Colette Becker, Université de Paris X-Nanterre
Dans l’article qu’il a consacré à La Bête Humaine1 , Cesare Lombroso est très critique, pour deux raisons. Je me borne à mentionner la première : le roman lui paraît invraisemblable, trop de meurtriers concentrés « sur un petit bout de terre » et « dans si peu de temps », crimes exécutés dans le même lieu « maudit » au « nom lugubre », la Croix de Maufras, et avec le même couteau,… La seconde raison est plus intéressante : ni Roubaud ni surtout Lantier, « la vraie bête humaine », ne rentrent exactement dans les catégories qu’il a définies du « criminel d’occasion » pour le premier2 et du « criminel-né » pour le second. Seule Séverine trouve grâce à ses yeux3 . Et pourtant, précise-t-il, « avec une générosité qui n’est pas très fréquente chez les savants, M. Zola a avoué avoir puisé souvent dans mon Homme criminel pour le canevas de son roman. »
Que Zola ait connu les théories de Lombroso est certain : elles étaient abondamment commentées dans des journaux ou des revues, comme la "Revue des deux mondes", qu’il lisait. Qu’il ait lu son ouvrage, est probable : celui-ci a été traduit en français en 1887 et l’écrivain s’est mis à son roman en 1889. Mais je ne connais aucun texte où il ait parlé de ses emprunts ; il n’y a pas, dans le dossier préparatoire de l’œuvre4 , de notes prises sur cette étude ni sur une autre, comme celle de Tarde, La Criminalité comparée (1886), qui commente les thèses du criminaliste italien, il n’y a pas de notes concernant le « besoin maniaque de tuer », la « folie homicide », la « manie homicide », expressions que l’écrivain utilise fréquemment quand il travaille sur le personnage de Jacques. On ne relève que trois renvois au type physique du criminel-né, deux dans la fiche personnage, un dans le Premier Plan du chapitre II, qui sont des consignes de rappel, des mises en garde de ne pas oublier :
Fiche personnage, f°539, ajout en interligne : « revenir sur ce portrait : le criminel-né » f°s 540-541: « Pourtant ne pas oublier les signes du criminel-né dans tout ce portrait physique. Il faudrait garder le type physique du criminel-né et l’embellir. A voir. » (souligné par Zola) Premier Plan, chap.II, f°51: « Jacques, sa physiologie, son portrait, son histoire (aux Personnages.) – Au portrait physique, tenir compte du criminel-né. »
Qu’il s’intéresse d’abord au physique n’est pas étonnant, les commentaires sur Lombroso tournant essentiellement dans un premier temps sur la définition des caractères physiques du criminel-né.
Toutefois, on relève de très nombreuses similitudes entre le roman et les chapitres de L’Homme criminel consacrés, dans le volume II, au fou moral et épileptique (étant rappelé que Lombroso assimile fou moral et criminel-né), aux impulsions irrésistibles chez le fou moral, plus particulièrement aux cas de manie homicide repris par Lombroso à Magnan et à Esquirol dans sa troisième partie sous le titre « Le criminel fou ». S’il s’intéresse particulièrement aux cas, c’est parce que ce sont déjà des récits d’histoire dont il peut s’inspirer.
