Publifarum n° 13 - Variations autour d'Agota Kristof

«C’est égal»: fragments d'une identité éclatée, entre fiction et autobiographie, à propos des dernières parutions d’Agota Kristof

Rosanna GORRIS CAMOS



Abstract

Italiano  | Inglese 

In questo primo articolo vengono analizzati, alla luce dei romanzi di Agota Kristof e in un’ottica intertestuale, le due ultime opere di Agota Kristof. L’Analphabète, che lei stessa definisce “récit autobiographique”, è composto di 11 frammenti autobiografici che già annunciano come stelle comete le tematiche che verranno sviluppate nella Trilogia. Dalla scrittura in un lingua altra alle ironiche “clowneries”, dal dolore dell’esilio alla sfida poetica, “tutto” sembra già essere presente in questa autobiografia dell’esilio e del dolore. C’est égal contiene invece 25 novelle, scritte nei primi anni della sua carriera, veri e propri esercizi, nello stile dei gemelli della Trilogia fatto di “silence, d’immobilité et de jeûne “, ma ricchi della vena poetica e dello humour nero che riescono a dire e a condensare il dolore dell’esilio, della brisure identitaire e del double bind.


Mais des flocons de neige flottaient
dans ma mémoire (J. Semprun)
De temps en temps, il neige.
(C’est égal)

À notre maison de Cillian
et à mon père

L’écriture ou la vie: le défi d’un revenant

L’écriture ou la vie est le titre-emblème adopté par l’un des écrivains rescapés aux tempêtes du XXe siècle, à la guerre, à la déportation et aux tourbillons de la mémoire qui croit pouvoir exorciser la mort par l’écriture dans une langue autre. Or, si Jorge Semprun a choisi une langue, le français, et le «désordre concerté» pour dire comment il a «traversé la mort»1, Agota Kristof a fait de l’écriture, l’écriture dans une langue “ennemie”, une langue qui lui «a été imposée par le sort, par le hasard, par les circonstances», dit-elle, le sujet de son œuvre même.

Ses personnages, hantés par les «flocons de neige flottant dans [sa] mémoire»2, n’hésitent pas à descendre, pour écrire leur livre, dans une zone de non retour, jusqu’au fond du gouffre, jusqu’à la folie, jusqu’à l’assassinat, jusqu’au supplice même, car «les jurés ont estimé que l’on n’avait pas le droit de tuer quelqu’un sous prétexte que cette personne vous empêchait d’écrire un livre»3. L’écrivain est donc pendu comme «individu égoïste, pervers, dangereux pour la société». Mais son crime a libéré son écriture et son manuscrit est recopié par Lucas, par un geste d’appropriation, dans le grand cahier où ce récit d’assassin, superbe mise en abyme, rompt par sa narration en je la vaste plage du il.

Le rapport entre l’écriture et la mort est d’ailleurs si étroit que toutes les fois que la Mort, dame en noir qui hante son dernier recueil, C’est égal, où elle écrit: «Fermez bien vos portes. J'arrive sans bruit, avec des mains gantées de noir»4, souffle son vent froid, les pages d’un livre ou d’un manuscrit semblent s’animer. Elles se remplissent de mots, de signes, elles brûlent ou elles augmentent incessamment. Mathias, enfant déforme, enfant Jésus, victime de la cruauté et de la solitude qui avait devancé les conseils de Lucas :

Et quand tu auras trop de peine, trop de chagrin, et si tu ne veux en parler à personne, écris-le. Ça t’aidera. (La Preuve, p.133)

avait, dit-il, «tout» écrit dans son «CAHIER DE MATHIAS»:

Je l’ai déjà écrit. J’ai tout écrit. Tout ce qui m’est arrivé... Mes cauchemars, l’école, tout. J’ai aussi mon grand cahier comme toi.

