Publifarum n° 14 - La BD francophone

Les adaptations des œuvres littéraires classiques en bandes dessinées

Youmna TOHMÉ



Abstract

Francese  | Inglese 

La France connaît depuis près de trente ans un très fort engouement pour la bande dessinée. En 2009, la production d’albums a encore augmenté de 2,4% et plus de 3.500 nouveautés ont été publiées. Avec un chiffre d'affaires annuel de 320 millions d'euros dans l'Hexagone, le Neuvième art s’impose ainsi comme un véritable moteur de l’édition française. Parallèlement, les champs d’investigation de la bande dessinée n’ont cessé de se diversifier et, tout comme au cinéma, tous les genres sont aujourd’hui représentés, de la bande dessinée historique à la bande dessinée psychologique, en passant par la science fiction ou l’autobiographie. Dans ce contexte, les adaptations littéraires ont, elles aussi, attiré nombre d’auteurs: en moins de cinq ans, les albums reprenant les œuvres littéraires ont foisonné, plusieurs maisons d’éditions créant des collections spécialisées et certains éditeurs se limitant même à ce créneau.



Adapter des œuvres littéraires n’est pas, toutefois, une démarche simple. Elle exige en effet qu’on se pose la question du public auquel ces adaptations s’adressent, enfant ou adulte, du contexte de lecture qu’elles visent, scolaire ou de loisirs, et, plus généralement, de l’objectif qu’elles se fixent. Si l’adaptation littéraire est là pour faciliter l’approche d’une œuvre plus complexe, si elle en est un résumé, une introduction ou un sous-titrage, elle peut, à ce titre, entrer plus facilement dans le monde de l’école et amadouer des enseignants encore souvent mal à l’aise avec l’univers de la bande dessinée. C’est ainsi que la collection «Romans de toujours», chez Adonis, souhaite «diffuser sous une forme agréable et moderne les romans les plus célèbres de la littérature internationale pour qu’ils soient accessibles au plus grand nombre tout en respectant au plus près le style même de l’écrivain». Cette vision d’une œuvre simplifiée est toutefois erronée: non seulement la maîtrise des codes du genre induit-elle une difficulté supplémentaire pour le lecteur, notamment pour comprendre le lien entre texte et images, mais elle est encore réductrice. On peut en effet concevoir l’adaptation de l’œuvre classique non seulement comme une facilitation, mais comme une nouvelle œuvre, devant exister par elle-même, et assumant une nécessaire prise de distance avec l’œuvre originale.

Dans l’adaptation littéraire en bande dessinée, la question centrale est donc celle d’une plus ou moins grande proximité à l’égard de l’œuvre originale, dont on donne, au choix, une version fidèle, émancipée ou encore décalée. L’adaptation «à la lettre» est-elle forcément le gage, néanmoins, d’une fidélité à l’œuvre? Toute adaptation n’est-elle pas, plutôt, recréation de l’œuvre originale? Inversement, peut-on s’éloigner du texte, l’élaguer, l’interpréter, le transformer et rester loyal à l’esprit de l’œuvre? Comment la part de créativité des bédéistes peut-elle s’exprimer, tout en servant l’œuvre originale choisie?

Cet article se propose, pour répondre à ces questions, d’étudier un vaste panel de bandes dessinées parues entre 1999 et 2009, couvrant les différents genres littéraires (roman, nouvelle, conte, théâtre, poésie), et s’inspirant toutes de grands classiques de la littérature française – à l’exclusion des adaptations de romans plus populaires, ou d’œuvres étrangères. Nous étaierons notre propos d’exemples concrets, et nous nous interrogerons sur la question de la valeur ajoutée offerte par ces adaptations, qu’elles soient littérales, qu’elles assument leur part d’interprétation, ou qu’elles ne prennent le classique que comme prétexte à une œuvre personnelle.

1. Les adaptations des œuvres classiques dans leur intégralité

Les œuvres intégrales qui sont devenues des classiques de la langue et de la culture française sont avant tout reconnues pour leur texte. C’est le choix des mots, le rythme des phrases, le style de l’auteur bien plus encore que l’intrigue qui font qu’une œuvre originale est reconnaissable entre toutes et qu’elle s’impose à l’épreuve du temps comme un élément incontournable du patrimoine littéraire français.

C’est pourquoi adapter une œuvre classique peut rapidement devenir pour certains la dénaturer et porter atteinte à ce qui lui donne toute sa force première: ses mots. Une œuvre classique est alors perçue comme devant être respectée voire vénérée et plusieurs auteurs de bandes dessinées ont fait le choix d’être le plus fidèles possibles à l’œuvre classique, en commençant par en respecter scrupuleusement la lettre et en l’adaptant dans son intégralité.

1.1. Les adaptations littérales de pièces de théâtre

Le théâtre est rapidement apparu comme un genre facile à adapter en bande dessinée puisque les dialogues ont une importance primordiale, que les pièces originales sont déjà découpées en actes et en scènes et que le travail du scénariste de bande dessinée est finalement très proche de celui du metteur en scène par le positionnement des personnages et le cadrage des tableaux. Adapter une pièce de théâtre en bande dessinée, c’est passer d’un art visuel à un autre, d’une œuvre à représenter sur scène à une œuvre à représenter par le dessin.

Dans les adaptations en BD de pièces intégrales, le texte déclamé est entièrement repris mais les didascalies sont traduites en images, comme elles le sont en gestuelles lors d’une représentation.Ainsi, les éditions Vents d’Ouest ont fait le choix d’adapter plusieurs œuvres intégrales de Molière comme Le Médecin malgré lui, Les Précieuses ridicules ou L’Avare. En choisissant d’adapter principalement les œuvres classiques étudiées au collège, l’idée est bien de réconcilier les jeunes avec le théâtre et de mimer au plus près les aventures d’une troupe de théâtre en reprenant les mêmes représentations iconographiques des personnages qui reviennent d’une pièce à l’autre, comme s’il s’agissait de figures de comédiens.

