Jean-Louis Cabanès, Université de Paris X-Nanterre.
La relation Lombroso-Nordau semble faire jouer une reconnaissance réciproque. Le disciple rend hommage à son maître dont il applique les théories dans de nouveaux territoires, et le maître loue le disciple de si parfaitement lui ressembler. Chacun se lit, se reflète dans l’autre, et se plaît narcissiquement à faire état, dans les textes préfaciels et dans les péri-textes, de ce jeu de reflet. Entartung, Dégénérescence (1892-1893) est dédié à Lombroso et celui-ci, en 1894, dans la sixième édition de L’Homme de génie, reconnaît dans l’ouvrage de son disciple, “ la première application solide de [s]a méthode à la critique d’art et à la littérature contemporaine ”1 . Ainsi, L’Homme criminel serait à l’origine d’Entartung, tandis que L’Uomo di genio, tout au moins la préface de 1894 le laisse supposer, doit peut-être, en cette sixième réédition considérablement augmentée, à l’ouvrage du médecin hongrois qui fut traduit cette même année en français. Ce dispositif réflexif, qui porte à son incandescence louangeuse la relation maître-disciple, présuppose en même temps une autre sorte de continuité : la dégénérescence semble à l’origine de ces trois déviances – j’emploie à dessein ce vocabulaire sociologique – que sont, en regard des comportements normaux, le crime, la folie, les productions géniales. Pour autant, Nordau ne se contente pas d’appliquer les théories de son maître à des domaines nouveaux. Il les réoriente, il les fait dévier sur un point central : il existe à ses yeux “ des génies sains ”2 . Voilà qui semble, pour une conscience moderne, aller dans le bon sens. Voilà qui, en réalité, conduit à isoler l’art des dégénérés parmi toutes les productions esthétiques. Lorsque la névrose se généralise, lorsque la dégénérescence tient d’un facteur commun, la pathologisation de l’art perd toute virulence, le malsain figurant une norme inversée. En revanche, lorsque les plus grands créateurs de la fin du siècle, et leurs œuvres mêmes, sont frappés des stigmates de la dégénérescence, par opposition aux génies sains de l’âge classique – l’écriture devenant une réserve de symptômes qui laisse apercevoir la physiologie des créateurs –, on devine que l’on s’oriente vers les pires dérives. La pathologisation de l’art moderne, devenu art des dégénérés, en appelle, en effet, à des thérapeutiques qui tendent non pas tant à normaliser sa production qu’à annuler toute manifestation d’avant-garde. Pour autant, si l’on peut faire apparaître Nordau comme un disciple encombrant, et peut-être même déviant de Lombroso, force est aussi de souligner que le criminaliste italien, dans la sixième édition de L’homme de génie, aperçoit lui aussi dans les plus novatrices créations de l’art moderne une crise de la représentation qui lui semble le retour dangereux d’un primitivisme, ou tout au moins un retour virtuel à l’enfance de l’art. Par ailleurs, faire jouer le grand écart des métaphores et des libres associations, créer des symboles suggestifs, pour Lombroso, ce n’est certes pas le rêve, comme l’eût dit Mallarmé, mais, parfois, un cauchemar esthétique. En somme, si le médecin hongrois trahit son maître, il est cependant possible que Lombroso, d’une certaine manière, contienne virtuellement, Nordau ou, parfois, au gré des éditions sans cesse enrichies de ses ouvrages, le rejoigne.
Étudier les thèses défendues par ces deux “ spécialistes ” qui s’apprennent et se concurrencent l’un l’autre, ce sera donc pour moi analyser comment l’on glisse de la pathologisation de l’art à l’émergence de la notion d’art des dégénérés, puis, peut-être par métonymie, à celle d’art dégénéré. Préalablement, toutefois, une démarche archéologique s’impose. L’œuvre de Lombroso tient d’un système ou, comme l’eût dit G. Canguilhem, d’une “ idéologie scientifique ”3 . Elle se tourne vers des savoirs qui se veulent positifs pour transférer dans l’ordre de la psyché ce qui est censé avoir son origine dans l’organique. Elle fait en quelque sorte délirer la médecine dans le double champ de l’anthropologie et de la psychologie. La systématisation de Lombroso, dans L’Homme de génie, généralise le simple pour penser le complexe, fait de chaque artiste un cas pour réduire la singularité individuelle à du symptomatique, tout en procédant d’une combinatoire fusionnelle de multiples discours. C’est cette combinatoire que je voudrais d’abord analyser, parce qu’elle constitue le socle sur lequel va se développer le “ système ”.