Tout le monde écrit dans les romans de Kristof, “tout” est écrit, dans ces Grands Cahiers manuscrits qui traversent les pages de la Trilogie, en sont les pages mêmes. Des manuscrits qui, d’un roman l’autre, du Grand Cahier à la Preuve jusqu’au Troisième Mensonge, d’un pays l’autre, d’une frontière l’autre, de l’enfance à la mort, conservent intacte l’énigme: Qui écrit? pour qui? quand? Des manuscrits écrits dans une langue inconnue, apprise et conquise qui rendent ces cahiers secrets, énigmatiques, comme le journal codé qu’Agota écrit dans ses longues nuits passées, en pleurant et en écrivant, dans le misérable internat de son adolescence:

Alors, pendant ces heures de silence forcé, je commence à rédiger une sorte de journal. J’invente même une écriture secrète pour que personne ne puisse le lire. J’y note mes malheurs, mon chagrin, ma tristesse, tout ce qui me fait pleurer en silence le soir dans mon lit.5

Le beau livre de Valérie Petitpierre qui, en détective, explore l’énigme littéraire et structurel de la Trilogie6, tente de reconstituer, de reconstruire le puzzle, en reparcourant, presque à la loupe, les stratégies narratives complexes d’Agota Kristof, d’un livre l’autre, d’un manuscrit l’autre, n’y réussit que partiellement. Il faut se rendre de quelque façon à l’évidence. Les romans de Kristof «basculent le texte au-delà de la frontière qui sépare la vraisemblance de l’invraisemblance»7.
Si elle, comme ses jumeaux, ne veut écrire que la vérité :

Pour décider si c’est «Bien» ou «Pas bien», nous avons une règle très simple: la composition doit être vraie. Nous devons décrire ce qui est, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons.
Par exemple, il est interdit d’écrire: «Grand-Mère ressemble à une sorcière»; mais il est permis d’écrire: «Les gens appellent Grand-Mère la Sorcière». 8

et un peu plus loin:

Les mots qui définissent les sentiments sont très vagues ; il vaut mieux éviter leur emploi et s’en tenir à la description des objets, des êtres humains et de soi-même, c’est-à-dire à la description fidèle des faits. (GC: 34)

ses livres sont en réalité le lieu du mensonge, le lieu où la fiction triomphe sur l’histoire, où les stratégies narratives ne sont jamais linéaires mais avancent par bribes, de façon circulaire, désorientent le lecteur qui ne trouve plus de clé de lecture. Expérience de la discontinuité, du mensonge trouble et troublant, la Trilogie prive le lecteur de toute solution rationnelle et logique. L’oscillation entre réalité/fiction, vérité/mensonge crée un effet de tension continu qui ne diminue jamais. Bien que le lecteur s’efforce en vain de comprendre, de recomposer les pièces du puzzle, l’opération s’avère impossible. Face à l’énigme, aux fragments de vérité, aux mensonges qui se multiplient, qui s’emboîtent au fil des pages, d’un livre à l’autre, le lecteur est toujours plus déconcerté, plus désorienté. Le jeu/je narratif court-circuite toute sorte de forme du discours, le narrateur passe du nous au il, à un je éclaté, dans le Troisième mensonge, tisse des autobiographies qui contredisent l’histoire des deux premiers livres. «L’histoire de l’enfance du narrateur», écrit Marie Bornand, «est ainsi reprise selon diverses variantes, inventée et réinventée, affirmée comme mensonge»9. Pièces d’un puzzle impossible à reconstituer, comme la mémoire de l’exilé, le passé se refuse à une présentation linéaire. La narration littéraire qui voudrait mimer le réel se rend au mensonge et à l’irréel. Le passé, trop douloureux, se cache, s’échappe dans les plages du silence ou il émerge par fragments, par flash et se réfugie dans le mensonge littéraire. Une sorte de Tregua s’instaure10, une lutte de titans entre l’écriture et la vie où cette dernière semble se mettre de côté pour laisser triompher «l’irréel sur le réel».