Dans l’adaptation des Précieuses ridicules (LETHURGIE, 2005), l’étude de la première de couverture renseigne fortement sur le parti pris de la bande dessinée. Seul le nom de Molière apparaît, tout comme en quatrième de couverture, appuyé par un dessin de Molière à sa table d’écriture. Les bédéistes ne sont que secondaires: ils ne sont pas là en tant qu’artistes à part entière mais en tant que serviteurs d’un grand classique de la littérature française. Cet effacement se perçoit d’ailleurs tout au long de la bande dessinée et les auteurs semblent se faire les plus discrets possible, n’étant là que pour être fidèles au texte de Molière.

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En reprenant la citation de Molière «le Théâtre n’est fait que pour être vu!», l’adaptation s’autorise quelques effets relevant purement de la bande dessinée mais toujours uniquement pour appuyer l’œuvre du XVIIe siècle. Ainsi, quelques onomatopées sont ajoutées lorsque des tapes sont données, la police est grossie et apparaît en gras lorsque le personnage crie et quelques gestes sont illustrés de manière humoristique avec le rajout d’étoiles ou de traits mimant le mouvement.

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Tout au long de l’adaptation, on sent que les auteurs se sont retenus d’être top créatifs et dans ce cadre contraignant on relève quelques très bonnes trouvailles telles que le Marquis de Mascarille qui chante sa sérénade comme dans le texte de Molière, à la différence près que le dessinateur lui rajoute des fausses notes pour accentuer son ridicule ou sa peur amplifiée par la présence de l’ombre de son interlocuteur lorsqu’il refuse de payer les porteurs de chaises et qu’il manque de se faire rosser.

Mais que penser de tant d’efforts pour servir l’œuvre originale et ne pas la connoter d’une autre teinte que celle attribuée par? Molière quand, à la dernière scène, les auteurs font le choix de prendre le texte du dramaturge à la lettre et de dessiner les deux valets totalement nus? Jamais une farce au XVIIe siècle n’aurait pu aller aussi loin avec les règles de bienséance qui s’appliquaient à l’époque. Cet écart de taille montre bien qu’on peut être fidèle aux mots mais les illustrer littéralement sans prendre en compte le contexte de l’œuvre originale et être ainsi en complet décalage, faisant par cette interprétation inadaptée un contre-sens historique. Finalement, sans le vouloir peut-être, Simon Léturgie a laissé percer sa part de créativité dans cette adaptation.

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Molière a aussi inspiré les éditions Delcourt qui proposent une adaptation en trois tomes de Tartuffe (DUVAL et ZAMZIM, 2008). Cette adaptation ne se limite pas à sous-titrer le texte mais en propose une version personnalisée tout en gardant le texte intégral. Le scénariste revient sur son adaptation et explique de la sorte les écarts qu’il s’est permis par rapport à l’œuvre originale:

J’ai tenu à rompre avec l’unité de lieu […] en ajoutant des scènes extérieures, et à modifier l’unité de temps […] afin d’adapter les 5 actes à une structure en 3 tomes […] Autrement, l’adaptation s’est déroulée dans le respect total du texte intégral. Il ne s’agit pas non plus de simplifier l’accès à cette œuvre, mais bien de s’en emparer. Ainsi, chaque réplique est éclairée le mieux possible comme cette tirade de Madame Pernelle sur […] les contes bleus qui font ici l’objet d’une projection des personnages dans un monde moyenâgeux, les contes bleus étant des livres d’histoire de chevalerie très populaires au XVIIe siècle.

L’auteur n’hésite pas à servir le texte et ne vise pas simplement à reproduire sur papier la pièce jouée. Les personnages sont stylisés et on reconnaît la griffe particulière du dessinateur. De même, le scénariste met en scène sa propre interprétation, notamment lorsque Madame Pernelle voit en Tartuffe un véritable sauveur et que les bédéistes illustrent cette vénération en représentant le personnage principal en Croisé du Moyen-âge. De même, l’entrée en scène de Tartuffe est très théâtralisée puisqu’avant de découvrir le personnage, il n’est présenté, dans une succession de cases, que par ses mains avides qui se servent dans des plats garnis. Face à sa cupidité, les mains d’Orgon tiennent fébrilement un chapelet. L’adaptation insiste bien sur le décalage entre l’habit de la religion et les véritables centres d’intérêt de l’imposteur. Enfin, la couverture même du tome 1 représente Tartuffe écrasant Orgon qui à quatre pattes et en position de soumission totale, ne sert que de siège, alors que le personnage de titre reste occupé à boire du vin tout en arborant une croix sur sa bague et une autre sur son chapelet, et que Dorine, la servante insolente qui reste incontestablement le personnage qui tient le plus tête à Tartuffe, debout auprès de lui le domine même un peu.

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Mais contrairement à l’impression que l’on peut avoir lorsqu’on lit une adaptation réussie d'une pièce de théâtre, il n’est pas toujours facile de découper en cases un texte en vers de cinq actes. Ainsi, Le Cid (OLIV’, MENNETRIER et BILLARD, 2008) cherche à tous prix à faire passer le texte de Corneille dans un découpage parfois artificiel. Ainsi et uniquement pour faciliter la lecture de répliques trop longues, à un même personnage sont attribuées plusieurs bulles et les tentatives sont parfois laborieuses pour rendre la pièce plus digeste. Les auteurs ont pourtant tenté d’être très fidèles à l'œuvre de Pierre Corneille et ils ont, par exemple, fait le choix de ne pas dessiner le récit des combats de Rodrigue mais de présenter ceux-ci sous forme de grande parenthèse textuelle pour respecter les règles de bienséance. Mais cette volonté de fidélité totale éclipse le plaisir de la découverte d’une œuvre créative et une impression de confusion vient s’ajouter à la densité initiale du texte.

