Publifarum n° 14 - La BD francophone

Comment devenir scénariste de bande dessinée en Afrique, exemple du parcours de Christophe Ngalle Edimo

Christophe NGALLE EDIMO (propos recueillis par Laura Colombo, avec la collaboration de Roberta Marazzo)


Abstract

Christophe Ngalle Edimo, a contemporary author, relates his experience as scriptwriter of comics, on the background of the history of the genre in Cameroun, as well as the particularities of Central and Western Africa comics. His production covers different themes, in particular social problems, between France and Africa, such as immigration, return to Africa, prostitution, medical issues, the life of immigrants in France. This contribution also evoques his relationship with different drawers, and the importance of the elements of narration, point of view, message, language level, framing and decoupage in the album production.

On pourrait commencer par un peu d'histoire, par ce que vous avez appelé «l’appropriation de la bande dessinée en Afrique Centrale».

Pendant la colonisation française, et après les indépendances (1960), dans la plupart des collèges du Cameroun, de Centrafrique, du Congo Brazzaville et du Gabon, l’apprentissage de l’histoire commençait par l’histoire de France, avec le célèbre «Nos ancêtres les gaulois…», dont l’aboutissement, au niveau bande dessinée, a été un engouement certain pour la lecture d’Astérix le Gaulois, la célèbre bande dessinée de Goscinny et Uderzo parue en 1962.

Parallèlement, les enfants riches du Congo Léopoldville (appelé plus tard Congo Kinshasa, puis Zaïre, enfin Congo Démocratique) se délectaient des aventures de Tintin, notamment de Tintin au Congo qui mettait en avant le fait colonial Belge en Afrique Centrale. Cet album, le premier qui se passe dans une Afrique “réelle” (rien à vois avec le Tarzan d’Edgar Rice Borrough) n’est sans doute pas étranger à l’engouement des congolais pour la bande dessinée.

Le Congo ex-Belge est la première terre productrice de bandes dessinées en Afrique Centrale, aussi bien au niveau diachronique que du point de vue des productions. La bande dessinée y a débuté au début des années 1940, par la création de petits journaux illustrés par les missionnaires belges des Editions Saint-Paul de Léopoldville (Kinshasa).Et dès les années 50, des auteurs Congolais se sont fait connaître dans l’illustré Jeunes pour jeunes, tels le futur romancier Achille Ngoye (publié au Serpent à plumes, Paris), qui est véritablement le père de la BD congolaise au niveau scénario. L’éditeur était toujours les Editions Saint-Paul, de Kinshasa. Des dessinateurs lui ont emboîté le pas, tels que le vieux Mfumu Eto, dont les BD sont écrites en Lingala.

L’exemple de Mfumu Eto, producteur et diffuseur de son propre magazine a initié vers la fin des années 70 de nombreux talents, tels que Barly Baruti et Pat Masioni, qui sont les créateurs de la puissante association ACRIA, qui a formé et propulsé au cours des années 80 et 90 de nombreux auteurs, tels que Al’ Mata, Fifi Mukuna (une des rares dessinatrices d’Afrique), Thembo Kash, Asimba Bathy, Hallain Paluku.

A côté de la bande dessinée chrétienne qui diffusait les histoires des saints, existait une bande dessinée purement congolaise qui parlait d’histoires “de quartier”, du quotidien des gens du peuple.

Ailleurs en Afrique Centrale, il n’existait aucune production locale de bande dessinée: seule la publicité de la rue (enseignes en bois des petites boutiques des quartiers) était capable de faire vivre les dessinateurs. En effet, la caricature de presse ne relevait que de deux ou trois caricaturistes, s’exprimant sous le regard d’une féroce censure dans le seul quotidien national (avec parfois une édition du week-end). Cependant, le trait incisif de certains caricaturistes (dont le Camerounais Louis Marie Lemana) a sans doute éveillé des vocations qui ont attendu des jours meilleurs pour éclore.

S’il n’existait donc pas d’auteurs, il y avait des lecteurs, particulièrement friands de bandes dessinées étrangères pas chères et disponibles en français, telles que celles du groupe italien Bonelli (Ombrax, Blek le Roc, Miki le Ranger, Tex Willer, mais surtout Zembla, clone de Tarzan).

D’autres bandes dessinées, plus chères, en couleurs et plus sophistiquées en termes de scénario et de dessin, étaient disponibles par prêt aux lecteurs dans les centres culturels français: Astérix, Tintin, Buck Danny, mais aussi des magazines de bandes dessinées tels que Le Journal de Tintin, Le journal Spirou, Pif (dont nous ignorions qu’il était une production du parti communiste français), et surtout Kouakou, journal destiné à la jeunesse africaine et financé par le ministère français de la coopération: ce magazine ne comportait que quelques pages de bandes dessinées, mais pour la première fois sans doute (parution de 1966 à 1998) le héros de ces pages illustrées était un jeune garçon africain nommé Kouakou, et les histoires se déroulaient en Afrique.Kouakou a été remplacé par la magazine Planètes Jeunes, financé par le ministère français des affaires étrangères, et dont les pages illustrées sont dessinées par des auteurs africains, quasiment tous de pays d’Afrique Centrale (Simon-Pierre Mbumbo, Willy Zekid, Pat Masioni.

Donc il existait bien des lecteurs, mais pas de production locale, ce qui n’est pas étonnant: il n’était pas question de subir le sort des écrivains locaux de renom, publiés à l’étranger, mais qui ont été au préalable emprisonnés puis conduits à l’exil (au Cameroun René Philombe, Mongo Beti ou Daniel Ewande).

De surcroît il n’existait qu’une ou deux librairies dans les capitales et les grandes villes (cinq librairies et deux maisons d’éditions seulement pour le Cameroun jusqu’au début des années 90). Quant aux imprimeries, il n’existait dans ces pays que l’imprimerie nationale, très contrôlée par le pouvoir, et dans le meilleur des cas une imprimerie catholique d’où sortaient des écrits peu contestataires.Le livre de jeunesse également était quasi inexistant, mis à part quelques productions africaines venant de Dakar (Les Nouvelles Editions Africaines, NEA).

Le Congo ex-Belge a donc été longtemps la seule terre de production de bandes dessinées en Afrique Centrale, et il y existait des auteurs reconnus. Mais ailleurs on ne le savait pas…

Certains gouvernements d’Afrique Centrale se méfiaient du fait culturel ou informatif, qui risqueraient de faire germer dans les têtes des idées de contestation.Mais la chute du mur de Berlin a eu des répercussions en Afrique Centrale, où le vent de la contestation a soufflé, avec “l’autorisation” de la France, notamment à partir du discours du président français François Mitterand à La Baule le 20 juin 1990. Ce discours peut être résumé ainsi: «Le vent de liberté qui a soufflé à l'Est devra inévitablement souffler un jour en direction du Sud. […] Il n'y a pas de développement sans démocratie et il n'y a pas de démocratie sans développement».