Mais de Lombroso, dont il conteste à travers ses portraits de Jacques, de Cabuche,.. les descriptions physiques et les classifications rigoureuses amenant à des conclusions hâtives et souvent fausses (voir le personnage du juge Denizet), Zola ne reprend que ce qui lui permet de pousser ce qu’il appelle dans son roman « les portes d’épouvante », de poursuivre une rêverie angoissée de l’origine, qu’il mène depuis ses premières œuvres en s’appuyant sur d’autres sources, particulièrement la doxa, ce qui est là, plus ou moins latent, qui a repris vigueur avec la Commune, et de quoi Lombroso avoue d’ailleurs dans son livre s’être inspiré. C’est ce cheminement des premiers projets de personnage de meurtrier, vagues, banals, à tonalité morale (Zola parle en 1868, dans ses premières réflexions concernant l’œuvre à venir, de « monstruosités morales ») à La Bête Humaine, un roman très moderne dans ses intuitions, que je voudrais suivre en dégageant en quoi les théories de Lombroso, les débats dont elles sont sorties ( celui-ci parle à son tour des « classes dangereuses » dans lesquelles se recrute « l’armée du crime »5 ) et peut-être surtout ceux qu’elles ont suscités, ont influencé Zola. Son cheminement, ses réponses, son évolution, ses ambiguïtés donnent une idée de la complexité du débat contemporain, dont il est une sorte de caisse de résonance. Il renvoie, dans son dossier, à Dostoïevski (Crime et Châtiment parut en 1885), à Barbey d’Aurevilly (Le Bonheur dans le crime), aux théories sur l’homme criminel…
Quand, en 1868, Zola songe à écrire une vaste fresque destinée à concurrencer La Comédie Humaine, il prévoit, dès le troisième folio de ses réflexions, d’y faire figurer un personnage de meurtrier. Il peindra, précise-t-il, une famille « finissant par produire de véritables monstruosités morales ( le prêtre, le meurtrier, l’artiste). » Peu après, au f°5, il affirme vouloir « dire la vérité humaine, démonter notre machine, en montrer les secrets ressorts par l’hérédité, et faire voir le jeu des milieux. » Son projet est vague et il le différenciera, en effet, de la somme balzacienne en l’axant sur l’hérédité, d’où les longues notes qu’il prend sur le Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle du Dr Lucas. Il dresse une liste de 25 cas d’hérédité, parmi lesquels :
Hérédité de l’ivrognerie en folie Hérédité des propensions aux crimes Hérédité du crime faisant tuer des pères par leur fils ( NAF 10345, f°21).
Il coche d’une croix les deux premiers sur lesquels il a pris des notes détaillées : propension au crime qu’on retrouve dans certaines familles chez des êtres sains "d’esprit et de corps", ajoute-t-il en interligne, son premier étonnement, et propension à des crimes sans cause, son deuxième étonnement. Il voit là tout de suite « un roman à faire (Un roman criminaliste) »6 .
Dans une liste d’idées, il précise au f° 24 :
Ma lorette, mon artiste peuvent être voleurs Ouvrier, militaire, lorette, meurtrier d’une souche Spéculateur, fils de parvenus, prêtre, artiste, fonctionnaire d’une autre souche Ma première souche braconnier plus difficile à civiliser.
Emprunt très probable à l’étude du Dr Lucas, sur laquelle il a noté : « L’enfant d’homme civilisé se plie plus facilement à la civilisation, l’enfant d’homme sauvage, mal »7 . Il applique cette idée, qui reprend les stéréotypes de la violence et de l’ivrognerie ouvrières tels qu’il les développera lui-même dans L’Assommoir et Germinal et tels qu’on les retrouve chez Lombroso8 , dans le premier arbre généalogique de 1868. Son personnage de meurtrier est Etienne, fils de Gervaise Macquart, « Hérédité de l’ivrognerie se tournant en folie » (f°130); il précise à l’éditeur Lacroix, à propos de ce « héros » du « roman judiciaire », un des dix romans qu’il prévoit alors.
Etienne est un des cas étranges de criminel par hérédité qui, sans être fou, tue un jour dans une crise morbide, poussé par un instinct de bête. (...) Il y a des cas très saisissants de pareils faits.9
En 1868, Zola s’en tient à ces notations issues des études du Dr Lucas, de Morel et d’autres médecins, de journaux, de faits divers, de "La Gazette des Tribunaux", de romans, du Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, etc., emprunts qui témoignent de son intérêt pour le criminel, et, plus largement, pour ce qui est aux « marges » de ce qu’on appelait le « sain » et dont l’étude permettait, il l’affirme après Broussais10 , de mieux comprendre l’homme.
