ARCHITEXTURE par Alain NADAUD

Notes de l'éditeur

Le texte que nous avons le privilège de publier, est vu par son auteur même comme un texte second qui relierait l’ensemble de ses textes : Nadaud, en regardant son œuvre avec recul, prend conscience qu’elle suit un projet unitaire, un « itinéraire » qui a un sens global.

Architexture est une sorte d’entretien avec lui-même, où il tâche de faire le point sur cette découverte qu’il fait à mi-chemin de son parcours d’écrivain, ayant déjà à son actif nombre de romans, récits, nouvelles et textes réflexifs divers, dont le dernier, Aux portes des Enfers se définit comme une méditation sur les mythes, l’amour et les lieux liés à la mort et à la descente dans l’au-delà . Une sorte de point d’arrêt « au milieu du chemin de notre vie ».


Sous ce titre, je me propose de mettre au jour l'architecture secrète qui relierait tous les textes que j'ai publiés. Si l'on y prête attention, celle-ci formerait comme une trame, un texte second, une texture invisible, et donc presque un autre récit qui retracerait en sous-main, de livre en livre, et sans même que je m'en sois rendu compte sur le moment, une sorte d'itinéraire. Avec le recul, ce n'est qu'à présent que j'aurais la possibilité de rendre ce trajet à la fois apparent et lisible.

Dès le départ, j'ai eu vaguement conscience que les romans que j'écrivais s'inséraient dans une démarche logique, constituaient des jalons à l'intérieur d'un ensemble plus vaste. Même si chacun d'eux s'affirme comme autonome, la plupart ne trouvent leur véritable relief et leur signification qu'à l'intérieur d'une configuration, d'un cheminement dont ils sont à la fois indissociables et partie prenante. Pourtant, et chaque livre se suffisant à soi seul, j'ai toujours gardé à l'esprit la possibilité que celui sur lequel j'étais en train de travailler réponde enfin à mes attentes et soit le dernier. Or, jusqu'à présent, je suis bien obligé de reconnaître que cet espoir, tour à tour désiré et redouté, n'a jamais été comblé. A peine achevé et publié, l'ouvrage s'ouvrait sur un manque, une absence, une incertitude renouvelés. Mettre en évidence la nécessité et la filiation, quelle soit occulte, implicite ou simplement évidente, qui fait qu’un livre s'enchaîne à un autre, tel est l'objet de cette réflexion.

Chaque roman, dès lors qu'il n'est pas un pur objet de divertissement, puise son énergie dans l'effort qu'il accomplit, sous le couvert de la fiction, pour répondre à un malaise ou à une interrogation, pour accéder à une parcelle de cette vérité, vers laquelle il tend de toutes ses forces. L'absence de réponse, le caractère fragmentaire de celle-ci ou le fait qu'elle débouche sur une autre question constitue le cœur du réacteur d'où procède la nécessité d'un prolongement. Dégager ce fil d’Ariane en explicitant le lien qui existe entre les thèmes, comprendre comment l’un, par association ou relation de contiguïté, appelle et engendre le suivant, mais aussi déceler, si possible, l’intention secrète qui sous-tend cet enchaînement... En bref, comme sur le site de Tello Baraï, et tel que je l'ai évoqué dans Désert physique, retrouver l'empreinte du fil qui avait jadis lié les perles du collier et restituer la logique qui a fait que, dans un monde antérieur, elles ont été agencées selon cet ordre.

La Tache aveugle (Éditeurs français réunis, 1980 ; réé. Messidor, 1990.)