Je ne remonterai pas aussi loin que Lombroso lui-même, c’est-à-dire au Problemata XXX attribué à Aristote. Le criminaliste italien signale, à juste titre, l’existence d’une tradition qui, sur un long cours, rapproche génie / folie. On pourrait également rappeler que, depuis l’Antiquité, l’enveloppe extérieure du corps humain est considérée comme une métaphore de la psyché. Ce présupposé, on le sait, est revivifié à la fin des Lumières par Lavater, puis au commencement du XIXe siècle par Gall. La physiognomonie se propose, en outre, de saisir dans l’irrégularité des surfaces corporelles les dysharmonies qui ont valeur d’indice. Il ne s’agit plus alors d’établir des correspondances entre le dehors et le dedans, mais d’interpréter des “ disconvenances hétérogènes ”. L’asymétrie, dont Lombroso et Nordau font l’un et l’autre grand cas, est l’une de ces disconvenances. De manière générale, le relevé des stigmates des dégénérescences, dans L’Homme criminel comme dans L’Homme de génie, implique toujours une herméneutique fortement articulée à l’idée que l’anomalie fait signe comme une sorte de trope incarné.
La deuxième strate que nous voudrions faire apparaître, c’est la rémanence de schémas empruntés à Esquirol et à ses disciples, et cela bien que la notion de monomanie soit déconstruite, dès le milieu du siècle, par Lasègue et par Falret. Je n’insiste pas ici sur tout ce que l’évocation de l’homme criminel emprunte au tableau clinique de la monomanie homicide, tracé par Esquirol dans son traité Des maladies mentales – Colette Becker en a fait état dans ce colloque –, je retiens, en revanche, que, dans L’Homme de génie, on trouve trace du grand débat qui s’ouvre, sous la Monarchie de Juillet, au sujet des relations que les hallucinations entretiennent avec l’inspiration. Lombroso se réfère à Brierre de Boismont4 , quitte à infléchir totalement sa pensée. L’aliéniste français soutenait dans son livre Les Hallucinations ou histoire raisonnée des apparitions dans les visions et les songes, que les grands hommes, qui furent des hallucinés, n’ont pas été visités par la folie. L’hallucination serait même le “ plus haut degré de l’attention, de la concentration de l’âme sur une idée, une sorte d’extase intellectuelle ”5 , elle coïnciderait avec une manifestation merveilleuse de l’intuition. Si Lombroso trouve bien, dans l’ouvrage de Brierre de Boismont, un vaste paradigme de génies hallucinés, il se garde, toutefois, d’en conclure, comme l’aliéniste français, que l’hallucination est parfois le corollaire d’une activité cognitive intense. Il est, en réalité, plus proche du docteur Lélut (voir Le Démon de Socrate, L’Amulette de Pascal) que de Brierre6 . Lélut analysait, en effet, les hallucinations comme une sorte de régression esthésique, comme une involution de l’idée vers son origine sensorielle, doctrine qui peut bien évidemment s’accorder avec la notion de dégénérescence. En réalité, de la Monarchie de Juillet jusqu’à la fin du Second Empire, l’hallucination se trouve au centre d’un grand débat sur l’image que l’on se fait du monde et, bien évidemment, indirectement de la mimésis. On sait que Taine questionna Flaubert afin de tracer des frontières éventuelles entre hallucinations artistiques (un artiste finit par éprouver les sensations qu’il prête à ses personnages) et hallucinations pathologiques. Il va de soi que, pour Lombroso, cette frontière n’a pas de sens. Si, sous l’effet de l’inspiration, “ l’homme voit l’objet que son imagination lui présente ”7 , il faut y découvrir la preuve que le génie entretient un lien étroit avec la folie.
Il serait encore nécessaire de signaler la dette du criminologue à l’égard de Moreau de Tours, cet autre disciple d’Esquirol. Moreau, dans sa Psychologie morbide, en 1859, estimait que “ le génie, comme toute disposition quelconque du dynamisme intellectuel, a nécessairement son substratum matériel dans le cerveau ; ce substratum, c’est un état semi-morbide du cerveau ”8 . Cet organicisme est essentiel à la pensée de Lombroso qui retient, en outre, de La Psychologie morbide, l’existence d’états mixtes ou intermédiaires entre raison et folie. La catégorie des mattoïdes, créée par l’aliéniste italien, et sur laquelle j’attirerai par la suite l’attention, doit peut-être moins à Morel et à ses dégénérés supérieurs, comme le suggère Nordau, qu’aux classifications de la Psychologie morbide. Les grands hallucinés, les prophètes, les utopistes, parmi lesquels Fourier9 , illustreraient, selon Moreau, l’existence d’états mixtes de raison et de déraison. Ils seront l’objet d’un chapitre de L’Homme de génie, Les mattoïdes, parmi lesquels Lombroso rangera à son tour Fourier7 , figurent, eux aussi, selon le criminaliste italien, un maillon intermédiaire entre l’homme ordinaire et le fou.
