Publifarum n° 14 - La BD francophone

La BD québécoise : « Magasin Général », la narration entre image et texte

Elisa BRICCO



Abstract

Magasin Général is a graphic novel by two French-speaking artists, Régis Loisel and Jean-Louis Tripp. The article focuses on the narrative strategies that are employed in the creative process involving images and language. The tight collaboration between the two creators, called the “Loitripp”, generates a very rich product that is a mixture of their two ways of comic storytelling. By the use of tools derived both from narratology and comic art cricticism, we'll underline the main features of the narration, dealing with the construction of the narrative, the creation of the atmospheres and pointing out the main characteristics of the graphic work.

1. La collaboration entre auteurs de BD: le «Loitripp»

En 2005 deux auteurs français de BD se rencontrent et partagent un atelier à Montréal. La vie commune pousse tout naturellement Régis Loisel et Jean-Louis Tripp à travailler ensemble sur un projet commun: Magasin Général, où ils mettent en scène la vie d’un petit village dans les années 20 du vingtième siècle au Québec. La collaboration est très fructueuse du moment que les deux auteurs se révèlent véritablement complémentaires1: après avoir écrit ensemble le scénario au tout début de cette aventure, Loisel commence à élaborer les planches et s’occupe de la mise en scène et du dessin; Tripp reprend les crayonnés de son collègue, les peaufine et y ajoute les clairs-obscurs qui se révèlent importants pour donner aux images la juste profondeur et une sorte de netteté. Voici comment ils expliquent cette création en commun:

- Loisel: «Il faut que 100 % de Loisel et 100 % de Tripp fassent un auteur à 300 %. Nos différences doivent nous conduire ailleurs. En fait je m'arrête là où ça m'emmerde et lui commence où ça lui fait plaisir».
- Tripp: «Ce n'est ni lui ni moi mais quelqu'un d'autre».

Depuis 2006, les deux auteurs ont réalisé cinq albums, même si le projet initial n’en prévoyait que trois: Marie (mars 2006), Serge (novembre 2006), Les Hommes (2007), Confessions (2008), Montréal (2009) et Ernest Latulippe (novembre 2010). Les trois premiers albums sont accompagnés del'Arrière boutique du Magasin Général, révélant les coulisses du travail des créateurs: il s’agit de la reproduction en regard des planches élaborées par Loisel et avec celles ensuite perfectionnées par Tripp, de sorte que le lecteur puisse se rendre compte du travail collaboratif et qu’en même temps il puisse suivre de près la construction des albums, case après case.

Depuis le début, les matériaux de l’histoire ont augmenté considérablement au point que les auteurs prévoient désormais la sortie de sept albums au total. Ce n’est pas qu’ils aient modifié leur histoire, celle-ci est bien définie depuis le début dans son déroulement et dans ses traits essentiels, mais ils expliquent que: «On prend simplement plus de temps pour la raconter. Les personnages annexes ont vite commencé à prendre du volume…».

À partir du synopsis, «qui tient sur une page et demie», Régis Loisel et Jean-Louis Tripp élaborent planche sur planche avec le support de François Lapierre pour le coloriage et de Jimmy Beaulieu avec lequel ils reprennent tous les textes pour arriver à faire une BD en québécois «lisible par les Français».