Il ne revient à son projet de personnage de meurtrier que lorsqu’il travaille à Germinal. Il construit un homme double : joli physiquement, un type de provençal sur le modèle de Buisson le tambourinaire, mais obéissant « à des impulsions de sauvage, de nature inculte », particulièrement avec les filles11 . Il insiste sur son « côté détraqué » apparaissant dans le « vacillement » qui « par moment (...) pâlit l’œil noir », car le regard est le seul signe dans cette « figure correcte » de la « lésion nerveuse », miroir non de l’âme, comme le dit la doxa, mais de la fêlure. Toutefois, s’il veut « laisser deviner l’inconnu nerveux qui augmentera plus tard, qui tournera son hérédité d’ivrognerie en folie homicide », son but est de préparer Etienne « pour le roman sur le chemin de fer, où il commettra un crime ; et surtout le préparer pour le roman sur la Commune » (f° 12).12 Zola reprend la vision de l’époque sur les « classes dangereuses » dans lesquelles se recrute « l’armée du crime » et les révolutionnaires, une armée qui prend sa source dans « la misère et la mauvaise éducation, causes principales de la dépravation chez l’enfant » (affirmations qu’on retrouve dans le rapport présenté par le comte d’Haussonville à l’Assemblée nationale en 1873, dans le livre de Lombroso, et dans bien d’autres textes…). Jenlain en est un parfait exemple, produit physique et moral de la misère, « total dégénéré de tous les vices », « bête inconsciente » qui tue sans raison, par simple envie, un petit soldat, et s’endort une fois le crime accompli.
Mais, on le sait, poussé par ce qu’il a vu à Anzin et par l’élan de l’écriture, Zola renonce tardivement à faire de son leader syndical, porteur de l’avenir, un meurtrier. Il donne à Gervaise un troisième fils, Jacques, dont il fait le personnage central de La Bête humaine. Le roman sera désormais, troisième étape du cheminement que je suis, non plus celui de la justice, prévu en 1868, ni celui des chemins de fer – le 22 juin 1889, Zola confie à Jacques Van Santen Kolff qu’il a « réduit le chemin de fer à n’être plus qu’un cadre » - mais celui du crime, comme le montrent les 133 titres essayés par l’auteur, le crime, l’homme-criminel, sujet d’actualité par excellence. Zola s’écarte dès lors des affirmations de Lombroso et d’autres criminalistes sur la possibilité de reconnaître physiquement les criminels et de protéger, par là, la société. Mais il utilise certaines de leurs idées et des fantasmes d’époque sur lesquels s’appuient d’ailleurs ces ouvrages, pour mener, grâce à son personnage de meurtrier qui prend une dimension nouvelle, une double rêverie, la première, sur les origines, mythique, originale, où vie et mort, sang et violence, Eros et Thanatos sont mêlés, la seconde sur la difficulté de connaître l’autre, angoisse qui s’exprime déjà dans Une page d’amour, mais qui prend une tout autre dimension tragique : le scandale que Zola met en scène avec La Bête Humaine, en s’opposant aux tenants de la responsabilité du criminel, c’est l’illisibilité d’un homme en apparence « normal », emporté par une pulsion irrésistible, brutale, impossible à prévoir et momentanée, car il redevient, après l’acte, apparemment « normal ».
Le roman est une sorte de physiologie du crime, dont Zola fait une typologie en grande partie à partir de stéréotypes, d’idées toutes faites13 . L’instinct de mort, démontre-t-il, est au fond de tous et il s’exprime de façon diverse. Roubaud est poussé par la jalousie et le désir de vengeance, Misard par le vol et le désir d’argent, Cabuche par la violence et la nécessité de se défendre, Flore agit par dépit amoureux et désir de vengeance, Séverine pousse Lantier à tuer son mari pour être libre. Seul Jacques tue sans raison : « le lointain homme primitif : besoin de tuer sans nécessité ni pour se défendre ni pour se venger ni pour voler » (f°261), ajoutons ni par raisonnement ni par volonté, car Zola fait combattre par son personnage, auquel il prête ses arguments, la théorie du « droit au meurtre »14 . Jacques tue « dans l’étonnement de l’acte » (f° 284)15 . Son meurtre est « sans nécessité ni explication possible » (f°261). Aussi le romancier multiplie-t-il, dans ses essais de titre, des expressions allant dans ce sens : « Sans motif », « Sans cause », « Sans vouloir », « Sans raison », « Sans volonté », « Sans le vouloir », « Le meurtre incompréhensible », « L’instinct de meurtre »…
C’est ce qu’il veut montrer et qui ne va pas sans le troubler depuis qu’il songe au personnage de meurtrier16 . Lorsqu’il réfléchit à son intrigue, ne commence-t-il pas, dans l’Ebauche, par chercher des raisons au meurtre commis par Jacques, comme le fait, dans le roman, le juge Denizet pour les deux meurtres qu’il a à élucider? D’abord, Zola songe à « une histoire sale d’argent et d’amour » ; puis à une affaire de pédérastie ; puis à des affaires récentes de crimes passionnels, avant d’arriver à ce qu’il retiendra :
Faudrait-il tenir compte du fait de ce meurtrier qui a besoin de tuer, et qui tue au théâtre une jeune femme qui est à côté de lui ? Je trouverai cela dans des livres de médecine, dans la "Gazette des Tribunaux" aussi. Ce serait vraiment mon sujet : le besoin maniaque de tuer; mais cela grandissant, combattu, et puis emportant tout. Le besoin de tuer et de tuer une femme. Mais comme cela s’arrange mal avec le reste, comme cela est difficile à arranger !