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Avec Ubu Roi (DUTHIL et PETIT, 2007), le texte original est respecté au mot près et le style des illustrations est parfaitement adapté non seulement au texte mais aussi à l’esprit de l’œuvre originale. L’adaptation assume son aspect non réaliste et s’approche du théâtre de marionnettes tel que le souhaitait Alfred Jarry. Les personnages ressemblent à des Guignols, des caricatures qui soulignent le caractère absurde et dérisoire de ce théâtre de rupture. Le trait simplifié, le noir et blanc et la représentation loufoque des personnages (avec par exemple la coiffure de la mère Ubu qui fait penser à deux gros seins) et le découpage très fluide des cases irrégulières permettent à cette adaptation de concilier la fidélité à l’œuvre classique et la créativité au ton juste.

Toute adaptation est donc bien par définition une interprétation. Lorsqu’on change le médium et qu’on passe à la bande dessinée - parfois appelée «littérature dessinée»-, qu’on rajoute au poids des mots celui des dessins, cela ne signifie pas toujours que l'on reste fidèle à l’œuvre originale; reprendre exactement les mots d’un autre permet tout de même d’apporter, par le dessin et par le lien texte/image, son propre regard.

1. 2. Les adaptations littérales des formes courtes

Le format de la bande dessinée, même s’il a aujourd’hui gagné en liberté et s’il sort régulièrement du format 48CC (48 pages, cartonné, couleurs), reste limité en volume. C’est pourquoi des formes comme la fable, le conte ou le poème se prêtent plus facilement à des adaptations totalement fidèles à l’œuvre originale.Ainsi, dans le recueil Jean de la Fontaine, Les fables en BD (Collectif, 2008), chaque fable choisie apparaît intégralement en ouverture de son adaptation et est par la suite reprise mot à mot dans sa mise en bandes dessinées. Le fait que les auteurs de l’adaptation (dessinateur, scénariste et coloriste) changent à chaque fable est très intéressant et nous montre que l’univers cohérent de Jean de la Fontaine peut être, même si on reprend très exactement les termes qu’il a écrits, interprété très différemment. Au sein d’un même recueil, on navigue ainsi dans des atmosphères variées, toutes marquées par l’empreinte des bédéistes.

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Avec La Chatte métamorphosée en femme (JOLY-ERARD et PACINO, 2008) les dessins et le découpage par cases du texte et de ses silences permettent au lecteur de visualiser la métamorphose. De même, tout au long de cette adaptation, les couleurs prédominantes sont chaudes et on trouve des planches entières teintées de rouge, couleur par excellence de la passion, mais aussi du diable et de la mort.

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De même, dans l’adaptation de Le loup et le renard, (DESVAUX, 2008), le bédéiste joue par la forme de ses cases à mimer la forme du puits, long et étroit, et met parfaitement en parallèle le système de poulie décrit par La Fontaine en dessinant le loup en haut et le renard en bas puis dans la case suivante le loup en bas et le renard en haut. Le lecteur comprend d’autant plus que l’un ne peut être sauvé que par la perte de l’autre.

Ces deux exemples illustrent le fait que l’adaptation de la fable intégrale en bande dessinée permet parfois, grâce au dessin, d’introduire une dimension supplémentaire qui sert à appuyer l’effet voulu par l’œuvre première.

A contrario, il arrive que le texte soit scrupuleusement respecté mais que son décalage avec le dessin proposé provoque un nouvel effet non voulu par l’auteur de l’œuvre originale.

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Ainsi, dans Le lièvre et la tortue (SANLAVILLE, 2008) l’auteur choisit de transposer la fable dans une toute autre époque. Le déplacement souhaité par La Fontaine du monde humain au monde animal est amplifié par une nouvelle dimension avec un décor qui rappelle l’ouest des États-Unis et une époque à laquelle les voitures, les jeans, les baskets Nike, les cigarettes et les briquets existent déjà. À ce saut géographique et temporel, l’auteur de l’adaptation ajoute une dimension humoristique puisque si le lièvre est bien toujours un lièvre, la tortue est, elle, représentée par une randonneuse au sac à dos tellement lourd qu’il fait penser à la carapace d’une tortue. Tout en étant resté on ne peut plus fidèle aux mots de La Fontaine, l’auteur propose un univers pictural tout à lui ainsi que des anachronismes et des analogies qui permettent finalement d’insister sur le caractère intemporel et universel des fables en question. Il est donc tout à fait possible de ne pas changer un mot à l’œuvre classique tout en s’en éloignant franchement ou du moins en assumant une grande liberté de création.

Que dire alors de l’adaptation de la poésie, genre qui par définition crée l’émotion par tout ce qui transparaît à travers les mots et qui par conséquent n’est pas facilement palpable. Si dans Arthur Rimbaud, les poèmes en BD (Collectif, 2006) toutes les treize adaptations proposées reprennent les poèmes dans leur intégralité, chacune d'elle cosntitue une interprétation toute personnelle du texte original. Il n’est alors pas facile pour le lecteur d’adhérer au regard des bédéistes qui, en figeant par le dessin et le découpage en bandes dessinées ces textes symboliques, brisent la part d’imaginaire nécessaire à chaque lecteur pour s’approprier la poésie.