Dès lors la caricature a joué un rôle prépondérant lors des élections multipartites et lors des conférences de réconciliation nationales, que ce soit au Congo Brazzaville, au Cameroun, au Gabon.Et la demande en caricatures soulignant des événements particuliers ou exprimant des attitudes particulières de certains hommes politiques étant devenue très importante, il s’est créé des journaux à 90% dessinés, comme le Message Popoli au Cameroun (1991), dont la vedette était le caricaturiste Nyemb. Des journaux similaires au Popoli ont été créés au Zaïre (Le Grognon à Kinshasa, où évoluaient le dessinateur Al’ Mata et la dessinatrice Fifi Mukuna, Le Miroir à Ndjamena avec Adji Moussa). De cette époque date l’envie de faire de la bande dessinée un peu partout en Afrique Centrale, notamment au Cameroun.

Quels ont été les facteurs principaux de développement?

Cette envie a été alimentée par quatre éléments quasi simultanés: la popularisation de l’internet; la création de festivals africains de bande dessinée (Kinshasa 1995, Libreville 1998, Yaoundé 2003); la création d’associations; l’émergence d’une star de la bd africaine, Barly Baruti. À quoi s'ajoutent les formations dispensées dans les centres culturels français et dans les centres Wallonie-Bruxelles d’Afrique Centrale par des auteurs franco-belges confirmés (P’tit Luc, Warnaux et Raives, Bob de Moor, Emmanuel Lepage, etc.)

A partir d’internet on a pu se rendre compte qu’il était possible même pour des africains résidants en Afrique de participer à la popularisation de la bande dessinée, par exemple en envoyant des dessins dans des forums spécialisés tels que BDparadisio (créé en 1996).Et par internet un début de communication entre dessinateurs africains a pu se mettre en place, ce qui a abouti à la création d’associations de bédéistes, qui furent contactées par des ONG pour fournir des dessinateurs à des projets en tout genre pour défendre une Afrique en crise.

Les festivals de bandes dessinées en Afrique Centrale sont nés d’abord à Kinshasa, avec tout de suite l’ambition d’être des festivals internationaux, ce qui a permis de dégager une “élite” des dessinateurs: Didier Kassai en Centrafrique, Adji Moussa au Tchad, Pahe au Gabon, Simon-Pierre Mbumbo et Almo the Best au Cameroun, Bring de Bang et Willy Zekid au Congo Brazzaville, Barly Baruti, Al’ Mata, Fifi Mukuna, Pat Masioni, Hallain Paluku, Tshitshi, Kojele au Congo Démocratique, Ramon Essale en Guinée Équatoriale.

Ces festivals ont parfois été appuyés financièrement et techniquement par leur modèle, le festival international d’Angoulême,1 d’où la présence d’Yves Poineau, président de l’association du festival d’Angoulême au Bédéboum de Libreville en 1998 et 1999.

En Afrique Centrale le financement de ces festivals a toujours été extérieur, avec très peu d’appui du ministère de la culture local ou des opérateurs privés locaux. Il en résulte qu’ils ont fini par disparaître: après la 5ème édition pour Kinshasa (2004), dès la deuxième pour Libreville (1999), quand au Fescarhy de Yaoundé, après s’être essayé à la bande dessinée en 2003 et 2004, il s’est cantonné à la caricature par la suite.

Ces festivals n’ont pas abouti au résultat espéré par les dessinateurs: faire venir un public nombreux (et non pas seulement une élite déjà formée à la lecture de la bd), car seul le salon de Kinshasa était vraiment populaire; il n’a pas permis l’émergence de véritables éditeurs et diffuseurs locaux, donc le problème de la production locale destinée à un public local n’est pas résolu; la presse publique ou privée ne s’est pas intéressé aux festivals et aux bédéistes: aucun d’entre eux n’a pu voir une série publiée périodiquement dans un journal selon le système à suivre.

Par contre les organisateurs de festivals se sont souvent enrichis, car ils ont su capter l’aide internationale à la culture grâce à de belles brochures mentionnant des témoignages sur le succès des éditions précédentes.Le système est simple: les bédéistes locaux doivent souvent remettre sans contrepartie leurs planches à ces organisateurs affairistes, afin qu’ils puissent monter leurs beaux dossiers à destination des financeurs internationaux. Car ces bédéistes n’ont pas le choix: il existe tellement peu d’occasion de montrer son travail qu’il faut faire ce que demande l’organisateur de festival, de peur d’être écarté. Car l’organisateur fait souvent miroiter la promesse qu’un éditeur européen sera présent au festival. Promesse qui ne se réalise jamais… ou presque, car à Yaoundé en 2004 l’éditeur suisse Paquet était présent, et a repéré le talentueux gabonais Pahé, qui réalise aujourd’hui deux séries chez Paquest édition.Et pour parfaire ce système, l’organisateur de festival trouvera toujours un journaliste pour faire de belles photos et de beaux écrits aptes à séduire le financeur international.

Il s’agit de ne pas dépendre exclusivement des organisateurs de festival, de rompre l’isolement des dessinateurs, de mutualiser les connaissances et l’information, et aussi d’être repérés par les Centres culturels français et les centres Wallonie-Bruxelles: en effet ces centres ont souvent prêté des locaux à ces associations (c'est le cas du Mac BD et de Trait Noir à Douala, Cameroun, de l’ACRIA à Kinshasa, de l’Atelier Bulles du Chari à Ndjamena).Parfois des fanzines y ont vu le jour, comme le Fluide Thermal animé par le dessinateur Almo The Best à Douala. Ces centres culturels ont aussi permis, lors de stages de formations, des rencontres entre dessinateurs locaux et dessinateurs français (Emmanuel Lepage, Christian Cailleaux, Fournier, Bruno) et surtout Belges (Bob de Moor dès les années 80, P’tit Luc, Warnault, Raives, Dany…) sans oublier le scénariste Frank Giroud, qui a été le premier à entamer une collaboration avec un dessinateur africain, le congolais (Kinshasa) Barly Baruti.