Je me suis attardé sur ces quelques exemples parce qu’ils témoignent que les ouvrages de Lombroso sont un concentré de tout ce qui, dans l’univers de la psychiatrie naissante, a connu la faveur médiatique. Il en est ainsi de la notion d’automatisme psychologique telle qu’elle se met en place de Baillarger à Janet, des phénomènes de dédoublement de la personnalité, des rapports qu’entretiennent mystique et hystérie : ils furent la pâture ordinaire des aliénistes et des neurologues, ou bien encore de la cérébration inconsciente, théorisée par Laycock et Carpenter : ces deux physiologistes signalaient que dans la vie courante nous passons d’une idée à une autre sans que nous ayons conscience des idées intermédiaires qui ont fondé le lien d’association. D’une certaine manière, l’aliéniste italien est donc à lui tout seul une foule. Son œuvre est un compendium de discours multiformes et doxiques. Son génie est de les lier grâce à cette notion-sésame qui deviendra le titre même d’un ouvrage de Nordau, “ Dégenérescence ”. En d’autres termes, Lombroso prélève dans tous les discours psychiatriques du symptômal en faisant jouer, en profondeur, une monocausalité. Ce qui constitue une sorte de socle théorique pour Baillarger, comme pour Janet, la notion d’automatisme, se voit rabattu dans le domaine des indices ; ce qui ressortit au fonctionnement normal de l’esprit, pour Laycock et Carpenter, la cérébration inconsciente, est immédiatement pathologisé. La pluralité phénoménale de la déraison, en ses trois espèces déviantes, folie, crime, génie, se résorbe dans une notion qui tient d’une essence. Or, cette notion avait déjà été théorisée par Morel, dans son Traité des dégénérescences. Déjà, en effet, en 1857, l’aliéniste français, comme le fera Lombroso, ne manquait pas de lier pathologie sociale et aliénation mentale : “ aliénations, suicides, délits, je réunis à dessein ces trois termes […] dans mes recherches statistiques ”10 , déclarait-il. La dégénérescence, tout à la fois héréditaire et conditionnée par la vie urbaine moderne, est pour Morel une lésion qui se manifeste sous des symptômes divers, mais dans lesquels on découvre toujours une involution des facultés. La folie, et ce sera la thèse de son disciple Magnan auquel Lombroso ne cesse de se référer, est une régression.
Le coup de génie de l’aliéniste italien consiste en fait à greffer sur cette thèse quelques implants d’un darwinisme vague. Si pour le biologiste anglais, l’homme est une récapitulation de la lignée animale, pour Lombroso, le criminel contemporain répète le geste de l’homme à l’état sauvage ; dans le criminel-né se répercute une pulsion cruelle qui travaille même les plantes carnivores. L’aliéniste italien considère également, par un effet de symétrie, que certains artistes mattoïdes en reviennent à des techniques ou à des formes primitives. Mais l’imprégnation darwinienne ne se manifeste pas seulement sous la forme de ces pulsions ataviques et régressives, elle prend encore l’aspect d’une concurrence entre les cellules, d’une lutte intestine qui se déroule au sein de l’organisme. Chez les génies, plus le cerveau, la sensibilité nerveuse se développent, “ plus l’estomac, les muscles, les os mêmes deviennent faibles ”11 ” . Sous couvert de darwinisme, c’est en réalité la vieille doctrine des compensations et des balancements organiques, chère à Azaïs ou à Bichat, qui reparaît. Nordau tentera de lui donner un ancrage “ scientifique ” moderne en croisant Wirchow et Darwin. Dans sa Psychophysiologie du génie et du talent, il définira le corps comme “ une société composée de prolétaires, de bourgeois et de classes dirigeantes ”12 . Chez les génies, estime-t-il, on note “ un développement particulier d’un centre nerveux, parfois aussi, possiblement, de plusieurs centres, mêmes de tous ”13. Le génie, pour Nordau, est hypertrophique, pour Lombroso, il est un oxymoron, tout à la fois un excès et un défaut.
