Les discours sur la bande dessinée par ses créateurs
Indice
Rodolphe Töpffer ou l'émergence simultanée du média et du discours
Un déficit conjugué d'autonomie et de légitimité
Ghetto enfantin et rejet des glossateurs
Structuration d'un discours externe aux praticiens
Mouvance alternative et revendication artistique
Un discours sur la bande dessinée en bande dessinée
Abstract
During a long time, French and francophone comics suffered of a poor cultural consideration and artistic autonomy, as they were mostly considered as a child or teenagers’divertissement until the half of past century. This misunderstanding explains the rarity of critical and theoretic works on the Ninth Art existing between 1845 – when Töpffer publishes the first essays concerning the relationship between images and text – and the sixties, when the undermining of political, social and sexual way of thinking involves also academic culture and traditional artistic forms. Becoming the instrument of a narrative and thematic renewal, comics start since to be legitimated and analysed on a critical point of view which focuses on their specificity, their specific language/s, their potential, their artistic form and meaning, the author’s aesthetic and ethic choices. It is through a story of theoretic discourse on the Ninth Art that this article wishes to present its evolution, starting with the “pioneers” in Nineteenth century, passing through the critical discourse of the first experimental reviews published in the 60’s to arrive to the famous Cahiers de la bande dessinée and then to other contemporary critical works.
Rodolphe Töpffer ou l'émergence simultanée du média et du discours
Dans l'état actuel des connaissances historiques et sans négliger les apports des dessinateurs qui l'ont précédé, il paraît difficile de nier le rôle fondateur joué par Rodolphe Töpffer dans l'histoire de la bande dessinée. En effet, dans les sept “histoires en estampes” qu'il dessine entre 1827 et 1844, nous sommes face à un système à dominante visuelle cohérent et caractérisé par l'articulation d'images espace-temps formant des séquences. Les arguments qui placent l'auteur genevois aux origines de ce moyen d'expression ont été largement approfondis ailleurs (GROENSTEEN et PEETERS, 1994). Je préciserai simplement qu'au delà de leur caractère inaugural, ces sept réalisations témoignent d'évidentes qualités en ce qui concerne tant l'humour qui s'y déploie, ou le rythme instillé au récit, que l'extraordinaire compréhension des potentialités du mode d'expression dont Töpffer vient de forger la plupart des principes essentiels. Plus de cent soixante ans après sa mort, il demeure parmi les quelques auteurs qui ont été les plus inventifs dans l'utilisation des codes propres à la bande dessinée.
Toutefois, comme le notent Thierry Groensteen et Benoît Peeters,
Si Rodolphe Töpffer n'était que l'auteur des sept récits en images que sont Mr Jabot, Mr Crépin, Mr Vieux Bois, Mr Pencil, Le Docteur Festus, Histoire d’Albert et Mr Cryptogame, la dette de la bande dessinée à son égard serait déjà considérable. Mais, non content d'avoir inventé le genre, Töpffer en est aussi le premier théoricien. (GROENSTEEN et PEETERS, 1994: vii)
Durant toute sa carrière, le dessinateur suisse enrichit ses créations d'un appareil théorique conséquent qui culmine avec la parution en 1845 de l'Essai de physiognomonie. Cette abondante littérature démontre de manière éloquente que le système mis au point par Töpffer résulte d'une longue réflexion quant aux virtualités de ce nouveau langage tant en amont qu'en aval de ses créations. Les fulgurances de la pensée de l'auteur conservent aujourd'hui toute leur pertinence. Certaines propositions avancées dans l'Essai de physiognomonie ont été relativement peu exploitées par les auteurs qui ont directement suivi Töpffer mais semblent, en revanche, annoncer certaines tendances de fond somme toute assez récentes de la bande dessinée. Je pense, en particulier, à son apologie du dessin simple, quasi enfantin, dénué de fioritures; une écriture graphique exempte de prétentions esthétiques, un ensemble de signes élémentaires qui se lisent davantage qu'ils ne se contemplent. C'est l'approche qui caractérise notamment le travail de Lewis Trondheim ou de Joann Sfar, voire les expressions plus frustres encore de David Libens, Jean Bourguignon, BSK ou Big Ben.
Si a priori lathéorisation sur un art à peine éclos aurait de quoi surprendre, on peut s'étonner encore davantage qu'un fossé temporel de plus d'un siècle sépare l'Essai de physiognomonie des textes ultérieurs. La quasi absence de discours consacrés à la bande dessinée étonne d'autant plus en regard des écrits théoriques sur la littérature, les arts plastiques ou le cinéma produits à la même époque, et singulièrement de ceux issus de la plume des praticiens mêmes de ces différentes expressions.
