la même période, la femme que nous définirons comme épouse présente toutes les caractéristiques du stéréotype salésien axé sur la douceur et sur la soumission ; dans notre corpus, les héroïnes s’identifiant à ce modèle sont essentiellement (et dans l’ordre du volume) Laodamie, Alceste, Œnone. Pour ce qui est des stratégies de figuration explicite, à la différence des « femmes guerrières » que nous analyserons par la suite, ces oratrices parlent rarement d’elles-mêmes, et elles se situent résolument au fond de la scène, laissant la place à leurs hommes ; toutefois, en raison surtout des commentaires de l’auteur inscrits dans les paratextes, nous sommes en mesure de reconnaître les traits saillants de ces héroïnes, à savoir : la douleur, qu’elles supportent stoïquement sans faillir19, et sur laquelle sont axées toutes les harangues considérées, où les champs sémantiques dominants sont les champs de la douleur et de la souffrance20. Pour ne retenir que quelques exemples, Laodamie annonce à Protésilas :  « Ma douleur me tiendra lieu de toutes choses  : les habitants de la ville de Philacé seront témoins de mes inquiétudes, les autels de toute la Théssalie  seront chargés de mes offrandes et tous vos sujets verront que les larmes et les soupirs seront mes seules occupations. » Et encore, Œnone est constamment définie dans la harangue dont elle est l’oratrice comme la malheureuse Œnone, ou belle affligée (à tel point affligée que, comme nous informe l’effet de cette harangue, « pour représenter l’excès de son affliction, et l’abondance de ses larmes, l’antiquité nous a dit qu’elle se fondit toute en eau »). Une autre caractéristique explicitement attribuée aux épouses est la tendresse : dans le cas d’Œnone, par exemple, l’argument souligne immédiatement la tendresse de son naturel, et encore, Alceste se décrit comme « une âme tendre et pitoyable » ; même la tendresse fait partie du stéréotype de la femme-épouse, qui subit les événements sans pouvoir les contrôler, qui obéit plutôt que commander.

Cette position subalterne se révèle avec une évidence toute particulière dans les stratégies de figuration implicite : c’est par ce biais, notamment, que l’auteur décrit les héroïnes appartenant à cette catégorie, limitant par contre – comme nous venons de le voir – les stratégies de figuration explicite. Nous citerons par la suite quelques phénomènes qui nous semblent les plus fréquents dans notre corpus et qui contribuent de façon significative à la réalisation du modèle de la femme épouse :

a. les femmes s’identifiant à ce modèle utilisent rarement la première personne du singulier, les textes étant alors axés sur les pronoms personnels et les possessifs de deuxième et troisième personne : malgré la présence explicite d’une oratrice, le personnage au premier plan de la harangue (et de l’histoire) est toujours un homme, qui va décider de son destin et du destin de l’héroïne. La présence de l’oratrice n’apparaît qu’en position parallèle et subalterne, comme par exemple dans cet extrait tiré de la harangue Œnone à ses compagnes :

 « tant que Pâris a été dans nos bois, j’ai aimé tout ce qu’il a aimé : s’il s’est diverti à la chasse, la chasse a fait mes plus grands plaisirs ; si la pêche lui a tenu lieu d’une occupation agréable, la pêche a fait une partie de ma félicité ; j’ai aimé ses amis, ses divertissements, ses troupeaux, ses chiens, et toutes les choses qui ont été à lui ; ses inclinations ont réglé les miennes ; ses opinions ont détruit en mon esprit tout ce qui s’y pouvait opposer ; ma volonté ne lui a jamais été rebelle » 

De même, dans  Alceste à Admète, Alceste se décrit comme « une âme qui souffre le mal qu’elle voit souffrir, qui prenne part à tout ce qui touche la personne aimée, qui confonde ses intérêts dans les siens et qui préfère sa conservation à la sienne ». 

