Depuis son premier recueil de nouvelles, La Tache aveugle, jusqu’à son dernier ouvrage romanesque, Les Années mortes, Nadaud tourne autour d’un seul questionnement : qu’est-ce que l’écriture ? Question apparemment banale, si on la pose de façon naïve, extrêmement complexe si on cherche dans ses profondeurs. C’est ce défi qu’a accepté l’écrivain, en se vouant à une descente aux abîmes, une réflexion en amenant une autre, jusqu’à s’approcher, peut-être, du point de la découverte, jusqu’à atteindre cette « tache aveugle », le point cherché dans le cours de la tâche entreprise, l’écriture elle-même qui s’interroge. Dépasser ce point serait faire de la lumière dans la « scène primitive d’où sourdent les mots », point d’aveuglement où il n’est plus possible de distinguer « les couleurs et le sens » (Archit.) .
Dans L'Envers du temps, où l'incipit est double, le premier chapitre, très court, est une sorte de préface concernant la qualité de l'écriture que le héros-narrateur va inventer pour narrer son aventure personnelle, dont il ne connaît aucunement le développement. Il est aussi question de son statut d'écrivain. L’épigraphe de Cioran nous aide à cerner le sentiment angoissant qui harcèle l'écrivain, dont celui que ressent son personnage n’est que le reflet :
Je me traîne en arrière, je rétrograde de plus en plus vers je ne sais quel commencement, je passe d'origine en origine. Un jour, peut-être, réussirai-je à atteindre l'origine même, pour m'y reposer, ou m'y effondrer. (De l'inconvénient d'être né).
La Tache aveugle peut être lu comme un premier ouvrage qui porte en lui le noyaux de la plupart des questions que le romancier ira se posant dans le cours de son œuvre à venir. Nadaud déclare (Archit) que les deux années qu’il a passées en Irak ont excité la nécessité d’écrire de la manière la plus aiguë. Les nouvelles de ce recueil, dont certaines parurent dans des revues1, tournent autour d’une interrogation qui harcèle l’écrivain à cette époque à propos de l’origine de la pulsion que l’homme a éprouvé à tracer des lettres, et surtout, à propos du pouvoir que le signe porte en lui-même.
De plus, L’Avertissement au lecteur qui ouvre le recueil est déjà un lieu privilégié pour entrer en contact avec le sentiment de l’auteur, au moment de la publication de ce livre. Son double, un certain André Locust, a été chargé de rédiger un avant-propos au recueil de nouvelles de l’« auteur », que l’éditeur est en train de publier. Pendant qu’il l’attend à la terrasse d’un café pour avoir un entretien avec lui, il jette ces notes sur le papier. L’« auteur » ne viendra pas au rendez-vous : les observations de Locust sur lui deviennent, par ce fait, de plus en plus venimeuses, au point que l’éditeur se trouve en devoir d’ajouter une Mise au point où il s’excuse auprès du lecteur et où il explique qu’il a inséré le texte de Locust à la suite des insistances de l’auteur.
Cet Avertissement est précieux pour entrer dans le rapport que Nadaud entretient avec son écriture au début de sa carrière d’écrivain. Ce qui nous frappe ce sont surtout les distances qu’il prend par rapport à elle et les précautions dont il s’entoure, proposées dans une forme que l’ironie amortit. Le point d’arrivée des réflexions qui, en partant de là iront en s’aiguisant vers des analyses de plus en plus pointues dans les œuvres qui vont suivre, aboutiront finalement à ce texte critique précieux qu’est Architexture. Du moins, jusqu’à présent… ! En fait, avec le recul que le temps écoulé permet déjà de prendre, on dirait qu’il y a une sorte de questionnement dans le texte de « l’auteur » inséré dans l’Avertissement de Locust, auquel répondrait aujourd’hui Architexture :
La tache aveugle n’est donc rien d’autre que ce point particulier, inexpugnable, intérieur à l’écriture et en quelque sorte inséparable de sa matérialité, d’où l’on peut , étrangement il est vrai, et sans être tout à fait soi-même, contempler sa propre mort, et encore, bien au-delà l’essence même de cette contemplation. Immortalité retrouvée qui […] ne serait plus (que) la répétition, éperdue et cyclique, d’un invariable procès d’écrire. ( L.T.A, p. 15)
Mais passons au recueil lui-même : les quinze nouvelles dont il se compose font déjà penser à une poétique de la pratique de l’écriture. Les thèmes tournent autour du statut de l’écrivain, sur la présence du « je » dans l’écriture, enfin sur l’essence même de l’écriture : qu’est-ce que l’écriture pour l’écrivain ? Au fil des nouvelles la forme romanesque se charge de transmettre des réflexions théoriques, mais aussi certains sentiments pour le fait de l’écriture sous ses divers aspects.