Le second essai francophone connu ayant trait à la bande dessinée date de 1955. Le Petit Monde de Pif le chien. Essai sur un comic français est l'œuvre de l'historien du cinéma Barthélemy Amengual. Suivront la monographie que le biographe et pataphysicien François Caradec consacre à Christophe l'année suivante e etLe Monde de Tintin de l'écrivain et journaliste Pol Vandromme en 1959. Ces ouvrages s'avèrent des plus stimulants et témoignent d'une rigueur et d'une érudition qui feront souvent défaut dans les écrits ultérieurs consacrés à la bande dessinée. Ces trois livres ont été écrits par de courageux pionniers isolés dans leurs recherches et ne signifient aucunement que l'étude sur la bande dessinée se constitue en tendance de fond. Notons, d'autre part, qu'à la différence de Töpffer, Amengual, Caradec et Vandromme sont des observateurs extérieurs à la pratique de la bande dessinée.
Un déficit conjugué d'autonomie et de légitimité
Sans prétendre ici épuiser la question, je discernerai deux problématiques susceptibles d’expliquer cette carence: le déficit de légitimité culturelle et l’absence d’autonomie du champ artistique de la bande dessinée. Abordons tout de suite ce second point. Töpffer affirme d’emblée que Mr Jabot et les six autres volumes publiés à sa suite relèvent d’un mode d’expression spécifique qu’il désigne sous le terme de «littérature en estampes». Son Essai de physiognomonie débute par ces mots:
L’on peut écrire des histoires avec des chapitres, des lignes, des mots: c’est de la littérature proprement dite. L’on peut écrire des histoires avec des successions de scènes représentées graphiquement: c’est de la littérature en estampes. (cité inGROENSTEEN et PEETERS, 1994: 187)
L’appellation «littérature en estampes» ne survivra pas à Töpffer. L’expression «bande dessinée» est quant à elle apparue très tardivement, aux alentours de 1940, mais son usage ne s’impose définitivement qu’à la fin des années cinquante (cfr. GLASSER, 1988: 8). Entre-temps d’autres termes apparaissent dans lapresse francophone ou dans les échanges épistolaires de façon plus ou moins épisodique:«bandes», «strips», «comics», «illustrés», «feuilletons dessinés»… D’autre part, lorsque ces différentes appellations figurent dans les écrits de l’époque, il est fréquent que ceux-ci soient utilisés autant pour désigner des narrations sous formes d’images mises en séquences que des dessins uniques, légendés ou non, voire des films d’animation. Le terme «dessin animé» est lui-même ponctuellement employé pour désigner ce que l’on nomme aujourd’hui la bande dessinée. La plus grande confusion règne et l’époque peine à cerner la bande dessinée en tant que média autonome. Ce phénomène est encore plus prégnant si l’on observe les auteurs qui succèdent à Rodolphe Töpffer durant tout le XIXe siècle. On peut affirmer que, de Gustave Doré à Caran d’Ache en passant par Théophile-Alexandre Steinlen, Adolphe Willette ou Émile Cohl, la majorité des créateurs de l’époque sont – quitte à utiliser un anachronisme – «multimédias». Ceux-ci ont, selon les cas, également abordé la peinture, la gravure, le dessin d’actualité, l’affiche, la publicité, l’illustration, la caricature ou le cinéma d’animation naissant. Leurs dessins sont surtout parus dans des revues satiriques qui ne sont pas essentiellement dévolues à la bande dessinée.Des dessins uniques et autonomes y côtoient des suites d’images, probablement ressenties comme des caricatures mises en séquences plutôt que comme un média susceptible d’être appréhendé de façon autonome. Il est d’ailleurs profondément révélateur que les créateurs mentionnés ci-dessus soient presque tous absents des dictionnaires de la bande dessinée disponibles aujourd’hui sur le marché– Larousse de la BD de Patrick Gaumer (Larousse, 2004), BD Guide de Claude Moliterni (Omnibus, 2004), Dictionnaire de la bande dessinée d’Henri Filippini (Bordas, 2005).
