L'art sauvage de l'autobiographie : les graffiti corporels chez Cesare Lombroso

Carine TREVISAN, Université Paris 7-Denis Diderot

Dans son étude sur le tatouage1 , Alexandre Lacassagne cite une scène des Mémoires de Vidocq (chap. 19, p. 230), où l'auteur, lors d'un duel, observe le bras de son adversaire, sur lequel est tatouée la figure d'une ancre et d'un serpent. "Je vois la queue, m'écriai-je. Gare à la tête… […] J'avais deviné la place de la tête du serpent qui venait comme […] mordre l'extrémité du sein, et c'est là que j'avais visé". Vidocq porte là, au téton droit, un coup mortel. Comme dans cette brève scène, qui pourrait faire office de parabole de l'approche de Lombroso, le tatouage indique, chez le médecin italien, l'endroit où l'on peut mettre un individu à mort. Lombroso fait en effet du tatouage, du moins de certaines pratiques du tatouage, le signe indubitable du criminel-né, donc susceptible d'être condamné à cette mort symbolique qu'est l'emprisonnement à perpétuité.

Si Lombroso consacre de longs développements aux tatouages dans plusieurs de ses articles et livres, je m'en tiendrai à ce qu'il en dit dans Palimpsestes des prisons2 .

Lombroso ne se propose pas ici de faire l'étude de l'anatomie et de la physiologie des criminels, de "leurs conformations crâniennes et corporelles, […] leurs façons de sentir ou de ne pas sentir la douleur ou l'amour, le froid ou le chaud"3 , mais de leurs productions littéraires et graphiques. Cet étrange livre fait le relevé méticuleux des inscriptions que les détenus ont laissées sur toutes sortes de supports - les murs, les cruches, les bois des lits, les livres prêtés, le papier qui enveloppe les médicaments, leurs vêtements, leur propre corps enfin. Écrits ou dessins produits avec toutes sortes d'outils ou de substances : pointe d'aiguille, épingles, clous, sable, leur propre sang…

Dans l'adresse au lecteur qui ouvre ce texte, Lombroso s'étonne de l'incroyable profusion des paroles de ceux qu'on a pourtant tentés de réduire au silence par leur isolement en prison cellulaire. Ces paroles interdites, clandestines - il rappelle qu'elles sont prohibées par la loi -, il veut les mettre au jour afin de mettre à nu l'âme des criminels. Poursuivie pendant 4 ans dans deux prisons cellulaires et dans une maison de détention pour femmes, cette enquête prend la forme d'une dissection symbolique, la prison étant assimilée à un "organisme", "organisme qu'on croit muet et paralysé" mais qui "parle, se meut, blesse, tue même" (p. 1). Elle s'apparente également à une descente aux enfers : "Quand Dante fait parler les démons, il n'emploie que l'argot le plus ignoble. Moi, qui ne suis que l'écho des pensées de ces démons terrestres, je ne saurais faire mieux que lui, j'en subis l'obscénité de même que le lecteur" (p. 2). Descente dans les enfers d'une langue brutale, mais parfois étrangement poétique, inquiétante surtout, parce que complexe.

L'immersion dans cet "organisme" de la prison et dans cette masse d'écrits produit un effet troublant, Lombroso disant sa difficulté à maîtriser ce singulier sujet qui s'est présenté à lui "comme un amas de matériaux informes et désordonnés" (p. 2). Aussi renonce-t-il parfois à ordonner des messages dont il reconnaît qu'ils ne peuvent se ranger dans ses rubriques habituelles de classement - l'impeccable ordonnancement des planches de l'Atlas de L'Homme criminel se fissure ici, de même que la certitude avec laquelle il repère des types de criminels ou de dégénérés4 . Le livre tient plus de l'inventaire que de l'analyse. Les commentaires sont rares, rejetés en notes de bas de pages (notes très laconiques). Lombroso tente ultimement de retrouver une position surplombante, mais sa synthèse conclusive reste singulièrement brève. Tout se passe comme s'il était débordé, dérouté, même s'il s'efforce d'inscrire ces discours complexes et proliférant dans une organisation prévisible.