Il reste enfin à prendre en compte un dernier trait de systématisation, d’ordre analogique. Il existe, pour Lombroso, une maladie exemplaire qui lui semble presque une sorte de concentré de tous les symptômes affectant la psyché du criminel-né, mais qui figure aussi un équivalent des spasmes, des intermittences, des amnésies qui caractérisent l’inspiration géniale, voire la vie en partie double qui en résulte. Cette maladie, c’est le mal sacré, c’est l’épilepsie. Certes, Lombroso ne prétend pas que tous les génies ou tous les criminels sont épileptiques, mais ils souffriraient souvent d’une lésion de type épileptoïde. Il déclare, dans L’Homme criminel, que cette lésion constitue “ le vrai noyau du crime ”14 et dans L’Homme de génie, il souligne “ l’analogie de l’accès épileptique avec le moment de l’inspiration […] inconsciente ”15 .
On voit ainsi comment le système se noue : tout symptôme de déraison (et dieu sait que ce domaine est extensible) est interprété à la lumière de la dégénérescence, celle-ci, involution des facultés, se signale par des stigmates que la photographie peut fixer (l’indiciaire de la photographie, art de l’empreinte capte l’indice corporel). La dégénérescence elle-même dénote le retour de l’archaïque, tout en étant, pour le devenir de l’espèce, improductive. Les génies sont le plus souvent célibataires ou stériles quand ils ne sont pas pervers16 . Ainsi, point de descendance, point de futur pour l’artiste dégénéré, en revanche, trop de passé, mais trop de passé impersonnel, si l’on peut dire, puisqu’en lui parlent l’archaïque ou une inspiration qui l’aliène et qui le met en transe. Enfin, par analogie, le génie et le criminel ont pour répondants pathologiques le fou moral et l’épileptique : ces deux figures types échangent leur qualité dans les œuvres de Lombroso. Il en résulte un jeu de quatre coins, postulant bien évidemment la rencontre virtuelle de la folie, de la génialité, du crime, de l’épilepsie. Ces dérives analogiques rendent ainsi toutes les déviances contiguës17 .
Restait à trouver une disposition propre à suggérer ces équivalences. Après avoir relevé les stigmates de la dégénérescence, et signalé le nombre de génies qui sombrèrent dans la folie (Le Tasse, Nerval, Schumann), Lombroso rappelle que nombre de fous écrivent et peignent. Ils y ont été invités par les aliénistes qui se réclament d’Esquirol. Or, leurs productions sont souvent comparables à celles des mattoïdes, qui, selon les termes de Lombroso, forment “ l’anneau intermédiaire entre les fous de génie et les fous proprement dits ”18 . La boucle ainsi se referme dans un dispositif qui se veut probatoire et qui l’est à proportion de sa capacité à tracer des cercles rhétoriques. La logique interne du traité se donne à lire comme garant d’une vérité. C’est la capacité du discours à produire du semblable qui donne le sentiment du vraisemblable. Le positivisme de Lombroso s’affirme, ou peut-être se nie, dans un dispositif rhétorique qui prend la valeur d’un système. Dans L’Homme criminel, comme dans L’Homme de génie, tout se tient : la cohérence formelle s’y prétend substantielle.
Ce système se fonde apparemment, ou tend à donner l’apparence qu’il est fondé, sur une démarche clinique : il multiplie les récits de cas qui prennent tous valeur d’exempla. L’individu devient symptôme, figure d’une loi susceptible d’expliquer le génie comme une anomalie. En d’autres termes, c’est une génétique du génie que s’efforce d’appréhender Lombroso, et non une esthétique. Mais peut-on dissocier les hommes et leurs œuvres ? Celles-ci tiennent au corps de l’écrivain qu’elles révèlent. La clinique rencontre toujours le biographique (voir l’évocation de Baudelaire dans L’Homme de génie19 ). Le portrait littéraire, qu’il faut appréhender comme un genre, vient subrepticement s’insinuer dans les récits de cas, avec la triple fonction qui lui est attribuée depuis Sainte-Beuve, caractérisation physique d’un écrivain, caractérisation morale, évocation de son œuvre.