À cette difficulté d’appréhender la bande dessinée en tant que champ de création spécifique défavorable à l’émergence de discours théoriques s’ajoute un déficit en terme de légitimité culturelle. La carrière artistique de Gustave Doré est sur ce dernier point particulièrement éloquente. Il n'a que quinze ans quand, en 1847, paraît Les Travaux d’Hercule, son premier récit séquentiel alors que le dernier, L’Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la Sainte Russie, paraitra sept ans plus tard. L’incursion de Doré dans le domaine de la bande dessinée est donc particulièrement brève et s’achève alors qu’il n’est encore qu’un très jeune adulte. Après L’Histoire de la Sainte Russie, il se consacre quasi exclusivement à la peinture et à l’illustration de grands textes littéraires, activités jouissant alors d’un prestige nettement supérieur à celui de ses productions antérieures. Doré avouera plus tard ne pas apprécier la caricature – ce terme incluant ses bandes dessinées – et ne s’y être adonné que pour des raisons alimentaires. Thierry Groensteen note à ce propos qu'« il est difficile de croire à la sincérité de ces propos; on y reconnaît trop la posture de l’artiste désormais reconnu pour ses œuvres sérieuses qui croit bon de renier ses “péchés de jeunesse” trop frivoles»(GROENSTEEN, 1998: 60).
Cette hiérarchisation des disciplines artistiques était largement partagée au XIXe siècle, voire même au-delà, décourageant du coup toute forme de discours, qu’ils émanent des critiques d’art ou des créateurs eux-mêmes. Ceci souligne encore une fois le caractère singulier, pour ne pas dire miraculeux, des écrits de Rodolphe Töpffer naissant dans un contexte culturel qui ne les a nullement encouragés. Michel Thévoz voit dans le dessinateur suisse une personnalité résolument excentrique – au sens premier du terme – et souligne son attrait particulier pour les dessins d’enfants, les graffitis muraux et son dépit face à la virtuosité – qu’il juge stérile – des peintres de son temps(cf. THÉVOZ, 1975: 20-25). C’est donc bien sa conception résolument anticonformiste – et par là même visionnaire – du phénomène artistique et sa résistance à «l’air du temps» qui ont rendu possible l’écriture de ses réflexions.
Ghetto enfantin et rejet des glossateurs
Avec le début du XXe siècle, la bande dessinée d’expression francophone se voit de moins en moins assimilée à une forme de caricature, tout en étant désormais pleinement ressentie comme un moyen d’expression intrinsèquement destiné aux enfants. Comme le note Harry Morgan, la bande dessinée à destination des lecteurs adultes n'a cependant jamais totalement disparu, au seinmême des publicationsa prioridestinées à la jeunesse. Je ne mentionnerai ici que les scénarios de René Goscinny pour Morris (Lucky Luke) ou Albert Uderzo (Astérix), caractérisés par leurs multiples niveaux de lecture lesquels doivent, au moins en partie, échapper à leurs plus jeunes lecteurs.
Si la BD n'est pas enfantine par essence, on peut se demander pourquoi les études qui lui ont été consacrées, à commencer par les panoramas historiques dont la littérature spécialisée est si friande, n'ont pas levé cette 'ambigüité. Chaque aire culturelle possède une forme canonique de bande dessinée qui se trouve être, dans le cas de la bande dessinée franco-belge, celle des hebdomadaires pour la jeunesse. Pour les auteurs francophones, l'association de la BD avec l'enfance est donc une donnée d'évidence (Cf. MORGAN, 2003: 158).
En effet, à une époque où l'album demeure un support marginal, les titres les plus populaires publiés en France et en Belgique durant les six premières décennies du XXe siècle sont tous des hebdomadaires pour la jeunesse,de La Semaine de Suzette à la première mouture de Pilote en passant par L'Épatant, Cœurs vaillants, Le Journal de Mickey, Hurrah!, Hop-là!, Spirou, Coq hardi, Vaillant ou Tintin. Le succès appréciable de ces périodiques est vraisemblablement le facteur principal qui explique que, dans le domaine francophone, la bande dessinée a été artificiellement assimilée à une expression proprement destinée aux enfants au moins jusque dans les années 1960. Cette perception, partagée, le plus souvent, par les auteurs eux-mêmes, dissuade à nouveau toute tentative de discours structuré.