Si Lombroso est ainsi troublé, c'est qu'il n'opère plus ici sur du mort mais sur du vivant. Le corps n'est plus muet, mais il parle, dans un langage qui n'est pas réductible à celui de la science : on ne peut appliquer à ces paroles les instruments de mesure qu'on applique à l'anatomie, la physiologie ou la morphologie. Surtout, l'observateur est lui-même impliqué, parfois même défié, comme en témoigne un graffiti : "Cher Ombroso, tu n'auras point mes os" (p. 107). Ces textes peuvent soupçonner l'homme de science lui-même d'une forme de folie, du genre monomaniaque : " le pauvre Lombroso est affecté de virgulomanie ; dans la première page, il y en a 20 ” (c’est vrai, commente Lombroso…, p. 372). Surtout, certains détenus retournent contre le médecin l'accusation d'insensibilité, ou d'une sensibilité morbide, voire d'une indifférence, criminelle, à la mort d'autrui : " Ombroso, Ombroso, j’ai peur de toi – Songeant à ta collection des crânes – que toujours tu vas augmentant – Dans ton laboratoire le visiteur ne voit autre chose qu'empreintes de mort, - et il frissonne en songeant qu’il peut laisser son crâne mort à la prison. ” (p. 107)

Si l'étude porte avant tout sur les "graphites", l'attention au corps reste cependant présente. Mais l'on passe ici de l'examen des os à celui de la peau. La prédisposition au crime ne se manifesterait plus uniquement dans la conformation du crâne, mais c'est sur son enveloppe corporelle elle-même que le criminel porterait les stigmates de son destin fatal. Plus frappant encore, ces stigmates ne lui sont pas imposés à sa naissance, par l'aberration d'une nature qui fait naître des êtres conformés comme des primitifs dans le monde contemporain, mais ils sont le propre fait du criminel lui-même.

Ces stigmates prennent en effet la forme du tatouage, traces dont le criminel recouvre sa peau, et dont il choisit la forme, la couleur, l'emplacement. Notons que le développement sur le tatouage dans un livre consacré aux palimpsestes des prisons s'explique par l'insensibilité cutanée des criminels-nés. Mettant sur le même plan les inscriptions sur les choses et sur les corps, Lombroso ne voit pas de solution de continuité entre les murs et ces corps, dont il note l'indifférence à la douleur. Lacassagne considère ainsi les dessins de Pompéi comme des "tatouages de murailles"5 . Tarde, lui, notant que certains tatouages rappellent les signes amoureux sur les écorces d'arbres, écrit : à défaut d'écorces d'arbres, les prisonniers utilisent leur peau.

Selon Lombroso, la pratique massive du tatouage chez les criminels-nés est, à la différence des marins par exemple, pour lesquels il s'agit d'une convention, un indice d'atavisme, la résurgence de coutumes sauvages6 . À l'appui de sa démonstration, il mobilise, comme à son habitude, une profusion d'écrits, de citations, de rumeurs, de proverbes, d'exemples portant sur les époques les plus diverses - on sait combien la notion de primitif ou de sauvage reste confuse dans sa pensée, mais comme dans celle de beaucoup de ses contemporains - : il évoque les dessins pariétaux de la préhistoire récemment découverts, les Hébreux de la Bible, l'Antiquité, et ce qu'on appelait au XIXe le monde barbare - les Bretons auraient été initialement désignés par le terme "Pictes"…

Ce qui fait l'intérêt de l'approche est cependant moins la réaffirmation de l'atavisme du criminel-né que le nouveau regard porté sur le corps criminel. Ce que Lombroso prend ici pour la première fois en considération, c'est le rapport que le criminel entretient avec son propre corps, dont il modifie l'aspect, qu'il redessine sans fin.