b. les femmes appartenant à cette catégorie, à la différence des amazones que nous passerons en revue par la suite, axent leur argumentation sur les registres de la conjuration et de la prière, la décision définitive restant le plus souvent l’apanage du co-énonciateur de la harangue : à la différence des femmes guerrières, ces héroïnes préfèrent le subjonctif des tournures optatives à l’impératif de la volonté, et elles ont bien souvent recours au pathos (ton emphatique souligné par les nombreuses exclamations, la plus fréquente étant hélas !, mais aussi ha !, intensité soulignée par la ponctuation, emploi fréquent de verbes comme prier, conjurer...) Toutes ces stratégies discursives visent à construire pour ces femmes un ethos dépendant, subalterne, et en effet les femmes épouses n’ont aucun pouvoir sur les événements : la vie d’Alceste dépend d’Admète, le destin de Laodamie est lié à la volonté de Protésilas, la souffrance d’Œnone est due à l’inconstance de Pâris. Ces femmes semblent en quelque sorte condamnées au silence, silence qui les touche même au moment de leur plus évidente prise de parole, les harangues ; particulièrement significatif, à cet égard, nous semble l’exemple de Laodamie qui, à la fin de son discours, se dérobe encore une fois derrière une autorité supérieure, la seule en mesure de légitimer sa harangue : « c'est un Dieu qui m'inspire, qui m'épouvante et qui vous avertit ».

b. la femme vestale21 : dans cette catégorie, nous reconnaîtrons les véritables héroïnes du recueil22, prêtes à s’immoler pour la défense de leurs principes, de leurs valeurs ; les femmes qui plus s’identifient à ce modèle de vertu austère sont dans notre corpus (et dans l’ordre du volume) Polyxène, Didon, Pénélope, Guenièvre. Les traits saillants de ces héroïnes semblent évidents surtout au niveau des stratégies de figuration explicite, la description féminine étant alors axée sur les stéréotypes propres au portrait du héros classique : l’aristocratie de l’âme (Polyxène s’élève au-dessus du vulgaire par ses propres mots : « le coeur de Polyxène est trop grand pour craindre la mort et son esprit est trop raisonnable et trop généreux pour ne pas la préférer à la servitude », Didon marque son appartenance à une élite des sentiments par opposition à la nourrice Barcé : « Ha non non, il n’est ni juste ni possible que Barcé et Didon aient les mêmes sentiments : leurs naissances sont inégales, leur éducation l’a été de même, et il faut quasi nécessairement que leurs inclinations le soient aussi »), la recherche de la gloire (Didon se décrit comme « une personne qui ne s’éloigne jamais de la vertu, qui ne quitte jamais l’innocence, qui n’aspire jamais qu’à la gloire »), le sens du devoir (c’est toujours Didon qui parle : « l’austère vertu dont je fais profession ne me permet pas d’écouter tout ce qui me pourrait plaire, si toutefois quelque chose me pouvait plaire, qui s’éloignait de cette vertu ») et du sacrifice (exemplaire à cet égard la harangue attribuée à Polyxène).

c. la femme guerrière : identifiable avec la femme forte, la femme héroïque des recueils exemplaires de la même période, la femme peinte dans ces harangues se présente comme fortement auto-assertive ; c’est une femme virilisée, douée de vertus traditionnellement masculines (courage, force, générosité), qui se situe au premier plan en tant que protagoniste des événements. Dans notre corpus, les héroïnes qui appartiennent à cette catégorie sont notamment (et dans l’ordre du volume): Bradamante, Clorinde, Angélique, Chariclée, Sophronie et Armide23.