L'acte d'écrire, aussi loin que je remonte, est pour moi indissociable du questionnement de ce qui le fonde, et donc, par extension, d'une réflexion sur ses origines. Or, le hasard a fait que ma préoccupation concernant ce qui me faisait écrire a atteint sa plus grande acuité lors des deux années que j'ai passées en Irak, sur le lieu même où avait été inventée l'écriture. L'interrogation sur les raisons de son surgissement au sein de ma propre histoire personnelle rejoignait donc une interrogation plus générale sur l'apparition de celle-ci dans l'histoire de l'humanité. Tout commence donc par une courte variation, intitulée “Lettre de Mésopotamie”, qui esquisse le lien qu'il y aurait entre le geste de la graphie et l'outil qui est utilisé pour l'accomplir. Elle sera suivie un peu plus tard, et sans qu'il y ait en apparence de lien entre les deux, par “Lettre du Kurdistan”, méditation sur la secte des Yézidis (ou "adorateurs du diable") dont la croyance m'a paru mettre en scène la métaphore du traumatisme psychologique – traduit par un processus de "diabolisation" - qui résulte du passage de la plénitude à l’abandon. On sait que Lucifer, en refusant de se soumettre à l'injonction divine qui lui recommandait de se mettre au service de l'homme, préféra sa damnation éternelle plutôt que de renoncer, même partiellement, à l'amour exclusif qu'il vouait à Dieu, devenant ainsi le premier martyr. Or, ces deux textes, publiés respectivement dans les revues "Europe" et "Minuit", forment la matrice du recueil qui s'agencera ensuite progressivement sous le titre La Tache aveugle. La plupart des nouvelles qui le composent traitent d'ailleurs sous différentes formes de la même question : d’où vient que les hommes ont commencé à tracer des lettres ? Quel manque cette pratique vient-elle combler ? Interrogation qui se double d’une mise en fiction des potentialités du signe écrit, de l’énigme qu’il représente et des pouvoirs qu'il contient, que ceux-ci soient réels (“Le Calligraphe”) ou supposés (“L’Agitateur” ou "Incursion en territoire Chac-Xolt").

“Car ce qui fait la trame de ce livre, c’est que tous les personnages de ces nouvelles font, chacun dans son coin, à partir d’un rapport privilégié au signe, à la lettre ou à telle ou telle forme d’expression graphique, une certaine expérience de l’écriture qui les force tout à coup à décrocher du niveau normal de la réalité, et à entreprendre une espèce de voyage initiatique qui les conduira au bout d’eux-mêmes, jusqu’à ce point de non-retour, d’éblouissement, vision de cette tache aveugle qui est cet au-delà des mots, déjà cette autre dimension.” (Quatrième de couverture)

Rien que par son titre, La Tache aveugle formulait une sorte de programme pour l’avenir : par le recours à la fiction, s’interroger sur ce qui fait écrire, en dévie ou s'y oppose et, par là, tenter, toujours par le moyen de l'écriture, de franchir les résistances qui font obstacle à cette connaissance, de parvenir au plus près de ce qui ne veut pas se dire, de cette “scène primitive” d’où sourdent les mots, jusqu’à se heurter à ce point d’aveuglement où plus rien ne peut être distingué, où les signes perdent leurs couleurs et leur sens.

Archéologie du zéro (Denoël, coll. “L’Infini”, 1984 ; réé. Gallimard-Folio, 1989)

Ce parcours historique, mathématique et philosophique (“Un roman d’aventures métaphysique”) sur le formidable effort intellectuel qu’il a fallu à l’humanité pour inventer un nombre qui est l'absence même de nombre, “un chiffre qui n’est que la pure figure du néant”, s’agence comme un double, sous l'angle mathématique, de La Tache aveugle. Il en tire toutes les conséquences. Le zéro, parce qu'il est un signe qui représente "rien", est à la fois la métaphore chiffrée de ce point d’aveuglement dont il vient d'être question, une méditation sur le pouvoir de contestation que recèle la puissance du vide, sur la capacité de celle-ci à corroder de l'intérieur les systèmes idéologiques totalitaires et, en même temps, une tentative pour penser la mort, dont il est par extension l’emblème.