Le crime sans raison ne le satisfaisant pas encore, il imagine que son meurtrier tue la femme le jour où elle cède, « car s’il couche avec, on ne s’explique pas bien qu’il la tue ensuite » (f°373). C’est dans l’ouvrage de Lombroso qu’il va trouver des exemples dont il s’inspire étroitement pour imaginer sa propre histoire.
Pour dresser le portrait physique de Jacques, il reprend celui d’Etienne, construisant un personnage globalement positif malgré les consignes qu’il se donne pour ne pas oublier le type du criminel-né. Aussi Lombroso constate-t-il que Jacques n’a que « quelques caractères anatomiques du criminel-né : les cheveux plantés drus, frisés, ainsi que les moustaches si noires qu’elles augmentaient la pâleur de son teint, la mâchoire volumineuse ». Mais Zola donne des caractères du criminel-né à Misard, à Pecqueux et surtout à Cabuche. Celui-ci, pour le juge Denizet, pour les jurés et le public de la salle d’audience, est « le type même de l’assassin, des poings énormes, des mâchoires de carnassier, enfin un de ces gaillards qu’il ne fait pas bon rencontrer au coin d’un bois »17 . Or si Cabuche a tué autrefois, dans une rixe, il n’est impliqué dans aucun des deux meurtres, mais le juge le fait condamner à la seule vue de son physique et de son regard18 , attitude que Zola conteste avec une ironie amère, mettant ainsi en cause les certitudes de certains criminalistes fondées plus sur des fantasmes d’époque – le type de l’ouvrier, de l’homme du peuple - que sur une analyse scientifique. En revanche, Jacques qui a tué Séverine n’est pas inquiété, parce qu’il a « l’air d’un monsieur quand il est débarbouillé, avec des extrémités très fines relativement. Ce qui peut être un sujet de surprise », conclut Zola (f°540). Et il poursuit, mettant en lumière la double nature du personnage – pense-t-il au « regard double » dont Lombroso caractérise le criminel ?19 - double nature qui est, pour lui, un des caractères les plus inquiétants du criminel-né :
L’ensemble est vigoureux, franc, mais toute la physionomie s’assombrit par moments, sous l’empire du rongement de l’idée fixe,
à quoi il ajoute en interligne :
yeux larges et noirs semés de points d’or qui se troublent comme d’une fumée rousse qui les pâlit – Gêne, malaise allant jusqu’à la souffrance. Mouvement de recul de tout le corps.
Il y a là, comme le montre Jean-Louis Cabanès20 , un très probable emprunt aux considérations de Lombroso sur la couleur des yeux des criminels. Sur 4000 qu’il a étudiés, 32,4% auraient des yeux jaunes. Mais Zola ne décrit pas, ne définit pas comme le criminaliste. Il prend appui sur cette couleur pour créer autour de Jacques, qui « voit rouge » ( Bouquins, p.59), dont les yeux voilés sont d’ « une fumée rousse » (p.261), un univers rouge, chambre rouge, rideaux rouges, sang, ruissellement de lumière rouge (p. 257)…, qui fait symboliquement pénétrer dans le tourbillon de la pulsion qui emporte le personnage dans sa crise de folie homicide. Preuve de cette volonté, et peut-être de l’emprunt à Lombroso : Zola ne donne pas à Roubaud le jaloux, qui tue par passion et désir de vengeance et non par manie homicide comme Jacques, ce regard, ni dans la terrible scène de violence du chapitre I ni dans la scène du meurtre de Grandmorin. Il ne parle pas de son regard.