La période de rupture profonde que constituent les années 1960 apparaît, a priori, comme le contexte idéal pour voir enfin l'émergence de ce type de discours . La contestation des modèles politiques, sociaux et sexuels portée par une nouvelle génération s'accompagne aussi d'une profonde remise en cause de la culture académique. Parallèlement, se manifeste un intérêt nouveau pour des expressions souvent considérées comme mineures; le rock, le polar, la science-fiction, la bande dessinée sont en pleine ébullition. De jeunes créateurs investissent avec une ambition inédite ces domainesqu'ils n'envisagent plus nécessairement comme relevant du pur divertissement. La bande dessinée s'imprègne en profondeur des questionnements qui traversent la société mais quiétaient restés jusque là absents ou exprimés de façon sous-jacente: libération des mœurs, féminisme, écologie, pacifisme, exploration de la psyché humaine, perception de la conscience sous l'effet de substances psychotropes, etc.... À ce profond renouvellement thématique correspond une réinvention des modes de narration et des formes lesquelles, désormais, s'inscrivent souvent en rupture par rapport aux «canons» de la bande dessinée enfantine au profit d'une multiplicité des esthétiques. Qu'on en juge par l'égale radicalité des approches pourtant antithétiques d'un Philippe Druillet et d'un Jean-Marc Reiser. CharlieMensuel, dont le premier numéro paraît en 1969, est un témoignage éloquent de ce bouillonnement créatif. Outre les auteurs novateurs de l'époque, le mensuel explore le passé en publiant ce que ce moyen d'expression a fait de plus créatif depuis le XIXe siècle, dont notamment Rodolphe Töpffer. Charlie replace la bande dessinée dans une perspective historique et, par son discernement, y applique une authentique politique des auteurs que l'on serait tenté de rapprocher de celle menée, dans les Cahiers du cinéma, par les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague. Tout semble prêt pour qu'enfin s'exprime une pensée propre à la bande dessinée et à laquelle les créateurs pourraient prendre part. Pourtant, l'éditorial du numéro un de Charlie proclame, sous la plume de son rédacteur-en-chef Delfeil de Ton: «La bande dessinée n’a pas besoin de glose et surtout pas de glossateurs» (DELFEIL DE TON, 1969: 2). Georges Wolinski, lui-même auteur de bande dessinée,succède à Delfeil de Ton un an plus tard tout en persévérant dans cette position de défiance à l'égard de tout discours théorique. Cette attitude qui, dans le domaine francophone du moins, paraît largement partagée à l'époque, est malaisée à expliquer. La chose mériterait d'être analysée en profondeur et je me bornerai, tout au plus, à amorcer quelques vagues hypothèses. Mai 68 a proclamé son rejet des dogmes, des hiérarchies et des maîtres. Dans cette période d'effervescence contestataire, toute forme de glose, quelle que soit sa nature ou son objet, a de quoi paraître pontifiante et rédhibitoire. Peut-être n'y avait-il pas lieu, dans le chef des créateurs, d'ériger de nouvelles statues alors que les anciennes venaient à peine d'être déboulonnées.
Structuration d'un discours externe aux praticiens
Toutefois, c'est en 1962 qu'est créé le «Club des bandes dessinées». Pour la première fois, les discours théoriques ne résultent plus de courageuses tentatives isolées comme cela avait été le cas durant la dernière moitié des années 50, mais ils sont le fruit d'une émulation au sein d'un groupe structuré. De cette émulation naissent les revues Giff-Wiff (1962-1967), Ran Tan Plan (1966-1977) et Phénix (1966-1977). Si les praticiens de la bande dessinée sont peu actifs dans ces premières amorces de légitimation,on compte toutefois, parmi les membres fondateurs les plus actifs, Jean-Claude Forest dont on peut regretter, au regard des exigences artistiques exprimées dans ses créations, qu'il n'ait davantage écrit sur le sujet. D'autre part, les ambitions affichées par la plupart de ces zélateurs de la première heure relèvent moins d'une volonté de penser la bande dessinée que de l'envie de redonner vie aux créations qui les ont fait rêver durant leur enfance. D'où une tendance à privilégier à outrance certaines périodes historiques au détriment, notamment, de la création contemporaine pourtant foisonnante. Pour la jeune génération d'auteurs qui émerge dans le contexte de la contre-culture, les membres du «Club des bandes dessinées» et de ses dissidences font souvent figure de repoussoirs. Dans ses éditoriaux de Charlie, Georges Wolinski vitupère à l'occasion ceux qu'il qualifie de «charognards de la bande dessinée» (WOLINSKI, 1973: 2).
Dans les premières revues d'étude consacrées à la bande dessinée, la voix des auteurs se fait certes entendre mais, quasi exclusivement, par le biais d'interviews: ce sont des discours suscités quii sont d'un intérêt très variable selon ce que l'auteur a à dire ou souhaite exprimer. Très souvent, ces entretiens consistent en un balayage de la carrière de l'auteur, un passage en revue chronologique de ses différentes créations. À chaque étape de son parcours professionnel, il est invité à évoquer les conditions dans lesquelles ses réalisations sont nées, le noms de ses éventuels coauteurs ou collaborateurs éditoriaux, la nature de ses relations avec ceux-ci... Si ces informations s'avèrent souvent dignes d'intérêt, il n'est pas rare que l'intervieweur ne se préoccupe pas trop de les mettre en perspective, de comprendre comment elles peuvent faire sens au sein de l'œuvre. Le dialogue porte souvent davantage sur l'homme que sur l'auteur, etle programme éditorial implicite de ces organes relève moins d'une volonté d'analyse du média que d'une collation de données factuelles.
