Publifarum n° 14 - La BD francophone

La BD québécoise : « Magasin Général », la langue entre imaginaire et représentation

Anna GIAUFRET



Abstract

Francese  | Inglese 

La bande dessinée soulève, d’un point de vue linguistique, un certain nombre de questions extrêmement intéressantes, car elle se situe à l’intersection entre langue écrite et orale, entre médias de masse et production artistique. Ces particularités font en sorte que se pose de façon particulièrement aiguë et pertinente, dans le cas de Magasin Général, la double question de la représentation écrite du français québécois parlé dans une production destinée à un large public, majoritairement non québécois. Il s’agirait donc ici d’une opération de «marketing identitaire», qui a effectivement suscité de nombreuses réactions dont nous parlerons en conclusion de cet article.

Particularités de la BD québécoise

Le marché québécois de la bande dessinée est extrêmement restreint: avec six millions de francophones québécois, auxquels s’ajoute un autre million de francophones canadiens (données de 2006, nous renvoyons à la bibliographie en fin d’article pour les sources), il ne permet que difficilement la survie des auteurs, qui doivent se tourner vers le plus vaste marché des pays francophones.

De plus,

«[s]ubmergée de revues et d'albums de l'étranger, la BD québécoise a bien du mal à survivre. […] Les bandes dessinées américaines, franco-belges et japonaises laissent peu de place aux productions locales» (site BD Québec).

Malgré cela, la BD québécoise existe bel et bien et s’est développée notamment à partir d’une tradition de vignettes satiriques et au fil d’une histoire qui a suivi les grandes étapes de l’évolution de la société québécoise: elle compte aujourd’hui plusieurs auteurs qui jouissent d’une certaine notoriété, le plus connu étant probablement Guy Delisle, à côté d’autres signatures telles que Réal Godbout, Caroline Merola, André-Philippe Côté, Julie Doucet, Michel Rabagliati, ou encore Jimmy Beaulieu, qui a soigné l’adaptation des dialogues de Magasin Général.1

Toutefois, il est aujourd’hui difficile d’identifier les BD d’après la nationalité de leurs auteurs, à cause de la complexité de la réalisation d’une bande dessinée, qui a presque toujours besoin de la collaboration de plusieurs figures professionnelles, ainsi qu’il en est pour le cinéma. Par exemple, dans le cas de Magasin Général, la série a été réalisée en collaboration par deux auteurs français (Loisel et Tripp), dont un vivant à Montréal, et par un québécois (Beaulieu) qui s’est occupé de l’adaptation des dialogues. La série est publiée par une maison d’édition française (Casterman).

Peut-on, dès lors, définir Magasin Général une BD québécoise? Ou mieux: en quoi Magasin Général serait une BD québécoise? Certainement pas dans la nationalité des auteurs, mais dans le choix du milieu et de l’environnement diégétiques, ainsi que dans le travail de représentation du français québécois qui est le sujet qui nous intéresse ici et que nous allons tenter d’approfondir.

La représentation de la langue dans la bande dessinée

Il est tout d’abord nécessaire de présenter quelques particularités concernant la fonction et la nature des éléments verbaux dans les bandes dessinées. Pour résumer ce que nous avons déjà écrit dans une publication précédente (FRASSI, GIAUFRET, 2010), la langue de la bande dessinée se caractérise tout d’abord, d’un point de vue pragmatique, par une énonciation contextualisée: les personnages, représentés dans les dessins, s’expriment en discours direct à partir d’une source d’énonciation et avec des coordonnées spatio-temporelles bien précises. Les éléments verbaux ne sont donc qu’un des éléments d’un système plurisémiotique complexe qui compose un ensemble intégré dont la lecture et l’interprétation requièrent la prise en compte des différentes composantes. Cet ancrage énonciatif confère par ailleurs un fort potentiel déictique aux énoncés contenus dans les bulles.