2. L’histoire

Magasin Général est le récit de la vie dans un village québécois, Notre-Dame-des-Lacs, dans les années 1926-1927. Il s’agit d’un contexte rural, très caractérisé et très traditionnel dans lequel fait son irruption un élément nouveau qui, petit à petit, rompt les équilibres sur lesquels se fonde depuis toujours la petite communauté.
Loisel explique dans l’entretien paru sur le site Auracan.com qu’il s’agit d’une fable. En effet, au niveau de la composition du récit, la série rentre très simplement dans la structure décrite par Vladimir Propp à propos du déroulement de la fable (Propp, 1970). Les différents albums construisent un parcours où l’héroïne, Marie, est confrontée aux changements et à la nouveauté: le premier tome représente une situation d’«équilibre initial (début)»; le deuxième propose la rupture de l’équilibre (mobile ou complication); le troisième présente les «péripéties du héros»; le quatrième le «rétablissement temporaire de l'équilibre»; le cinquième met en scène l’éloignement de l’héroïne et une nouvelle tentative de rétablissement de l’équilibre dans le village (dans cette étude nous nous bornerons à l’analyse des quatre premiers tomes).
Le premier volume, Marie, est donc consacré à la présentation de la situation de la petite communauté villageoise. Une série de scènes et de tableaux introduisent le lecteur dans la routine de la vie de tous les jours et il peut s’apercevoir des équilibres et des dynamiques interpersonnelles sur lesquels repose la sérénité de ce petit microcosme. Le récit s’ouvre avec la mort de Félix Ducharme, le gérant du magasin du titre, lieu fondamental pour la survie de la communauté. Sa femme Marie, sollicitée par les villageois, décide de prendre en charge l’activité commerciale malgré la peine qu’elle éprouve pour la disparition de son mari et le fait qu’elle ne soit pas originaire du village. Ainsi, elle continue à s’occuper non seulement de la vente de toute sorte de marchandises, des outils aux tissus, de la nourriture aux casseroles, mais aussi du ravitaillement du magasin dans la ville assez lointaine, où elle se rend en conduisant la camionnette de feu son époux. Marie va être le personnage central de la série, celui autour duquel gravitera tout le récit et toutes les vicissitudes des autres personnages. Marie, par ses décisions et par son comportement, jouera le rôle d’engendreur des changements qui interviendront dans la vie tranquille de Notre-Dame-des-Lacs. Elle ne sera pas la seule à avoir cette fonction importante, puisqu’à partir du deuxième volume apparaîtra Serge, l’autre personnage pivot du récit.
Canadien de naissance, Serge a passé de longues années en France au point d’en acquérir l’accent et les gestes un peu affectés pour les rudes paysans et bûcherons du village. Dans l’économie du récit, Serge représente l’élément perturbateur, celui qui parvient à casser le subtil équilibre sur lequel se fonde la vie des Canadiens. Il arrive au village en hiver, quand la plupart des hommes sont partis travailler comme bûcherons dans le Nord. Le nouvel arrivé s’insère dans la communauté au sein de laquelle il devient vite indispensable, puisqu’il est vétérinaire, en parvenant à être estimé par les personnes restées là-bas, essentiellement des femmes et des hommes âgés. En effet, Serge est sympathique, agréable et prévenant, il est perçu comme un personnage exotique, caractérisé par une très grande gentillesse et disponibilité envers les autres. En outre, en décidant d’ouvrir un restaurant du soir dans le magasin, et en invitant dîner les familles à tour de rôle, sans demander à être payé, il introduit dans le village une série de nouveautés et de mets raffinés qui sont très appréciés par la plupart des invités. Il devient ami de Marie qui l’héberge et trouve en lui un compagnon respectueux et un support pour faire face à sa solitude et aux besognes quotidiennes de son magasin. Il s’instaure ainsi dans le village une sorte de nouvel équilibre fait de sérénité et de satisfaction générale.