L’Histoire, l’histoire de l’Europe, la déportation, l’invasion nazie et soviétique sont filtrées à travers la fiction11. Les yeux des enfants “fictionnalisent” l’histoire mais en même temps évoquent l’atrocité de l’histoire encore plus grave, plus profonde, plus blessante. Le kantien Mal radical (das radikal Böse)12 éclate dans tout son immense non-sens, explose, comme une bombe, dans le cœur et dans la tête du lecteur. L’éclatement, la rupture identitaire de l’exil semblent rendre impossible les retrouvailles, familles éclatées, identités déchirées, échangées, confuses, enchevêtrements onomastiques, langues étrangères, pèsent lourd, lourd comme ces dictionnaires que l’on entraîne d’un pays l’autre à travers des frontières réelles et imaginaires.

La solitude, «l’insupportable solitude» rend toute retrouvaille et le nostos impossibles 13:

Je suis à la recherche de mon frère...
Tout cela n’est qu’un mensonge. Je sais très bien que dans cette ville, chez Grand-Mère, j’étais déjà seul, que même à cette époque j’imaginais seulement que nous étions deux, mon frère et moi, pour supporter l’insupportable solitude.14

Le défi d’une analphabète

Mais au lieu du roman tant attendu par ses lecteurs et dont elle a parlé à plusieurs reprises:

J’ai écrit beaucoup de pages d’un roman. J’ai trouvé aussi le titre Aegle dans les champs. Mon premier amour. C’était le pasteur protestant de mon village, en Hongrie. J’avais cinq ans, il était ami de mon père. Je l’ai aimé pour toute ma vie, et un jour je le lui ai même dit. 15

Agota Kristof a publié, en août 2004, aux Éditions Zoé, L’analphabète, récit autobiographique, onze fragments d’une vie éclatée, déjà publiés dans la revue zurichoise Du en 1989-1990, mais réunis pour la première fois chez Zoé et traduit en italien chez Casagrande16:

«Débuts», «De la parole à l’écriture», «Poèmes», «Clowneries», «Langue maternelle et langues ennemies», «La mort de Staline», «La mémoire», «Personnes déplacées», «Le désert», «Comment devient-on écrivain?», «L’analphabète».

Dans L’Analphabète, Agota Kristof semble appliquer à son écriture autobiographique les règles qu’elle a imposées à ses personnages fictifs et notamment aux jumeaux : tout y est «vrai», c’est-à-dire conforme à la réalité telle que la mémoire peut ou veut la restituer, mais aussi indemne des multiples déformations que l’expression de la sensibilité personnelle et de l’autoanalyse provoquent généralement dans le jeu des souvenirs. Suivant la structure adoptée dans ses romans (le Grand Cahier compte soixante-deux chapitres), le recueil est une “marqueterie” de courts chapitres reproduisant de petites scènes significatives. L’auteur raconte, dans son style essentiel à la Giacometti, sans “fronzoli”, sans états d’âme apparents (ce qui n’exclut nullement, au contraire, ni les non-dits intimes du scripteur, ni l’émotion secrète du lecteur, ni l’humour froid et discret), les étapes importantes de sa vie, surtout de sa vie en littérature, de son évolution intellectuelle, de son parcours identitaire, de sa «carrière» (ironiquement entre guillemets): la découverte de la lecture, de la parole, de l’écriture par la petite fille écoutant les leçons données aux plus grands par son père instituteur de campagne dans une salle de classe froide qui sent la craie, les premiers poèmes composés dans les nuits de l’internat, la perte d’une identité par la fuite périlleuse et l’exil en Suisse, le travail en usine, la maternité, la rivalité des héros (Staline contre Thomas Bernhard17 ou l’étouffement totalitaire contre son modèle élu d’écrivain), la rivalité des langues (le hongrois contre les «langues ennemies», l’allemand, le russe et ... le français qu’elle adoptera, après un long apprentissage duré jusqu’aux années ’70, pour la création littéraire), ses débuts d’écrivain...

