PENSER ET REÉCRIRE L’HISTOIRE

Table des matières

Malaises et attachements

Dans L’Iconoclaste, l’icône est aussi critiquée par ses détracteurs pour l’aspect marchand qu’elle a acquis au cours des ans. Devenue un objet d’échange et de profit, elle a manqué à sa fonction principale, celle de représenter la spiritualité et le divin. Ramené dans la vie quotidienne d’un écrivain, un autre « objet » risque de tomber dans le cercle peu vertueux du profit marchand : c’est le livre.

Dans les années 1991-1994, Alain Nadaud fonde la revue littéraire « Quai Voltaire » qui avait aussi pour but d’accueillir les réflexions critiques des écrivains. C’est là que paraît d’abord la première version de Malaise dans la littérature en 1992, un essai qui va être republié ensuite en 1993. Nous traitons de ce texte dans ce chapitre car il est le témoignage théorique d’un « malaise » qui s’insinue dans plusieurs textes qui remontent à cette époque, dont l’autre petit essai, Ivre de livre, paru trois ans auparavant, paraissait être l’antidote. Rédigé à la demande de l’éditeur Balland, qui préparait une collection de textes autour du thème des objets excellents, ce deuxième ouvrage est une apologie du « livre » comme objet matériel. Sa forme extérieure, sa consistance, la possibilité qu’il a d’être manipulé, d’être rangé dans une librairie et d’être repris pour être relu faisait de lui un objet fétiche, une sorte de bannière à faire flotter, presque héroïquement, dans une croisade contre le débordement de l’« image » qui envahissait tous les domaines du social. Nadaud considère ce petit ouvrage comme « un des extrêmes d’un même balancier » (Archit.), l’autre étant le pouvoir et la fascination exercés par l’image dont il avait été question, la même année, dans L’Iconoclaste.

Malaise dans la littérature, paru trois ans après, va au-delà de l’apologie, pour s’engager dans un débat, partant d’une analyse du comportement de la société contemporaine vis-à-vis de la littérature. Dans son Introduction, l’écrivain évoque sa déception vis-à-vis de l’échec des possibilités que certaines ouvertures philosophiques des années précédentes, et en particulier les idées des Situationnistes, avaient fait espérer. Il déplore, par une analyse lucide, les changements idéologiques et politiques qui avaient suivi le déclin des enthousiasmes nés chez les jeunes de 68 ; et l’évolution, – ou pour mieux dire, l’involution – qui en était dérivée, de la littérature contemporaine, en grande partie vouée au divertissement.

La discussion partait de la constatation que, si le livre était forcément un « objet », pourtant affectivement précieux, il tombait obligatoirement dans les lois du marché, étant aussi objet de commerce. Comment se tirer d’une impasse où, pour survivre à la crise de l’édition, le livre devait se soumettre à l’impératif de l’économie de la consommation ? Nadaud a les idées très nettes sur ce point : bien qu’il soit une « marchandise », le livre est le produit d’une expérience unique et personnelle, un objet qui ne se consomme et ne se jette pas une fois acheté. Dans un entretien avec Alex Besnaiou1, il soutient que la littérature reste un élément incertain dans le système marchand, et que c’est aux auteurs d’accroître son autonomie, en se pourvoyant « d’armes et d’outils critiques abandonnés depuis les années 70 ». La confiance dans les possibilités de la littérature de se dresser comme un ensemble de « repères forts dans un univers déliquescent » devenait donc une profession de foi2 . Il est évident que tout le débat que Malaise dans la littérature soutient, en dehors des réflexions sur les débouchés du roman français, remonte à l’environnement culturel qui avait marqué les années de jeunesse de Nadaud.