Il faut attendre 1977 et la parution de STP,dirigé par Thierry Lagarde, pour qu'une revue fasse de l'analyse critique de la bande dessinée son objectif affiché. Il s'agit là d'unexpérience aussi novatrice que brève puisque STP s'arrête au bout de quatre numéros. Cette démarche consistant à étudier la bande dessinée dans ses spécificités propres, à tenter de discerner ce qui fonde son langage, à en cerner les potentialités notamment à travers l'analyse de ses auteurs les plus créatifs caractérise aussi le programme éditorial de la seconde formule des Cahiers de la bande dessinée. De 1984 à 1988, son jeune rédacteur-en-chef, Thierry Groensteen, cherche à faire de ce titre, créé quinze ans plus tôt par l'éditeur Jacques Glénat, une forme d'équivalent pour le Neuvième Art de ce que sont les Cahiers du cinéma pour le Septième Art, comme son titre semble effectivement y inviter:
Les Cahiers tentèrent d'être un organe de réflexion témoignant, envers la bande dessinée, d'une exigence critique comparable aux autres productions artistiques et, singulièrement, aux autres formes narratives que sont le roman et le film. [Jusqu'alors,] il n'existait aucun espace de publication régulière pour ce type de discours. (GROENSTEEN, 2006: 170)
Dans l'épisode des aventures de Spirou et Fantasio, L'Horloger de la Comète par Tome et Janry, un épais volume intitulé Lait caillé del Aban Desinez est utilisé en guise d'instrument de torture. Le bourreau précise: «On en lit parfois quelques passages aux suppliciés; ils avouent très vite». Cette hâblerie est révélatrice de la condescendance, voire de l'hostilité, affichée par une frange du milieu professionnel de la bande dessinée à l'égard du trimestriel dirigé par Groensteen – singulièrement, au sein-même de la maison Glénat qui l'édite. La revue se voit reprocher d'être, tour à tour, élitiste, prétentieuse, partiale, «universitaire», illisible... Ce sont là des jugements que l'on peine à appliquer aujourd'hui à la relecture de la majorité des textes qui y sont parus. Il m'apparaît, en revanche, évident que c'est dans les Cahiers parus sous la diréction de Groensteen que sse construit la matrice d'un véritable discours analytique en langue française. Dans ces vingt-huit numéros apparaît l'essentiel des prémisses d'une pensée qui se prolonge encore jusqu'à aujourd'hui. Là sont apparus les ferments des ouvrages essentiels de Thierry Groensteen mais aussi de Harry Morgan, Thierry Smolderen ou Christian Rosset. Plusieurs collaborateurs de la revue ont, de manière plus ou moins épisodique , abordé la bande dessinée en praticiens et quelques créateurs de premier plan ont été sollicités pour prendre la plume dans les pages des Cahiers. Leurs interventions ont souvent été limitées et Groensteen n'a pu que déplorer, encore une fois, un réel déficit dans ce domaine(GROENSTEEN, 2001). Toutefois, dans ses derniers numéros, la revue a abrité quelques-uns des premiers textes d'un jeune créateur issu du fanzine: Jean-Christophe Menu.