Au niveau de l’ethos dit (FE), les femmes guerrières présentent toutes des traits constants, premièrement le courage : Bradamante est définie dans l’argument comme vaillante, et elle « combat[…] avec ardeur tous ceux qui se présenteront dans la lice » ; Clorinde à plusieurs reprises insiste sur son courage (« je vous poursuivis si opiniâtrement que ma hardiesse ou plutôt ma témérité vous donna de l’estime pour moi », et encore, « Défendez contre tout le monde la beauté des portraits avantageux que la renommée a fait de moi par toute la terre ! Souvenez qu’elle n’a point flatté Clorinde, parlez de la grandeur de son courage »…) ; un autre trait constant des héroïnes correspondant à ce modèle est la sévérité des mœurs, notamment dans les relations amoureuses, sévérité qui fait d’ailleurs partie du stéréotype de l’amazone : Clorinde avoue à Tancrède sa « vertu austère qui l’eût obligée à vous traiter toujours en ennemi », et toute la harangue énoncée par Sophronie tend à souligner cette sévérité austère, des premières lignes : « Enfin, quelque sévère que soit ma vertu, il faut qu’elle cède à la vôtre, et quoique je n’ai jamais rien aimé, il faut que je confesse que j’aime », pour en citer seulement un passage. Les femmes appartenant à cette catégorie sont décrites par l’auteur par les mots-clé de la femme forte, qui représentent aussi les mots-clé de l’idéal de l’honnête homme du XVIIe siècle : générosité (voir par exemple dans le paratexte-cartouche de Sophronie, esprit généreux et fort), gloire (parmi les nombreux exemples, nous citerons Clorinde : « j’ai vécu avec gloire et je meurs avec honneur » ; « Mais cependant - me direz-vous - elle meurt par la main de ce Tancrède. Il est vrai - vous répondrai-je - mais elle meurt pour sa gloire » ; et Sophronie d’ajouter : « Puisque c’est par ce beau sentiment que vous avez touché mon esprit, il importe à ma gloire qu’il passe en celui de tous les hommes pour le plus juste et le plus généreux que l’on puisse avoir. »), mérite (Chariclée affirme par exemple « Pour moi (je vous l’avoue Théagène) il me semble que j’ai conquêté le royaume que la Fortune me rend ; il me semble que je le tiens de ma vertu, et non pas de ma naissance, et il me semble que mon mérite m’a donné tout ce que mon amour veut donner à votre mérite. »).

L’emploi du vocabulaire stéréotypé propre à la description de l’honnête homme24 devient dans ces cas une stratégie de valorisation des oratrices femmes décrites dans les harangues, valorisation qui passe néanmoins par leur virilisation ; c’est sur cette superposition de modèles que s’axe en fait l’un des paradoxes de notre corpus : la légitimation de l’oratrice dépend de l’homologation au modèle masculin ; s’il est vrai que dans les Femmes Illustres se fait jour un nouveau modèle d’héroïsme féminin, force est de constater que ce modèle semble encore fidèlement calqué sur la transposition d’un modèle masculin.

Si les harangues énoncées par les femmes guerrières présentent toutes des traits constant au niveau de la figuration explicite, de même au niveau de la figuration implicite (l’ethos montré), elles exploitent des stratégies communes, parmi lesquelles on remarque surtout:

a. l’emploi plus fréquent25 de la première personne du singulier dans ces harangues par rapport aux autres (en particulier, dans cette catégorie se situent les harangues d’Angélique, Bradamante et Chariclée, qui s’expriment presque toujours à la première personne), et l’emploi plus réduit de la deuxième personne (singulier ou pluriel) ; cette stratégie discursive, qui tend à souligner la présence de l’oratrice en tant que sujet énonçant et donc garant (Maingueneau : 1999) de l’énonciation, contribue à valider le stéréotype de la femme guerrière comme oratrice fortement auto-assertive.

b. la fréquence de formes verbales à l’impératif souvent réitéré, à valeur essentiellement injonctive (dans la harangue de Clorinde, par exemple, « Cessez, cessez, généreux chevalier... », ou encore, « vous avez aimé Clorinde [...], aimez-la... »), qui contribuent à la construction d’une image de femme forte, en mesure de s’imposer dans la relation avec son co-énonciateur.