La langue parlée par les personnages, et qui contribue fortement à leur caractérisation, peut-être définie comme un pseudo-oral stylisé: il s’agit d’une représentation graphique de la langue parlée, dans laquelle sont mises en exergue certaines particularités variationnelles. On assiste donc à une superposition de la variation diamésique (de l’oral à l’écrit) sur des variations qui sont, dans la BD franco-belge, souvent de nature diastratique (Le Cri du peuple de Tardi) ou diaphasique (Sœur Marie Thérèse des Batignolles de Maëster), mais qui visent ici une variation diatopique.2
Des questions de représentabilité se posent donc: les auteurs sont amenés à faire des choix en termes de stratégies de "transcription" (emploi d’apostrophes pour la chute de sons, de graphies "oralisantes", etc.), qui ne permettent pas toujours de représenter certains phénomènes (prosodiques, notamment) ainsi qu’en matière d’acceptabilité: il semblerait que la syntaxe s’éloigne moins, en général, de la norme que le lexique. La transposition de la langue parlée à l’écrit pose aussi un problème de censure ou d’autocensure: le seuil de sensibilité envers les expressions vulgaires est plus bas pour la langue écrite que pour la langue orale (le même phénomène est vrai pour le sous-titrage des films), ce qui conduit parfois à éviter un excès de vulgarité, ou à remplacer les signes linguistiques par des signes iconiques.

Quel français pour «Magasin Général»?

Ainsi que nous l’avons déjà annoncé, Jimmy Beaulieu «réécrit les dialogues des deux auteurs d’origine française de façon qu’ils "sonnent" québécois tout en étant compréhensibles pour les lecteurs européens» (site BD Québec). Il s’agit donc d’une opération consciente et délibérée qui survient dans un deuxième temps: conférer aux voix des personnages une sonorité québécoise, sans toutefois les rendre opaques pour le lecteur francophone non québécois. Le public visé est en effet essentiellement celui du marché français, étant donné le caractère restreint du marché québécois. On peut parler ici d’une véritable démarche d’initiation au français québécois, démarche qui s’appuie sur un important apparat péritextuel: trois volumes dénommés L’Arrière boutique du magasin général voient le jour, dans lesquels, outre la présentation détaillée de la collaboration entre Loisel et Tripp qui interviennent tous deux aussi bien sur le scénario que sur les dessins, sont illustrées les particularités du français québécois. Nous reviendrons sur ce point plus loin dans notre analyse. Qu’il soit ici suffisant de souligner que ces entreprises de familiarisation du public non québécois avec les particularités de cette variété de français sont monnaie courante dans le domaine cinématographique où des films québécois de succès tels par exemple C.R.A.Z.Y. (2005) de Jean-Marc Vallée ou La Grande séduction (2003) de Jean-François Pouliot sont accompagnés, en version DVD distribuée en Europe, non seulement de sous-titres,3 mais aussi d’un apparat péritextuel explicatif et ludique.

Le lecteur de Magasin Général se trouve donc face à un double "écart" par rapport à la norme française (pour la définition de laquelle nous nous référons à GADET, 2007), caractérisée, pour reprendre les propos de KLINKENBERG (2007), par la centralité, l’essentialisme et l’unitarisme: d’une part à cause de la variation diatopique, d’autre part à cause de la représentation de l’oralité qui est d’autant plus visible qu’elle est écrite.

«Magasin Général» contre «L’Arrière boutique»?

Il est intéressant de remarquer que la démarche de familiarisation avec le français québécois n’emprunte pas les mêmes voies dans les albums que dans le péritexte. Alors que dans le premier volume (Marie) les particularités québécoises sont introduites de façon naturelle et graduelle (la voix off qui ouvre l’album utilise un français standard, suivi du discours normé du curé du village, suivi à son tour de trois planches silencieuses) seulement à partir de la planche de la p. 14, L’Arrière boutique (vol. III) contient un précis de français-québécois qui se concentre surtout sur une approche lexicale, même si certaines questions morpho-syntaxiques sont également abordées. Mais l’aspect le plus intéressant est le fait que l’auteur de L’Arrière boutique a une attitude extrêmement normative: il s’agit en effet de Guy Bertrand, traducteur et terminologue, "premier conseiller linguistique" de Radio-Canada et pourfendeur des fautes des québécois, surtout des anglicismes. On y retrouve des affirmations telles que: «Malheureusement, il arrive que les Québécois calquent les structures syntaxiques de l’anglais» (AB III: 1), ou des titres comme: «L’INFLUENCE INSIDIEUSE DE LA LANGUE ANGLAISE» (AB III: 2), sous lequel on peut lire: «Outre les anglicismes facilement identifiables, c’est-à-dire les mots anglais pris dans leur intégralité, il existe dans le français du Québec un assez grand nombre de formules parfois douteuses empruntées à l’anglais» (AB: 2). De même, la chute de certains sons est définie, dans la section consacrée à la phonétique, «escamotage» (AB: 8-9). Bref, dans ce petit traité, on pratique l’exercice périlleux de la défense de la variété québécoise du français tout en la reconduisant constamment à sa souche française et en stigmatisant les éléments «allogènes», notamment les emprunts à l’anglais.