En reprenant, en 2001, un discours3 qui se rattache aux traces des débats de Mai 68 laissées dans ses romans Nadaud tâche d’établir quels en ont été les échos, quels en ont été les influences et la façon dont celles-ci ont été mises en place. En les passant en revue jusqu’à La Fonte des glaces, le dernier en date à cette époque, il y identifie des caractéristiques qui lui semblent remonter au climat culturel où ses années de jeunesse s’étaient nourries. Ces caractéristiques font part, à notre avis, et des malaises et des attachements que l’on décèle dans la fiction de Nadaud. Nous en avons identifié quelques-uns dans le paragraphe consacré à L’Iconoclaste, concernant le rapport entre l’image et le signe. Le paragraphe suivant ira enquêter dans le domaine des vérités soi-disant établies.

« We don’t need no education …. » chantaient les Pink Floyd dans les années 70. La génération de la « contestation » se faisait un mérite d’effacer l’Histoire, celle des parents autant que celle des ancêtres. Une opération de tabula rasa s’imposait si l’on voulait survivre, tant aux horreurs d’un passé récent souvent évoqué qu’au poids d’un patrimoine et d’une mémoire historique accumulés dans les siècles par la civilisation occidentale. Par rapport à cette pulsion collective irrationnelle et non critique qui diabolisait la mémoire historique, les romanciers réagirent de façon individuelle, en proposant des fictions qui reprenaient leur mémoire historique personnelle ou qui se mettaient à l’école de Borges et de Vidal pour reproduire les grands « procès » de l’Histoire.

Alain Nadaud, quant à lui, se réfère à l’Histoire avec un H majuscule porté par des sentiments plus complexes et une attitude critique analytique et nuancée. La plupart de ses romans en témoigne à des degrés divers.

L’effacement de la mémoire

Dans L'Envers du temps, ce roman qui va à rebours dans le temps, le vieux druide Diviacos sait que le passé (qui est en fait l'avenir) a été tellement épouvantable qu'il a été volontairement effacé par ceux qui en auraient eu le souvenir :

comme si les hommes avaient voulu tout oublier de cet infernal savoir, tirer un trait définitif sur cette mémoire maudite [...]. Surtout ne pas savoir ! Tel a dû être l'impératif absolu ... ( E.T., pp. 141-142)

La citation de Jorge Louis Borges, mise en épigraphe, fait réfléchir sur la valeur d’un progrès dans le cours de l’histoire de l’occident :

Une de ces ténèbres, parmi les plus obscures, est celle qui nous empêche de préciser la direction du temps. La croyance commune veut qu'il s'écoule du passé vers l'avenir, mais la croyance contraire n'est pas illogique. (Histoire de l'Éternité).

Pendant que l'histoire narrée va à rebours dans le temps, en donnant à la lecture une véritable sensation de vertige, des indices placés ça et là portent le lecteur à se référer aux "temps passés" : le Moyen-Âge, le siècle des Lumières, notre époque contemporaine et technologique, jusqu'à l'ère atomique. Les hommes de cette dernière époque seraient, justement, les "ancêtres", qui se sont crus "des dieux", dont Julius trouve ici et là les traces, jusqu’à une circonstance ignorée qui aurait aboli le goût et l'usage même de l'écriture.

La réflexion concernant l’Histoire tourne ici autour de la question de l'effacement de la mémoire. L' Envers du temps est le texte où se développe une angoisse qui suffoque le héros Julius Marcellus aussi bien que son créateur Nadaud, vu le rapport intense et désastreux que plusieurs personnages de ses romans ont avec la destruction des vestiges du passé : bibliothèques et musées intentionnellement détruits, chercheurs qui risquent de mourir ou qui sombrent dans la folie. Mais la mémoire du passé a-t-elle porté des bénéfices à l'homme occidental ? l'homme du passé était-il plus sain dans son comportement que celui d'aujourd'hui ? l'origine de cette humanité était-elle porteuse de certitudes qui se sont perdues dans le cours de l'Histoire ? Et, précisément, où commence l'Histoire de l'homme occidental, cette Histoire que l'on fait remonter à une date avant ou après Jésus-Christ ? Ce temps qui cesse d’être cyclique pour devenir séquentiel. Autant de questions sans réponses, qui pointent dans les pages qui racontent ce voyage à l'envers dans le temps, où des traces indéchiffrables jonchent les pas du voyageur Julius arpentant les routes d'une Europe réduite à des ruines. Restes de ponts et de chaussées, édifices délabrés, tunnels impraticables, débris d'armes de guerre rouillées et enfin d'étranges bandes déroulées, luisantes comme de la soie, qui sont l'ultime trace d'une mémoire qui n'est même plus confiée désormais à la page écrite. Et il est heureux pour nous que Julius ne remonte pas, dans ses repères, jusqu'aux traces virtuelles de la "toile", impalpable celle-ci, et dépourvue de matérialité….!!!