Avec la fonte des glaces, la saison des bûcherons se termine et les hommes rentrent au village. Le troisième volume, Les Hommes, s’ouvre métaphoriquement avec une scène où le cordonnier du village offre à un jeune homme simple d’esprit une paire de chaussures de femme qu’il désirait par dessus tout. C’est une des circonstances les plus transgressives présentées dans le récit, puisque pour seconder le désir un peu bizarre du jeune homme, tout le monde accepte qu’il porte des chaussures de femme. Il s’agit là d’une situation répréhensible dans une société traditionnelle et essentiellement machiste, mais c’est une scène qui joue un rôle important dans la diégèse, en tant que prolepse allégorique, puisqu’elle signifie le début du changement qui se produit dans l’équilibre du village par la présence de Serge. La scène suivante présente l’arrivée des hommes et le commencement des soucis. En fait, ils n’acceptent pas les changements survenus dans la communauté pendant leur absence: la présence de Serge avec son restaurant et la très faible autonomie que leurs femmes et leurs compagnons ont acquise en leur absence. La tempête se prépare doucement et le mécontentement augmente jusqu’à la mise en place d’une véritable dichotomie entre les hommes qui viennent de rentrer au village et le reste des habitants: les femmes se révoltent et n’acceptent plus de collaborer avec leurs maris. La tension croît jusqu’au moment où les hommes décident que Serge devra partir et pour le lui faire comprendre ils détruisent le garage où il s’était installé. La crise touche au climax et Serge décide de s’en aller,le soir même où Alice, la maîtresse du village, risque de mourir des suites d’un accouchement. Serge la sauve et il gagne ainsi définitivement le respect de ceux qui l’avaient refusé jusqu’à ce moment-là.
Dans le quatrième volume, Confessions, l’équilibre est rétabli et Serge se voit complètement intégré dans la communauté de Notre-Dame-des-Lacs. Pourtant, le bonheur n’est pas tout à fait atteint parce que tout le monde s’attend naturellement à ce que Marie et Serge formalisent leur vie en commun par le mariage. Marie elle-même ne comprend pas pourquoi la syntonie et l’affection qui la lient désormais à Serge ne trouvent pas leur débouché naturel dans une liaison amoureuse. Le problème réside dans le fait que Serge est homosexuel et donc il ne pourra jamais se marier avec Marie et la rendre finalement heureuse. Après quelques péripéties, c’est le sage Isaac qui trouve la solution. Comme il a été blessé pendant la première guerre mondiale et qu’il est rentré aveugle d’Europe, il diffuse la fausse nouvelle que Serge aussi a été blessé en guerre et qu’il est devenu impuissant à cause des suites de son incident. Tout le monde alors comprend et accepte le fait que la liaison entre Serge et Marie est impossible. Il paraîtrait que l’équilibre soit enfin rétabli, sauf que Marie, qui est désormais résignée, à la fin du volume tombe entre les bras du jeune mari d’une des femmes du village. Le récit se ferme sur son regard égaré, en laissant imaginer au lecteur que l’histoire continue.
Avant de poursuivre avec l’analyse des éléments constitutifs de la narration de cette BD, nous aimerions nous arrêter quelques instants sur une petite histoire dans l’histoire qui est significative de plusieurs caractéristiques du travail de création d’un récit en BD: il s’agit de la présence des animaux dans cette série. En effet, l’une des caractéristiques de Magasin Général réside dans le développement d’histoires parallèles, ou plutôt de celui des personnages secondaires ayant un rôle important à des moments particuliers de la diégèse, à côté du récit principal de Marie et Serge. En effet, Loisel et Tripp réussissent très bien à caractériser les personnages, à les typifier et à leur consacrer l’espace de quelques cases/planches si leur développement peut apporter des informations importantes ou faire progresser le récit principal:

Nous cherchons constamment quels personnages pourront faire avancer l’histoire et le récit de la manière la plus efficace. À certains moments, il y en a qui émergent: Alcide, par exemple, dans le T4 monte en puissance... Mais nous voudrions revenir aux animaux, petits compagnons des personnages et aussi petites présences indépendantes dans les planches. Sur le site déjà cité Régis Loisel s’exprime ainsi à propos de cette stratégie de création bédéique: Cela s’est fait par hasard. Quand je dessine, j’aime rajouter des détails pour donner de la vie à mes histoires. Au début, il y a un chat qui nous amène dans le monde de Félix. C’est un parti pris de poser la caméra au travers du regard d’un chat. Ce n’était pas prévu au départ. Ensuite, comme le chat existe, je le montre de temps en temps. Puis, au moment de l’enterrement, je dessine un petit chien qui court après des gamins comme j’aurais pu faire une poule qui caquète parce que justement les enfants courent. Et puis je dessine le chat qui crache devant le petit chien.

Ainsi, tout le long des quatre tomes le lecteur peut suivre les vicissitudes des animaux : dans le premier tome le petit chat de Marie assiste aux scènes les plus importantes du village, il est le spectateur muet de l’enterrement de Félix et il accompagne sa maîtresse dans le magasin [Marie, 7]. Dans le second tome un chien apparaît et une petite histoire dans l’histoire prend corps. En fait, le rapport entre chat et chien n’est pas amical au début, mais après quelques petites disputes [voir l'image] vers la fin du volume ils deviennent copains et jouent tranquillement ensemble. Dans le troisième tome apparaît un caneton qui n’est naturellement pas bien accueilli, ni bien accepté par les deux autres qui se coalisent contre lui, mais finalement une entente harmonieuse s’établit entre eux. Il semblerait que le rapport entre les animaux indique allégoriquement celui entre les êtres humains dans le village, qui après la rencontre et une initiale méfiance passe à l’amitié et à l’appréciation interpersonnelle. La petite diégèse animale n’est pas du tout secondaire, ni peu soignée par les auteurs; au contraire, toutes les techniques de la narration que nous allons illustrer sont utilisées pour les récits des animaux: voici donc que dans Marie le chat devient le sujet de l’ocularisation, c’est-à-dire qu’il est le point de départ de la focalisation et que toute la scène est perçue à travers ses yeux. La même chose se produit avec le chien, et les trois animaux ensemble mais aussi, parfois, l’ocularisation est centrée sur un autre animal, par exemple une chèvre. Mais il est temps désormais d’analyser ces techniques narratives propres à la BD dans le détail.

3. La construction du récit : particularités de la BD

a. Les stratégies de la monstration narrative

Le récit de Magasin Général, comme on vient de le montrer, est structurellement assez simple. Toutefois, dans la bande dessinée c’est la construction de la narration avec les images et le texte qui rend le récit efficace et attrayant. En effet, dans cette forme artistique nous sommes confrontés à une double narration2: monstrative et verbale. La narration monstrative est constituée par la séquence des images des cases juxtaposées indiquant au lecteur le déroulement du récit et des actions des personnages; à celle-ci se superpose la narration verbale, c’est-à-dire la division du récit en cases, le montage de celles-ci et la mise en page. Du point de vue narratologique, toutes ces actions relèvent d’un “méga-narrateur” (LAFFAY, 1947), d’«un véritable chef d’orchestre qui règle [l]es différents paramètres, les organise».
Le récit de bande dessinée est donc le résultat de l’interconnexion de deux niveaux de narration, et pour en comprendre à fond le fonctionnement il est indispensable de prêter attention aux caractéristiques de chacune. En fait, dans la “narration monstrative” on peut utiliser différentes typologies de focalisation, c’est-à-dire différentes manières de gérer l’information à transmettre au lecteur. Les principaux éléments qui contribuent à créer la focalisation dans le récit en BD sont l’ocularisation (JOST, 1990) – «la relation entre ce que la caméra montre et ce qu’on pense que le personnage doit voir» – et l’auricularisation, qui signale la perception sonore de la part d’un personnage. La variation de ces deux éléments et leur liaison plus ou moins étroite avec le personnage présent sur scène permettent à l’auteur de BD de construire le récit et d’en différencier les constituants. Nous allons voir que dans la narration de Magasin Général une large gamme de ces possibilités est utilisée.
En outre, en ce qui concerne la narration scripturale, il faut mentionner l’intervention des récitatifs qui peuvent avoir une valeur d’information dans le cadre spatio-temporel ou qui peuvent acquérir une grande autonomie par rapport aux images et transmettre d’autres messages, ainsi qu’il arrive dans la BD en objet.