L’œuvre romanesque d’Agota Kristof est une œuvre du passage de frontières intérieures et extérieures, une œuvre de l’exil en soi et hors de soi, une œuvre violente et impitoyable comme «una rasoiata ». En lisant L’Analphabète, on trouve la confirmation de combien l’auteur a mis de soi dans l’œuvre romanesque; on devine aussi dans l’autobiographie des résonances qui l’amplifient, qui nous ramènent comme dans un vertige, un jeu de miroirs ou de boîtes chinoises, aux ouvrages de fiction, et qui donnent à la fiction la profondeur douloureuse de l’existence humaine. Car c’est là l’un des intérêts majeurs: d’un court récit, faire à la fois un itinéraire européen aux dimensions spatiales - Hongrie, Autriche, Suisse - et un parcours identitaire, à travers des frontières, des langues autres mais aussi le résultat d’un vertige, d’une brisure identitaire qui fait mal, qui inflige une blessure qui ne sera jamais guérie. Toujours «ces flocons de neige», toujours cette mémoire, cette solitude: «cette neige dans tous les soleils, cette fumée dans tous les printemps» ...car « hier, tout était plus beau ».

Un écrivain « analphabète » ? Le titre paradoxal annonce la fin même du récit, où se pose la question qui hante tous ceux qui écrivent dans une langue non "maternelle" (Joyce parle de torture, d’autres de camisole de force). Les dernières lignes l’énoncent clairement :

Je sais que je n’écrirai jamais le français comme l’écrivent les écrivains français de naissance, mais je l’écrirai comme je le peux, du mieux que je le peux.
Cette langue je ne l’ai pas choisie. Elle m’a été imposée par le sort, par le hasard, par les circonstances. Écrire en français, j’y suis obligée. C’est un défi.
Le défi d’une analphabète. (A: 54)

Agota Kristof, avec sa lucidité cruelle et l’économie de moyens de son style implacable, est l’un de ces écrivains venus d’ailleurs, rongés par le doute littéraire et existentiel, qui donnent inlassablement force et nouvelle lymphe à la littérature de langue française18.

L’Analphabète est son premier récit autobiographique. Onze courts chapitres donc pour onze moments de sa vie, de la petite enfance en Hongrie, aux étapes de son exil, de l’usine à l’apprentissage du français et à l’envoi de son premier roman à des éditeurs. La pauvreté matérielle après la guerre, pendant les années d’internat, le jour de la mort de Staline, la langue maternelle et les langues ennemies, allemande et russe, la fuite vers l’Autriche, l’arrivée en Suisse avec son bébé, tous ces récits ne sont pas tristes mais souvent ironiques, cocasses. Phrases courtes et mots justes, efficacité des histoires et lucidité, un humour blessant, le monde d’Agota Kristof est là, dans sa vie comme dans ses romans. «Tout» est là dans ces fragments d’une vie éclatée, sa maladie inguérissable: lire, lire, ce verbe qu’elle décline incessamment dans la Trilogie où même l’amour devient lecture d’un corps de femme en noir et blanc et le lit le verbe lire à la troisième personne19:

Je lis. C’est comme une maladie. Je lis tout ce qui me tombe sous la main, sous les yeux: journaux, livres d’école, affiches, bouts de papier trouvés dans la rue, recettes de cuisine, livres d’enfant. Tout ce qui est imprimé. (A: 5)

On y retrouve:

- Les histoires, c’est moi qui les raconte, pas toi. (A: 9)

Quand, séparée de mes parents et de mes frères, j’entrerai à l’internat dans une ville inconnue, où, pour supporter la douleur de la séparation, il ne me restera qu’une solution: écrire. (A: 20)

J’écrivais en hongrois des poèmes. J’ai commencé par là, des poèmes sentimentaux. Je les renie, comme une erreur de jeunesse. Ça m’a dégoûtée. Après, j’ai recherché la sécheresse, la plus grande simplicité possible. Je suis arrivée en Suisse en 1956. J’ai continué un peu à écrire des poèmes en hongrois. Mes premiers textes en français on été des pièces de théâtre, en 1970, 1972. Je vivais entourée de gens qui parlaient français. Il aurait été impossible d’écrire en hongrois, le soir, une journée où les phrases avaient été prononcées en français. J’avais des dictionnaires, bien sûr, mais j’ai beaucoup appris de mes enfants, je devais leur lire des histoires, et je me suis mise à lire des romans, des traductions.20