Jacques – et Lombroso approuve le romancier qui, sur ce point s’est inspiré de son livre – est la proie de « vertiges criminels épileptoïdes »21 , dont les accès sont précédés d’une excitation générale, de troubles physiques divers très violents, d’angoisse très pénible, d’une « lutte intérieure entre l’impulsion au meurtre et les sentiments et motifs qui l’en éloignent »,…troubles suivis, une fois le crime accompli, de calme et d’amnésie totale22 . Amnésie telle qu’au procès Jacques paraît dans un état de parfait équilibre, étranger au drame. Il est à la barre sans remords ni scrupule, « d’une absolue inconscience », dédoublement de la personnalité qui nourrit l’angoisse du romancier.
Mais, si Lombroso est particulièrement élogieux sur les descriptions que Zola fait de ce « vertige criminel épileptoïde », dont il n’a jamais trouvé, affirme-t-il, « une description plus parfaite », il critique le romancier sur deux points : Zola donne à Jacques « une vraie jouissance sexuelle, normale, pour quelque temps, avec Séverine, sans aucune arrière-pensée de meurtre », ce qui lui paraît impossible ; et il explique ses instincts sensuels, sanguinaires, par un atavisme, par « la rancune amassée de mâle en mâle depuis la première tromperie au fond des cavernes ».
Le criminaliste ne comprend pas, une fois de plus, le romancier, qui se place sur un tout autre plan. Zola reprend bien diverses constatations qu’il trouve en particulier dans L’Homme criminel, mais son imaginaire les amalgame, s’en empare pour nourrir ses angoisses et ses rêveries. Lien entre violence et sexe : Lombroso cite un passage de Lucrèce observant que « même dans les coïts, on peut surprendre un germe de férocité à l’égard de la femme : germe qui nous porte à la frapper quand même elle ne nous résiste pas »23 . Lien entre sang et sexe : « Je connais, écrit Lombroso, un poète distingué qui se sent pris de désirs lubriques dès qu’il voit dépouiller un veau ou pendre à l’étal ses viandes sanguinolentes » (II, p.147-148). Lien entre amour et meurtre : Esquirol, cité par Lombroso, donne plusieurs exemples de monomanie homicide conduisant un homme ou une femme à tuer ce qu’il a de plus cher24 . A quoi s’ajoute le lien entre mort et volupté que l’on trouve déjà dans La Fortune des Rougon, dans Pour une nuit d’amour, etc.
Jacques tue non une femme inconnue – comme le font plusieurs monomanes homicides évoqués dans le livre de Lombroso25, mais la femme adorée et en pleine nuit d’amour, sans autre raison qu’une pulsion homicide soudaine. Là est le scandale qui effraie le romancier. « La porte d’épouvante s’ouvrait sur le gouffre noir du sexe, l’amour jusque dans la mort, détruire pour posséder davantage», affirme-t-il juste avant de décrire le meurtre de Séverine ( p. 263).
A travers le personnage de Jacques, le romancier pose bien, à son tour, comme son époque, le problème du Mal, de la responsabilité, des « altérations du libre arbitre », de la volonté : le criminel est-il responsable ? L’homme ne peut-il pas, ne doit-il pas résister à la propension au mal ? Mais, et c’est en quoi consiste la modernité de ses intuitions qui vont bien au delà des thèses criminalistes et des multiples articles publiés alors, il plonge aux racines de l’homme, dans l’inconnu mystérieux où se mêlent Eros et Thanatos. Seul peut-être Jules Lemaitre a-t-il compris la modernité de l’œuvre :
Monsieur Zola étudie le plus effrayant et le plus mystérieux de ces instincts primordiaux : l’instinct de la destruction et du meurtre et son obscure corrélation avec l’instinct amoureux. Il est le poète du fond ténébreux de l’homme 26
Zola part peut-être de constatations lues dans le livre de Lombroso, pour lequel l’hérédité favorise « la reproduction des instincts de l’homme préhistorique » et qui fait remonter la violence sexuelle « à l’époque où chez l’homme, comme chez les animaux, l’accouplement était précédé et accompagné de luttes féroces et sanglantes dont le but était, soit de dompter la résistance de la femme, soit de vaincre les rivaux en amour. On voit encore, poursuit le criminaliste, dans plusieurs tribus australiennes, l’amant caché derrière une haie pour attendre sa fiancée, la terrasser, quand elle passe, d’un coup de massue, et l’emporter ainsi à demi morte dans la demeure conjugale » (t. II, p.147). Mais de ces faits, Zola tire une vision angoissée de l’homme. Par delà l’hérédité alcoolique, il renvoie le crime perpétré par Jacques, le fils de Gervaise Macquart, aux premiers temps mythiques de l’humanité, ce dont on s’est gaussé, Lombroso le premier. Dans les crises de Jacques jaillit le « sentiment de sauvagerie qui est au fond de l’homme ». Il a « l’air d’un monsieur », lorsqu’il va tuer Séverine, il « avait sa tête ronde de beau garçon, ses cheveux frisés, ses moustaches très noires, ses yeux bruns diamantés d’or, mais sa mâchoire inférieure avançait tellement, dans une sorte de coup de gueule, qu’il s’en trouvait défiguré » (p. 261). Il n’a plus alors « que le besoin de la jeter morte sur son dos ainsi qu'une proie qu’on arrache aux autres », emporté « dans la pleine satisfaction de l’éternel désir » (p. 263 et 264).