La conversation entre le vieux druide Diviacos et Julius concerne aussi un autre débat sur la mémoire : l’authenticité des textes et l'illusion de la vérité historique. Diviacos lui fait voir des "manuscrits", qui sont en fait, des volumes reliés en cuir et imprimés sur papier, écrits dans "l'ancienne langue des Francs": parmi eux le premier tome de... l'Encyclopédie ! Le druide n'accorde pas trop de crédibilité à ce texte "invérifiable" (E.T., p. 126). Un autre texte, aussi suspect que le premier lui vient – dit-il – d'un vieillard et remonte aux temps ou les hommes étaient des dieux (pp. 128-133): il parle de guerres et d'événements qui ont " faussé la circulation des astres" (Ivi. p. 134). Des poètes, de rares témoins ne se sont pas aperçus qu'une catastrophe était proche: le moment où le temps bascule (Ivi, pp. 138-139, l'annonce de l'armageddon) ! Le discours de Diviacos est central et explique le sens du roman:

En fait et indépendamment de cette absence de preuves écrites, il y a à bien lire, à partir de cette époque, comme un véritable blanc dans la conscience de l'humanité. Il semblerait même que ce retournement incompréhensible ait provoqué un traumatisme qui n'eut jamais d'égal, une certaine asthénie de la pensée dont nous subirions encore aujourd'hui les effets. De la sorte, l'aptitude que chacun avait encore conservée jusqu'ici à pouvoir regarder la réalité en face en eût été à ce point paralysée et obscurcie qu'il ne subsisterait plus dès lors, de l'histoire de ce temps, qu'une vaste étendue de silence, sans relief et bientôt désertée. Du cœur de cette mémoire sans plus de contenu et de ces souvenirs gommés, quiconque aurait pu avoir quelque velléité à se rappeler tel ou tel aspect de ce qui venait d'avoir lieu en aurait aussitôt été repoussé et tenu à distance, par la seule irradiation de cette lueur d'oubli où plus rien ne pouvait être distingué.

Non seulement parce que ce qui s'était passé était en soi trop vaste pour être consigné en termes clairs et intelligibles, mais aussi parce que cette amnésie générale ne pouvait être en elle même que la conséquence d'un terrible choc, il m'est arrivé de me demander si cette dissolution de la mémoire collective n'avait pas été finalement voulue et acceptée comme ultime réaction de survie [...] comme si les hommes avaient voulu tout oublier de ce infernal savoir, tirer un trait définitif sur cette mémoire maudite et, quand à ce qui allait s'ensuivre, prendre le temps comme il viendrait, avec ses illogismes et ses contrevérités. Sans du tout vouloir se projeter en pensée vers un avenir qui n'en était plus un (E.T., pp.140-141).

Dans ces réflexion l’on trouve aussi un questionnement autour du rôle de l’écrivain : dans une époque qui rejette la mémoire historique, est-ce que l’écrivain n’est pas moralement tenu à se vouer à la cultiver ? Pourquoi alors ce désengagement de l’écriture qui fait voir d’un mauvais œil la conservation de l’Histoire ? Serait-ce justement à cause de la non fiabilité des témoignages ?