b. La construction du récit : la monstration narrative dans Magasin Général

Ainsi que nous l’avons expliqué précédemment, dans le premier volume de la série, les auteurs présentent une situation, un contexte spatio-temporel en plus du contexte socioculturel. Afin de permettre au lecteur d’avoir une idée la plus possible précise et variée de tels contextes, on utilise des stratégies propres à la narration monstrative de la BD: par exemple, pour donner une idée générale et en même temps diversifiée d’une situation donnée, celle-ci est présentée en exploitant les possibilités de la planche et du gauffrage (la division de la page en cases).
Au début du premier tome, la petite communauté de Notre-Dame-des-Lacs est présentée dans sa complexité grâce à la juxtaposition d’images encadrant des personnages différents, avec l’alternance de plans rapprochés et de plans d’ensemble [Marie, 9]: de cette manière le lecteur-spectateur peut se former une idée de la situation et commencer à connaître les personnages du récit.
Une technique très intéressante et hautement expressive consiste dans la présentation d’une situation encore une fois “démontée” et à recomposer, pour en montrer synthétiquement les composantes essentielles et seulement par la suite insérer les dialogues qui ne sont pas directement connectés aux personnages apparaissant dans les images. Il s’agit là d’une version très particulière de l’auricularisation par laquelle le sujet source du discours n’apparaît pas et donc le phylactère contenant ses mots n’est pas relié à son image – la petite queue se termine entre une case et la suivante –, tandis qu’au premier plan l’on aperçoit ceux qui l’écoutent, ou qui sont le cas échéant les personnages mêmes objet des discours. Cette technique est l’auricularisation zéro et se vérifie lorsque «le son n’est ancré ou relayé par aucune instance diégétique» (JOST, 1990: 57). Deux exemples se trouvent dans les planches du premier album [Marie, 46-47].
Une autre technique permettant de construire une scène très significative consiste dans le récit alterné de deux scènes qui ont lieu au même moment [Confessions, 26-27; Les Hommes, 42-43]. Ici la page devient un puzzle que le lecteur doit recomposer en suivant la narration parallèle et synchrone.
Enfin, le plan semi-subjectif est largement utilisé dans Magasin Général, celui-ci permettant au lecteur de voir au second plan ce que voit le personnage, comme si le premier était derrière les épaules de celui-ci. Le personnage est donc encadré de dos et le lecteur perçoit la scène “avec lui” (vision avec) [Les Hommes, 13 ].

c. La construction du récit : la narration verbale

Comme nous l’avons expliqué ci-dessus, à côté de la narration monstrative on peut déceler dans la BD un deuxième niveau, celui de la narration verbale, permettant la construction complexe et complète d’un récit. Dans Magasin Général, les récitatifs ne véhiculent pas d’informations sur les changements spatio-temporels de l’histoire, ni pour relier les planches entre elles, ni pour rendre compte des changements de décor, puisque toutes ces informations sont fournies par les images, ainsi que nous le verrons ensuite. Toutefois, les récitatifs situés en haut ou en bas des cases accueillent une instance narrative qui intervient dès le début dans le récit et qui joue le rôle de voix off commentant les événements dans leur déroulement. Il ne s’agit pas véritablement d’une voix narrative, mais c’est plutôt un personnage supplémentaire qui remplit en un certain sens le rôle d’une conscience extérieure posant un regard critique sur les événements qui animent le village. L’attention de cette voix off se concentre surtout sur l’héroïne, Marie, commentant son comportement, ses choix et ses sentiments.
Cette voix qui ouvre le récit est celle de Félix Ducharme, mari de Marie qui meurt au début du premier album [Marie, 1]. En d’autres termes, c’est comme si son âme était restée dans le village et voltigeait au-dessus des maisons en jetant un regard réprobateur et critique sur les nouveautés au fur et à mesure qu’elles se produisent. En fait, ce regard est très lié au statu quo et il n’apprécie pas du tout l’arrivée de Serge, puisqu’il est un élément très déstabilisant des équilibres. Symboliquement la voix off intervient aux côtés de Marie dans les moments difficiles, lorsque la femme souffre et qu’elle est seule. Et, en effet, la voix s’adresse directement à la femme, bien qu’elle reste inaperçue de celle-ci, en cherchant à la raisonner, ou bien à lui faire sentir que quelqu’un l’observe, la contrôle, la juge [Marie, 78,79, 80]. Et lorsque Serge commence à avoir un certain rôle dans la communauté, qu’il est apprécié, suivi et approuvé, la voix de Félix devient une sorte de porte-parole, une annonce de ce que penseront les hommes à leur retour des forêts. [Serge, 22-23].
Dans le troisième volume, Les Hommes, cette instance narrative acquiert un rôle important dans la diégèse – avant-coureur de la crise – au moment où les hommes rentrés et leurs femmes se brouillent au sujet du restaurant en particulier et de Serge en général. Pour donner une image de la dégradation de la situation, la voix off utilise la métaphore de la pomme pourrie qui «fait rebuter toute la panerée». En effet, une longue séquence de planches [Les Hommes, 17- 29] montre les difficultés des rapports entre les gens du village:

D’abord il y a un panier et dans ce panier il y a des pommes / des belles pommes toutes rouges / pis un beau jour un ver se glisse dans le panier / le ver attaque la plus belle des pommes / il rentre dedans. Il gruge, il gruge… / à un moment donné le ver a fait son chemin jusqu’au cœur de la pomme… / pis la pomme commence à s’gâter… / ça fait qu’est là qu’on est rendu : à c‘t’heure, la pomme est pourrite. / … pis dans pas longtemps c’est tout le panier qui va l’être! 