L’Envers du temps (Denoël, coll. “L’Infini”, 1985)

L’Envers du temps de son côté s'est employé à déjouer et à contenir la dépression – et la régression - causée par la douzaine de refus que m'ont adressés les éditeurs alors qu’Archéologie du zéro n'était encore qu'à l'état de manuscrit. Il fait basculer la fiction de l’autre côté du miroir que forme le cercle qui entoure le vide, et par quoi est transcrit le zéro. En toute logique, il débouche donc sur un monde en négatif: le "moins un". Dans le vertige de ce voyage à rebours, de cette plongée dans un univers où se perd progressivement l'usage de la lecture et de l'écriture, il tente l’expérience d'une quête des origines pour partir à la recherche de l'événement fondateur - la naissance du Christ -, plaque tournante du calendrier à partir de laquelle se partagent les jours en négatif d'un côté, et en positif de l'autre. Ce roman reprend la métaphore d'une remontée du cours de l’écriture, comme on remonterait ligne à ligne jusqu’à la première lettre et, bien au-delà encore, jusqu'à l'absence qui la précède (Cf. L’Enluminure, revue "Minuit"). Si l’écriture représente bien la figure linéaire du temps tel qu’il s’étire au fil des pages, L'Envers du temps essaie, dans un effort désespéré et mortifère, d'en atteindre l’origine, à savoir l'événement qui lui a donné naissance, de parvenir au déchiffrement de ce à partir de quoi s’est mise en place une vocation d’écrivain.

L’Armoire de bibliothèque (Grande nature, 1985)

Cette vocation d’écrivain, c’est justement ce que tente de cerner ce cours récit. Encore une fois, il s’agit de saisir, en un éclair, le premier moment où, dans les souvenirs confus de l’enfance, l’écriture a tout d’un coup surgi et s’est imposée, même de façon fugace, quitte à avoir ensuite été délaissée ou refoulée. À travers la déception provoquée par l'impossibilité de trouver un livre à mon goût dans cette armoire de bibliothèque qui, au cours de ces longues années de pension, ne s'ouvrait qu'une fois par semaine, s’esquisse la figure plus insidieuse du manque, d’une présence qui n’est pas au rendez-vous, qui n’est pas là quand il faudrait. L’écriture est alors vécue comme moyen de compenser – sinon de combler – ce "vide" affectif, de sortir de la dépendance, de partir à la conquête de son propre imaginaire, de se rendre autonome et maître de ses rêves.

Voyage au pays des bords du gouffre (Denoël, coll. “L’Infini”, 1986)

Le bandeau et la préface annonçaient : "la nouvelle, c’est la guérilla". C’est-à-dire que, au contraire du roman qui aménage la traque dans la durée, la nouvelle agit par surprise, tente des incursions éclairs pour prendre de court les résistances, déjouer leur vigilance et accéder à cette vérité qui se dérobe.

Plusieurs nouvelles illustrent ce propos : “Le Chant de l’encre”, qui constitue sans doute, pour ce qui est de la remontée à la source du texte, l'expérience la plus radicale; “Voyage au pays des bords du gouffre”, qui prend acte des pouvoirs de l'écriture pour imposer à l'esprit du lecteur une expérience limite. Cette fiction, tout entière construite sur l’exploration paradoxale des confins, a pour objectif de faire se dérober le sol sous les pas des voyageurs - et la réalité sous les pas du lecteur -, leur fournissant l'opportunité de contempler, une fois parvenus aux extrémités de la terre, “la pure figure du néant”. D'autres nouvelles s'appuient sur la prééminence symbolique, absolue, mais aussi déréalisante, et même mortelle du signe écrit: “Le Droit à la virgule”, “La Faute”, “Exil en Grande-Scripturie”, etc. On s’apercevra aussi que ce recueil a là aussi été la matrice de plusieurs romans, par des textes qui en esquissaient par avance les contours : “L’Iconoclaste” pour L'Iconoclaste et “Le Buisson ardent” pour Le Livre des malédictions.

Désert physique (Denoël, 1987)

Ce roman aménage dans la fiction ce qui avait été abordé dans "Lettre de Mésopotamie" par rapport à l'invention de l’écriture. Il reprend, sur une base autobiographique (Mon séjour de deux ans à Bassorah, en Irak, et le ramassage des tablettes d’argile, couvertes d’écritures cunéiformes, sur le site de Tello), ce qui n'avait pas cessé de tarauder jusqu'ici (Cf. "Le Chant de l’encre"), c’est-à-dire la tentative d’un retour à la source, à ce point d’origine d’où "ça" s’écrit. C’est ainsi que l’archéologue/narrateur fait la découverte d'un cercle de pierres noires qui comporte les traces d’un culte matriarcal. Ce site se présente comme le lieu fossilisé d’une sorte de scène primitive dont on ne sait rien. Mais à peine s’aperçoit-il que la mère a joué un rôle sacrificiel dans ce surgissement de l’écriture que les tablettes de la bibliothèque tant convoitée viennent affleurer à la surface du sol, et cela au moment même où la guerre s'apprête à les réengloutir à jamais. 