Mouvance alternative et revendication artistique
Dans la monographie que les Éditions de l'an 2 consacrent à Menu, Groensteen note qu'il est, selon lui, rien moins que «la personnalité la plus emblématique de tout le renouveau créatif des années quatre-vingt-dix». (GROENSTEEN, 2004: 5) En 1990, celui-ci fonde la maison d'édition L'Association, avec six autres jeunes auteurs dépités par ce que publie la majorité des éditeurs. D'autres structures éditoriales comme Six pieds sous terre, Cornélius, Fréon, Ego comme X, Amok, Les Requins Marteaux, Atrabile apparaissent durant cette même décennie. Cette nouvelle génération d'éditeurs est à l'origine d'un mouvement de rupture aussi radical que celui observé durant les années 1960 et 1970. Toutefois, à l'inverse de leurs prédécesseurs, les créateurs issus de ce que l'on nomme désormais la bande dessinée alternative assument pleinement et sans complexes vis-à-vis des autres formes d'expression leur statut d'auteur et la nature artistique de leurs réalisations. En témoignent ces propos du dessinateur Blutch:
À mon avis, les pères de la BD moderne ont une part de responsabilité dans le fait que la BD ne bénéficie d'aucun crédit intellectuel. Je veux dire par là qu'à l'époque où les auteurs «adultes» en ont eu l'occasion, ils n'ont pas défendu ce moyen d'expression comme ils auraient pu le faire. [...] Un jour, j'ai répondu à une interview pour Beaux-Arts, et à la fin de l'entretien, le journaliste me demande «Vous considérez-vous comme un artiste?» Et j'ai répondu: «Mais évidemment! Quelle question»!(DAYEZ, 2002: 53-55)
Érigé en tendance de fond au sein de cette mouvance alternative, le récit autobiographique amène, le plus souvent, à traiter des réalités de son travail d'auteur de bandes dessinées, des conditions de création, du sens à y assigner, des choix esthétiques qu'il pose, voire de ses implications éthiques. Les exemples sont légions et je me contenterai donc de citer quelques cas remarquables limités à la sphère francophone: Journal d'un album par Dupuy et Berbérian, Approximativement par Lewis Trondheim, Livret de Phamille par JC Menu, Ciboire de Criss! par Julie Doucet, Journal par Fabrice Neaud, L'Ascension du Haut-Mal parDavid B., Pilules bleues par Frederik Peeters, Quand il faut y aller par Killoffer, Faire semblant c'est mentir par Dominique Goblet... Ici, l'autobiographie et le discours sur le média se superposent au moins partiellement.
Durant les années 1990 et 2000, cette jeune génération, débarrassée des «complexes» de ses prédécesseurs, commente abondamment sa propre pratique. Dans le cas des fondateurs de l'Association et singulièrement dans le chef de son principal animateur, Jean-Christophe Menu, le discours a toujours accompagné la réalisation des bandes dessinées quand il ne l'a pas précédé. En 1988 déjà, il rédige un mémoire de maîtrise qui sera publié quinze ans plus tard par L'Association. Écrit à la main et abondamment illustré comme l'était la mouture initiale de L'Essai de physiognomonie de Töpffer, ce document mêle des propos sur la nature du langage de la bande dessinée, sur ses conditions de publication, des avis critiques vis à vis de l'édition et surtout contient en germe l'essentiel de la politique éditoriale que Menu va mettre en œuvre à partir de 1990 lorsqu'il co-fonde L'Association. D'autres textes, généralement fort peu laudatifs à l'égard des grosses structures d'éditions, sont parus dans son fanzine Le Lynx ou dans Globof, organe du «off» du festival d'Angoulême. Comme chez Truffaut, Rivette, Rohmer et Godard, issus de la critique des Cahiers du cinéma avant de passer derrière la caméra, la pratique de la bande dessinée s'est ici nourrie d'une abondante réflexion a priori sur la nature même du média et sur ses potentialités ainsi que d'une mise en perspective historique des créations qui ont précédé.
Les auto-discours n'ont jamais été aussi abondants qu'à partir des années 1990, notamment dans les éditoriaux du périodique Lapin édité par L'Association ou dans ses courriers adressés aux adhérents, mais aussi dans la revue Frigobox publiée par les Bruxellois de Fréon. Chez ces derniers, ce sont surtout les analyses théoriques qui dominent davantage que le décryptage du milieu éditorial comme dans les textes de L'Association. Cependant, dans Plates-bandes,Jean-Christophe Menu note:
Au début de l'activité de L'Association, il a été décidé de mettre un bémol à ce registre polémique en grande partie parce que le principal argument de nos détracteurs était que nous n'avions encore fait grand chose de concret, ce qui n'était pas tout à fait faux. Nous avons fait passer le concret d'abord. (MENU, 2005: 72)
Un discours sur la bande dessinée en bande dessinée
En effet, il faudra attendre le milieu des années 2000 pour voir enfin apparaître des supports spécifiquement dédiés aux auto-discours – qu'ils relèvent ou non de la polémique, qu'ils émanent ou non de L'Association. Peut-être a-t-il fallu que durant une grosse décennie s'élabore, au sein de la mouvance alternative, un ensemble d'œuvres suffisamment nombreuses et signifiantes pour légitimer les prises de position des créateurs. Des œuvres dont la spécificité et l'inscription dans l'histoire du média apparaissent désormais suffisamment prégnantes pour devenir, à leur tour, objets de discours.