Lorsqu’enfin la situation se rétablit et que Serge est définitivement intégré dans la communauté, la voix de Félix se raréfie et elle intervient seulement à côté de Marie, dans Confessions, quand la femme n’arrive pas à accepter que Serge ne pourra jamais l’aimer en tant que femme. Félix lui parle donc directement:

J’te l’avais ben dit, qu’il était pas pour toi ce nono, là… / As-tu compris, Marie? / mais coudonc… /… ça paraît qu’à cette heure tout l’monde icitte a l’air de l’trouver ben fin. / ça fait que moé chuis là… / pis j’regarde… / pis j’attends… [17-19].

Et, ainsi qu’au début, les derniers mots du quatrième volume sont à Félix:

« Marie… Marie que c’est qu’t’as fait ? / Marie… j… je… / j’vais pas m’choquer après toi Marie… / mais…/ pis maintenant Marie ? » [70]

d. La construction du récit: les atmosphères

Ainsi que nous l’avons annoncé, l’absence de narration verbale est intégrée par la narration monstrative. C’est en particulier dans deux dimensions du récit que cette particularité est la plus évidente: la sphère temporelle relevant de la narration et la sphère sentimentale, connectée essentiellement à Marie, relevant des thématiques.
Au niveau de la macrostructure, nous avons déjà expliqué que le récit expose des événements qui se situent dans un espace temporel assez restreint, et plus spécifiquement entre l’automne 1926 (Marie) et le printemps 1927 (Confessions).3
Tous les albums sont caractérisés par une saison en particulier: «Notre récit est aussi rythmé par une logique de saisons» explique Régis Loisel. Ainsi, dans Marie, les feuilles tombent et c’est l’automne; Serge est enveloppé dans la neige [image de la couverture]; dans Les Hommes le passage de l’hiver au printemps avec le dégel est représenté par la pluie, omniprésente; et dans Confessions la nature renaît. Tous ces éléments atmosphériques et le rythme saisonnier sont représentés de manière magistrale par les deux auteurs qui mettent en scène les êtres humains immergés dans la nature, en train de lutter contre elle pour faire face à sa rudesse en hiver, et d’en profiter en automne pour la cueillette des fruits ou au printemps lorsqu’ils labourent les champs pour les préparer à la semence.
En ce qui concerne l’indication du déroulement du temps, vu que les récitatifs sont destinés à la voix off, ce sont les images qui indiquent le passage de la nuit au jour: voici donc qu’au début et/ou à la fin d’une planche ou d’une double planche il se trouve une case bandeau qui ferme le récit d’une journée et dans la page suivante une autre qui ouvre sur une nouvelle journée [Serge, 17-18; Confessions, 45-46] ou bien qui exprime le temps qui coule à travers l’illustration muette de la vie et des travaux saisonniers [Marie, 78; Confessions 12]. Il s’agit là de planches entières à travers lesquelles s’opère le passage entre une situation et une autre, de manière assez claire.
La dimension météorologique accompagne parfois les sentiments de la protagoniste. Dans ces cas-là, le coloriage de la planche est directement lié à l’état d’âme de Marie. Un exemple intéressant est constitué par la séquence de la “confession” de Serge, lorsque toutes les illusions tombent et que la femme est obligée de faire face à la vérité [Les Hommes, 77]. Dans un soir pluvieux, une série de cases presque monochromatiques, où un gris foncé plutôt métallique recouvre la scène et laisse entrevoir des images assez sombres et peu définies, les deux personnages se rencontrent et l’alternance de plans rapprochés et de plans plus élargis, mais toujours circonscrits aux personnages, montre l’évolution de la prise de conscience par les expressions de désespoir et d’étonnement de Marie. Le plan très rapproché sur ses yeux remplis de désarroi, situé au centre de la planche est très significatif. Mais toute la construction de cette planche est très intéressante puisqu’elle est divisée en trois bandeaux, le premier contient quatre cases où les deux personnages apparaissent alternativement, en plan rapproché au visage et en mi-corps; le deuxième contient les yeux de Marie; et le troisième est divisé en trois cases qui reproduisent la même image encadrée un peu différemment: celle de l’aveu de Serge. Ici, l’œil de la caméra est passé à l’extérieur et l’image de l’homme, ou plutôt son ombre, est sillonnée par la pluie tombant dru. Rien de plus explicite pour rendre compte par les images du climax de la scène et aussi de l’éloignement à soi du personnage réduit à n’être qu’une portion de l’ombre de lui-même.
Dans Confessions [45-47], une séquence de trois planches met en scène encore une fois le désespoir de Marie et sa confusion mentale due à l’impossibilité d’avoir un rapport “normal” avec Serge. Ce qui caractérise cette scène est l’absence totale de mots entre les deux protagonistes: leurs gestes et les images suffisent à construire l’atmosphère et le récit. Les seuls mots qui sont prononcés ne concernent pas le dialogue entre les deux protagonistes, aucun mot n’est adéquat pour exprimer leur tristesse, mais la voix off fait ses commentaires, et Serge parle au chat de Marie, bouleversé, lui aussi, par le désarroi de sa maîtresse. C’est par le jeu de la disposition des cases et par l’alternance du focus entre Marie et Serge, par leurs petits gestes, que l’on peut percevoir la tension et la douleur qui plane sur ce couple d’amis. L’accolade finale, tout à fait amicale, scelle l’entente retrouvée, et l’obscurité de la nuit, où baignent les cases, a permis l’accomplissement de cette intimité.