Dans cette manipulation du corps propre, où le criminel peut éprouver sa liberté, on retrouve étrangement ce que nous enseignent l'anatomie ou la physiologie. De fait, ce corps semble précisément chercher à renforcer sa lisibilité. La surface cutanée n'est pas un écran qui s'interposerait dans son opacité et qu'il faudrait déchirer, ouvrir, disséquer pour faire parler, pratique toujours un peu coupable. Au contraire, ce corps s'organise de lui-même en spectacle, et surtout confirme son destin fatal.

Ainsi, Lombroso note la fréquence des tatouages suivants : "Né sous une mauvaise étoile", "pas de chance". Lacassagne, lui, voit inscrit sur le front d'un criminel : “ le bagne m’. Certains tatouages inscrivent l'être dans un temps figé ou répétitif :attend ”7

Le passé m'a trompé Le présent me tourmente L'avenir m'épouvante

Non seulement le criminel inscrit sur son corps propre les crimes commis, mais aussi ceux qu'il a, comme sous l'effet de sa prédisposition fatale, l'intention de commettre. Lombroso insiste notamment longuement sur les proclamations de vengeance (contre la patrie, contre les lois, contre la société, contre les ennemis). Inscrivant sur son corps, sa destinée fatale, le criminel redoublerait le geste de Lombroso, voyant dans la conformation des corps les penchants de l'être. Surtout, la justice n'a plus à stigmatiser la chair du criminel comme elle l'a fait jusqu'au début du XIXe, en les marquant à l'épaule ou au front - pratique que rappelle, presque à regret, Lacassagne8 , mais jamais, à ma connaissance, Lombroso -, c'est le criminel qui s'imprime lui-même la marque infamante.

L'homme criminel se transforme ainsi étrangement de lui-même en texte vivant, en proclamation indélébile (Lombroso insiste sur la difficulté à effacer le tatouage). On songe ici à l'ouverture du célèbre texte de Baudelaire sur Edgar Poe :

Il y a des destinées fatales ; il existe dans la littérature de chaque pays des hommes qui portent le mot guignon écrit en caractères mystérieux dans les plis sinueux de leurs fronts. Il y a quelque temps, on amenait devant les tribunaux un malheureux qui avait sur le front un tatouage singulier : pas de chance. Il portait ainsi partout avec lui l'étiquette de sa vie, comme un livre son titre, et l'interrogatoire prouva que son existence s'était conformée à cet écriteau.9

Propos auxquels font écho ceux de Lombroso dans L'Homme criminel : "On dirait que le criminel pressent sa mauvaise destinée, et qu'il a hâte d'en tracer l'expression sur son corps"10 .

Nous pouvons nous référer à un autre texte, beaucoup plus récent, d'André Siniavski, écrivain soviétique condamné à 7 ans de détention dans des camps de travaux correctifs à régime sévère (libéré en 1971)11 . L'auteur évoque les prisonniers qui se tatouaient sur le front des slogans du type : "Esclave du KGB", ou "Esclave de Kroutchev". Ces hommes qui s'étaient tatoué ces vivants reproches sur le visage furent fusillés. Car leur front et leur face "n'étaient plus qu'un cri furieux, jamais étouffé, de l'homme à l'humanité"12 .

Siniaski ouvre ici d'autres perspectives. Cette fatalité revendiquée serait une forme d'art. Art de défi, de moquerie, où le détenu tend aux "civilisés" le miroir de leur propre barbarie. L'interdiction de parole, le silence imposé conduirait au recours à une forme de discours "hyper-expressif, hyper-agressif." Il semble que Lombroso perçoive obscurément cette compensation du manque de parole habituelle du prisonnier par le recours à d'autres virtualités, hyperboliques, du langage. Ne disposant plus que de son corps, le prisonnier en fait, comme dans le body art, le support et la matière de son expression.