Harangue-symbole de cette catégorie, la harangue attribuée à Clorinde, femme amazone par excellence, nous semble bien condenser tous les traits considérés : décrite comme fière et belle à partir de l’argument, elle se dépeint tout de suite comme une femme extraordinaire, s’élevant au-dessus de l’ordinaire (nous citerons un passage entre autres) : « j’ai l’âme trop grande, trop ferme et trop raisonnable pour avoir un sentiment si vulgaire, si faible et si injuste » ; il est à notre avis significatif de remarquer que, à travers la description de Clorinde, l’auteur amorce pour la première fois un portrait de sa conception du genre féminin :

« bien que je sois d’un sexe qui, pour l’ordinaire, ne permet pas que l’on tire avantage de le combattre, je pense néanmoins sans vanité que le nom de Clorinde est assez fameux pour oser croire, comme je fais, que tous vos chevaliers s’estimeraient fortunés non seulement d’être ses vainqueurs mais même d’être ses vaincus ».

 Ce portrait sera ensuite perfectionné dans la dernière harangue, attribuée à Armide, où de nombreux passages marquent l’écart entre l’image féminine traditionnelle et la nouvelle héroïne : « Vous me direz, peut-être, que je suis d’un sexe qui ne me permet pas de jouir de ces privilèges , que la guerre se doit faire pour nous et non pas par nous » ; et encore (en parlant de Clorinde):

 « n’est-elle pas sans tache, quoiqu’elle ne se soit pas assujettie aux lois de mon sexe ? Selon la bienséance ordinaire Clorinde était une vagabonde qui passait sa vie parmi les hommes et sous les armes ; la douceur qui est si naturelle à son sexe s’était noyée dans le sang qu’elle répandait ; elle allait seule par les campagnes, elle allait de nuit par les forêts et parmi les troupes ; cependant sa renommée est glorieuse et son nom est immortel. »

Mais si Clorinde parvient à rompre les chaînes que son sexe lui imposerait, comme nous l’avons déjà remarqué, ce n’est qu’à travers son identification avec les vertus guerrières masculines : la légitimation du discours féminin passe donc forcément par l’homologation au modèle dominant. Nous nous demanderons par la suite si le même processus est valable pour un autre niveau d’énonciation, à savoir le niveau auctorial.

Une femme en filigrane ? Figurations de l’auteur

Sur la base des constantes analysés, trois figures de femmes se dégagent donc de la lecture des harangues : la femme-vestale, que nous identifierons à Polyxène, courageuse martyre qui s’immole pour défendre sa vertu ; la femme-épouse, que nous identifierons à Laodamie, s’efforçant de toute son éloquence de retenir son mari Protésilas ; et la femme-guerrière, que nous identifierons avec Armide, défendant de toute son ardeur la thèse que « tout est permis en l’amour comme en la guerre »… femmes illustres, stéréotypes de référence pour la culture de l’époque, sans doute véhiculés par la littérature de la période d’Ancien Régime ; le texte scudérien s’insère donc de plein droit dans le climat culturel de son époque, participant du mouvement de réflexion sur le rôle de la femme au sein de la société. Portraits de femme différents, pour différentes conceptions du féminin, tous apparemment réunis sous un même chapeau, « la gloire du sexe ». Parmi ces femmes, une différence s’établit pourtant : leur autorité ainsi que leur force argumentative varie, et il est à notre avis particulièrement significatif de constater que cette variation est très strictement liée au modèle d’ethos que les diverses harangues véhiculent. En particulier, une analyse des effets des différentes harangues met en évidence un écart emblématique : les harangues attribuées au femmes guerrières en particulier ont toutes un effet de victoire (ou incertain, mais à connotation positive, comme dans les cas de Bradamante et d’Armide), par opposition aux épouses, qui ont le plus souvent un effet d’échec. La force argumentative du modèle d’« ethos conquérant »26 semble dans ce texte bien plus performante que celle l’ethos de soumission, comme il ressort aussi de schéma ci-dessous27 :

Image2

Notre analyse suggère, et le schéma ci-dessus le confirme, qu’il existe à l’intérieur du texte des Scudéry une forte cohérence des constantes de figuration (explicite et implicite), révélant l’existence d’un modèle d’ethos féminin valorisant et valorisé. Ce modèle, d’après notre lecture, est le modèle de la femme guerrière : les Femmes Illustres se confirment donc, aussi du point de vue discursif, un texte emblématique de leur période de production, texte véhiculant « un nouveau modèle d’héroïsme féminin ».