Je pleure la perte de mes frères, de mes parents, de notre maison familiale qu’habitent à présent des étrangers.
Je pleure surtout ma liberté perdue.[…]
Je pleure aussi mon enfance, notre enfance à nous trois, à Yano, à Tila et à moi. (A: 15)

et ses larmes se condensent dans un poème :

Hier, tout était plus beau,
La musique dans les arbres
Le vent dans mes cheveux
Et dans tes mains tendues
Le Soleil.

ce poème qui va devenir l’un de ses plus beaux livres: Hier, et le refrain incessant et inconsolable de son œuvre21.

Mais surtout, dès le titre, nous retrouvons dans cette autobiographie par fragments émergeant de la mémoire comme des icebergs de douleur condensée, endurcie, figée dans la glace du temps, perdue au milieu de l’océan de la vie, ses réflexions sur la langue, sur «la langue maternelle et les langues ennemies», sur cette Babel linguistique qui déferle sur son peuple et sur sa vie : «au début il n’y avait qu’une seule langue...», après l’allemand, le russe arrivent, invasion après invasion, soldats après soldats... Tout un monde “étranger”, d’étrangers, qui se dresse face au nous indissociable qui connote l’instance narrative du Grand Cahier et qui s’oppose à une pléthore d’étrangers : militaires et sentinelles, officiers et gardes-frontières22, parlant une langue autre, aux accents étrangers que l’on doit, ultérieure arme défensive, apprendre, apprivoiser pour survivre, pour ne pas disparaître :

L’officier nous apporte un dictionnaire dans lequel on peut apprendre sa langue. Nous apprenons les mots; l’ordonnance corrige notre prononciation. Quelques semaines plus tard nous parlons couramment cette langue nouvelle. Nous ne cessons de faire des progrès. L’ordonnance n’est plus obligé de traduire. L’officier est très content de nous. Il nous offre un harmonica. Il nous donne aussi une clé de sa chambre…(GC: 93)

Un monde étrange et étranger auquel les jumeaux opposent une fière résistance en s’adonnant à des exercices continus «d’endurcissement du corps et de l’esprit» pour «vaincre la douleur» que les mots et les choses peuvent leur causer :

- Non. Nous voulons seulement vaincre la douleur, la chaleur, le froid, la faim tout ce qui fait mal. (GC: 91)

A force d’être répétés, les mots perdent peu à peu leur signification et la douleur qu’ils portent en eux s’atténue. (GC: 25)

un monde auquel les hongrois opposent ce que Kristof définit, dans son autobiographie, «un sabotage intellectuel national, … une résistance passive naturelle, non concertée, allant de soi» (A: 23).

Si pour tant d’autres exilés le français est une sorte de langue d’élection (pour Kundera, pour Del Castillo, pour Makine...), la francophonie un symbole de leur “délivrance” ou de leur identité retrouvée («le français est ma véritable identité», écrit par exemple Del Castillo), pour Agota, la langue de son écriture, est une «langue ennemie» avec laquelle elle «lutte» depuis ses 21 ans:

C’est ainsi que, à l’âge de vingt et un an, à mon arrivée en Suisse, et tout à fait par hasard dans une ville où l’on parle le français, j’affronte une langue pour moi totalement inconnue. C’est ici que commence ma lutte pour conquérir cette langue, une lutte longue et acharnée qui durera toute ma vie.
Je parle le français depuis plus de trente ans, je l’écris depuis vingt ans, mais je ne le connais toujours pas. Je le parle sans faute, et je ne peux l’écrire qu’avec l’aide de dictionnaires fréquemment consultés.
C’est pour cette raison que j’appelle la langue française une langue ennemie, elle aussi. Il y a encore une autre raison, et c’est la plus grave: cette langue est en train de tuer ma langue maternelle. (A: 23-24)