Il s’agit donc, à notre avis, d’un excellent exemple de ce phénomène que les sociolinguistes appellent «insécurité linguistique» et qui serait

un concept […] qui peut se définir comme le produit psychologique et social d’une distorsion entre la représentation que le locuteur se fait de la norme linguistique et celle qu’il a de ses propres productions. Il y a insécurité dès que le locuteur a d'une part une représentation nette des variétés légitimes de la langue (norme évaluative) mais que, d'autre part, il a conscience de ce que ses propres pratiques langagières (norme objective) ne sont pas conformes à cette norme évaluative  (KLINKENBERG, 2007).

Ce qui paraît tout à fait paradoxal dans un ouvrage qui a précisément l’objectif de présenter et depromouvoir une variété de français face à une norme extrêmement puissante et centralisatrice, celle du français, c’est justement la présence, dans L’Arrière boutique, d’un sous-texte qui annule de l’intérieur toute tentative allant dans cette direction, en imposant un surmoi linguistique qui ne légitime que les éléments relevant de l’origine française du français québécois.

La thématisation de la langue

Au contraire, dans les albums de Magasin Général, le français québécois semble être introduit, quoique graduellement – ainsi que nous l’avons déjà dit –, de façon très naturelle. La présence du personnage de Serge Brouillet, qui parle un français très normé, permet aux auteurs d’aborder explicitement, par le biais des personnages, la thématique de la variation en langue. En effet, plusieurs villageois s’expriment sur la langue utilisée par Serge:

Curé du village: «Vous êtes du coin?»
Serge: «Non, je voyage …»
Curé: «Aaaaah!? À moto? Et vous venez de loin?»
Serge: «De Montréal.»
Curé: «De Montréal?! À cause de votre accent, j’aurais cru que vous étiez français de France.» (vol. II, p. 8)

Ou encore les trois vieilles dames qui forment une sorte de chœur tragique et qui commentent la façon de s’exprimer de Serge:

Dame 1: «Pfff, drôle de parlure!...»
Dame 2: «Drôles de façons! …»
Dame 3: «Drôles d’habits! …»
(Vol. II, p. 11)

Cette différence de Serge est aussi retenue contre lui au moment de l’ouverture du restaurant et constitue, pour certains, une bonne raison pour ne pas y aller, dans le débat qui oppose les hommes (contraires) aux femmes (favorables):

Mari: «Mon manger, je l’paye! J’ai pas besoin qu’un hostie d’français vienne me faire la charité!»
Femme: «Il est pas français, il vient de Montréal, tu sauras!»
Mari: «Y parle comme un français d’France! Y a-tu honte d’être Canadien-français pour parler d’même?»

(Vol. III, p. 20)

Différence soulignée encore une fois par le commentaire de la voix off (le mari défunt de Marie) qui parle de Serge comme d’un homme:

«…qui parle pas comme nous autres …»
«Et qui lit des livres …»
«Pis voilà que tu l’ramasses au carrefour sur sa machine du diable …»
«… et il prend ses aises dans ma remise et qu’il s’assied sur ma chaise …»
«Un survenant, Marie …»
«Un survenant …»
(Vol. II, p. 13)

Serge, le «Survenant»4, un inconnu arrivé au village qui suscite la méfiance des habitants et qui sera à un certain moment identifié avec la pomme pourrie qui va détruire tout le panier (vol. III, p. 17-19; voir BRICCO, ici-même), une fois accepté dans la communauté après avoir sauvé la vie à Alice l’institutrice (au début du vol. IV), sera intégré au village précisément par l’apprentissage du «bon français d’icitte» (cliquez ici pour afficher la page des éditions Casterman et sélectionnez la première planche en prévisualisation). La langue est donc le facteur identitaire par excellence: celui qui permet l’exclusion, mais aussi l’inclusion dans le groupe.