Je retiendrai, parmi ces “ portraits en phrases ”, pour emprunter une expression à Hélène Dufour, celui de Verlaine parce que ce poète est également évoqué, dans ses traits physiques et moraux, dans Entartung. Il me paraît significatif que Lombroso cède ici la parole ou la plume à Jules Lemaitre. Le criminaliste-anthropologue cite, en effet, longuement, dans la sixième édition de L’Homme de génie, un article paru dans "La Revue bleue" en 1888. Voici comment Lemaître décrivait l’auteur des Fêtes galantes : il “ a une tête étrange, le profil de Socrate, un front démesuré, un crâne bossué comme un bassin de cuivre mince. Il n’est point civilisé ; il ignore les codes et la morale reçue20 ”. Tout se passe comme si le critique réinventait L’Homme criminel pour tracer un portrait littéraire en insistant sur les traits morphologiques d’un écrivain dont il apprécie quelques poèmes, mais dont il déclare, par ailleurs, qu’il s’agit d’un personnage “ double ”, qu’il y a “ quelque chose d’involontaire et de profondément déraisonnable dans sa poésie ”. “ Il n’[y] exprime jamais des moments de conscience pleine ni de raison entière ”, ajoutait-il21 .
Faut-il s’étonner de ce portrait auquel Lombroso se réfère d’autant plus volontiers que Lemaitre semble retrouver les grilles interprétatives mises en place dès les premières éditions de L’Homme criminel ? En réalité, la critique littéraire, telle qu’elle s’est développée depuis Sainte-Beuve, participe toujours d’une sémiotique, elle se veut mimétique de la clinique, elle entend faire usage du scalpel (l’image se rencontre chez Sainte-Beuve), pour analyser les hommes et les œuvres. Devenue psychologique à partir de Taine, elle ne cesse d’emprunter au savoir ou aux croyances des aliénistes. Taine s’informe ainsi auprès de son cousin Baillarger. Un des meilleurs critiques de l’époque, Émile Hennequin, au terme d’impeccables analyses stylistiques et thématiques, rapporte les traits principaux de l’écriture flaubertienne à un trouble qui affecte la “ faculté de liaison ”22 . Quant à l’ostinato hugolien, “ ce grand poète du noir ”, il relèverait lui aussi d’une pathologie langagière dont un aliéniste allemand, Kursmaul, aurait décrit les symptômes23 . Rapporter la singularité d’une écriture à une anomalie est donc discours d’époque. Jules Lemaitre, qui adopte cette démarche dans le portrait littéraire qu’il trace de Verlaine, ne fait rien d’autre que pousser à une sorte de comble, que l’on peut dire lombrosien, cette pathologisation de l’art qu’il réfère à une personnalité névrotique dont l’icône ostensible est un physique disgracié. La voie est ainsi toute tracée, non seulement pour l’aliéniste italien qui s’empressera de citer ce critique, mais encore pour Nordau qui, interprétant en termes lombrosiens ou lemaitriens les portraits peints de Verlaine, prêtera à celui-ci, dans Entartung, une apparence de criminel-né :
Si l’on examine le portrait du poète par Eugène Carrière dont une photographie précède le volume des poésies choisies de l’auteur, et peut-être particulièrement celui exposé en 1892 par M. Aman-Jan au Salon du Champ-de-Mars, on remarque au premier coup d’œil la forte asymétrie du crâne que Lombroso a signalé chez les dégénérés, et la physionomie mongoloïde caractérisée par les pommettes saillantes, les yeux bridés, et la barbe rare, que le même savant regarde comme un stigmate de dégénérescence24 .
Le crâne cabossé comme un chaudron de cuivre mince, évoqué par Lemaitre, perd ici tout son pittoresque pour mieux correspondre à la symptomatologie de la dégénérescence, naguère convoquée sous forme de liste dans les deux ouvrages majeurs de Lombroso. Quant à la référence aux portraits de Carrière et d’Aman-Jan, elle joue le rôle de ces photographies qui semblent authentifier, au terme de L’Homme criminel ou de L’Homme de génie, les études de cas sous la forme de synthèses vivantes et évidentes : chaque individu photographié est, en effet, tout à la fois, un cas, un récapitulatif et une preuve. Nordau hyperbolise donc Lombroso, qui lui-même récupérait Lemaitre, tout comme Nordau instrumentalise les remarques d’Anatole France sur Verlaine, homme double, “ tour à tour croyant et athée, orthodoxe et impie ”25 . Un saut de côté dans le pathologique et cette dualité deviendra pour Nordau, citant et interprétant Anatole France, symptomatique d’une “ folie circulaire ”, entité morbide dont Falret s’était fait l’inventeur (on parlerait aujourd’hui de psychose maniaco-dépressive). Comme on le voit, l’extension au domaine de l’esthétique de considérations médicales est légitimée par les critiques psychologues eux-mêmes, qui figurent involontairement sans doute, les compagnons de route de Lombroso ou de Nordau. L’aliéniste italien déclarait que “ ce qui appartient plus encore au fou, c’est : l’usage des assonances qui souvent remplace le raisonnement ”26 ; Lemaitre n’avait pas manqué de signaler l’abus des assonances internes chez Verlaine. Dans un article publié également en 1888 dans la Revue littéraire et politique, article que la sixième édition de L’Homme de génie ne manque également pas de citer, il s’était montré non moins critique à l’égard des images, des analogies arbitraires créées par Rimbaud et par Mallarmé27 . Il ne s’agit certes pas pour moi de faire s’équivaloir Lemaitre, Hennequin, France et Lombroso, mais bien de mettre en évidence ce que l’on pourrait appeler, en termes foucaldiens, “ une formation discursive ” : elle induit, dans la deuxième moitié du siècle, rabattement constant de la clinique sur l’esthétique.