Autour du patrimoine documentaire

Pourtant le passé a une attraction qui tient fortement Alain Nadaud, de sorte que l'Histoire avec un H majuscule rentre de plain pied dans la plupart de ses romans. Elle est le fondement de la narration, elle en est parfois le personnage, très souvent le lieu de l'imaginaire reconstruisant la mémoire, enfin le scénario de la réflexion philosophique. De Archéologie du zéro à L'Iconoclaste, l'Histoire est l'élément portant de l'histoire narrée, qu'elle s'y trouve comme repère archéologique ou comme document écrit ; qu'elle avance depuis les temps de Pythagore jusqu'à l'arrivée des Arabes en Occident, qu'elle découpe une tranche plus étroite dans l'Empire romain au IIIe siècle après Jésus-Christ ou dans la Byzance des VIIIe et IXe siècles, ou même – on l’a vu – alors qu'elle bouleverse le sens de sa progression pour revenir en arrière. Elle se superpose à l'actualité, dans des polars érudits, elle cherche dans le passé une mémoire du passé. Il s’agit d’une réflexion constante sur l’élaboration de la mémoire historique à partir de documents, annales, chroniques, et témoignages des contemporains : tel est le matériau que l’auteur reproduit, cherchant des références historiques vraisemblables, dans un foisonnement incessant de pastiches documentaires. L’auteur se prévaut d’une ample connaissance de la littérature philosophique et historique, qui le porte surtout à se mouvoir dans la pensée des présocratiques et dans l’historiographie post hellénique, qui lui permet de créer des fictions et des pièces à l’appui tout à fait acceptables. L’érudition devient ainsi un élément principal de l’œuvre, quasiment un personnage.

Les romans de Nadaud se prêteraient donc tous à une analyse concernant l’Histoire et les histoires narrées. Néanmoins, certains textes sont plus éclairants que d'autres et c'est sur eux que nous allons nous arrêter. Nous pensons donc surtout à La Mémoire d'Érostrate, à Auguste fulminant, à Désert physique et au Livre des malédictions, ces deux derniers considérés comme en ensemble puisque leur sens profond se tient en partie, et, bien sûr, à Archéologie du Zéro et à L’ Iconoclaste.

Pourtant nous laisserons de côté pour l’instant ces deux romans, aussi bien que La Fonte des glaces, cette histoire qui se déroule autour des années de la perestroïka et où Nadaud se plaît à emmêler les cartes de l'Histoire contemporaine. Ceci, parce que, plus que sur le thème du document historique, le romancier touche dans ces derniers romans, au problème du témoignage des contemporains, tandis que, nous voulons privilégier dans ce chapitre les textes qui ont plus de recul par rapport au passé et concernent plutôt des réflexions explicites sur la fiabilité des référence historique.

Dans La Mémoire d'Érostrate, une épigraphe tirée de Mallarmé, "Tout homme est enfermé dans le cercle d'un mot : son nom", oriente le lecteur sur le thème des réflexions que le narrateur – le poète, héros du roman – note dans ses méditations. Sextus Publius Galba, l'auteur des descriptions et des méditations est parti chercher les traces historiques d'Érostrate, l'homme qui lia sa mémoire à son crime : l'incendie du temple d'Artémis à Éphèse, pour écrire un poème sur lui et passer ainsi ce nom à la postérité, aussi bien que le sien propre et la renommée du mécène. Trois « noms », donc, qui se soutiendront l’un l’autre. Il s’agit alors, pour le poète d’inventer des stratégies pour mener à bien son ouvrage, tandis que l’historien s’est octroyé le droit de relater les faits selon son choix « politique ».

Les descriptions concernent les aventures de la navigation ; les méditations tournent autour du but du voyage (l’œuvre épique à écrire) ; les scholies commentent les faits historiques liés aux temps du voyage ; les compilations, enfin, rapportent les documents historiques qui parlent de l'incendie du temple d'Éphèse et nomment (ou passent sous silence) son incendiaire, Érostrate.