Moins de norme = plus de liberté?

Il semble que le Québec soit encore à la recherche de sa norme linguistique, sujet très débattu par les linguistes, les journalistes et le tout venant. Le débat est encore ouvert et continue à susciter polémiques et controverses, mais on peut aujourd’hui affirmer que la plupart des sociolinguistes québécois sont en faveur de la constitution d’une norme québécoise endogène, à partir de «la variété de français socialement valorisée que la majorité des québécois francophones tendent à utiliser dans les situations de communication formelle» (CAJOLET-LAGANIERE, MARTEL, 1995), norme qui, du point de vue lexical, devrait être à la base du dictionnaire Franqus.5
Quant à l’oral, la norme ne se tournerait ni du côté du joual, ni de celui du français de France, mais plutôt vers le français des journalistes de Radio-Canada:

selon les enquêtes sociolinguistiques réalisées au Québec depuis quarante ans, il y a eu un détachement graduel à l’égard de la norme du français de France. La norme du français au Québec deviendrait donc de plus en plus endogène. Déjà en 1977, l’Association québécoise des professeurs de français avait reconnu et approuvé officiellement comme modèle de langue parlée à enseigner à l’école «le français correct d’ici» correspondant au français des présentateurs des bulletins d’information de Radio-Canada. (OSTIGUY, CHAMPAGNE, GERVAIS, LEBRUN, 2005: 15)

Toutefois, ces mêmes auteurs soulignent qu’il s’agit là d’une norme destinée à un public francophone beaucoup plus vaste que la seule communauté québécoise, et qui tient peu compte d’un certain nombre de particularités du français québécois que de nombreux locuteurs utilisent désormais dans des situations de communication formelles:

On doit admettre qu’aujourd’hui un certain nombre de particularités québécoises n’appartenant pas au français international ou radio-canadien sont couramment utilisées par les Québécois dans des communications à caractère formel […] et constituent dès lors de «bons usages» pour la population en général. Par exemple, sur le plan de la prononciation, il y a l’affrication des consonnes t et d quand elles sont suivies des voyelles i et u […] qui ne choque plus, même dans les situations exigeant une langue parlée de bonne tenue. Il en est de même pour certains éléments du lexique […] (OSTIGUY, CHAMPAGNE, GERVAIS, LEBRUN, 2005: 16)

Mais il est évident qu’à l’intérieur même du français québécois, et ce d’autant plus dans le cadre de la langue parlée, là où la norme est en train de se constituer, cette norme unique ne semble être qu’une utopie: la variation se manifeste, comme partout, dans toutes ses dimensions. Il ya donc un tiraillement entre la nécessité d’établir une norme québécoise claire et distincte de la norme française et l’évidence des phénomènes de variation, qui rapprocheraient le français québécois d’une norme polynomique telle que définie par MARCELLESI (1987).6

Ces considérations ne doivent pas nous faire oublier que nous abordons l’analyse d’une bande dessinée, où la langue est une représentation stylisée d’un français québécois parlé, avec des caractéristiques particulières aussi bien du point de vue diachronique (années 1920) et diatopiques (village rural de la région de Québec). Un français qui doit rester compréhensible à un public non québécois, tout en caractérisant les personnages et leur environnement.