Autre caractère "artistique" : ces tatouages empruntent à des formes où l'écriture ne s'est pas encore tout à fait séparée du dessin, une écriture pictographique ou hiéroglyphique (annonçant ce que Freud dira de la langue du rêve), rebelle à la compréhension immédiate : c'est, dit Lombroso, une sorte d'argot graphique (p. 356). Ainsi, l'étude du tatouage est classée dans Palimpsestes des Prisons dans le chapitre "céramique et épigraphes criminelles", sous-chapitre "Pictographie ".

Si Lombroso considère la langue des tatoués comme obscène, maladroite, inférieure, enfantine, il reconnaît néanmoins parfois sa beauté - comme s'il anticipait le renversement qui s'opère dans l'art de la fin du XIXe avec le primitivisme (Gauguin), qui va ouvrir la voie à l'art le plus novateur du XXe siècle : depuis les masques qui tiennent lieu de visages aux Demoiselles d'Avignon, à l'art brut de la seconde moitié du siècle

Lombroso note ainsi la “ délicatesse avec laquelle sont exécutés quelques-uns de ces dessins, délicatesse qui […] rappelle celle des Égyptiens, des Chinois et des Mexicains dont les antiques monuments permettent très bien de distinguer la forme des animaux, des végétaux et des instruments qu'ils ont voulu figurer. Cette perfection des dessins […] rappelle encore plus le charme exquis des chansons populaires"13 . Les illustrations de Lombroso témoignent de cette fascination : belles anatomies de corps nus rappelant la statuaire antique mais annonçant également, en effet, l'art brut, et l'intérêt porté aux dessins d'enfants. De fait, le regard de Lombroso semble parfois se perdre, comme captivé, dans l'examen minutieux des surfaces, le suivi du tracé des dessins.

Ainsi, cette observation :

G. Francesco de Vercelli, âgé de 44 ans, voleur, expulsé de France après avoir été saltimbanque et soldat dans la légion étrangère, porte sur le bras droit : les initiales de son nom et celui de sa maîtresse ; - un sauvage, souvenir de son séjour en Afrique ; - deux colombes, emblème de l'amour pur ; - une sirène - une femme vêtue en saltimbanque avec une colombe dans la main droite, souvenir de sa troisième maîtresse - les insignes de son métier de forgeron - un tabernacle. Sur le bras gauche, l'époque où il était saltimbanque ; la tête d'un zouave, souvenir de la Légion étrangère. (p. 47)

Ou, cet autre examen d'un détenu qui "dépeint sur sa peau toute son histoire" :

un dessin rappelle le bâtiment l'espérance qui a fait naufrage sur les côtes d'Irlande, et sur lequel il s'était embarqué comme mousse. Une tête de cheval indique le souvenir de celui qu'il tua à 12 ans à coups de couteau, par pur caprice. Un casque indique le gardien qu'il veut tuer. Le portrait de Mottino rappelle ses sympathies pour ce brigand. Un luth rappelle son ami, habile joueur de guitare avec lequel il voyagea dans la moitié de l'Europe. l'"étoile" sous l'influence de laquelle il est né", dit-il. La couronne royale, souvenir politique dit-il, mais plutôt dirons-nous, indice de ses nouvelles fonctions comme espion. À bord il voulut perpétuer le souvenir de sa maîtresse en tatouant son image sur son bras le corps nu ; mais le capitaine s'y étant opposé et ne pouvant terminer le dessin commencé, à la place de la tête, il tatoua un cœur symbole de l'amour. (p. 45)

Résistant cependant à la beauté plastique du tatouage, Lombroso tente de réduire le dessin en mots, le trait à la parole. Aussi, explorant les surfaces corporelles, se retrouve-t-il parfois dans la même situation que Champollion, s'efforçant de déchiffrer des signes parfois énigmatiques. Il évoque un alphabet cryptographique complet, dont seul le détenu détenait le secret, secret qu'il a révélé au médecin. De fait, même si on trouve des figures récurrentes, conventionnelles - cœur percé d'une flèche, initiales, dates, dessins obscènes, parfois ce qui signale l'appartenance à une société secrète - le plus souvent il s'agit de "hiéroglyphes individuels"14 .