Je viens, très sommairement, d’en restituer la généalogie et, chemin faisant, j’ai été bien évidemment été conduit à montrer que Lombroso et Nordau formaient véritablement un parfait tandem. Conviendrait-il alors de ruiner les prétentions du médecin hongrois ? Celui-ci déclarait dans la préface de Dégénérescence : “ il est un vaste domaine dans lequel ni Lombroso, ni ses disciples n’ont encore porté le flambeau de [leur] méthode ”, ce domaine, bien évidemment, c’est l’esthétique. Je me suis jusqu’ici référé à la sixième édition de L’Homme de génie, c’est-à-dire à une édition postérieure à Entartung, mais si l’on en revient à l’édition de 1888, on constate que Lombroso n’a pas manqué de prononcer des jugements esthétiques, soit de manière oblique, soit explicitement, et cela tout particulièrement dans les pages qu’il consacre aux dessins ou aux peintures des aliénés, ou bien encore dans le chapitre centré sur les mattoïdes. Quant aux réflexions sur la production artistique des fous, elles trouvent un prolongement dans un texte de 1892, antérieur à la publication d’Entartung et dont Nordau fera état dans son essai volumineux28 .
Ce qui caractérise l’art, chez les fous, selon Lombroso, c’est l’absence de perspective, l’abondance des symboles et des hiéroglyphes, un culte minutieux du détail. Tout se passe comme si l’on en revenait, par une sorte d’atavisme, à l’art égyptien ou bien encore au Moyen Âge. Autre constat : l’inutilité complète de beaucoup de travaux d’aliénés. Il y a ici comme chez les artistes de génie, l’amour du beau pour le beau. Point n’est besoin d’être grand clerc pour comprendre ce qui se trouve implicitement dénoncé : le goût affirmé pour les Primitifs, qui se rencontre sous des formes diverses chez les peintre pré-raphaélistes ou symbolistes, ou bien encore le culte de l’art pour l’art. On retiendra surtout la conclusion du chapitre consacré à l’art chez les fous dans la sixième édition de L’Homme de génie : “ Il se pourrait que l’étude des caractères de l’art dans la folie – outre qu’elle nous dévoile sous un nouveau jour ces mystérieux malades – aidât l’esthétique, ou tout au moins la critique artistique à comprendre que la prédilection exagérée des symboles et des détails, si exacts qu’ils soient, la complication de l’écriture, l’exagération systématique de certaines teintes (et personne n’ignore qu’il y a actuellement un de nos peintres de génie qui pêche, et de beaucoup sous ce rapport), le choix de sujets lascifs et l’excessive originalité elle-même tombent dans la pathologie de l’art.29 ” Elle consonne parfaitement avec l’article de 1892, auquel nous nous sommes déjà référé : l’aliéniste italien y estimait que le colorisme excessif des peintres contemporains, leur souci du décoratif, ou bien encore, chez les poètes, le culte de la rime et des procédés formels, témoignaient d’une pathologisation de l’art qui s’illustrait tout particulièrement chez les décadents. Toutes ces remarques constituent les pilotis du système que Nordau érigera dans les deux volumes d’Entartung : il s’y efforce, comme on le sait, de rapporter les “ nouvelles tendances esthétiques ” à “ l’état mental des dégénérés ”30 . Cela le conduira, par exemple, à mettre sur le même plan “ les troubles de la vision des hystériques ” et la “ manie singulière de certains peintres impressionnistes, pointillistes ou mosaïstes, trembleurs ou papilloteurs, teinturiers du gris ou du blafard ”31 , ou bien encore à déclarer que les “ peintures violettes de Manet et de son école ” illustrent un état de fatigue et d’épuisement. Le violet n’est-il pas “ inhibant, neurasthénique et dépressif ”32 ? Seront non moins stigmatisés tous les artistes qui affirment que “ l’œuvre d’art est son propre but ”. En réalité, la crise du signe, plus largement la crise de la représentation qui caractérise les doctrines esthétiques de la deuxième moitié du siècle est donc interprétée non seulement comme un symptôme évident de la dégénérescence de l’art et de l’organisme même des artistes, mais encore comme une mise en cause des valeurs à partir desquelles, selon Nordau, une société affirme légitimement son organicité. Entartung peut donc se lire à partir d’une double entrée, l’une esthétique et l’autre sociologique. L’art moderne attente au principe de réalité parce qu’il se veut autotélique, parallèlement l’égotisme des créateurs, le formalisme qui les caractérise, sont évoqués comme une négativité anarchisante, susceptible de mettre à mal la cohérence du corps social.