Nous espérons avoir montré combien la construction du récit dans Magasin Général est très soignée et révèle de la part des auteurs l’exploitation de toutes les stratégies possibles en BD pour raconter une fable. Nous avons seulement voulu donner un petit aperçu de la maîtrise des deux auteurs et aussi de la richesse de leur travail de collaboration.

Bibliographie

J. BAETENS, «Littérature et bande dessinée. Enjeux et limites», Cahiers de Narratologie, 16 (2009), «Images et récits», http://revel.unice.fr/cnarra/document.html?id=974
T. GROENSTEEN, Système de la bande dessinée, Paris, PUF, «Formes sémiotiques», 1999.
T. GROENSTEEN, La Bande dessinée mode d’emploi, Liège, Les impressions nouvelles, 2007.
B. F. HASLÉ et M. F. PICAUD, «100% de Loisel et 100% de Tripp, il faut que cela fasse 300% de Magasin Général.», Auracam.com - Toute l’actualité de la BD sur le net, 2008, http://www.auracan.com/Interviews/interview.php?item=214.
W. HENNE, Récit/Discours [Mini-précis de narratologie], http://www.5c.be/textes/narratol.htm, consulté le 18.05.2010.
F. JOST, Le Récit cinématografique,1990, Paris, Armand Colin, «Cinéma», 2005.
A. LAFFAY, «Le récit, le monde et le cinéma», Les Temps modernes, n. 21, 1947.
É. LAVANCHY, Étude du “Cahier Bleu” d’André Juillard. Une approche narratologique de la bande dessinée, Louvain-La-Neuve, Academia Bruylant, 2007.
B. PEETERS, Case, planche, récit. Comment lire une bande dessinée, Paris, Casterman, 1991.
B. PEETERS, Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion, «Champs», 2003.
V. PROPP, Morphologie du conte, Paris, Seuil, «Points», 1970.


Note

↑ 1 "Loitripp" est une expression utilisée par Frank Giroud dans l’entretien avec Loisel et Tripp, «100% de Loisel et 100% de Tripp, il faut que cela fasse 300% de Magasin Général.» Sauf mention différente, toutes les citations des deux auteurs sont tirées de cet entretien. http://www.auracan.com/Interviews/interview.php?item=214, consulté le 2 avril 2010.

↑ 2 Nous allons utiliser les notions de la narratologie appliquées à la BD dans Lavanchy 2007.

↑ 3 Dans l’entretien déjà cité, R. Loisel explique : «Cette histoire va se passer, du début jusqu’à la fin, sur environdeux ans et demi »

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482