Barly Baruti, avec Asimba Bathy, a créé à Kinshasa la plus importante association africaine de bande dessinée: l’ACRIA, atelier de recherche et d’initiation à l’art. Il a aussi été le premier dessinateur africain à être publié par deux grandes maisons d’édition européennes, avec le même scénariste, le français Frank Giroud: la série Eva K (3 tomes chez Soleil éditions) et la série Mandrill (7 tomes).Eva K parle d’une dictature imaginaire d’Afrique Centrale qui pourrait être le Congo. Mandrill est l’histoire d’un avocat dans la France de l’après-guerre.

Barly (appelé Papa Barly en Afrique) se distingue par un dessin très réaliste qu’il a acquis à force de travail, avec le souhait de ne plus entendre cette petite phrase assassine lorsqu’il montrait ses travaux «C’est bien, pour un Africain…». Le dessin et la mise en couleur de Barly Baruti sont propres, mais sans originalité. Il se fond dans la masse des dessinateurs réalistes européens tels que William Vance, Philippe Franck, Rosinsky, Lepage, Servais…)

Toujours est-il qu’il est devenu la référence de la bande dessinée africaine: beaucoup de dessinateurs ont rêvé de faire carrière en Europe comme Papa Barly, en s‘imaginant souvent (à tort) qu’ils seraient bien reçus et exprimeraient leur art dans des conditions idylliques. Tous ont découvert qu’en Europe aussi la vie est difficile pour un dessinateur, et que savoir dessiner ne garantit pas le succès. Car en quelques années une bonne trentaine de dessinateurs d’Afrique Centrale se sont exilés en Europe, parfois pour de véritables raisons politiques (Willy Zekid, Al’ Mata), mais souvent pour «faire comme les footballeurs», quittes à se couper du substrat dont se nourrit l’imaginaire… et constater que les éditeurs européens n’attendent pas des clones de William Vanca. Mais qu’attendent les éditeurs européens d’un dessinateur africain? Et le dessinateur africain gagne-t-il vraiment à partir?

D’ailleurs Barly Baruti est rentré à Kinshasa après une quinze ans de Belgique, et Pahé… n’a pas quitté le Gabon: les courriers et internet suffisent pour une bonne communication avec son éditeur européen.

Est-ce qu'il existe des spécificités en ce qui concerne les sujets traités par les bédéistes d’Afrique Centrale?

Il y a deux types principaux de sujets: ceux fournis par les ONG qui luttent contre la famine dans le monde, contre le SIDA, contre le paludisme, contre le choléra, le gaspillage de l’eau, les moustiques, les oiseaux, les lions, les éléphants, l’herbe à chat etc.Beaucoup de dessinateurs malheureusement se cantonnent à ce marché, certes rémunérateur, mais dont l’intérêt principal est d’amener les gens à se familiariser avec la bande dessinée, en comprendre les codes, et la lire correctement. Mais il ne faut sans doute pas se limiter à ça: la bande dessinée ets un moyen d’expression dont les limites ne sont pas encore atteintes, et pour des créateurs il y a encore moyen de se faire plaisir en inventant, en se mettant en danger sur le plan créatif.

Certains dessinateurs, depuis longtemps, s’adressent à un public qui se reconnaît à travers les histoires racontées: c'est le cas du Congolais Démocratique M’fumu Eto, qui parle de la vie des quartiers de Kinshasa et qui s’édite lui-même, en Lingala, et du Congolais Démocratique Asimba Baathy.D’autres dessinateurs décrivent, un peu à la manière des caricaturistes, les tares de la société dans laquelle ils vivent (Almo the Best au Cameroun), ou s’intéressent à des groupes d’intérêts spécifiquement africains (Serge Diantantu et sa série sur les Kibangistes, syncrétisme entre christianisme et religion africaine).Mais la plupart malheureusement veulent décrire l’Europe… sans y avoir jamais été! Peut être leur faut-il encore un peu de temps pour abandonner les chimères de l’Europe et s’intéresser à leur public naturel: Pahé pourrait être un exemple, en tirant un aspect universel de sa vie africaine dans sa série La vie de Pahé.

Qu'est-ce qui manque le plus à la bande dessinée d'Afrique centrale?

C’est peut-être de créer des héros populaires, à l'exemple de l'Afrique de l'Ouest: décrire son quotidien et l’élever, populariser des héros dans lesquels chacun peut se reconnaître, s’identifier ou identifier des personnes détestées. Avoir l’ambition à partir d’un personnage de représenter une part de l’inconscient collectif, comme l’ont fait en Côte d’Ivoire Lassane Zohore avec son personnage Cauphy Gombo (petit homme d’affaire malhonnête) et au Sénégal T.T. Fons avec Goorgoorlou (chômeur patenté qui ment à son épouse tous les jours). Ces séries sont de tels succès qu’elles sont devenues des séries télévisées, et les acteurs représentant les personnages sont devenus des stars locales (Michel Gohou en Côte d’Ivoire).

Qu’ajouter pour parfaire l’appropriation de la bande dessinée en Afrique Centrale?Peut être, au niveau scénario, se rapprocher du conte, et ne pas oublier ses propres spécificités: il existe un humour centrafricain très différent de l’humour camerounais par exemple, cela doit ressortir aussi dans la bande dessinée.

Au niveau graphique, beaucoup ont essayé de faire “comme” Edgar Rice Borrough, Uderzo, William Vance etc., en apprenant en autodidacte isolé ou au sein d’une association. Dessiner comme ces grands dessinateurs ne garantit pas d’être un bon bédéiste, car il faut encore maîtriser le découpage, la narration, avoir le sens de la couleur ou du noir et blanc…

Des écoles d’art existent à présent en Afrique Centrale (les premières au Congo Démocratique, qui en comptent plusieurs): avoir une véritable formation en art plastique, mais une formation qui tienne compte en premier lieu des aspects culturels locaux de l’art me paraît important: pouvoir digérer sa propre culture, et l’adapter au média spécifique qu’est la bande dessinée est un chemin à suivre.Certes l’Afrique est pauvre, et la culture négligée par les gouvernements des pays d’Afrique Centrale, mais les lecteurs existent et demandent qu’on nourrisse leur soif d’imaginaire ou d’interprétation du réel.

Quelle était la situation de la bande dessinée à vos débuts et comment est né votre désir d'en faire?

“Mon époque”, qui désigne le temps où j’étais adolescent, est celle de la fin des années 70 – début 80. J’y associe l’époque de Simon-Pierre Mbumbo, une dizaine d’années plus jeune que moi, mais qui a eu pratiquement la même initiation à la bande dessinée. Seule différence, Simon est dessinateur et moi scénariste.