Si chaque poème, comme le préconise la ligne éditoriale de cette collection, est une vision différente de l’univers de Rimbaud, plusieurs auteurs semblent avoir choisi le même parti pris et ajoutent une autre part d’interprétation des textes originaux. En effet, chaque adaptation est précédée du poème de Rimbaud dans son intégralité (comme dans le volume consacré aux fables de La Fontaine) mais de plus, avant chaque poème, la biographie de Rimbaud est présentée par extraits. Plusieurs bédéistes ont accolés leur adaptation à un évènement particulier de la vie de l'auteur et offrent ainsi une interprétation autobiographique des poèmes. Par exemple, Ma bohème (CEKA et SURE, 2006) est adaptée en bande dessinée en lien avec les multiples fugues qu’a faites le jeune Rimbaud, Première soirée (KRIS et RONZON, 2006) est interprétée comme une rencontre amoureuse homosexuelle, en référence à l’homosexualité du poète, Le châtiment de Tartufe (CEKA et CLOD, 2006) est mis en parallèle avec l’extrait de biographie qui reprend la période de foi et de repentir de Verlaine. Le texte intégral est bien respecté mais la part d’interprétation personnelle est pleinement assumée, avec des adaptations qui de ce fait ne peuvent in fine convaincre tous les lecteurs.

2. Entre fidélité à l’esprit de l’œuvre originale et liberté de création: la question de l’interprétation

2. 1. Le cas des œuvres classiques courtes

Si les formes littéraires courtes sont plus faciles à adapter en bandes dessinées, il n’en reste pas moins qu’elles sont elles aussi sujettes à des coupures.

Tout comme la fable, le conte offre par son format d’origine une matière plus facile à adapter. Guy de Maupassant. Les contes en BD (Collectif, 2007) est un recueil qui reprend huit contes de Maupassant en donnant la parole à des bédéistes différents. Là encore, l’œuvre collaborative permet de voir un éventail d’interprétations possibles des univers de l'auteur. L’adaptation de La Ficelle (CEKA et JAFFREDO, 2007) est extrêmement proche du texte original, garde le sociolecte des paysans du XIXesiècle et teinte le conte d’une couleur sépia qui le replace immédiatement dans une temporalité narrative permettant à la bande dessinée de rester dans le même mode oratoire que le texte original. Si nous ne sommes plus dans l’adaptation de l’œuvre intégrale car l’écriture de l’auteur est modifiée, nous restons dans des adaptations très fidèles à l’esprit de l’œuvre.

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Dans l’adaptation du Petit fût (CEKA et CLOD, 2007) la bande dessinée présente des dessins très peu réalistes;le bédéiste a fait le choix de ne garder que les moments forts de l’intrigue, mais il réussit à peindre le monde normand avec humour tout en insistant sur la cruauté humaine. On peut ici véritablement parler d’une adaptation fidèle à Maupassant mais dans laquelle les bédéistes assument pleinement leur rôle de créateurs artistiques.

Il en va de même dans Le Diable (RONZON, 2007), où le dessin griffonné, les très gros plans et la multitude de petites cases accélèrent le rythme et intensifient la peur de la mère Bontemps.

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Le texte de Première neige de Maupassant est sans grands faits ni grands personnages et cette atmosphère de demi-teinte est parfaitement reprise dans l’adaptation qu’en proposent Mathieu Gabella et Jean-Pierre Joblin avec un travail à l’encre qui rappelle une vieille photo jaunie. Si les bédéistes ont fait le choix de ne pas garder toute la chronologie du conte de Maupassant et de ne pas reprendre l’épisode de la lettre ultime, c’est parce que d’après leur interprétation la chute du conte n’est pas ce qui le rend si fort. Ils ont préféré insister sur la fatigue et le détachement de l’héroïne; c'estsurtout la première planche qui, par ses plans progressivement rapprochés, suscite une forte émotion, amplifiée notamment dans la volte-face de la dernière case qui oppose «heureuse» à «mourir».

La bande dessinée, si elle n’est pas d’une fidélité absolue à l’œuvre première, propose une créativité qui apporte encore plus de dramaturgie à l’écriture de Maupassant et qui, par là, sert le conte.

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Dans l’adaptation de Boule de Suif (LI-AN, 2008),le déroulement de la nouvelle de Maupassant est encore respecté, le bédéiste s’attachant à travailler certains passages clés sur lesquels il choisit de s’attarder. Ainsi, les deux épisodes dans la calèche s’opposent comme chez Maupassant et Li-An insiste sur le moment où Boule de Suif sort son repas du panier qu’elle seule a pris soin de préparer. La succession de cases muettes décompose cet épisode et le lecteur est, comme les co-voyageurs de l’héroïne, médusé par la vue de ces victuailles au point de succomber à la tentation et de rêver de partager le repas de cette femme de petite vertu. Cette focalisation du dessin a pour effet d’insister sur le moment où tous les préjugés tombent face à la faim.

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De même, la créativité du bédéiste est visible et sert efficacement l’œuvre de Maupassant lorsque Boule de Suif, poussée par tous les autres, finit par céder à l’officier autrichien et que la scène des ébats est directement mise en parallèle avec une autre scène amoureuse, celle des époux Loiseau.

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Le dessin et la couleur accentuent le contraste de ces deux étreintes: d’un côté M. et Mme Loiseau baignent dans une douce lumière parme et semblent heureux de retrouver leur intimité; de l’autre, Boule de Suif est griffonnée à l’encre et presque méconnaissable, la hachure du trait illustrant la souffrance qu'elle éprouve à devoir soumettre son corps à un homme qui la dégoûte. Ce changement de trait permet au lecteur de mesurer à quel point une étreinte, même pour une prostituée, peut être vécue comme un viol.