On ne saurait pas pourtant terminer notre étude sans poser une question fondamentale : derrière ces femmes de papier, une autre silhouette se dessine-t-elle en filigrane, celle de l’auteur ? En d’autres mots, les stratégies de figuration narrative que nous venons de voir à l’œuvre dans les Femmes Illustres sont-elles transposables au niveau auctorial ?

L’auteur se manifeste d’ailleurs de façon plus explicite dans ce deuxième volume du recueil, faisant entendre sa propre voix dans le paratexte, dans les arguments et les effets des harangues, prenant des libertés à l’égard des textes de référence de ses harangues, imaginant de nouvelles situations, donnant la parole à personnages qui n’avaient jamais parlé28 : comme Elisa Bricco l’a très bien montré dans ce même volume, l’auteur construit progressivement – lui aussi – son image dans le texte, image qui s’appuie sur les piliers des connaissances partagées (littéraires, historiques, artistiques) et d’une culture commune, la culture des salons et des soirées littéraires. Il s’agit d’un modèle d’auteur fortement auto-assertif, qui ne craint pas de prendre position par rapport à ses illustres prédécesseurs, qui s’impose sur la scène littéraire par son œuvre.

Il est à notre avis significatif de remarquer qu’un parallélisme s’établit entre les figurations des héroïnes guerrières et la figuration de l’auteur implicite du texte : le modèle de l’ethos conquérant semble être ici le modèle valorisant et valorisé, le modèle garant de la réussite fictionnelle et littéraire. Ce parallèle pourrait à notre avis se révéler tout particulièrement significatif dans l’hypothèse de l’attribution d’une partie  de ce volume à Madeleine de Scudéry (thèse avancée par la plupart des spécialistes et présentée entre autres par Rosa Galli Pellegrini : 1977, ainsi que par l’auteur de la publication du premier volume des Femmes Illustres, Claude Maignien : 1991) : les constantes de figuration intradiégétiques assumeraient alors une fonction stratégique, la valorisation d’un ethos fortement auto-assertif légitimant non seulement la prise de parole des femmes illustres « de papier », mais aussi la légitimation de la prise de parole d’une femme « de chair », l’autrice qui, par le biais de Clorinde, Bradamante, Chariclée, Armide, affirmerait fortement sa présence au sein de la République des lettres, dépassant les limites imposées à son sexe.

Force est de constater que cette prise de parole, comme nous l’avons plusieurs fois remarqué, passe encore à travers l’homologation à un modèle masculin, tendance qui se confirme de façon emblématique même au niveau auctorial, les harangues étant publiées sous le seul nom de Georges de Scudéry. Cependant, il nous semble intéressant de souligner le caractère novateur des harangues scudériennes dans ce processus de prise de la parole littéraire de la part des femmes : qu’elles soient écrites par une femme (hypothèse qui, nous l’avouons, nous séduit) ou par un homme, les Femmes Illustres nous semblent quand même véhiculer une nouvelle image de femme, aux multiples facettes, mais bien vivante, affirmant sa présence sur la scène littéraire autant que sur la scène sociale et culturelle.

Références bibliographiques

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Donna Kuizenga, Ecriture à la mode/modes de réécriture : les Femmes Illustres de Madeleine et Georges de Scudéry, dans La femme au XVII siècle, Actes du Colloque de Vancouver, University of British Columbia, 5-7 octobre 2000, « Biblio 17 -138 », Gunter Narr Verlag Tubingen, 2002, pp. 151-165.  

Claude Maignien, Les Femmes Illustres de Madeleine de Scudéry, Paris, Côté-Femmes, 1991.