Au lycée je lisais quelques bandes dessinées du courant franco-belge: Les Tuniques bleues (Berck et Cauvin), Astérix le Gaulois (Goscinny et Uderzo), Blake & Mortimer (E. P. Jacob), Gaston Lagaffe (Franquin) et aussi Le Journal de Tintin et le journal Spirou. Il était possible de trouver ces bandes dessinées au Centre Culturel français, ou dans les centres Wallonie - Bruxelles, où le lectorat est constitué du fait d'un abonnement annuel pas trop cher,et aussi dans la plus grande librairie de Yaoundé. Lorsqu’il m’arrivait de bien travailler à l’école je recevais comme cadeau une de ces bandes dessinées.

Je lisais aussi les bandes dessinées de gare, en noir et blanc, petit format, papier de mauvaise qualité, mais beaucoup moins chères, comme celles du groupe italien Bonelli ou du groupe français Lug, avec des titres comme Tex Willer, Miki le Ranger, Hamish la foudre, Mister No, Blek le Roc, Zembla et Akim (clones de Tarzan). J’ignorais le nom des auteurs de ces bandes dessinées (je les ignore toujours, à part pour Tex Willer). Je trouvais ces bandes dessinées de gare au marché central de Yaoundé. Aujourd'hui encore en Afrique noire francophone ces BD sont très populaires, on peut les acheter dans les marchés, car les librairies sont réservées à une "élite".2

Au lycée, avec l’aide d’un copain j’ai eu l’idée de créer une ou deux bandes dessinées sur des cahiers de feuilles de dessins. Nous avons fait une série sur le football, le temps de deux exemplaires, et une autre série sur la police (un exemplaire).

Mais déçus par le résultat final et sans autre encouragement que celui des copains (même pas celui du professeur de dessin) nous avons arrêté. D’autant plus que toutes les activités artistiques (même celle de chanteur ou de danseur) étaient mal vues au Cameroun à cette époque: pour les parents, il n’y avait de salut que dans les carrières administratives ou l’armée.

A cette époque, il n’existait pas d’exemple de dessinateur de bande dessinée camerounais pour me servir de guide.

Par contre il y avait trois ou quatre caricaturistes de presse, intervenant dans le quotidien gouvernemental Cameroun Tribune, et dans le seul journal indépendant de l’époque (le Messager). Il n’était pas conseillé de faire de la caricature à cette époque, où l’information était très contrôlée par la censure. Mais tous les dessinateurs camerounais en herbe essayaient de reproduire le style graphique du caricaturiste d’exception qu’était Louis Marie Lemana (aujourd’hui décédé), qui très certainement aurait été un très grand dessinateur de bande dessinée… mais ce média n’existait pas à “mon époque” au Cameroun.

Ceux qui voulaient vraiment vivre d’un dessin ressemblant à de la bande dessinée devaient dessiner des enseignes publicitaires pour les coiffeurs, les garagistes, les restaurants de rue, les cordonniers et autres petits métiers de la rue, cela un peu dans le style du peintre Congolais démocratique Chéri Samba (dont nous ignorions d'ailleurs l’existence).

J’ai quitté le Cameroun à l’orée de la grande crise économique et politique de la fin des années 80 début des années 90 (le Cameroun ne s’en est toujours pas remis) sans me douter un seul instant qu’un jour j’essaierai de me faire une place dans le domaine de la bande dessinée.

C’est donc par un concours de circonstances que je me suis essayé à la bande dessinée, en 1999, lors d’un concours organisé par une école de formation à la bande dessinée d’Anthony, en région parisienne: il s’agissait de faire une petite bande dessinée sur le pain et sa consommation. Ne connaissant pas de dessinateur j’ai juste envoyé un scénario. L’organisatrice du concours m’a dit que j’aurai gagné… si j’avais été associé à un dessinateur. Cela m’a donc encouragé à passer du stade de lecteur “averti” de bande dessinée que j’ai toujours été à celui de créateur de scénario.

Et curieusement j’ai commencé par le dessin animé! En effet en l’an 2000 les studios Pictoons de Dakar, au Sénégal, cherchaient des scénaristes pour leur série Kabongo le griot, dont j’ai découvert l’existence par internet. J’ai ainsi scénarisé trois épisodes de Kabongo le griot. Mais les studios Pictoons ont fait faillite, et c’est avec beaucoup de joie que je me suis tourné vers la bande dessinée lorsque j’en ai eu l’opportunité, grâce à la production par l’ONG Équilibres & Populations de l’album À l’ombre du baobab, en association avec Simon-Pierre Mbumbo (dessinateur) que j’ai rencontré pour l’occasion. C’était en 2001. Cette aventure créatrice continue…

Depuis 2001, votre parcours a continué en effet par la création d'une association, l'Afrique dessinée

L’Afrique Dessinée, association Loi 1901 (à but non lucratif) a été créée à Paris en mai 2001, et enregistrée à la préfecture de police de cette ville. L'occasion avait été le succès de la bd A l'ombre du baobab, qui avait réuni une quinzaine de dessinateurs du continent et qui a été présentée à Angoulême en 2001. C'était la première fois qu'un nombre aussi grand d'auteurs de différents pays se rencontraient, ne serait-ce que grâce à internet puis grâce au téléphone. L'idée donc était de fédérer une partie de ces auteurs, afin qu'un lien se crée et que des idées s'échangent, en rencontrant d'autres auteurs africains dans leurs pays ou lors de voyages en France. L’association a depuis gardé ses deux objets principaux: promouvoir par tous les moyens possibles la bande dessinée qui parle de l’Afrique (par une présence aux festivals de BD, par des parutions de petites séries de quelques pages, par la promotion de BD créées en Afrique) et renforcer le professionnalisme de ses membres par des formations, l’achat de matériel, et la location d’un atelier à Saint-Ouen, en région parisienne.

Les créateurs de l’association étaient: moi (président), Alix Fuilu (Congo Démocratique, vice-président, par ailleurs créateur de la revue Afrobulles), et Simon-Pierre Mbumbo (Cameroun) comme secrétaire et Faustin Titi (Côte d’Ivoire) comme trésorier.

Le Bureau a régulièrement changé de cadres, excepté la présidence. Aujourd’hui je reste président (j’espère pour la dernière année), Simon-Pierre Mbumbo est trésorier, Adjim Danngar (Tchad) secrétaire, et Willy Zekid (Congo Brazzaville) vice-président.

Il a été longtemps question d’avoir un correspondant en Afrique, cela n’a jamais été possible, les relations avec les associations "sœurs" de bédéistes en Afrique étant parfois compliquées. Cependant il y a une relation relativement bonne depuis 5 ans avec l’association 3L (anciennement BD Créa Plus) de Yaoundé au Cameroun. Les relations avec les structures BD du Mali, de Côte d’Ivoire ou du Tchad n’existent plus aujourd’hui. Nous espérons faire fructifier les premiers contacts liés en juin 2010 au Festival de Tétouan avec l’association de bédéistes de Tétouan, Maroc.