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De la même façon, dans l'adaptation en bande dessinée de Le Dernier jour d’un condamné (GROS, 2008) Gros n’hésite pas à exploiter les ellipses et à réécrire le texte de Hugo. Mais dans son introduction au récit, le bédéiste explique son attachement à l’œuvre classique:

Par ailleurs, dans cette œuvre pourtant très courte, dont l’action paraît très limitée, Hugo développe un univers très riche, qui va de l’extrêmement intimiste à l’extrêmement spectaculaire, en passant par l’onirique, sans hésiter à glisser quelques touches d’humour ici et là… C’était très intéressant d’essayer de traduire graphiquement le style de Victor Hugo, de me dire «comment Hugo aurait-il voulu que je dessine cette scène».

Gros inscrit une représentation de la mort dans presque toutes ses cases car elle est omniprésente dans l’œuvre de V. Hugo. Le style très noir du dessin du bédéiste et la structure même des cases dans lesquelles le personnage est enfermé illustrent de manière très réussie l’enfermement du cachot. Tout en étant épurée, l’illustration rend parfaitement compte de l’atmosphère pesante du roman. La deuxième de couverture reprend la préface de Victor Hugo et la troisième de couverture est consacrée à une représentation de la guillotine: le bédéiste encadre par là son adaptation en l’ancrant dans la problématique de l’abolition de la peine de mort et en lui rendant toute sa portée politique.

2. 2. Les ellipses et les passages choisis des œuvres longues

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Dans les romans plus longs, comme par exemple les sept tomes de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, l’ellipse est d’autant plus utilisée. Lorsque Stéphane Heuet se lance dans l’adaptation de l’œuvre de Proust (HEUET, 2002-2009), il fait le choix de prendre le temps nécessaire pour transcrire ce monument littéraire en planches de bande dessinée et il se lance dans une adaptation en plusieurs volumes. Il va de soi que le bédéiste a fait de nombreuses coupes et que son récit ne reprend pas l’œuvre intégrale; son souci de fidélité à l’esprit de l’œuvre originale est toutefois palpable. À la lecture des remerciements qu’il fait au début de son ouvrage, on relève la volonté de Heuet de respecter l’esprit littéraire de cette œuvre. Ainsi, la Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, M. Angremy de l’Académie française ou le Président de la Bibliothèque Nationale de France sont autant de cautions que cette adaptation n’est en rien une trahison de l’œuvre de Proust. Tout au long de cette adaptation, et à l’instar de Proust, le bédéiste prend son temps pour évoquer les souvenirs et les sensations, comme dans l’épisode fameux de la madeleine.

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D’autres se sont essayés à adapter des œuvres denses, telles que Le Père Goriot de Balzac (LAMY, THIRAULT et DUHAMEL, 2009). Là encore, comme chez Proust, c’est le style de Balzac qui donne toute la force à son œuvre. Les romans réalistes et psychologiques marquent la littérature française par la précision des termes employés, la texture des phrases, la configuration des mots. Il est alors très difficile de faire dire au dessin et au découpage des planches de si précises descriptions. Les bédéistes ne semblent pas réussir à contourner les mots de Balzac pour susciter la même émotion et l’adaptation qu’ils proposent du Père Goriot est alourdie par un trop plein de texte tant dans les bulles que dans les encarts. La bande dessinée en devient laborieuse à lire, elle interdit au lecteur de laisser libre cours à son imagination en imposant une représentation iconographique chargée par un coup de dessin semi-réaliste s’attachant à dépeindre dans les détails le cadre historique précis. En même temps, cette adaptation n’arrive pas à se défaire de l’œuvre originale. L’omniprésence du texte finit par asphyxier l’adaptation. Finalement, c’est sans doute la seconde de couverture qui illustre le mieux la difficulté de l’adaptation de romans fleuves telles que La Comédie humaine.

Des adaptations plus heureuses ont pu être proposées, comme par exemple La Esmeralda (ACHDE et STALNER, 1999) qui reprend l’œuvre Notre-Dame-de Paris de Victor Hugo, même si le titre a été modifié et si on ne trouve aucune référence à Hugo. Le pari de représenter l’intrigue sur plusieurs tomes de BD permet de laisser de la place à l’érotisme présent dans l’œuvre de Hugo. Quant à la cathédrale, sans que son nom ne soit prononcé, c’est sur son dessin que s’ouvre et se clôt le premier tome Opus Délit.

Des contraintes éditoriales qui imposent le tome unique pour toute adaptation ou qui au contraire offrent aux bédéistes l’espace nécessaire pour prendre possession de l’œuvre classique donnent en effet des résultats très différents.

Ainsi, l’adaptation de Madame Bovary (BARDET et JANVIER, 2008) réduit la compléxité du récit, en escamotant également les moments intimistes ou «romantiques», à une succession de péripéties. Les grandes étapes du roman sont fidèlement retracées et le lecteur retrouve bien la rencontre avec Charles, la noce, la déception d’Emma, ses amours adultères et l’épisode de sa mort mais l’adaptation passe inévitablement à côté de ce qui fait de l’œuvre de Flaubert un véritable monument de la littérature française: son style tout à fait novateur. Le coup de force de Gustave Flaubert est d’avoir osé écrire «un livre sur rien» où chaque mot a été choisi et même «gueulé» pour s’assurer que la musicalité des phrases rende parfaitement compte de la mélancolie de l’héroïne. On peut alors se demander en quoi cette adaptation offre un nouveau regard et une interprétation personnelle de l’œuvre. Malheureusement, l’effacement des auteurs et le manque de relief de leur point de vue rendent cette adaptation fade et dépourvue de véritable créativité. Proposer une adaptation qui reprend fidèlement la vie banale d’Emma Bovary ne suffit donc pas à être fidèle à l’esprit de l’œuvre originale.

Si l'on songe à la richesse de la littérature française et au nombre d’œuvres considérées comme des classiques et présentées comme des pièces majeures du patrimoine littéraire, il est intéressant de noter que certaines maisons d’éditions ont fait le choix d’adapter en bande dessinée le même classique. Ceci nous permet de comparer deux adaptations différentes, d’en relever les similitudes et les différences et de voir laquelle est la plus fidèle à l’œuvre originale et/ou la plus enrichissante.