L’Iconoclaste (Quai Voltaire, 1989)

Comme il a été dit, L’Iconoclaste fait écho à la nouvelle du même nom parue dans Voyage au pays des bords du gouffre, sans qu'il y ait par ailleurs de véritable lien entre les deux. Le titre seul, et l'atmosphère où elle baigne, ont dû faire leur chemin. L’histoire de la Querelle des images, qui a sévi de 725 à 846 dans l'Empire romain d'Orient, met en scène, à partir d’une documentation historique avérée, la folie destructrice qui s'est emparée des empereurs de Byzance à l'égard des icônes, alors que la défense de celles-ci sera majoritairement assurée par les femmes. A partir des arguments du débat théologique tel qu'il était mené à l'époque, très vite on s'aperçoit que l'iconoclasme, en plus de donner libre cours à une violence irrationnelle, destructrice et haute en couleur, si ce n'est proprement romanesque, jette les bases d’une réflexion plus générale sur l’image et les pouvoirs de la représentation, déborde sur d'autres questions comme celle du fantasme, et donc sur l’interdit de voir et de donner à voir. Qu'est-ce donc que les iconoclastes ne veulent pas voir ? Et qu'est-ce qui, au fond, ne peut être vu ? De telles questions font de manière inévitable écho à ce point d'éblouissement déjà évoqué dans La Tache aveugle (qu'est-ce qui ne peut être écrit ?) ainsi que dans Archéologie du zéro (Qu'est-ce qui ne peut être pensé ?). L'Iconoclaste serait ainsi le pendant, par rapport à l'activité artistique et picturale, de ces deux précédentes mises en évidence d'un centre vide, du "trou noir" d'où procèdent et autour duquel continuent ensuite de tourner l'imaginaire et la fiction.

Ivre de livres (Balland, 1989)

Ce petit essai est au départ une commande d'André Balland, qui lançait une collection sur les choses ou les activités pour lesquelles on éprouve une passion particulière. De moi-même, j'ai choisi de faire un texte sur le livre en tant qu'objet, sur sa pérennité en dépit de sa fragilité, sur la façon qu'on a de le traiter ou de se comporter avec lui, de le ranger dans sa bibliothèque, etc. Cette apologie du livre était, par rapport à L'Iconoclaste, une façon de faire pièce à l'image, d'en tenir à distance les pouvoirs et la fascination. Ces deux derniers ouvrages sont donc les deux extrêmes d'un même balancier, et cela d'autant qu'ils ont été publiés en même temps.

La Mémoire d’Erostrate (Seuil, 1992)

En 1991 commence l'aventure de "Quai Voltaire, revue littéraire", qui avait pour objectif d'offrir aux écrivains français contemporains un lieu où ils auraient la possibilité de s'interroger sur les conditions de leur pratique et sur la réception de leurs ouvrages. Commencée par un numéro sur "Les Grands échecs littéraires", cette réflexion se poursuivra par d'autres thèmes, dont un sommaire consacré à la postérité. Tel sera, parallèlement, le thème central de La Mémoire d'Erostrate qui fait référence à un iconoclaste avant la lettre, le célèbre incendiaire du temple d'Artémis à Ephèse, déesse de la fécondité, elle-même paradoxalement stérile et castratrice. Se retrouvent donc ici à l'œuvre l'obsession souterraine du matriarcat, telle qu'elle s'était déjà manifestée dans Désert physique, et la violence du ressentiment qu'elle peut engendrer. Car Erostrate est justement ce fils rebelle, qui attente à la toute-puissance de la mère symbolique et est persuadé que la seule force des lettres de son nom, ainsi gravées dans la mémoire des hommes, lui permettra d'accéder à l'immortalité. Quitte à encourir la peine de mort qui avait été décrétée en représailles, par l'assemblée des cités d'Asie, à l'égard de tous ceux qui prononceraient son nom, ainsi ai-je insinué, à la fin du roman, que je m'inscrivais moi-même dans la filiation de tous ceux que j'avais exhumés pour avoir porté vivante à travers les siècles la mémoire d'Erostrate,