Grâce à l’existence de l’atelier de Saint-Ouen nous avons pu héberger deux fois le dessinateur Didier Kassai de Bangui, Centrafrique (en 2006 et 2009), et nous avons reçu une fois le dessinateur et caricaturiste gabonais Pahé (en 2006) et la photographe malienne Fatoumata Dabaté du centre Malien de la Photographie (septembre 2007).

De notre côté nous avons participé à des festivals en Afrique, avec à chaque fois une action de formation ou la production d’un album. Ce fut le cas en 2003 au Fescarhy (Festival de la caricature et de l’humour) de Yaoundé (avec production de l’album Shégué, 48 pages couleur), en 2004 également au Fescarhy, en 2001 et 2003 aux festivals Cocobulles de Grand-Bassam, Côte d’ivoire (avec expositions), au festival de Bamako (juin 2007, production de l’album Yana, femme de Bamako, bloqué pour des raisons juridiques), au festival FIBDA d’Alger (octobre 2009) et récemment au festival de Tétouan, Maroc (juin 2010). Les festivals bd sont rares en Afrique, nous tenons à y participer chaque fois que cela est possible. Un regret: ces deux dernières années nous n’avons pas pu participer au festival Gasybulles de Tananarive, Madagascar, pour des raisons indépendantes de notre volonté.

En Europe (surtout en France), nous participons régulièrement à des festivals, et aussi (uniquement en France cette fois) à des interventions dans des écoles: aide à la production de BD par les élèves, ou réflexion sur l’Afrique pour les lycéens devant se rendre en Afrique dans des lycées locaux. Nous exposons aussi dans des bibliothèques publiques ou à des lieux momentanément ouverts à la bande dessinée (par exemple au musée d’Aquitaine à Bordeaux, du 15 au 18 2010). Nous espérons faire une action de production de BD à la maison d’arrêt de la Santé à Paris entre fin 2010 et début 2011, et le projet qui nous tient le plus à coeur actuellement, c'est celui de contribuer à la création d'un festival de bd digne de ce nom au Cameroun d'ici deux ans.

L’Afrique dessinée n’a pas beaucoup de moyens: pas de subventions, nos seuls moyens proviennent des cotisations et des pourcentages (entre 5% et 10%) que les adhérents peuvent verser s’ils le souhaitent dans la caisse de l’association lorsqu’ils ont été rétribués par un contact client de l’association. Nous utilisons ces moyens pour la location de l’atelier (ce n’est plus le cas), pour les déplacements à certains festivals, pour l’auto-édition de publications (dont Une journée dans la vie d’un Africain d’Afrique).

Gérer l’association me prend donc pas mal de temps, d’autant plus qu’il m’est demandé par certains adhérents de prendre en charge leur carrière, comme si j’étais un agent, ce que je ne suis pas, et ce que je ne peux pas être, étant par ailleurs fonctionnaire (cette activité m’est donc interdite). Cela crée des conflits. D'autre part, se répand de plus en plus l'idée que chacun puisse exister en tant qu'auteur de bd proprement dit, ce qui signifie aller vers plus d'isolement individuel. Nous arrivons donc à la fin d'un cycle, et aujourd’hui l’association a besoin d’un nouveau souffle, peut être d’un nouveau projet.

Qu'est-ce qu'on peut dire de la bande dessinée aujourd’hui au Cameroun?

Je vis en France depuis une vingtaine d’années. J’ai gardé des liens forts avec l’Afrique, aussi bien l’Afrique immigrée en Europe que le continent Africain, et notamment ses auteurs ou apprentis auteurs de bande dessinée.

C’est ainsi qu’en août 2009 à Yaoundé, Cameroun, j’ai rencontré une demi-douzaine d’étudiants en scénario de l’université locale. Ils préparaient un court métrage, et recherchaient des dessinateurs pour s’essayer à la bande dessinée. J’allais leur expliquer ce dont ils se doutaient déjà: ce que le médium bande dessinée peut donner n’est pas identique à ce qu’on peut obtenir du cinéma. Il leur faut apprendre à construire une atmosphère “efficace”, une narration intéressante, mettre en valeur des personnages ou un décor, construire une action ou une ellipse de temps ou d’espace de manière différente. Il leur faut aussi comprendre les limites, les possibilités et les exigences d’un dessinateur de bande dessinée.

En fin de compte ces jeunes étudiants en scénario se sont rendu compte qu’il leur fallait comprendre la bande dessinée pour imaginer ensuite des scénarios adaptés à ce médium. Dans cet apprentissage ils devront lire des bandes dessinées.

A Yaoundé en 2009 il y a peu de bandes dessinées disponibles, et elles sont chères, très chères pour des étudiants. La solution, ce sont les centres culturels français (deux au Cameroun), qui disposent d’un fond de bandes dessinées de plusieurs centaines de titres, disponibles gratuitement après un abonnement. Ce sont pour l’essentiel des bandes dessinées «franco-belges», et aussi quelques mangas et comics de super héros américains. Pratiquement pas de bande dessinée africaine: il n’y a que quatre auteurs camerounais référencés, dont deux présents par deux titres dans les Centres culturels français du Cameroun (Simon-Pierre Mbumbo et moi). Les autres représentants africains de la bande dessinée présents dans ces deux centres sont le Congolais démocratique Barly Baruti et l’Ivoirienne Marguerite Abouet.

Une librairie de Yaoundé distribue des titres de Barly Baruti.

Peu de camerounais savent que la bande dessinée est davantage présente ailleurs en Afrique, notamment au Congo Démocratique (le pays le plus producteur de BD en Afrique), en Côte d’Ivoire ou au Madagascar.

Mais cette situation est en cours de changement, notamment grâce à internet, qui a permis de relier les associations camerounaises de dessinateurs de bandes dessinées à d’autres associations d’Europe. Internet a aussi fait connaître l’existence de festivals de bandes dessinées en Afrique, tels le Coco-bulles de Côte d’Ivoire, le festival de Bamako au Mali, le festival international d’Alger, le festival de Tétouan au Maroc, le Gasy bulles de Tananarive à Madagascar. Et de ce fait les dessinateurs africains de bandes dessinées se sont mis à voyager, en Afrique, et aussi en Europe, voire aux USA et même au Japon (cas de Didier Kassai, de Centrafrique). Il en va de même pour les Camerounais, qui ont été présents au salon de bande dessinée d’Alger d’octobre 2009 (trois auteurs invités). Enfin, les 3, 4 et 5 décembre 2010 a vu le jour le premier Salon de la bande dessinée africaine à Paris, les 3, 4 et 5 décembre 2010. C'est Christophe Cassiau, directeur de la collection Afrique BD à L'Harmattan qui en est l'initiateur.