Si, d’une part,

le français de la BD, tout en étant une représentation de l’oral, ne semble pas en mesure de se libérer de cette sorte de surmoi syntaxique qui lui impose comme norme, au niveau de l’organisation du discours, le discours écrit. Les raisons de la persistance de cette norme semblent indiquer que, là où les genres revendiquent une double appartenance à l’oral et à l’écrit, celui-ci impose ses contraintes à certaines composantes de la langue, alors que d’autres (et notamment le lexique) s’en libèrent plus facilement (FRASSI, GIAUFRET, 2010: 371),

il est possible de s'interroger sur la possibilité d’une plus grande flexibilité syntaxique dans les bandes dessinées dont la langue relève d’une norme non hexagonale. Un français qui relève délibérément d’une norme non centrale du français, ou plus précisément d’une norme en train de se constituer, qui représente une situation linguistique précédant chronologiquement le début du processus de constitution de cette norme et, qui plus est, veut attribuer une couleur locale à la langue des personnages, serait-il plus libre des contraintes imposées en général au genre de la bande dessinée?

Nous allons nous concentrer surtout sur la syntaxe, qui est la dimension de la langue la plus rigidement soumise à des instances normatives et dont voici quelques exemples:

Ça te fait-tu ben mal?
On y va-tu, là?

Tu le répéteras pas à personne

J’vas

De que c’est?
On sait pas c’est qui, pis d’où il vient

Ça fait que c’est moi qui…

Ces pleurs rapport au Félix
C’est pas rapport à l’enterrement
Apparence qu’il y aurait un enterrement

Avec le magasin à s’occuper toute seule

Notre hypothèse de départ semble donc confirmée: la syntaxe paraît s’éloigner de façon évidente de la norme et se rapprocher de la variété familière du français québécois (telle qu'elle est définie dans OSTIGUY, CHAMPAGNE, GERVAIS, LEBRUN, 2005). Il est d’ailleurs évident que les ressources linguistiques qui peuvent représenter la variation diatopique à l’écrit doivent faire l’économie de nombreux phénomènes phonétiques qui ne seraient représentables qu’au prix d’entorses à la graphie (dans le cas du français québécois, cela produirait des formes comme tsu pour tu) et que les moyens lexicaux et syntaxiques sont les seuls à pouvoir être réellement mis en œuvre.

Une réception polémique …

Il est certainement intéressant de vérifier la réception de la série Magasin Général de la part des québécois. À côté d’une réception enthousiaste du grand public, aussi bien en Europe qu’au Québec,7 l’élite québécoise a exprimé une série de réserves sur Magasin Général, accusé de proposer une image folklorique, archaïque et rurale du Québec. On a parlé de «vision très folklorisée du passé rural québécois» (Gauthier, 2006), d’«une image simpliste et un peu caricaturale du Québec d'antan» (Catherine Perrin dans l’émission C’est bien meilleur le matin sur Radio-Canada). La polémique aborde aussi la question linguistique, en y soulignant la présence d’anachronismes linguistiques: «utilisation de mots et d'expressions "en québécois" plus proches du parler urbain des années 1960-70 que de celui d'une paroisse rurale de 1920» (Gauthier, 2006).

En fait, on découvre que, probablement, le véritable problème est ailleurs, dans ce syndrome de Maria Chapdelaine qui condamne les Québécois à se faire raconter par les autres et à devoir se reconnaître dans le miroir qui leur est tendu: «On se surprend à s’attendrir sur la poésie de la cabane au Canada, comme si elle n’était pas la nôtre. Peut-être parce qu’elle ne l’est pas entièrement». Et encore: «Ironie du sort, après tout un chaud débat sur la littérature québécoise qui s’exporte mal en France, c’est par notre terroir et nos rigodons en bandes dessinées qu’on prend d’assaut les librairies des rives de la Seine. C’est bien pour dire...» (Tremblay, 2006).

Conclusion

Si la réception au Québec n’a pas fait l’unanimité quant à l’enthousiasme qui a été réservé à Magasin Général, cela ne met aucunement en question la richesse de la série, que ce soit du point de vue narratif que linguistique. Les techniques par lesquelles les auteurs construisent le récit (monstration narrative, atmosphères) ainsi que les stratégies linguistiques qui tentent de reproduire le français québécois des années 20 révèlent un profond travail de collaboration et une parfaite synergie entre Loisel et Tripp, ainsi qu’avec leurs collaborateurs.

Mais il est encore tôt pour dire le mot de la fin: le lecteur et le critique attendent les épisodes à venir.