Malaise dans la littérature (Champ Vallon, 1993)

Hanté par la conscience que toute postérité est caduque et que, pour dérisoire qu'elle soit, celle-ci ne rendra de toute façon jamais justice aux écrivains que leur époque a négligés, cet essai regroupe des éléments de réflexion tirés de mon expérience éditoriale et de l'aventure menée avec "Quai Voltaire, revue littéraire". Dans le contexte d'une perte d'influence des écrivains – qui correspond à la crise de l'édition qui a suivi la Guerre du Golfe - et dans une situation où il était devenu de plus en plus difficile de s'en tenir à une défense de ce qu'on pouvait croire être "la littérature", ce pamphlet s'impose comme une sorte de baroud d'honneur. Dans cet essai, il est ainsi affirmé que la littérature n'est pas une marchandise culturelle comme les autres mais que, cela étant, on pouvait aussi parfaitement admettre qu'une société décide de se passer des prémonitions des écrivains, de leurs critiques et de la façon qu'ils ont de prendre en charge le non-dit pour s'adonner sans frein à la consommation d'objets préfabriqués et au divertissement.

L’Iconolâtre (Tarabuste)

En référence à L'Iconoclaste, à partir de la photo d'une jeune femme nue, offerte en train de lire un livre, et publiée dans la revue "L'Infini", cet opuscule prend la mesure des effets pervers du fantasme, puisque, par définition "insaisissable", celui-ci ne peut tenir ce qu'il promet. Dans l'apprentissage de la convoitise et de sa déception inéluctable, l'adorateur des images est forcé de prendre en compte ce qui sépare son désir de l'accomplissement de celui-ci dans la réalité, dans le même temps où lui-même se retrouve projeté en dehors de toute réalité.

Le Livre des malédictions(Grasset, 1995)

Cet interdit de la représentation ne cesse donc d'avoir un lien manifeste et historique avec l'apparition du signe écrit, comme s'il s'agissait des deux moments contradictoires d'une même dialectique. De même qu'Erostrate avait réduit en cendres à la fois la maison et la statue de la mère divinisée pour y substituer les seules lettres de son nom, de même Le Livre des malédictions glorifie le pouvoir de la lettre au détriment du culte des images qui prévalait jusque-là. Dans le droit fil de cette haine de la représentation qui s'était donnée libre cours dans L'Iconoclaste, par la fiction il s'agit ici de redonner sa prééminence à la toute-puissance du Verbe. Le thème de la sortie d'Egypte, de l'abandon des vieilles divinités maternelles et des hiéroglyphes, justement formés à base d'images et, traversée purificatrice du désert à l'appui, de l'accès à l'arbitraire immatérialité de l'écriture alphabétique ("Tu ne te feras point d'images sculptées") – le tout en liaison avec l'invention d'un dieu unique, lui-même abstrait, c'est-à-dire débarrassé de toute incarnation – constitue le prolongement, sous une autre forme, du thème récurrent de l'iconoclasme, en liaison avec le culte de la Lettre, tel qu'il avait été abordé dans une nouvelle intitulée Le Doigt de Dieu (revue "NYX"). Le signe écrit devenait d'ailleurs si omnipotent qu'il prenait appui sur l'hypothèse que le dieu de la Bible n'était, comme personnage, qu'une création du Livre et que, si par hypothèse on perdait l'usage des signes écrits, le monde, qui avait été créé par leur intermédiaire, disparaîtrait finalement avec eux.

Les Années mortes(Grasset, 2004)

(Commencé à être écrit en 1990, et achevé en 1996. Les droits ont été achetés cette année-là par Grasset, mais le livre ne sera publié qu'en 2004.)