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Catherine Pascal, Les recueils de femmes illustres au XVIIe siècle, Communication à la Journée d'Étude de la SIEFAR: Connaître les femmes de l'Ancien Régime : la question des recueils et dictionnaires, Paris, juin 2003.

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Barbara Selmeci, Représentations du féminin, http://www.artamene.org/   

Agnès Steuckardt, Ethos et revendication d'égalité dans les Œuvres de Louise Labé, Questions de styles n°2, 2005, p. 1-10, 8 mars 2005 http://www.unicaen.fr/mrsh/puc/revues/thl/questionsdestyle/dossier2/steuckardt.php  

Pour citer cet article :

Micaela Rossi, " Figuration et mise en scène de l’orateur : réalisations de l’ethos dans Les Femmes Illustres des Scudéry ", Publif@rum, 2, 2005

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1 Le problème de l’attribution de l’ouvrage étant encore bien loin d’être résolu, nous parlerons des deux Scudéry en tant qu’auteurs en collaboration pour ce qui concerne les harangues des Femmes Illustres (voir aussi à ce propos Galli : 1977) et nous utiliserons le terme auteur au masculin en tant qu’équivalent d’instance auctoriale.
2 Voir Bibliographie.
3 Et tout particulièrement, nous citerons l’article d’Agnès Steuckardt (2005)
4 A ce propos, nous renvoyons à l’article d’Elisa Bricco, " Dans le salon des Femmes Illustres. Pacte auctorial et communication péritextuelle ", Publif@rum, 2, 2005
5 Un panorama exhaustif de ce phénomène a été déjà tracé dans l’ouvrage de Ian Mac Lean (1977), auquel nous renvoyons.
6 A ce propos, et pour un traitement approfondi du sujet, voir Mac Lean : 1977, Selmeci : 2003, Bannister : 2005, Conroy : 2002.
7 L’allusion est faite ici au genre féminin.
8 Nous utiliserons ici le terme orateur dans l’acception définie par le cadre de la nouvelle rhétorique (voir à ce propos Perelman et Olbrechts-Thyteca : 1958 ; Amossy : 2000) ; nous utiliserons de même le terme d’auditoire.
9 Nous entendons ici figuration dans le cadre de l’analyse argumentative, en tant qu’équivalent du face work de Goffmann et de l’ethnométhodologie.
10 Georges de Scudéry, Alaric, 1656, chant V (éd. dirigée par Rosa Galli Pellegrini, Schena, Bari, 1998).
11 Aristote, Rhétorique, cité par Amossy : 1999, 10.
12 Voir aussi à ce propos les études du courant des cultural studies relativement à la réalisation d’un parole subalterne (citées par Amossy : 1999, 26)
13 Nous invitons le lecteur à consulter aussi l’article d’Anna Giaufret, " Les énonciatrices ou le « je(u) » féminin ", Publif@rum, 2, 2005
14 Nous renvoyons à ce propos à l’article d’Elisa Bricco dans ces mêmes pages.
15 Nous aimerions remarquer que la légitimation auctoriale présentée dans ce deuxième volume n’est qu’une suite du travail de légitimation déjà commencé par l’auteur dans le premier volume du recueil, par le biais de l’Epître aux Dames et par le célèbre harangue prononcée par Sapho (voir à ce propos KUIZENGA : 2002).
16 Voir à ce propos l’article d’Elisa Bricco dans ce même numéro. Le choix des sujets et des épisodes va avoir une influence, certes, sur la description des personnages ainsi que sur le dénouement de la fabula sous-jacent à chaque harangue ; toutefois, les Scudéry semblent en mesure de prendre une certaine liberté face à leurs sources, liberté qui leur permet parfois d’imaginer des situations absentes du texte de référence, parfois de donner voix à des personnages qui n’en avaient pas au préalable, parfois même de modeler différemment la figure des héroïnes oratrices ; il est à notre avis important de considérer cette marge de liberté, car elle libère les textes que nous analyserons d’un préjugé de « fatalité » narrative qui pourrait fausser notre analyse.