Ce roman est le lieu d'élection pour déceler l’idée que Nadaud porte de l’avant : le rapport entre l'Histoire et sa re-création par l'imaginaire, aussi bien que le statut de l'écrivain et sa relation avec l'Histoire de l'avenir, c'est-à-dire, du destin du nom dans la postérité.

Le polar érudit qu’est Auguste fulminant porte à réfléchir sur le rapport entre l'œuvre et le pouvoir, en décalquant sur des bribes du mythe et de l'Histoire (le voyage d'Énée et la navigation de Virgile mourant) une histoire imaginaire du présent.

Les deux romans que nous avons laissés pour conclure sont surtout liés aux événements de l'Histoire récente, et, en fait, le résumé des aventures que mènent les héros respectifs de Désert Physique et du Livre des Malédictions n'est pas déterminant pour comprendre le sens profond de ces deux textes. Le narrateur de Désert Physique aussi bien que le paléologue David Tracher dans Le Livre des Malédictions poursuivent chacun une recherche impossible, conçue dans le délire de leur imagination. Le premier pense avoir trouvé les restes des tablettes conservées dans la première bibliothèque de l'Histoire dans la région de Tello-Bahrain – les fouilles de Qumran. L'autre, plus visionnaire encore, part dans le Sinaï pour chercher les restes de la première Écriture : celle que Jahvé imprima de son propre index sur les Tables de la Loi. Leur fin à tous deux sera catastrophique.

Nous avons voulu prendre en considération ces deux derniers romans ensemble, parce qu'ils comprennent deux éléments analogues : le thème d'abord, qui concerne la recherche de l'origine de l'histoire, c'est-à-dire l'écriture ; ensuite, la nature même de l'histoire, qui touche ici à l'histoire contemporaine, le début de la guerre en Iraq dans Désert Physique et la guerre du Sinaï dans Le Livre des Malédictions. Il s’agit de deux guerres dont l'action aveugle et destructrice ira effacer les traces de la mémoire.

Dans La Mémoire d'Érostrate, l’ensemble des compilations est réservée aux témoignages des historiens ayant cité le nom d'Érostrate ou seulement son méfait. Le compilateur anonyme les passe donc en revue et commente pour chacun, autant que possible, la nature de leur historiographie, leur rapport avec leurs mécènes, le souci qu'il montrent envers la vérité et les moyens qu'ils déploient pour l'atteindre.

Théopompe est un des historiens sur lesquels le compilateur s'arrête. Il parle longuement de sa vie, de son œuvre, de sa façon d'écrire l'histoire : il raconte comment l'historien procédait en se rendant sur les lieux, en harcelant les témoins des événements, en leur proposant même des sommes d'argent pour connaître la vérité. Malgré ce souci d'exactitude, Théopompe se trompait souvent – selon l'opinion du compilateur – et de toute façon se laissait aller à son imagination

... parfois jusqu'à la démesure. Emporté par son élan, et pris par sa passion de faire beau, il n'hésitait pas à piétiner cette vérité dont il avait eu si constamment le souci ( É.M., p. 31).

Comment ne pas voir ici l’auteur lui-même qui commente le projet totalisant de l'historiographe : projet quasiment irréalisable qui

s'adresserait aussi bien à la raison qu'à l'imagination, qui plongerait son lecteur à la fois dans l'étonnement et l'indignation, l'admiration et l'hébétude, œuvre qui engloberait le monde, qui en restituerait, de manière ininterrompue et en vrac, donc tel qu'on peut soi-même le percevoir; toutes les formes et couleurs, l'infinie variété, et jusqu'aux fantaisies naturelles ou humaines les plus débridées, là où la beauté rivalise avec la laideur, la vérité avec l'erreur; le bien avec le mal, chacun d'eux triomphant à tour de rôle, dans une sarabande irréfrénable. ( M. É., pp.33-34)

Épiphanie de l’imagination qui lierait ensemble l’œuvre de l’historien et de l’écrivain, le passé et le présent ! En fait, ce projet semble bien convenir au poète Sextus Galba, aussi bien qu'il avait convenu à l'historien Théopompe. Et peut-être ouvre-t-il des perspectives à l’auteur d’ Auguste fulminant ?