Le tatouage est d'autant plus rebelle à la classification qu'il est l'expression d'une singularité15 . Ce sont leurs autobiographies que les prisonniers inscrivent sur leur corps. Ainsi, " M. Emile a toute sa biographie gravée dans ses tatouages". Dans la conclusion des autobiographies retranscrites dans Palimpsestes (écrites, elles, sur papier), Lombroso note : “cette tendance autobiographique se prolonge dans la céramique et ce qui est le plus curieux dans les tatouages qu’ils portent (comme les chefs des tribus sauvages) sur leur peau. […] Toute leur histoire est minutieusement tracée sur la peau ” (p. 353).

On rejoint ici à nouveau des questions touchant à l'art, à l'écriture de soi, et qui troublent Lombroso. L'auteur hésite entre deux attitudes apparemment contradictoires mais en réalité complémentaires.

- La condamnation, tout d'abord, (qui est un topos du XIXe : l'intime serait obscène, qu'il s'agisse de Rousseau, Stendhal ou Chateaubriand). Ce serait l'effet d'une vanité exacerbée, d'une hypertrophie du moi, qui conduirait le criminel à tracer sur son corps les détails de sa vie. "La multiplicité [des tatouages] dérive de l'étrange besoin qu'ont souvent ces héros étranges d'étaler sur leur corps, tout à fait comme les Peaux-Rouges, leur vie aventureuse"16 . Dans un article de 1896, "l'art sauvage du tatouage", Lombroso compare ainsi l'exagération dans la sophistication du vêtement féminin des Londoniennes à la pratique du tatouage : même signe d'une vanité maladive.

De son intimité, de ses crimes même, le criminel se fait une parure. Cet art n'est pas à la recherche d'un ordre ou d'une perfection, mais l'expression d'une volonté d'affirmation de soi fondée sur la rébellion, voire sur le goût du saccage.

- Simultanément, ce serait, au contraire, la douleur d'un être qui perd ses assises qui conduirait le criminel à écrire de soi. Lombroso s'appuie sur Guyau, qui citait lui-même Lombroso17 . Dans L'art du point de vue sociologique, Guyau évoque la "fureur de l'autobiographie"18 chez les auteurs "décadents" comme chez les déséquilibrés. Il y voit, certes, l'expression d'une vanité supérieure au commun, mais surtout l'émanation d'une douleur. Les autobiographes ont "tendance à signaler les faits les moins importants de la vie journalière, à se regarder constamment, et par-dessus tout, à se regarder souffrir". Ces êtres ont une sorte de "constitution douloureuse"19 , se replient sur des sentiments qui ne dépassent pas la sphère du moi. Leur littérature exprime en général "l'analyse douloureuse". Il ajoute :

les traits caractéristiques de la littérature des détraqués se retrouvent dans celle des criminels et des fous, que nous ont fait récemment connaître les travaux de Lombroso, de Lacassagne et des criminalistes italiens. C'est d'abord le sentiment amer de l'anomalie intérieure et de la destinée manquée. Ce sentiment s'exprime jusque dans les inscriptions du tatouage ; un forçat fait graver sur sa poitrine "la vie n'est que désillusion" […] un autre "malheur à moi ! quelle sera ma fin20 .

Se réfugiant dans le "cercle étroit de leur propre souffrance", ils ne peuvent avoir pitié d'autrui. D'où le singulier sang-froid du tueur-né.