La situation d’isolement change donc, car les dessinateurs sont désormais plus facilement reliés entre eux, et ils ont accès à des stages de formations, souvent dispensées par des dessinateurs Belges (Warnault et Raives au Centre culturel français de Douala en 2008) et Français (Fournier en 2004 à Yaoundé, Lepage en 2000 à Douala) ou francophone (Baruti en 2008 à Douala). Ces stages sont financés par l’Agence française de la Francophonie, ou par l’association belge Africalia.

Et il existe désormais des relais qui exposent cette activité émergente qu’est la bande dessinée africaine: le site internet Africultures est sans doute le plus efficace de ces relais. Christophe Cassiau pour la France et Alain Brezault pour la Belgique sont les initiateurs du futur portail de la bande dessinée africaine, qui référencera et présentera les travaux des dessinateurs et scénaristes de bandes dessinées d’Afrique francophone, anglophone, arabophone, lusophone, sans oublier l’Afrique du Sud, où la BD est présente essentiellement dans le milieu afrikaner.

Il faut noter aussi l’existence de quelques blogs personnels,qui permettent à certains dessinateurs de se montrer: le travail présenté dans ces blogs est davantage à l’attention des éditeurs de bandes dessinées de France et de Belgique plutôt que du public potentiel de lecteurs locaux. Car le rêve des dessinateurs et scénaristes camerounais est d’être édité en France ou en Belgique: mais alors pour quel public, et avec quels thèmes? J’ai commencé à discuter ces deux questions avec les jeunes scénaristes et quelques dessinateurs. La réussite de la série Aya de Yopougon a marqué les esprits, j’espère simplement qu’elle ne limitera pas la création à la reproduction de «ce qui se vend».

Il me reste à souhaiter que des duos complémentaires se créent entre dessinateurs et scénaristes camerounais.

En tout cas, la création de bande dessinée de qualité est désormais possible pour un pays tel que le Cameroun. Il faudra y associer bien sûr la production, la diffusion et la distribution.

Pas de production au Cameroun ou alors de manière épisodique pour l’instant. Mais l’association des dessinateurs de Yaoundé est décidée à faire paraître régulièrement un collectif. Il lui faudra trouver le moyen de le diffuser.

Pour pallier l’absence d’éditeurs de bandes dessinées au Cameroun, certains auteurs de Yaoundé sont sur le point de finaliser des contrats avec des journaux locaux, pour une parution hebdomadaire. Cela s'est produit dans un journal de Yaoundé nommé Situation, qui appartient au groupe Mutation. Les bédéistes en question sont BG Laubé et Hervé Noutchaya dit Nouther, le directeur de publication est Stéphane Akoa. Faute d'argent la parution de Situation est suspendue depuis deux mois, mais l'idée est là.

Si les réactions du public sont positives, peut être paraîtront alors des albums de bandes dessinées camerounaises à destination du public camerounais. Ainsi le développement de la bande dessinée au Cameroun ressemblerait beaucoup à ce qui s’est produit aux Etats-Unis il y a une centaine d’années, le phénomène internet étant la différence.

Justement, à plus d'un siècle de ces développements, pensez-vous que la bande dessinée est un genre encore peu reconnu?

La bande dessinée en France est le secteur de l'édition qui génère les plus grandes ventes tous secteurs du livre confondus (romans, livres de jeunesse, beaux livres, éditions de poche, essais, etc.) depuis déjà une dizaine d'années. Titeuf, XIII, Largo Winch, Astérix, Le Petit Spirou, Spirou, Blake & Mortimer sont en tête des ventes les années de parution d'un nouveau volume. Ceci contribue à la reconnaissance de la bd comme art populaire. Y contribue aussi l'importance des festivals et salons de la bd, notamment celui d'Angoulême, mais aussi d'autres salons importants tels celui de Saint-Malô, de Blois, de Nîmes, d'Amiens. Le rôle de ces salons est de mettre les lecteurs en lien avec les auteurs grâce aux dédicaces, conférences, expositions, de faire connaître des auteurs, des éditeurs ou des genres de bd particuliers.

Ce qui contribue aussi à la reconnaissance de la bd, c'est sa présence au musée : des planches ont été exposées au Musée du Louvre par exemple, et des auteurs comme Enki Bilal ou Milo Manara sont très côtés chez les collectionneurs et donc par les galeries d'art parisiennes.

Cependant la bande dessinée a encore du mal à avoir la reconnaissance de la poésie, du roman, de l'essai : c'est un genre un peu "bâtard", qui n'est ni de la lecture pure, ni de la reconnaissance d'image "pure", mais un mélange des deux. Et il ne semble pas très valorisant au niveau universitaire d'être un spécialise de la bd. C'est pareil pour les journaux qui ont une critique d'art : peu font de la critique de bd. Par exemple, Télérama, premier journal culturel français, donne une page à la photographie, 4 pages au roman, 1/4 de page à la bd, 1/4 de page au livre de jeunesse (livre pour enfants), et parallèlement, 2 pages son consacrées au théâtre, et 8 pages au cinéma. Ce qui fait que la critique bd se cantonne surtout dans les revues spécialisées à 100%, revues économiquement très fragiles, comme Bodoï, ou alors financées par les librairies spécialisées bd comme Canal BD.

Par ailleurs, même si des titres bd sont en tête des meilleures ventes du livre chaque année, le poids économique de l'édition bd est faible dans l'édition française, d'où des restructurations fréquentes : le groupe Casterman a été racheté plusieurs fois en quelques années, et a perdu de son identité artistique. Pareil pour le groupe Dargaud, "géant" de la bd franco-belge, mais en fait fragile économiquement. Cela s'explique par le fait que la bd est en fait moins rentable que le roman, car son coût de production est élevé et la marge bénéficiaire des éditeurs bd est faible par rapport à celle des éditeurs de romans et essais.

 Alors oui, pour moi la bd n'est pas encore un genre suffisamment reconnu dans sa richesse et sa complexité, et la bd reste souvent cantonnée au monde des enfants, même si des adaptations cinématographiques ont récemment montré sa valeur, comme Persépolis de Marjane Satrapi, et Le chat du rabbin de Joan Sfar.