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Les éditions Adonis ont choisi d’adapter Tartarin de Tarascon d’Alphonse Daudet en 2007 (GUILMARD, 2007) et deux ans plus tard, les éditions Delcourt en ont proposé une autre adaptation aux choix très différents (MERLET et ROUGET, 2009).

Ainsi, chez Adonis, le roman de Daudet est repris en un volume, avec un dessin réaliste et un découpage en cases plutôt classique. Pour évoquer toutes les nombreuses péripéties qui arrivent au héros, le bédéiste a fait le choix de ne pas beaucoup s’attarder sur chacune et l’impression qu’il en ressort est que la multitude et l’enchaînement des actions donnent à cette bande dessinée un rythme effréné.

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Au contraire, Les aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon en plusieurs volumes (un seul paru pour l’heure), font le pari de prendre le temps de dépeindre les ambiances. Ainsi, tout leur tome 1 correspond-il aux 9 premières planches de l’adaptation des éditions Adonis. Le dessin est plus naïf, plein de fausse candeur et de dérision pour coller à la bonhomie du personnage et les couleurs pastel ancrent l’action dans la chaleureuse région de Provence. Les auteurs dépeignent leur personnage par touches successives et montrent à quel point Tartarin est vénéré de tous les habitants jusqu’à ce que l’attente de son départ ne se fasse trop longue. Le grand voyage est sans cesse reporté et le lecteur vit lui-même l’attente et l’impatience de voir Tartarin partir à l’aventure. L’effet de suspense est très réussi et le tome 1 se termine sur son départ, moment ultime où Tartarin revêt son habit de Turc dans cette adaptation. Grâce à ce pari éditorial de donner de l’espace à l’adaptation, les bédéistes laissent leur créativité s’exprimer avec plus de liberté, notamment dans le découpage des planches et la forme des cases.

Le même type de comparaison peut être proposé pour les adaptations en bande dessinée du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne.

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Si les éditions Adonis (MILLIEN, 2007) font là encore le choix d’adapter tout le roman en un seul tome en insistant principalement sur la succession de péripéties, le dessin réaliste, les couleurs sombres et monochromes et la multitude d’aventures ne semblent pas laisser beaucoup de place à la créativité du bédéiste. Les raccourcis dictés sans aucun doute par les contraintes éditoriales brouillent parfois la compréhension de l’histoire comme lorsqu’on retrouve Fix à Calcutta sans qu’on puisse savoir comment il a fait pour y arriver. À force de ne pas faire de choix dans les épisodes racontés par Jules Verne, cette adaptation, qui se veut très fidèle, finit par réduire l’œuvre originale à l’un de ses aspects : le roman d’aventures, en laissant de côté beaucoup de références géographiques et culturelles des espaces traversés, pourtant chères à Jules Verne. De même, l’aspect initiatique du roman n’est pas appuyé et l’adaptation donne avant tout l’impression d’une course pour inscrire toutes les péripéties en si peu de planches.

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En revanche, l’adaptation en trois tomes proposée par Dauvillier et Soleilhac offre un dessin beaucoup moins réaliste avec notamment des décors plus simplifiés. L’ambiance générale de l’œuvre est très différente de celle des éditions Adonis. Ici, les couleurs chaudes et vives donnent plus de légèreté aux évènements. Par exemple, l’interprétation du lancement du pari fou est ici plutôt perplexe et amusée alors que pour Chrys Millen, elle est sombre et agressive. Les éditions Delcourt donnent de la place non seulement au texte de Jules Verne mais aussi à ses silences et n’hésitent pas à offrir aux lecteurs des successions de cases muettes. Ainsi, le tome 1 de Delcourt développe les 16 premières planches d’Adonis.

Si les deux adaptations en bande dessinée de la même œuvre originale ont un véritable souci de fidélité à un des romans français les plus lus dans le monde, les différents moyens éditoriaux mis à leur disposition, les mondes graphiques très différents des deux dessinateurs et les sensibilités de leur interprétation en font deux bandes dessinées très différentes.

On mesure par-là que toute adaptation est une réécriture subjective et que parmi les bandes dessinées qui reprennent les œuvres classiques, les plus réussies restent celles qui assument pleinement les écarts qu’elles font vis-à-vis de l’œuvre littéraire originale. À ce titre, les bandes dessinées qui ne veulent «qu’être au service de l’œuvre originale» prennent le risque de mécontenter le lecteur de l’œuvre classique qui pourra être froissé par la part de subjectivité et donc de trahison du bédéiste, mais aussi le lecteur de bande dessinée qui, ne voyant rien de révolutionnaire dans une adaptation trop sage et trop en retrait par rapport à l’œuvre originale, ne reconnaîtra pas les richesses du neuvième art auxquelles il est attaché.