Cette quête des origines de l'écriture alphabétique à travers l'histoire est cependant indissociable d'une remontée jusqu'aux limites de ce que l'on peut en percevoir par soi-même, à travers sa propre enfance. C'est ce qu'avait déjà amorcé L'Armoire de bibliothèque, qui sera réintégré comme l'un des chapitres des Années mortes. Un autre passage pointe ce qui a pu générer ou conditionner le processus d'écriture: la hantise du frère mort, dont je porte le même prénom – ce qui me conduit à devoir déchiffrer mon propre nom sur la tombe d'un "autre" -, et donc à réfléchir sur le double absent et le statut de l'enfant de remplacement (future figure de l'ange). Cet épisode confirme que j'étais bien "écrit avant que d'être". En partie s'explique le ressentiment du mauvais fils qui, ontologiquement, sait qu'il ne sera jamais, par rapport à l'absent, à la hauteur des espoirs qu'on a mis en lui et qui n'aura d'autre issue que de s'en prendre aux processus de sublimation de la figure maternelle (thème déjà abordé dans La Mémoire d'Erostrate). Ainsi s'articule l'épisode du déni de la Fête des mères, dont je m'étonne moi-même, après coup, de voir à quel point il induit, dans le chapitre suivant intitulé "Mille lignes", à ce rapport halluciné à la graphie. D'autres notations autobiographiques, en amorce, en complément ou en décalage à un autre ouvrage à venir (Une aventure sentimentale), traiteront du séjour en pension, de l'éveil de la sexualité, du surgissement individuel et collectif de la révolte contre le monde tel qu'il est, signes annonciateurs de Mai 68.

Auguste fulminant(Grasset, 1997)

Dans le roman familial sous-jacent, dont chaque ouvrage paraît crypter un épisode ou une caractéristique, Auguste fulminant ne peut pas éviter cette fois de donner l'impression d'en découdre avec la figure du père, d'abord déifié par naïveté, puis rejeté sous l'effet d'une déconsidération généralisée. Car tel est le cas de Virgile qui, par les seules vertus de la fiction et du mythe, consacre L'Enéide à faire en sorte que l'empereur Auguste descende du demi-dieu Enée, avant de se raviser et de vouloir brûler son œuvre. Certes, ce roman part d'une méditation sur le rapport entre la réalité et la description que l'œuvre en donne dans la fiction (la baie de Carthage); mais on peut dire que, à partir de ce prétexte, se poursuit un travail de sape, entrepris depuis Le Livre des malédictions, où la figure divine apparaissait non seulement contenue à l'intérieur du livre, mais aussi forgée par l'écriture, comme si le signe écrit, par son pouvoir, était capable de fonder des généalogies, divines par surcroît. On voit comment, depuis La Tache aveugle, le même thème ne cesse de se poursuivre et de se ramifier. Dans Le Livre des malédictions, c'était l'écriture, et non pas Dieu, qui imposait sa loi; ici, de même, c'est l'écrivain, par la seule vertu du poème épique, qui s'emploie à déifier l'empereur – même si ce sera ensuite pour se raviser… Comme Erostrate, qui rêvait de s'assurer de la maîtrise de son nom et ainsi de devenir son propre géniteur, Virgile s'institue comme garant du caractère divin de la lignée des empereurs de Rome.

De plus, dans ce rapport ambigu entre fiction et réalité, on notera que ce roman fait revivre, cette fois à l'époque contemporaine, l'impossible histoire d'amour entre Enée et Didon, inventée de toutes pièces par Virgile puisque, selon la chronologie, plusieurs siècles séparent le héros de la guerre de Troie et la reine de Carthage. Or, j'ai bien été obligé de constater que, de façon sinon prémonitoire du moins par un étrange parallélisme, la transposition moderne de l'Enéide que j'avais effectuée, et qui n'était elle-même que romanesque puisque inscrite dans le cadre d'Auguste fulminant, s'est trouvée avoir pour de bon des résonances à la fois réelles et personnelles. On me pardonnera de ne pas trop entrer dans les détails. Il n'en reste pas moins que l'écho de cette aventure, comme par effet de boomerang, est venu résonner jusque dans ma propre biographie. Dans ma hantise de reproduire le tour catastrophique que Enée lui avait donné en trahissant celle qui lui avait pourtant tout sacrifié, je reconnais avoir fait l'impossible pour en déjouer la légendaire fatalité.