Face à cette complexité, quels sont les éléments qui, selon vous, sont fondamentaux dans une bande dessinée (niveau de langue, dessin, message...)?

Le dessin est pour moi très important, mais pas n'importe comment: c'est le lien entre deux dessins consécutifs qui est important par la signification qui s'en dégage, avant même la lecture (s'il y a lieu) du texte incrusté dans la case dessinée. Et de ce fait, l'impression graphique donnée par la page, et même par la double page, est pour moi déterminante dans l'intérêt que peut avoir une bande dessinée.

Parallèlement au dessin, viennent la couleur (ou le noir et blanc) qui donne l'ambiance générale, et le découpage de la page: ce découpage est le moteur de la narration, d'où découle par exemple le suspense.

Ensuite vient le texte, ou plutôt les textes, car on n'écrit pas de la même manière une bulle et un récitatif. Mais il ne faut pas négliger non plus le choix de l'image: le bédéiste doit être un bon réalisateur et ne pas se tromper dans la sélection des "scènes", car il y a toujours plusieurs options pour montrer quelque chose.

De tout cela je peux dire qu'il n'est pas nécessaire d'être seulement un bon dessinateur ou un bon "écrivain" pour faire une bonne bd, il faut je crois surtout être un bon conteur, donc être fort dans la narration, sans oublier l'importance de l'ambiance générale et de la mise en scène, et ensuite, naturellement, de la réalisation.

Votre production personnelle couvre de différents domaines...

J’ai mis l’Afrique au centre de mon travail car j’estime qu’elle est sous-représentée, et souvent mal représentée dans la bande dessinée franco-belge (il s’avère d’ailleurs que les Belges soient plus doués que les Français dans la compréhension de l’Afrique; le meilleur est pour moi Philippe Stassens, mais il y a aussi Warnault et Raives, tous Belges). Mais je m’intéresse avant tout aux relations humaines, et c’est ce que j’essaie de décrire par la bande dessinée. De ce fait ce qui se passe en Europe ou ailleurs me concerne aussi, et j’essaie de démontrer aux éditeurs que je peux raconter aussi l’Europe, à partir des relations humaines. Pour l’instant je n’ai qu’une publication hors Afrique au niveau de la bande dessinée.

Après l’ouvrage collectif À l’ombre du baobab (parution janvier 2001) ma première production a été une bande dessinée pour enfants de 6 – 8 ans intitulée Marcel et Léa avec la dessinatrice française Sandrine Martin, mais cette collaboration prometteuse n’a pas pu se poursuivre.3

Danseur de nuit est un autre projet que j’ai essayé d’éditer, mais sans succès. Le dessinateur sur ce projet était un Italien de Ferrare, nommé Aggeo. Là encore nos univers s’accordent, et nous avons collaboré dans un mélange d’anglais et d’italien (traduit par une Italienne installée à Paris à l’époque). C’était l’histoire d’un danseur dont la partenaire meurt d’une overdose. Sa carrière est brisée, mais il va rebondir dans la vie et finalement se stabiliser émotionnellement et socialement d’une manière assez inattendue. Ce qui a rebuté les éditeurs, c’est l’absence totale de texte dans l’histoire, et aussi le dessin, qui apparaissait un peu "ancien". Car il y a des “modes” dans la bande dessinée franco-belge, et échapper à la mode n’est pas facile. J’espère cependant que ce projet dont l’originalité est de faire de la ville de Paris un personnage, verra le jour.

Banlieues Blues est un scénario entièrement écrit et transmis à mon éditrice des Enfants Rouges. Le scénario a séduit l’éditrice qui veut absolument le produire. Mais cette fois c’est moi qui hésite, car je ne pense pas avoir pour l’instant trouvé le dessinateur dont l’imaginaire complèterait le mien sur ce sujet des banlieues. Alors je cherche encore, et je modifie un peu le scénario lorsque j’ai du temps. Cela montre une crainte du scénariste: que le dessin et surtout la couleur étouffe les éléments à mettre en avant, au lieu de les servir.

Depuis octobre 2010 j'ai transmis un projet à Nathalie Meulemans, directrice des Enfants Rouges, elle a accepté de l'éditer. Le titre provisoire est La chiva colombiana, l'histoire parle de la difficile intégration des noirs de la côte pacifique dans la Colombie d'aujourd'hui. Le dessinateur est Fati Kabuika, qui vit à Kinshasa, Congo Démocratique: notre collaboration passe uniquement par internet, pour l'instant!

Quant à la production «Afrique», elle s'articule selon quatre typologies:

Dans cet album, il y a une référence à la Bordurie, donc une intertextualité avec Tintin, qui renvoie aux problématiques des «relations internationales». L'allusion est ironique mais toute votre production touche des réalités difficiles et des thématiques sociales. La bande dessinée peut alors être un moyen de dénonciation, et de quelle façon ?

La bande dessinée est un art populaire, avec des auteurs souvent issus du peuple, ce qui peut s'expliquer par le fait qu'il n'est pas nécessaire de faire de longues études d'art pour être un bon bédéiste: il faut surtout avoir le sens de la "bonne" image. Donc pas beaucoup de censure sociale à ce niveau. Ces auteurs, souvent issus du peuple, parlent des problèmes qu'ils connaissent, et de ceux de leur famille ou voisins. Ils parlent donc facilement je crois des problèmes dans lesquels ils vivent.

En France Etienne Davodeau s'est fait spécialiste de la bande dessinée dénonciatrice des problèmes sociaux. Et ça marche, il fait partie des auteurs de bd reconnus. En France toujours, Dupuy et Berberian ont décrit de l'intérieur, par la série Monsieur Jean, le monde de la nouvelle  bourgeoisie parisienne (les "Bobo"), qui a un rôle si important dans les choix culturels de la France aujourd'hui.

Au niveau de l'Afrique, l'auteur Belge Stassen (marié à une Rwandaise) a décrit de façon formidable les problèmes de la région des grands lacs africains, avec Deogracias et Les enfants. J'ai même entendu un expert en sciences politiques français dire à Philippe Stassen: «vous avez dit et fait comprendre en 50 pages ce que j'essaie de dire en 1000 pages». Car c'est là la force de la bd : fonctionner par un processus d'identification du lecteur au héros. Le lecteur va donc vivre par procuration les difficultés (ou les joies) d'un héros.

Par contre la bd, du fait d'un nombre de pages souvent réduit (à part les séries japonaises de plusieurs centaines de pages : les mangakas décrivent aussi souvent des conditions sociales ou culturelles particulières, voir par exemple la mangaka Niriko Nananan), ne peut traiter que peu de sujets à la fois sur une même histoire, car le risque est grand de perdre le lecteur (et donc de rater le processus d'identification).