2. 3. Les adaptations au croisement de deux secteurs ou le pari des éditeurs

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L’adaptation du Petit Prince (SFAR, 2008), se veut extrêmement fidèle à l’œuvre de Saint-Exupéry, tant par l’intrigue que par le texte et même par le dessin. Peu d’écarts sont à noter dans cette adaptation, si ce n’est l’absence du chapitre XXII sur l’aiguilleur, le texte parfois légèrement modifié ou encore quelques libertés de représentation de la part de Sfar. Ainsi, la rose à laquelle le Petit Prince pense tant, est matérialisée dans la bande dessinée par une femme et le businessman n’a plus du tout une forme humaine et devient une sorte de monstre extraterrestre qui garde tout de même la cigarette au coin de la bouche, comme chez Saint-Exupéry. Mais une telle volonté de fidélité a fini par se retourner contre l’adaptation elle-même. Certains se sont alors demandé ce qu’apporte cette adaptation à l’œuvre originale et s’interrogent sur l’objectif d’une telle démarche. Le texte de Saint- Exupéry avait-il besoin d’être vulgarisé en bande dessinée? En quoi ce nouveau médium sert-il l’œuvre ou sa diffusion? Le regard du bédéiste apporte-t-il réellement un nouvel éclairage à l’œuvre classique déjà elle-même illustréeet cette bande dessinée peut-elle être considérée comme une œuvre majeure pour Joann Sfar? En comparant certains dessins comme celui du roi très proche de celui de Saint-Exupéry, on peut être tenté de considérer que cette adaptation relève du plagiat. Ceux qui ont été déçus par cette adaptation, y ont vu avant tout une démarche éditoriale de la part des éditions Gallimard qui, en proposant à grands cris de promotion, une adaptation d’une des œuvres littéraires françaises les plus lues par les adultes et par les enfants (12 millions d’exemplaires vendus en France, 300000 se vendant encore chaque année, traduit en 230 langues et totalisant 80 millions d’exemplaires vendus pour environ 600 éditions distinctes) par un des bédéistes les plus en vogue du moment, ne pouvaient qu’être sûres que le nombre d’exemplaires écoulés serait important. L’impression de facilité et de coût marketing a rendu nombre de critiques sévères face à une adaptation pourtant réussie qui cherche à redonner une présence à l’auteur, le représentant en train de dialoguer avec son personnage.

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Zazie dans le métro (OUBRERIE, 2008) s’inscrit pour les éditions Gallimard dans la même démarche. L’œuvre de Raymond Queneau reconnue aujourd’hui comme un classique de la littérature française est transposée en bande dessinée par un bédéiste très connu ou plus précisément par un bédéiste dont une des séries est extrêmement connue. Ainsi, sur la première de couverture, l’éditeur a fait ajouter un autocollant accrocheur qui stipule «Par le dessinateur de Aya de Yopougon».

Comme pour Le PetitPrince, l’éditeur espère attirer les lecteurs de Queneau et ceux d'Oubrerie et réunir par cette adaptation un plus grand public. Cependant, et à la différence du travail de Joann Sfar, Oubrerie reprend un texte qu’il scénarise entièrement et dont il crée tous les dessins. Avec un trait de crayon extrêmement stylisé, Oubrerie réussit à proposer une bande dessinée très fluide qui reprend le caractère provocateur du langage de l’héroïne de Queneau, son humour et l’attachement qu’elle provoque. Cette fidélité à l’esprit de l’œuvre originale associée au talent indéniable de bédéiste d'Oubrerie en font une adaptation très réussie.

3. Les adaptations en BD volontairement affranchies de l’œuvre originale

3. 1. Entre éloignement et fidélité

Certains bédéistes s’inspirent d’une œuvre et en proposent une adaptation très éloignée. Ainsi, L’Homme qui rit (MORVAN et DELESTRET, 2008) est bien fidèle au récit de Victor Hugo mais l’univers futuriste choisi est tellement loin de celui de l’œuvre classique que les bédéistes ont fait le choix d’assumer pleinement ce décalage.

Dans son avant-propos, le scénariste, Jean David Morvan, lui-même directeur de la collection spécialisée en adaptations en bandes dessinées d’œuvres littéraires classiques, justifie son choix: «dans l’adaptation, il y a plusieurs degrés… Si notre récit reste fidèle à l’histoire, au ton, aux personnages, à la dramaturgie de Victor Hugo, nous l’avons transposé dans un univers décalé, trop mécanisé pour être l’Angleterre médiévale choisie par l’auteur.

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À ce chapitre, force est de constater que Hugo avait pris autant de liberté avec l’histoire du Royaume-Uni que nous avec la sienne. C’est une des raisons qui nous a poussés à faire ce choix d’ailleurs. Nous ne retrouvions plus nos petits entre ce qui est énoncé dans le roman et les livres d’histoire qui détaillent la chronologie de cette époque. Il faut bien avouer que la puissance incroyable que dégage L’Homme qui rit n’est pas dans la fidélité pointilleuse aux évènements historiques, mais dans celle, écrasant tout sur son passage, de la démesure des sentiments. Nous avons donc décidé de créer un monde qui soit visuellement au diapason de cette démesure, afin de le rendre graphiquement plus palpable. C’est également pour cette raison que nous avons décidé de prendre Hugo à la lettre, en faisant parler les Comprachicos dans un mélange d’anglais, de français et d’espagnol qu’ils sont censés baragouiner». Nous sommes très loin de la représentation réaliste, l’homme qui rit est presqu’un monstre de science fiction et les bédéistes mettent en scène et présentent au ralenti la tentation qui est la sienne.

3. 2. Quand l’adaptation devient parodie

Si certains expliquent leur choix de s’éloigner de l’œuvre originale pour finalement mieux la servir, d’autres se lancent dans la parodie et sont avant tout motivés par l’humour et la dérision. Ainsi, Littérature pour tous (Collectif, 2002) est un recueil qui a pour ambition de reprendre les grands classiques de la littérature française en en proposant une vulgarisation très personnelle, comme en atteste la quatrième de couverture: «Copain, tu tiens entre les mains une chic bande dessinée! Grâce à Littérature pour tous, tu connaîtras, sans peine, et sur le bout des doigts, près de 14 GRANDS ROMANS FRANÇAIS! Et tout cela sans jamais avoir eu besoin de te plonger dans les gros livres sans images que l’on t’impose à l’école! Avec Littérature pour tous, tu découvriras que lire, c’est fun, cool comme un clip de MTV, et que la littérature, finalement, c’est aussi easy que d’envoyer un SMS!» Le ton de la dérision est pleinement donné et assumé!