Dans ce roman, la quête du narrateur coïncide avec la quête que mènent les deux autres chercheurs. Les navigations par mer qui se superposent aussi bien que les deux personnages évoquent le mythe de la fuite d’Énée. Ce dernier fuit Troie en flammes, perdant on ne sait comment sa femme Créuse, emportant son fils et, dans le polar au contemporain, le muséologue René Teucère, lui aussi s’enfuit d'Istanbul avec son fils Jules, laissant là sa femme, morte à la suite d'une rixe où il se comporta – semble-il – de façon irresponsable. Comme Énée, Teucère débarque en Tunisie, comme lui, il rencontre une femme qui tombe amoureuse de lui. Comme le héros troyen, il la quitte sans la prévenir. Comme Didon, Anne Sindonis, l'archéologue, meurt dans le désespoir. Maintenant, à partir d'une mosaïque repérée dans les fouilles, se construit le polar du passé et la fin étrange de Virgile, mort à Brindisi avant de pouvoir mettre en œuvre son projet de détruire l'Énéide.

Les questions que se posent le journaliste, le narrateur et l’attaché culturel, chacun enquêtant dans son domaine, tournent autour du même problème, celui de la vérité historique. Énée a-t-il vraiment débarqué à Carthage, Virgile y est-il allé lui aussi pour vérifier le réalisme historique de son épopée ? Ces interrogations sont à la base des mobiles de crimes hypothétiques, dont au moins un est documenté par le repérage, de la part du narrateur/reporter, d'une correspondance inconnue jusqu'alors, échangée entre les deux éditeurs posthumes de l'Énéide, Plotius Tucca, de la cour d'Auguste à Rome, et Lucius Valerius Rufus, qui voyage sur mer en compagnie de Virgile. En plus, la mosaïque de Pleggah montre Virgile (ou est-ce Énée ?) recevant une petite fiole de la main de quelqu'un. Est-ce là le témoignage d'un crime qui porta Virgile à la mort ? Et pourquoi une fiole semblable se trouve-t-elle sur le lieu où l’attaché culturel trouve la mort ?

La question de la documentation historique repérée sur les lieux, telle qu'elle est posée dans Auguste fulminant fait pendant, dans La Mémoire d'Érostrate, au problème de l’authenticité des sources historiques. La vérité que les chercheurs espèrent trouver par les deux moyens d'enquête se révèle toute fallacieuse, tant sont nombreux les leurres que cache chaque méthode, si peu fiables sont les témoignages écrits, conditionnés par nombre de causes étrangères à la recherche de la vérité. Le roman philosophique de Nadaud ne fait que constater l'échec de la recherche documentaire.

La mémoire future

Dans La Mémoire d'Érostrate et dans Auguste fulminant un autre thème concerne la projection de la mémoire dans le futur.

Dans le premier roman, les compilations citent les historiens de l'antiquité ayant mentionné l'incendie du temple d'Arthémis. L'occasion se prête aussi au compilateur pour disserter sur le genre historique. Par exemple l'historien Théopompe, dont il a déjà été question, dans une lettre à Alexandre le Grand, raconte l'exploit d'Érostrate et sa mise à mort ainsi que la défense qui fut faite de le nommer à jamais, de façon à contrecarrer son projet de se faire immortaliser. (pp. 36)

Les méditations de Sextus Publius Galba tournent autour de cette pensée constante qui ravage l'homme : le désir de gagner l’éternité par quelque entreprise mémorable ou quelque ouvrage écrit.

La passion de la postérité est un mal endémique et sournois [...] une fois qu'on s'y est laissé prendre, que la perspective d'une pareille éventualité s'est introduite dans votre esprit, il n'est pas facile de s'en défaire (ivi, p 135).