La première revue d'étude sur la bande dessinée alimentée, pour l'essentiel, par ses créateurs, apparaît en janvier 2004.1
Comix Club est édité par le micro-éditeur niçois Groinge. En 2006, paraît, à L'Association, le premier des trois épais numéros de L'Éprouvette. Enfin, c'est en mai 2006 que Six pieds sous terre sort le premier volume de la seconde mouture de Jade,qui existait déjà de 1991 à 2003 sous une forme très différente, celle d'un magazine présentant des pages de bandes dessinées mais aussi des interviews et des articles dévolus tant au Neuvième art qu'au rock ou au cinéma bis.
Les auteurs issus de la mouvance alternative partagent la même volonté de se démarquer de la politique en vigueur dans les grandes maisons, de proposer des créations émancipées des formules habituellement en vigueur. La bande dessinée est ici envisagée comme un moyen d'expression complet. La fiction aventureuse ou l'humour de situation – tendances archidominantes dans la production des éditeurs «classiques» – ne sont désormais plus que des options parmi d'autres au sein d'un ensemble infini de possibles. Le reportage, l'autobiographie, l'essai, la poésie en images sont autant d'alternatives congrues qui étaient jusqu'alors marginalisées dans la production. L'arrivée de bandes dessinées parlant de bande dessinée s'inscrit pleinement dans cet élargissement du champ des possibles. Le phénomène est loin d'être proprement francophone et il convient de souligner le rôle catalyseur joué par l'ouvrage de l'Américain Scott McCloud Understanding Comics. The Invisible Art (L'Art invisible. Lire la bande dessinée). L'auteur y postule que tout peut être raconté sous cette forme. Sa démonstration est d'autant plus patente qu'il s'agit effectivement du premier essai théorique sur le média réalisé en bande dessinée.
Dans l'éditorial du numéro un de Comix Club, son rédacteur en chef Big Ben souligne précisément le rôle pionnier joué par le livre de McCloud et la pertinence d'utiliser la bande dessinée à la fois comme objet et comme moyen:
Le Comix Club se donne pour but d'inventer de nouvelles formes pour faire avancer la réflexion sur la Bande Dessinée. [...] l'une de ses plus fortes convictions, et la ligne directrice de l'ouvrage, est qu'on ne peut opposer critique et création, les réduire à deux gestes antithétiques. Au contraire, ils complètent à tel point qu'on peut imaginer leur fusion en une critique en actes. (BIG BEN, 2004: 6-7)
Les personnalités actives au sein de Jade, de Comix Club ou de L'Éprouvette sont pour l'essentiel des créateurs de bande dessinée mais tout ces titres abritent également, en proportions variables, les contributions de théoriciens ou de commentateurs non praticiens du média. Les textes suivis alternent avec les interventions en bande dessinée et les «discours suscités», essentiellement sous forme d'entretiens, y occupent une part non négligeable.
Quelle forme pour quel objet ?
Un tiers environ des interventions a trait à tout ce qui relève de la «transmission» de la bande dessinée, j'entends par là l'ensemble des actes qui suivent la conception de l'objet livre et les actions mises en place pour amener cet objet vers le lecteur: choix éditoriaux, marché, diffusion, vente, librairies, rétribution des auteurs, médiatisation, événements publics mettant en lumière la bande dessinée – en particulier les festivals et singulièrement celui d'Angoulême... Une large part de ces écrits adopte une position militante. Au cœur de ces problématiques, la question récurrente des rapports complexes entre les grosses structures éditoriales – les majors – et les éditeurs dits indépendants. Rappelons que Groinge, Six pieds sous terre et L'Association appartiennent précisément à cette dernière catégorie. Selon Jean-Christophe Menu, la publication de son essai Plates-bandes au milieu des années 2000 a été motivée par un contexte éditorial en pleine mutation caractérisé par les tentatives des majors de récupérer par diverses moyens le travail entamé par les alternatifs depuis un quinzaine d'années (MENU, 2005). De là découle, toujours selon Menu, une confusion préjudiciable entre ce que publient les uns et les autres. L'arrivée de la deuxième formule de Jade, mais surtout de Comix Club et plus encore de L'Éprouvette,ne peut-elle pas, dès lors, s'expliquer par la nécessité de repréciser l'inaliénable spécificité de l'édition alternative ?
Les autres interventions portent, pour l'essentiel, sur la création en tant que telle. Parmi celles-ci, on peut distinguer l'évocation par l'auteur de son propre travail – démarche déjà omniprésente dans les œuvres autobiographiques; très souvent, l'auteur se représente devant sa table à dessin – ou de bandes dessinées réalisées par des tiers. D'autre part, la nécessité ou non de discourir sur la bande dessinée ainsi que les formes particulières que ces discours sont susceptibles de prendre est régulièrement évoquée. Enfin, dans le cas de Comix Club et de L'Éprouvette surtout, la revue est l'objet même de multiples commentaires, trahissant du même coup le caractère résolument expérimental de leur démarche. Il s'agit de chercher les formes les plus en adéquation avec l'objet étudié. Les créations publiées s'apparentent à des expériences menées en laboratoire qui sont ensuite évaluées, ces commentaires s'assimilant à un journal de bord traitant de l'état d'agencement d'une recherche perpétuelle.