Selon les adaptations proposées, la parodie prend des aspects très différents. Ainsi, l’adaptation des Misérables (BURNOTTE, 2002), résume par traits grossiers l’intrigue de Victor Hugo mais choisit d’inverser totalement les rôles des personnages : Jean Valjean devient un «être répugnant, un crève-la-faim abject, voleur et menteur, qui, pour nourrir ses petits neveux tout aussi pouilleux que lui, vole un pain à un honnête boulanger», alors que le policier Javert est présenté comme «homme de devoir et de probité», que les Thénardier deviennent «une pauvre mais noble famille qui n’avait pour tout bien, qu’une modeste auberge» et que Cosette est qualifiée de «récalcitrante».

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L’adaptation de Le Rouge et le Noir (GOLENVEAU, 2002) offre un dessin classique mais un texte tout à fait déroutant. Comme le précise l’introduction «À la lecture de Le Rouge et le Noir, classique incontournable, infiniment subtil et complexe, notre jeunesse, peu habituée à la grande littérature du 19ème siècle, a souvent ressenti certaines difficultés à saisir pleinement les richesses de l’œuvre.[…] Nous avons sensiblement simplifié l’intrigue, écarté bon nombre d’allusions historiques et politiques. La présente leçon met en pratique un vocabulaire bien particulier: c’est celui de notre jeunesse».

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Le bédéiste a même pris soin d’ajouter un lexique français / jeune dans lequel il donne quelques équivalences telles que «S’faire chier super mortel de la mort = être d’humeur mélancolique».

Chacune des adaptations des 14 classiques littéraires choisit une voie parodique différente et nous pourrions citer, comme dernier exemple, celui qui est sans doute le plus réussi: l’adaptation d’Eugénie Grandet (LEWIS, 2002) Pour reprendre le roman de Balzac, Monsieur Lewis choisit de transposer son adaptation dans le monde de Warner Bros Cie et de représenter M. Grandet sous les traits du célèbre Picsou, Eugénie Grandet devenant Daisy et Charles, Donald. Avoir fait se croiser ces deux mondes autour de l’avarice est une véritable trouvaille qui permet à cette adaptation de jouer de la connivence avec son lectorat.

Le même Monsieur Vandermeulen s’est associé à Morvandiau pour proposer une adaptation totalement loufoque du Cid (VANDERMEULEN et MORVANDIAU, 2005).Cette version n’a rien à voir avec celle des éditions Petit à Petit présentée précédemment. Ici, les auteurs s’amusent avec les anachronismes, les décalages de niveaux de langue et les simplifications de l’intrigue. Pour évoquer le dilemme cornélien qui se pose à Rodrigue, l’adaptation le présente comme un benêt coincé entre son obéissance de petit garçon face à son père et son inexpérience amoureuse «pour une fois que je réussis à me trouver une fille, Papou m’oblige à tuer le papou de ma fiancée!»

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L’adaptation n’est en rien fidèle à la tonalité et au registre littéraire de l’œuvre originale, bien au contraire, elle s’amuse à tourner en dérision l’identité même de l’œuvre de Corneille. Bien entendu, la lecture de la bande dessinée n’apprend pas grand-chose sur l’œuvre de Corneille mais après une étude du Cid de Corneille, la présentation de cette adaptation ou d’extraits permet de parfaitement illustrer la notion de parodie.

En guise de conclusion: adapter, c’est toujours croiser différentes sources

Que ce soit dans les adaptations qui revendiquent la distance qu’elles prennent avec l’œuvre originale ou celles qui au contraire cherchent à lui être le plus fidèles possible, on trouve toujours un phénomène de convergence des influences dans toute réécriture.

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En bande dessinée, le texte, le dessin, le découpage, l’agencement texte / image, sont autant d’entrées qui sont marquées pour chaque bédéiste par sa propre culture personnelle. Dans l’adaptation, c’est finalement la convergence de plusieurs mondes propres au patrimoine de l’artiste qui se manifeste.

Ainsi, la très belle adaptation du Roman de Renard (HEITZ, 2007) termine-t-elle son tome 1 sur un retour sur l’élaboration de la bande dessinée. L’auteur explique, toujours sous forme de BD, que pour créer cette adaptation, le bédéiste s’est inspiré de nombreuses bandes dessinées mais aussi du Roman de Renard de la collection Rouge et Or, de l’adaptation de Paulin Paris, de celle d’Albert-Marie Schmidt ou encore de la version retenue dans les éditions de la Pléiade. On peut donc conclure en généralisant cette remarque et en affirmant que même les adaptations qui se veulent les plus fidèles sont empreintes de la culture littéraire et graphique du bédéiste et qu’elles révèlent toujours une interprétation. Plus cet aspect est refoulé et plus l’adaptation est plate et sans envergure. En revanche, lorsqu’il y a véritable prise de conscience de l’interprétation que ce soit dans le dessin, dans le découpage ou dans le choix des passages clés, la prise de risque est très généralement appréciée par le lectorat.

Il convient donc de ne pas sous-estimer le lecteur de bandes dessinées en l’appréhendant comme un paresseux partisan du moindre effort, qui voudrait consommer les grands classiques de notre patrimoine littéraire en version allégée, et ne pas croire qu’il se satisfera d’une adaptation peu ambitieuse. Bien au contraire, il attend de l’adaptation qu’avec tous ces ingrédients exceptionnels que sont l’œuvre originale et le monde de la bande dessinée, l’alchimie puisse opérer et lui offrir une nouvelle œuvre riche en émotions.

Bibliographie

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Collectif, Arthur Rimbaud, les poèmes en BD, Darnétal, Petit à petit, 2006
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DUVAL et ZAMZIM, Tartuffe, Paris, Delcourt («Ex-Libris»), 2008
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Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482