Avant tout soucieux de consolider sa théorie de l'atavisme du criminel-né, Lombroso ne fait pas de liens entre les graffiti témoignant de la cruauté des conditions de détention ("cet isolement m'a rendu stupide, fou et à moitié aveugle", p. 64) et les techniques de résistance du détenu qui, dépouillé de tout, séparé de ses proches, de son existence passée, cherche à incorporer de façon définitive et inaliénable, sous forme de tatouages, les objets perdus, ses archives personnelles, ses souvenirs, à les encrypter en quelque sorte — "Tous ces signes sensibles, hiéroglyphes ou tatouages, sont de ceux qui se gravent le plus fortement dans le cœur ” écrit ainsi A. Lacassagne21 —, à réassurer son identité22 , même si cela prend la forme d'une mise en scène provocante, agressive, de soi. Le tatouage semble proclamer : "Vous m'avez tout pris, mais ce corps que voici, il est ma propriété" (jusqu'à ce qu'il vienne enrichir la collection de Lombroso…)

Ce qui inquiète Lombroso, c'est que cette forme d'art, loin de réaliser comme le souhaitait Guyau une communion sociale — l'art idéal doit établir une société entre les hommes en les faisant sentir de même : l'objet de l'art serait d'imiter la vie pour nous faire sympathiser avec d'autres vies et produire ainsi une émotion d'un caractère social (propos qui rejoignent ceux de Max Nordau : il faut que chacun puisse "se représenter […] vivement les sentiments de ses semblables"23 ) —, aboutit à une dissolution des sentiments et du lien social, qui tendrait ultimement à dissoudre la société elle-même. Selon Guyau, "plus la civilisation avance, plus l'individualité se développe ; et ce développement peut devenir dangereux si en même temps que l'individualité se montre plus libre et plus riche, elle ne se subordonne pas elle-même volontairement à l'ensemble social"24 . Ce souci tient sans doute au contexte politique de la fin du siècle : hantise de l'anarchisme et société qui s'enrégimente à la veille de la Première Guerre mondiale.

Cette étrange langue du corps est réduite à un art de l'orgueil et de l'ego, qui pose l'individu "dans son moi en face des autres, qui lui deviennent étrangers"25 . Pour Nordau, ce type d'individu se croit "seul au monde", pire, "il est seul le monde"26 (mais comment ne percevoir du monde, en prison, autre chose qu'une image "entièrement décolorée"27 et faire en sorte que la conscience ne soit pas accaparée par le moi ?)

Cette langue peut cependant parfois être perçue par Lombroso comme, au contraire, le besoin accru d'une communication, suscité précisément par l'isolement. "On a cru empêcher les communications, mais elles sont à peu près aussi continuelles qu'au-dehors et peut-être mieux encore qu'hors de prison", note Lombroso, qui relaie lui-même ces paroles proliférantes en en rajoutant indéfiniment — recopiant des relevés faits dans d'autres prisons, des textes produits ailleurs, de toutes natures.

On n'entre pas dans ce livre comme dans un théâtre d'anatomie. Nombre d'ouvrages de Lombroso pourraient en effet porter l'inscription qui figurait au fronton du Théâtre anatomique construit à Amsterdam en 1639 : "les criminels, qui pendant leur vie se sont montrés nuisibles, à leur mort deviennent utiles. C'est ce qu'enseigne leur peau quand ils ont perdu la voix". On entre dans ce livre comme dans un musée d'art brut ou dans une bibliothèque où serait recueillie toute une littérature de non-écrivains, littérature souvent pauvre, mais au sein de ce dénuement apparaissent des phrases et des images étonnantes, saillantes, qui touchent Lombroso.

L'auteur fait ainsi parfois étrangement songer au condamné de Hugo (Le Dernier jour d'un condamné), observant les murs de sa cellule :

Il semble que chaque condamné ait voulu laisser trace […]. C'est du crayon, de la craie, du charbon, des lettres noires, blanches, grises, souvent de profondes entailles dans la pierre, çà et là des caractères rouillés qu'on dirait écrits avec du sang. Certes si j'avais l'esprit plus libre, je prendrais intérêt à ce livre étrange qui se développe page à page à mes yeux sur chaque pierre de ce cachot. J'aimerais à recomposer un tout de ces fragments de pensée, épars sur la dalle ; à retrouver chaque homme sous chaque nom ; à rendre le sens et la vie à ces inscriptions mutilées, à ces phrases démembrées, à ces mots tronquées, corps sans tête comme ceux qui les ont écrits.28