Une aventure sentimentale (Verticales, 1999)

La gestation de cette autobiographie fictive s'est étendue sur presque dix ans. J'en avais d'abord situé le propos à l'époque contemporaine, pour coller au plus près à la réalité. Mais ce qu’il y avait en germe dans le style, d’emblée très classique, avec un tour déjà XVIIe, et ce qui pouvait apparaître outrecuidant dans le propos m'ont incité à faire un détour et à en projeter le récit au temps de la Fronde. C'est ainsi que, sous l’influence du cardinal de Retz, les barricades de 1968 ont été remplacées par celles de 1648. L'enjeu de ce livre se situe dans la lignée de L'Armoire de bibliothèque et de Les Années mortes. Mais, cette fois, j'ai essayé de repousser encore plus loin les limites de la "tache aveugle" pour remonter jusqu'à cette scène où je me revois tenir pour la première fois un porte-plume entre mes doigts et me laisser subjuguer, en traçant ronds et bâtons, par le surgissement magique de l'écriture sur le papier, comme on assiste à l'apparition d'une personne très chère, dont on ne peut s'empêcher de tomber amoureux, alors même qu'on on ne sait pas encore que, le temps venu, elle deviendra votre "maîtresse" et qu'on va s'attacher à elle pour la vie.

La Fonte des glaces(Grasset, 2000)

Virgile s'était heurté de plein fouet au pouvoir politique de son époque, jusqu'à en mourir. D'autres écrivains, à une période plus récente, dans le Moscou des années trente, ont touché le fond de la souffrance et du désespoir, précisément à cause de leur statut d'écrivain. Cet abandon par tous, cette façon d’être rejeté hors de la sphère sociale (Cf. « Lettre du Kurdistan »), ainsi que cet enfermement dans un système totalitaire que j'ai imaginé, comme chez Kafka, propice au développement d'une écriture de type autistique, prend sa source dans plusieurs nouvelles clairement identifiables: "Le Journal d'Ivan Viatchevik" (La Tache aveugle), "Le Droit à la virgule" et "La Faute" (Voyage au pays des bords du gouffre), sans oublier "Le Ciel à travers la lucarne" (paru en revue). Cette dernière m'avait d'ailleurs été inspirée par un refus qui m'avait été opposé un temps, chez Denoël, touchant la publication de Désert physique. Le refus d’un manuscrit provoque un véritable effet de suffocation, vous condamne à une sorte de relégation où vous découvrez que tous les ponts qui vous rattachaient à la vie sont coupés. Soudain, vous vous retrouvez enfermé en vous-même, sans plus savoir comment sortir, comme si l'œuvre avait déjà commencé de pourrir à l'intérieur de vous.

C'est cette impression de réclusion que j'ai voulu restituer dans La Fonte des glaces. Un des derniers voyages d'écrivains, à la mode soviétique, organisé quatre ans après l'arrivée de Gorbatchev au pouvoir (1989), m'avait fourni le prétexte à écrire ce grand roman russe auquel je rêvais depuis longtemps. La lecture de La Mitrailleuse d'argile de Victor Pelevine est venue entre-temps modifier le projet de départ. La Fonte des glaces, qui s’inspire d'une intrigue amoureuse à caractère autobiographique, dont certains éléments avaient déjà été esquissés dans Auguste fulminant, met en scène un écrivain pris au piège d'une souricière politique, sociale et quasi métaphysique, à laquelle il n'existe pas d'issue. Etre contraint de rédiger son autobiographie fictive, en s'accusant de tous les maux et avec suffisamment de conviction, à seule fin de persuader ses juges de mettre un terme à vos tortures en signant votre arrêt de mort, terrible fonction que celle qui est alors assignée à la littérature ! Le dernier chapitre de Une aventure sentimentale, où il apparaît qu'une relation trop exclusive à l'écriture développe quelque chose de mortifère, avait déjà amorcé cette hypothèse. Dans La Fonte des glaces, tout le tragique de l'argument relève donc de ce principe : écrire pour se faire mettre à mort.


Pour citer cet article :

Alain Nadaud, " Architextures", Publif@rum, Etudes, 2, 2005

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