Avec La Bête humaine, Zola prend part au grand débat scientifique et intellectuel des dernières décennies du siècle sur le criminel, sa responsabilité, les risques élevés de récidive, donc sur les dangers qu’il fait courir à la société
Il est du côté de ceux qui mettent en question ce que d’aucuns présentent comme un savoir précis, fiable, sur la possibilité de repérer les criminels à partir de caractères physiques, de lier malformations du crâne, des oreilles, dissymétrie du visage, etc….à la propension au mal. Dans le roman, tout le monde se trompe sur le criminel véritable. Par ailleurs, Zola est de plus en plus circonspect à l’égard de l’hérédité, dans laquelle, dès le début, il a cherché, plus qu’un système rigoureux, une possibilité de combinaisons, un vecteur de fantasmes et de rêveries autour du sang. L’hérédité lui sert à plonger dans les abîmes de l’homme, dans « les profondeurs de la chair », comme il le dit déjà dans Thérèse Raquin, où il montre le travail de l’inconscient dans ce qui se passe en Laurent, l’assassin de Camille : « Cette pensée que ses doigts avaient la faculté fatale et inconsciente de reproduire sans cesse le portrait de Camille, lui fit regarder sa main avec terreur. Il lui semblait que cette main ne lui appartenait plus. » Pareillement, Jacques « a la terreur de ses mains, (...) car il les sentait bien qui s’agitaient, révoltées, plus fortes que son vouloir. Est-ce qu’elles allaient cesser de lui appartenir ? » (p. 262).
Si, dans Germinal, Zola insistait, comme Tarde, Lacassagne et d’autres, sur les causes sociales de la criminalité (voir Jenlain), il ne fait plus allusion à de telles raisons dans La Bête Humaine. Il ne parle plus que d’inexplicable, d’inconnu, de mystère et d’irrémédiable. Le docteur Pascal, dans le dernier roman de la série des Rougon-Macquart, espère guérir de la folie homicide un ouvrier chapelier, Sarteur – un ouvrier encore, même s’il n’appartient pas à la famille – par des piqûres hypodermiques. En vain. Le seul remède trouvé par le romancier est la mort : Sarteur a lui-même demandé à être interné dans l’asile des Tulettes et il finit par se suicider. Telle est la solution donnée par Zola au problème soulevé alors par les criminalistes – comment éliminer les récidives et protéger la société, au moment même où se tient à Paris une grande Exposition Universelle, temple du Progrès et qui consacrait une section à l’anthropologie criminelle tandis que se tenait le troisième congrès de cette « science » nouvelle.
La médecine est un art, non une science exacte, « les sciences commençantes de l’hérédité sont le domaine des poètes autant que des savants », affirme l’écrivain dans Le Docteur Pascal sans pour autant parler, comme bien des contemporains, de « faillite de la science ». Et il ajoute à son dernier arbre généalogique publié avec ce dernier roman trois interrogations. Tante Dide est la « souche », mais « au-dessous se tient toute l’humanité ancienne », « l’inconnu derrière elle », précise-t-il. Quel sera l’enfant inconnu, à naître, de Clotilde et de Pascal ? Que devient Victor, la « bête », le fils de Saccard ? Trois questions sur l’inconnu et ses dangers, qu’il laisse sans réponse, ce qui est sa manière de répondre aux questions soulevées alors.