17 Il est important de souligner que nous entendons ici par catégorie ou modèle un stéréotype de référence dominant sur les autres ; il arrive parfois que plusieurs modèles se présentent en concurrence à l’intérieur d’une même harangue ; nous avons alors choisi le modèle dominant sur la base des constantes de figuration. Un exemple intéressant d’hybridation de deux modèle est à notre avis représenté par la harangue de Briséis, qui se décrit en même temps comme esclave  et maîtresse : le texte mêle les constantes de figuration rhétoriques et discursives des modèles de guerrière et d’épouse (« je vous en supplie avec humilité, si je ne suis qu’esclave seulement ; et je vous le commande, si je suis encore esclave et maîtresse ») avec des résultats intéressants qui pourraient faire l’objet d’une étude supplémentaire. Il arrive aussi que certaines harangues ne présentent aucune stratégie de figuration de l’oratrice, l’exercice rhétorique dominant sur la description féminine; c’est le cas, par exemple, des harangues d’Hélène à Pâris ou d’Amarylle à Tityre.
18 Les dénominations des catégories de figuration ne sont que partiellement  et occasionnellement liées aux rôles des personnages (par exemple Pénélope, bien que personnage-épouse, ne fait pas partie de cette catégorie).
19 La résistance à la douleur est d’ailleurs l’un des traits saillants de l’éthique catholique, qui trouve son modèle féminin culminant dans la figure de la Vierge.
20 A ce propos, nous avons soumis les résultats de notre première lecture à la validation du logiciel Hyperbase créé par Etienne Brunet (ILF-CNRS Université de Nice- Sophia Antipolis), qui permet d’effectuer une analyse lexicométrique du corpus ; une étude sur les harangues de Laodamie, Alceste et Œnone révèle une fréquence particulièrement élevée de mots-clé appartenant au réseau lexical de la souffrance : douleur, pleur(er), larmes, soupirs...
21 Nous définirons ces héroïnes par le terme de vestales car elles représentent les gardiennes des valeurs et des principes énoncés dans les harangues, principes qu’elles défendent jusqu’au sacrifice de la vie ou de leurs sentiments personnels.
22 Dans ces cas, nous ferons référence au modèle héroïque cher à la littérature du XVIIe siècle, auquel ces harangues nous semblent s’identifier.
23 La harangue attribuée à Armide ayant fait déjà l’objet d’une analyse approfondie dans l’article de KUIZENGA (2002), nous nous limiterons à quelques citations, tout en soulignant comme Kuizenga le rôle capital de ce texte dans la structure rhétorique de l’ouvrage.
24 Nous renvoyons à ce propos aux fiches de Chiara Rolla http://www.femmes.illustres.farum.it/?item=lexique
25 A ce propos, nous avons soumis les résultats de notre première lecture à la validation du logiciel Hyperbase créé par Etienne Brunet (ILF-CNRS Université de Nice- Sophia Antipolis), effectuant une lecture croisée de deux harangues modèle, Laodamie à Protésilas pour la catégorie épouses et Clorinde à Tancrède pour la catégorie amazones : l’analyse statistique croisée des deux pronoms je et vous, ainsi qu’une statistique élargie sur les adjectifs et pronoms possessifs dans les deux harangues, révèle une distribution fort différente : compte tenu de la taille des deux textes, la fréquence du mot je se situe au-dessus de la féquence attendue dans le cas de Clorinde (+52E-2), et résolument au dessous dans le cas de Laodamie (-46E-2), alors que le mots vous a une distribution spéculaire et opposée : signe positif pour Laodamie (+17E-3) et négatif pour Clorinde (-17E-3).
26 Nous empruntons ce terme à Steuckardt (2005)
27 Dans ce schéma, nous avons inséré les harangues qui nous semblent emblématiques pour chaque modèle.
28 Significatif à cet égard nous semble le choix de faire parler Armide et Clorinde, qui véhiculent justement un modèle de femme guerrière.