Nordau, au nom de la saine raison, s’en prend au mysticisme qui ferait retour sur la scène artistique. Les écrivains symbolistes, mais aussi Wagner, en sont atteints : “ … on croit percevoir ou pressentir des rapports inconnus et inexplicables entre les phénomènes […], on les considère comme des symboles par lesquels quelque puissance obscure cherche à se faire révéler, ou du moins à faire soupçonner toutes sortes de choses merveilleuses que l’on s’efforce de deviner le plus souvent en vain33 . ” De ce mysticisme, il ne résulte pas seulement, dans les écrits des symbolistes, des associations d’images arbitraires ou des synesthésies improbables, mais encore une sorte de dogme : les écrivains postulent la faillite du langage, incapable de restituer clairement l’intériorité des artistes. Cet indicible, qui est à l’origine d’une poétique de la suggestion, ne renvoie à rien d’autre, selon Nordau, qu’à l’incapacité des écrivains et des artistes à appréhender eux-mêmes leurs propres images mentales. Parce que “ le mystique […] a dans sa conscience de semblables représentations sans contours […] il lui semble que les mots défaillent ”33 . Il en résulte un ressassement, un art répétitif, et parfois même, chez Maeterlinck, une véritable écholalie34 . On note également chez certains décadents, dont Verlaine, une “ réunion de substantifs et d’adjectifs absolument incohérents, qui s’appellent réciproquement par une association d’idées vaguant sans égard au sens, ou par une simple similitude de sons ”35 . C’est donc toute la fonction poétique du langage qui se trouve dénoncée, et plus particulièrement ce principe de réfringence qui, pour Mallarmé, est l’essence même de la poésie.
Quant aux égotistes, stigmatisés dans le deuxième volume d’Entartung, ils sont légion : égotistes les Parnassiens qui cultivent la forme pour elle-même ; égotistes bien évidemment Barrès et tous les décadents, narcisses qui cultivent leur moi ; égotistes les diaboliques (entendons Baudelaire et Barbey qui ont besoin de sensations fortes pour stimuler leur dégénérescence tout en privilégiant, thématiquement et stylistiquement l’artificiel) : égotistes encore Ibsen qui se croit pourtant altruiste ; égotiste suprême, Nietzsche, qui se prend pour Zarathoustra. En réalité, cette dénonciation s’éclaire si l’on veut bien voir que Nordau conçoit la société comme une totalité organique. Wirchow, le grand médecin allemand, s’était attaché à la même époque à étudier, à cerner une pathologie cellulaire en se réclamant d’une vision entièrement socialisée du corps humain. Or, l’écrivain égotiste pour l’auteur d’Entartung est une sorte de cellule détraquée qui risque de menacer l’ensemble du corps social dont elle s’est désolidarisée36 . On dira en d’autres termes que, pour Nordau, les narcisses fin-de-siècle sont les cancers du corps social. On semble, apparemment, fort loin de Lombroso. Voire. Celui-ci cherchait à protéger la société des criminels-nés, mais aussi des anarchistes. On se reportera à un article de 1884, traduit et publié en français le 15 mai 1891, dans la Nouvelle Revue sous le titre “ La physionomie des anarchistes ”. Nordau ne manque pas de s’y référer, car tous les artistes dégénérés, de Mallarmé à Tolstoï, de Baudelaire à Ibsen37 , exercent sur la société, une action délétère qui a pour comparant implicite les activités anarchistes. La dérive du publiciste hongrois n’est donc pas tant d’exporter dans le domaine de l’esthétique les thèses de Lombroso que de tenter de fonder une sociologie de l’art sur une médicalisation des normes esthétiques.