Ainsi, dans Le Chat, se trace le sentiment du refus de l’écriture, de l’abandon. L’image du chat mort parmi les papiers abandonnés, sa puanteur et celle des papiers laissés pourrir en liasses sera reprise aussi dans la préface de L’Iconoclaste. Le soulagement de ne plus devoir tracer des signes d’écriture, la satisfaction sauvage de voir le savoir du passé se perdre à jamais réjouit Le Calligraphe, tandis que Voleur de temps voit l’écriture comme un crime contre la vie vécue. Voisin du thème de cette dernière nouvelle, le rapport entre le travail qui sert pour vivre, l’exercice de l’écriture et le temps de l’ennui qui enrichit la création sont prolongées dans Apologie de l’ennui. Des réflexions sur l’essence de l’écriture, ses méfaits et ses vertus se développent dans Sarah : l’écriture qui pousse à la mort, à l’ensevelissement dans un tunnel sans lumière. Et encore dans J’veux pas qu’on m’aime (c’est la phrase qui vient et revient à l’écrivain qui a fini d’écrire son texte et descend joyeux dans la rue), les doutes sur la validité de son écrit augmentent au fur et à mesure que la journée s’écoule. Rentré chez lui, il prend conscience qu’aucun texte n’existe ; et, devant le manque de contenu pour nourrir l’écriture qui monte comme une poussée intérieure irrésistible, devant l’« insaisissable affrontement, dans l’irréalité, entre le rien à dire et l’indéniable nécessité d’écrire » naît sa panique. L’Agitateur, quant à lui, est frappé par une hallucination qui le porte à voir partout l’écriture, comme une réalité subversive.
D’autres nouvelles traitent encore de questions concernant la pratique et l’éthique de l’écriture. L’écriture comme palimpseste, comme larcin au bien d’autrui ; le problème de l’authenticité de la narration (Entretien avec Samuel Astonguet) ; le danger venant du mauvais usage de la connaissance littéraire (L’Hérésie d’Aloysius) . Ce ne sont que quelques-uns des thèmes des nouvelles du recueil.
Le questionnement sur l’autobiographie est à peine ébauché dans La Tache aveugle ; seul Le Journal d’Ivan Viatchevik approche avec gaucherie cette problématique qui ne paraît pas encore explorée, puisque, dans cette nouvelle, l’écriture autobiographique est vue comme se faisant de plus en plus illisible et incompréhensible. Ce seront à d’autres ouvrages, plus tardifs, de creuser plus à fond dans ce thème. C’est aussi ailleurs que l’on trouvera le "jeu" du "je" écrivain : dans La Mémoire d'Érostrate, par exemple où dans le cours de chaque meditatio, au fur et à mesure qu'avance la description du voyage, le poète réfléchit longuement sur la valeur et la qualité de l'œuvre littéraire (pp.92-93) ainsi que sur la poétique de l'écriture ( pp.112, 124).
La recherche des premières traces de l'écriture qu'un archéologue et un épigraphiste mènent dans Désert physique et dans Le Livre des Malédictions témoigne d’une pulsion irrépressible pour la recherche des origines, mais aussi des risques de la pratique d’une écriture déviée de son but ultime, thème ébauché déjà dans Lettre du Kurdistan (L.T.A.). Dans le dernier roman cité surtout, une malédiction menace l'écrivain qui ne se limiterait par à écrire pour glorifier Dieu, mais qui penserait à se substituer à lui en tant que créateur.
Ces questionnements multiples, dont les données de base iront en s’affinant et en s’enrichissant dans l’espace fictionnel plus ample du roman, trouvent aussi à se confronter avec l’environnement culturel dans lequel Nadaud a commencé sa carrière d’écrivain. Ce sont surtout les instances culturelles des années après 68, les débats politiques et philosophiques, etc. Mais c’est aussi l’effort de l’écrivain devant donner, comme chaque artiste, son œuvre au public, et forcé, par ce fait, de se mesurer avec l’aspect marchand de l’édition.
Pour citer cet article :
Rosa Galli Pellegrini, "Introduction", in Alain Nadaud: voyage au centre de l’écriture, l’écriture au centre du voyage, Publif@rum, Etudes, 2, 2005 , URL : http://www.publifarum.farum.it/s/02/introduction.php
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