Les auteurs sont en quête de solutions propres à la bande dessinée susceptibles de formaliser leurs réflexions. L'une des plus immédiates consiste à dessiner, à de nombreuse reprises, un avatar graphique de l'auteur duquel émane un bulle affichant le contenu de ses réflexions. D'où la présence fréquente de bandes dessinées où les mots sont surabondants et qui, souvent, pourraient tout aussi bien fonctionner sous la forme de textes suivis. Ce type de réalisation utilise, somme toute, assez peu les ressources proprement visuelles. Dans le numéro un de Comix Club, Big Ben mentionne une réalisation dont les seuls éléments non écrits sont des quadrilatères: «La pensée peut-elle investir le champs de la bande dessinée autrement qu'avec des mots?». La problématique – implicite ou explicite – à laquelle les auteur sont confrontés peut, grosso modo, se résumer par la question: «Comment un dessin peut-il faire discours?». Ils tentent d'y répondre en rivalisant de solutions originales. Les bandes dessinées traitant d'autres bandes dessinées donnent souvent des résultats étonnants. Comme si les images exécutées par des tiers – lesquelles sont donc citées visuellement – appelaient quasi naturellement d'autres images en retour, notamment par la réinterprétation graphique de l'œuvre commentée. Autre solution fréquemment employée: la métaphore graphique déjà abondamment utilisée dès l'aube des années 1990 dans plusieurs autobiographies fondatrices. Dans le Comix Club numéro un, par exemple, on peut notamment voir un Big Ben minuscule perdu au milieu d'un fatras d'ouvrages exprimant son incapacité à traiter dans sa revue de nombreux ouvrages qu'il aurait souhaiter chroniquer. Hervé Carier traite de l'évolution du paysage éditorial en dessinant des châteaux de sable dont l'aspect se complexifie sans cesse, tandis qu'Éric Bosley fait part de son admiration pour Winshluss et Cizo en faisant de chacun de leurs albums un hamburger dont les différents ingrédients portent le nom des influences qu'il décèle chez ce couple d'auteurs... D'autres réalisations, signées notamment Joann Sfar, Lenon ou David Vandermeulen, témoignent des potentialités que recèlent les formes mixtes convoquant, selon les nécessités du discours, des dessins isolés agrémentés ou non de bulles, séquences d'images ou textes suivis. Ces quelques exemples n'illustrent que très partiellement les voies empruntées par les créateurs lesquelles mériteraient largement d'être davantage étudiées dans une étude plus approfondie portant sur cette seule question.
Plus encore que les discours sous forme de textes, ceux qui s'incarnent en bande dessinée sont face à un double questionnement tant sur le sujet – de quoi vais-je parler ? – que sur la forme – comment utiliser les ressources propre à ce moyen d'expression pour traiter ce sujet? L'intérêt de ces ouvrages réside tout autant, selon moi, dans ce qu'ils racontent que dans les moyens singuliers dont ils font usage. Pour passionnantes qu'ont été ces expériences, elle ne semblent pas, loin s'en faut, avoir épuisé les ressources intrinsèques à la bande dessinée quant à sa capacité à s'«autodiscourir». Je conclurai en citant une case extraite d'Understanding Comics. Scott McCloud s'y représente les bras déployés devant un ciel étoilé prononçant cette sentence: «Le potentiel de la bande dessinée est infini!» (MCCLOUD, 1993: 3).
Bibliographie
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S. McCLOUD, Understanding Comics. The Invisible Art, Northampton MA, Kitchen Sink Press, 1993.
J.-C. MENU, Mémoire de maîtrise 1988, Paris, L’Association, 2003.
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H. MORGAN, M. HIRTZ, Le petit Critique illustré. Guide des ouvrages consacrés à la bande dessinée, Montrouge, PLG, 2005 (2e édition).
M. THÉVOZ, L’Art brut, Genève, Skira, 1975.
G. WOLINSKI, «Éditorial», Charlie, n. 57, octobre 1973, p. 2.
Note
↑ 1 Le numéro un de Comix Club reprend la matière de trois opuscules photocopiés parus entre 2002 et 2003 agrémentés d'un texte introductif.