Cette sociologie a un autre versant dont le modèle doit être cherché dans l’évocation des foules par Gustave Le Bon ou par Gabriel Tarde. Tous deux font prévaloir, en avançant l’idée d’imitation, l’existence d’une socio-mimétique dont le répondant pathologique est la suggestion et la contagion hystérique. Si, selon Nordau, les écrivains fin-de-siècle, sont majoritairement asociaux, ils regroupent cependant autour d’eux des disciples. Il en résulte des phénomènes grégaires de bandes ou d’écoles, dont l’explication doit être cherchée dans l’extrême suggestibilité des disciples ; pis, on pourrait invoquer, sous le signe de l’imitation, une sorte d’hystérisation des snobs qui se font les sectateurs de l’art dégénéré. Les génies dégénérés mattoïdes et le public hystérisé figurent ainsi un couple infernal. La dégénérescence exercerait donc ses ravages à la fois comme un dissolvant et comme un principe agrégatif délétère. Il convient, pour lutter contre, que soit constituée une ligue des bons esprits susceptible de mettre à mal la faveur dont jouit l’art des dégénérés.
On mesure toutes les conséquences de la coupure opérée par le médecin hongrois, entre génies sains et génies malsains, coupure qui n’existe pas chez Lombroso. Les uns sont des génies “ cogitationnels ”, tandis que les autres demeurent des génies “ émotionnels ” ; les uns sont en avance sur l’espèce sous son aspect normal – ils font usage de facultés nouvelles, ils développent de nouvelles fonctions des centres nerveux –, tandis que les autres sont soumis à l’emprise de la dégénérescence38 . Il ne reste plus à Nordau qu’à conclure avec grandiloquence : “ Ceux qui croient avec moi que la société est la forme naturelle organique dans laquelle seule l’humanité peut vivre, prospérer et évoluer vers de plus hautes destinées, ceux qui regardent la civilisation comme un bien ayant de la valeur et méritant d’être défendu, ceux-là doivent inexorablement écraser du pied la vermine anti-sociale39 . ” Il peut paraître paradoxal qu’à l’aube du XXe siècle un publiciste, qui sera l’un des fers de lance du sionisme, ait pu tenir des propos qu’il appartiendra au nazisme de concrétiser, en faisant intervenir une police ou des milices dont Nordau, il est vrai, avait par avance récusé les bons offices40 .
Le médecin hongrois est donc allé plus loin que son maître dans l’importation par analogie de considérations psychiatriques dans les domaines de l’esthétique. Il les a fait délirer sous la forme d’une sociologie des œuvres d’art. Ces dérives analogiques, en cette fin de siècle, sont faits ordinaires. Un sociologue comme Spencer, un linguiste comme Schleicher, se réclamaient dans le champ de leur discipline respective de la biologie de Darwin. Toutes ces extensions, ces importations du médical ou du biologique ont en commun d’être marquées par ce que Patrick Tort appelle un “ déni de métaphoricité ”41 . Ce qui est analogique s’affirme comme réalité, ce qui est figure oublie de se présenter comme tel. En ce qui concerne nos deux auteurs, une monocausalité, la dégénérescence, ne cesse d’étendre son domaine sous l’effet d’un dispositif métaphoro-métonymique qui semble vouloir cependant ignorer qu’il est avant tout d’ordre rhétorique. Cette dérive est bien évidemment une dérive idéologique. Le propre d’une idéologie ne consiste-t-il pas à prendre un discours pour une réalité ? On se contentera surtout d’apercevoir dans l’œuvre de Lombroso, comme dans celle de Nordau, une entreprise de police intellectuelle toute prête à se mettre au service d’un appareil d’État. C’est le risque qu’encourent les sciences humaines, ces sciences molles, lorsqu’elles lorgnent sur des sciences dites dures en cherchant à donner valeur de lois universelles à des jugements normatifs dénués de véritable scientificité. Ce risque est toujours d’actualité. Hygiénistes, sexologues, psychologues sont à l’œuvre pour notre bien, disent-ils, en faisant parfois régner, au nom de la santé du corps et de l’esprit, des normes sur lesquelles Flaubert eût déversé son ironie. Nous ne doutons pas que Bouvard et Pécuchet eussent été des lecteurs de Lombroso et de Nordau si “ les deux cloportes ” avaient eu connaissance de leurs ouvrages.