Bibliographie

C. BLANCHE-BENVENISTE, Approches de la langue parlée en français, Paris, OPHRYS, 1997.
T.BULOT, «Le français est-il une langue polynomique?» dans PULA 3/4, Université de Corse, Corte, 1991, p.52-58; http://sociolinguistique-urbaine.com/IMG/pdf/Langue_polynomique.pdf
H.CAJOLET-LAGANIÈRE, P. Martel, «Oui…au français québécois standard», Interface, 1995; http://www.usherbrooke.ca/catifq/recherche/Numerisation/Interface_1995.pdf
P. FRASSI, A. GIAUFRET, «Le français par la BD: normes et représentations de la langue», in O. BERTRAND, I. SCHAFFNER, Quel français enseigner ?,Paris, Presses de l’Ecole Polytechnique, 2010, p. 361-372 .
F. GADET, La variation sociale en français, Paris, Ophrys, 2007.
S. GAUTHIER, «De la "cabane au Canada" et du pays incertain», Le Devoir, 17 avril 2006.
J.-M. KLINKENBERG, «La norme du français: d’un modèle centré au modèle polycentrique?», Publif@rum, 2, 2007; http://www.publifarum.farum.it/ezine_articles.php?art_id=49
R. LOISEL, J-L TRIPP, Magasin Général, Paris, Casterman, 2006-2009 (5 albums).
R. LOISEL, J-L TRIPP, L’Arrière boutique du Magasin Général, Paris, Casterman, 2006-2007 (3 albums).
J.-B. MARCELLESI, «L’Action thématique programmée. Individuation sociolinguistique corse et le corse langue polynomique», Etudes Corses, n. 28, 1987, p. 5-20.
L. OSTIGUY, E. CHAMPAGNE, F. GERVAIS, M. LEBRUN, Le français oral soutenu chez les étudiants québécois en formation pour l’enseignement secondaire, Etude 4, Gouvernement du Québec, 2005.
O. TREMBLAY, «Jolie cabane au Canada», Le Devoir, 8 avril 2006.

Sitographie

Le Trésor de la langue française au Québec – la question démographique: http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/amnord/quebecdemo.htm
Portail Québec – démographie: http://www.gouv.qc.ca/portail/quebec/pgs/commun/portrait/demographie/?lang=fr
Atlas de la Francophonie: http://franco.ca/atlas/francophonie/francais/index.cfm
Statistiques Canada – langues: http://cansim2.statcan.gc.ca/cgi-win/cnsmcgi.pgm?Lang=F&SP_Action=Theme&SP_ID=50000&SP_Mode=2
Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone: http://www.odsef.fss.ulaval.ca/cms/index.php?menu=2&temps=1254054301
BD Québec: http://www.bdquebec.qc.ca
Le Devoir: www.ledevoir.com
C. GLADEL, «Pourquoi les Français sous-titrent les films québécois?», http://cecilegladel.wordpress.com/2009/11/27/pourquoi-les-francais-sous-titrent-les-films-quebecois/
Radio-Canada (C’est bien meilleur le matin): http://www.radio-canada.ca/arts-spectacles/livres/2006/04/05/001-magasin.asp
Editions Casterman: www.casterman.com

© Editions Casterman S.A./Loisel et Tripp (Editions Casterman)

Note

↑ 1 Nous ne reviendrons pas ici sur la description de cette série d’albums, présentée dans l’article précédent par Elisa Bricco.

↑ 2 Une entreprise semblable de BD centrée sur la variation diatopique est celle de la série Aya de Yopougon, de Marguerite Abouet (scénario) et Clément Oubrerie (dessin), parue aux éditions Gallimard à partir de 2005 et qui en 2009 a vu la parution du tome 5.

↑ 3 Pratique contestée par le Québécois : voir à ce propos, entre autres, l’article de GLADEL dans la sitographie.

↑ 4 Référence au titre d’un roman classique (1954) de la littérature québécoise de Germaine Guèvremont.

↑ 5 Voir le site du projet : http://franqus.ca/projet/.

↑ 6 Voir à ce propos l’intéressant article de Thierry BULOT (1991) où cette hypothèse est contestée.

↑ 7 Où la série a été reconnue comme une production locale.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482