Galba se propose, quant à lui, d'écrire un poème sur cet homme qui a éternisé son nom par un méfait. De plus, son poème sera dédié à l'empereur et par ce fait s’immortalisera aussi le nom du mécène. Voilà une spirale vertueuse qui va se parachever par l'ouvrage de l'écrivain : ce que l'historien n'a pas su faire donc (cela est dit dans les compilatio où sont cités les historiens qui ne se sont qu'approchés craintivement du nom d'Érostrate), sera fait par le poète, ou plus génériquement par l'écrivain. Celui-ci aura-t-il la trempe de l'historien ?

... je vacille, étourdi par mon audace, n'étant pas de la trempe d'un Théopompe [...] si je m'abandonne trop longtemps à un tel sentiment, soudain c'est la peur qui me saisit ( ivi., p.83).

Ce qui le préoccupe c'est de pouvoir se frayer un chemin, une fois nanti des connaissance historiques qu'il a accumulées ; mais n'y aurait-il pas de présomption de la part de l'écrivain à prétendre,

par un poème encore à naître, ponctuer d'un point final cette phrase morcelée, et pourtant ininterrompue [...] que composent les intervention de tous ceux qui, depuis cette lointaine époque, ont évoqué le destin de l'incendiaire [...]. Mais à l'inverse de ceux qui, en d'autres temps, ne parlèrent de lui que du bout des dents, au détour d'une ligne ou qui même omirent de citer son nom, je veux non seulement en raviver les sonorités, mais aussi m'incendier à ce contact, me mettre le feu à l'âme ... (Ivi, pp. 83-84).

La mémoire future, c'est donc l'exegi monumentum qui n'est pas le lot de l'historien, mais la création du poète, de l'écrivain, de celui qui, finalement, se sert de son imagination. Aussi, le pouvoir de l’imagination comble-t-il les lacunes de l’historien ou, mieux encore, reconstruit définitivement une vérité, la seule : la vérité poétique.

Mais en outre, quelle foi peut-on avoir dans la faculté de discernement des hommes à venir ? Et combien de temps peut durer le futur 

dans un monde où tout est marqué du sceau du provisoire et de l'éphémère ? (M.É., p. 136).

Le monde est atteint de tous les maux : la peste, les pilleurs, les Goths, les guerres... Seul, le poète part dans sa quête dérisoire : la recherche de la postérité, de la mémoire du nom, à travers le poème ( M.E., p. 185). C'est donc Virgile qui se trompe quand il veut se mettre à la place de l'historien et, doutant de la véracité de son histoire, veut partir vérifier les lieux et les événements ; il se trompe quand il veut détruire son œuvre en pensant qu'elle ne répond pas à la réalité.

L'Histoire, les histoires, tout est donc patrimoine de la mémoire, par le biais d'un don qui fut fait à l'homme : l'usage de l'écriture, cette pratique qui est à l'origine de la mémoire historique. Nadaud enverra deux de ses personnages se perdre dans les déserts à la recherche de l'origine de l'écriture dans Désert physique et dans Le Livre des Malédictions. Bienfait pour la mémoire mais malédiction pour son usager, l'écriture, instrument de l’Histoire, est le piège où le bonheur de l'homme primitif a sombré, depuis le moment où Dieu s'est révélé à lui par les lettres de feu qu'il a tracées sur les Tables de la Loi.


Pour citer cet article :

Rosa Galli Pellegrini, "Penser et réécrire l'histoire", in Alain Nadaud: voyage au centre de l’écriture, l’écriture au centre du voyage, Publif@rum, Etudes, 2, 2005 , URL : http://www.publifarum.farum.it/s/02/histoire.php

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1 Dans le Matricule des Anges, n. 4.oct/nov 1993
2 Heureusement pour les destins du roman français, certains des romanciers contemporains de Nadaud ont relevé le défi, en expérimentant des formes et des contenus en faveur d’une narration véhiculant un engagement renouvelé de la pensée .
3 Une Archéologie littéraire cit.