Les personnages que vous présentez dans vos histoires montrent une réalité qu'on connaît mais qu'on évite souvent. Actuellement, croyez-vous qu'il y a une plus grande sensibilité par rapport à des questions telles que la prostitution, ou les problèmes sanitaires?

Il s'agit là de cas différents. Pour celui de Le secret du manguier... avec Amandine et Bineta, c'est un travail de commande : une ONG française, en lien avec des ONG africaines, voulait sensibiliser au problème de la prostitution, de plus en plus d'origine familiale en Afrique, et de plus en plus aussi liée au trafic international d'êtres humains. C'est donc un travail de prévention. La sensibilité existe chez les jeunes et dans les familles : est-il moral de vendre un ou deux jeunes pour que trente personnes puissent s'en sortir dans la vie? N'y a-t-il pas d'autres moyens? Et faut-il accepter un système politique et économique qui amène certaines personnes à sacrifier leurs enfants?

Pour les deux autres bandes dessinées, il s'agit d'un travail personnel : Une journée... parle de la corruption et de certains de ses effets dans une grande ville africaine. Nous montrons une société telle que nous la percevons. Avec Le retour au pays... nous essayons de "démythifier" le retour au pays d'un immigré : l'immigration mal préparée (pour de multiples raisons) est en fait un non-retour, car l'Afrique avance à sa façon, sans ceux qui en sont partis, et peut même être hostile à un retour (car plus personne n'attend vraiment le retour de l'immigré); nous montrons aussi que l'immigration est parfois une survie personnelle, sans lien de solidarité avec qui que ce soit au pays. Ces deux bandes dessinées ont beaucoup intéressé le public dans les festivals, malgré des problèmes d'impression.

Le surnom d'Alphonse Madiba, «dit Daudet», instaure un lien entre l'Afrique et la littérature hexagonale, l'imaginaire collectif français, et Malamine, un Africain à Paris, entre en résonance avec le titre d'un film célèbre des années 1950, mais pour s'en détacher aussitôt par le sujet traité. Cet album d'ailleurs, présenté lord d'un cours de littérature en Italie, a contribué à faire connaître de l'intérieur les problèmes des immigrés, et à les faire mieux comprendre. Pensez-vous que la BD puisse se ranger, même d'un point de vue didactique, dans ce qu'on nomme, avec un syntagme bien français, la littérature engagée?

L'usage des surnoms est courant au Cameroun et ailleurs en Afrique centrale. Et ceci est tiré d'un homme qui existe vraiment à Douala au Cameroun, et dont le prénom est Alphonse. Il s'est trouvé lui même le surnom de "Daudet" pour ajouter un prestige à son prénom et à son nom. C'est une pratique assez courante au Cameroun, celle de donner un surnom aux enfants : en général on les surnomme en fonction du nom ou prénom d'un grand parent, ou alors d'une qualité portée par un parent ou grand parent. Et bien sûr les surnoms liés à une idole, qui peut être politique ou sportive. Quant à l'«engagement», on pense au niveau de notre association qu'il est important de faire connaître certains problèmes sociaux, afin que la société s'interroge sur elle-même. D'autres que nous trouveront les solutions, car nous n'en avons pas.

Pour finir, quels sont vos projets actuellement?

J'ai présenté aux Enfants Rouges un projet dont le titre provisoire est Deux femmes et dont le thème est la rencontre entre une jeune française et une très vieille africaine muette et sans papiers qui finit par prendre une place de grand-mère dans la vie de la jeune femme.

J’ai aussi des projets de BD avec des dessinateurs vivant en Afrique, comme Jason Kibiswa, de l'association Kin Label de Kinshasa: ce sera l’histoire d’une jeune femme nommée Paris Kitoko (la belle Paris en Lingala, langue du Congo).

EDIMO 2
EDIMO 1

C’est en fait une allégorie, car Paris Kitoko représente l’Afrique qui se fait exploiter (ici par son patron qui travaille avec une entreprise française inquiétante, et aussi par sa mère, maman Nini, qui représente la corruption, très présente en Afrique et dont il est difficile de se débarrasser). Les tout derniers projets, encore à l'étude, sont La Compagnie générale des hydrocarbures avec Simon-Pierre Mbumbo et un album sur l'Afrique du Sud avec un groupe de dessinateurs, dont le Sud-africain Brice Reignier.


Note

↑ 1 C'est un salon international (qui a lieu toujours le dernier week-end de janvier), qui draine 200 000 visiteurs payants sur 4 jours pour une ville de 100 000 habitants, et c'est la plus grande manifestation culturelle de la région Poitou-Charentes. Des visiteurs et agents économiques (éditeurs, agents littéraires) y viennent du monde entier: Japon, Corée du Sud, USA, Chine, Taïwan, Belgique, Pays-Bas, et de plus en plus d'Allemagne et d'Espagne (Cf. Roberta Marazzo, op. cit.).

↑ 2 Aujourd'hui comme partout ailleurs, en plus de l'influence des centres culturels français, les aficionados de la bd africaine se recrutent chez les lecteurs de Mangas, les Mangas étant popularisés par les séries télévisées, et aussi par les versions papiers pas trop chères. Des auteurs comme Akira sont très connus en Afrique noire francophone. Chez les anglophones comme au Nigeria, souvent ce sont les super héros du groupe Marvel qui ont été déterminants pour les futurs bédéistes. Mais le processus est le même : les créateurs de bd d'Afrique noire ont d'abord été des lecteurs de bd étrangères, car ce média n'existait pas à la base en Afrique. (Cf. Roberta Marazzo, Il fumetto francofono: dalla tradizione franco-belga alla realtà africana, mémoire de l'Université de Vérone, sous la direction de Laura Colombo, 2010, p. . Nous remercions Roberta Marazzo pour nous avoir permis de citer son travail).

↑ 3 Une des raisons en a été un conflit avec d'autres scénaristes, que j'évoque ici seulement pour montrer la condition du scénariste de bande dessinée: le scénariste est le moins bien payé lors d’un travail d’édition (le dessinateur gagne au minimum le double), ce qui peut s’expliquer, car faire un scénario est généralement moins long que dessiner un album. Mais surtout, dans le monde de la bande dessinée, c’est le dessinateur qui a le pouvoir, même si cette situation a tendance à évoluer vers une meilleure reconnaissance des scénaristes, dans la mesure où il manque des scénaristes dans la bande dessinée franco-belge (dont dérive la BD africaine).

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482