Nous retrouvons ici le dictionnaire, ce dictionnaire qui revient comme un fétiche dans la Trilogie. Armés de Bible et de dictionnaire (cf. Nos études, GC: 32 sq.), ce dictionnaire trop lourd pour leurs petits bras, qui les suit dans leur exil et qu’ils se passent «quand nous avons les bras trop fatigués» (GC: 7), les jumeaux écrivent, composent et rédigent d’après une poétique rigoureuse, une poétique où le sentiment est banni, mis en exil comme ce verbe «aimer» qui «n’est pas un mot sûr»:

Pour décider si c’est “Bien” ou “Pas bien”, nous avons une règle très simple: la composition doit être vraie. Nous devons écrire ce qui est, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons. (GC: 33)
Les mots qui définissent les sentiments sont très vagues; il vaut mieux éviter leur emploi et s’en tenir à la description des objets, des êtres humains et de soi-même, c’est-à-dire à la description fidèle des faits. (GC: 34)

Ce sont ces mêmes instruments linguistiques qui traversent la frontière avec Agota et les siens dans La mémoire :

Nous sommes un groupe composé d’une dizaine de personnes, dont quelques enfants. Ma petite fille dort dans les bras de son père, moi je porte deux sacs. Dans l’un des sacs il y a des biberons, des langes, des habits de rechange pour le bébé, dans l’autre sac, des dictionnaires. Nous marchons en silence derrière Joseph [le passeur] pendant une heure environ. L’obscurité est presque totale. Parfois des fusées lumineuses et des projecteurs éclairent tout, on entend des pétarades, des tirs, puis le silence et l’obscurité retombent. (A: 32)

C’est la nuit de l’exil qui l’attend de l’autre côté, un exil infini, le désert (A: 41 sq.)23, plage infinie, vide de silence et de nostalgie. Triste traversée que la mémoire voudrait avoir effacé et que l’histoire de l’enfant, mort de froid et de fatigue, dans sa traversée des Alpes, «déterre», redécouvre implacablement. «Nous ne sommes pas les derniers», dirait Semprun :

Ce qui est curieux, dit-elle, c’est le peu de souvenirs que j’ai gardé de tout cela. C’est comme si tout s’était passé dans un rêve, ou dans une autre vie. Comme si ma mémoire refusait de se rappeler ce moment où j’ai perdu une grande partie de ma vie. (A: 54)

Passer la frontière24 c’est passer à une autre vie, passer à travers une expérience de dépossession, de dépouillement, d’exil extérieur et intérieur pour «renaître»25 autre, dans une autre langue, dans un autre lieu. Que le thème de la frontière, traversée et retraversée, sans fin, comme dans une triste valse de mort, hante les pages de la Trilogie, véritable monument à l’«estranéité»26, ne peut étonner. La frontière qu’elle évoque jusqu’à l’obsession dans ses pages ne peut d’ailleurs ne pas rappeler la frontière qu’un autre auteur, qui s’est volontairement exilé dans la langue française et qui a opté lui aussi pour une stylistique de l’essentiel, Samuel Beckett, a choisi d’ériger «entre son élan émotif et l’expression verbale»27. Une esthétique du dépouillement, de la tentation du Néant et du silence qui assume tous les risques du négatif, de la perte, de l’anéantissement et de la folie pour descendre, d’après la belle expression de cet auteur d’une autre Trilogie, «to the core of eddy» et qui suppose un abandon, un reniement d’où l’on sort comme des «rescapés». Un processus à l’origine duquel il y a un choc28, une séparation cruelle, à laquelle fait suite une confrontation avec l’autre qui est dehors et dedans nous, et une appropriation d’une langue et d’une culture autres. Un processus complexe rend donc encore plus troublant le drame de l’exil extérieur dans un lieu qui n’est pas toujours terre d’accueil.

Ėcriture de l’altérité par excellence, de la rupture et de l’échange identitaire, l’écriture de Kristof est une écriture de la violence qui s’exerce d’abord contre son origine en rompant avec son propre langage, et choisit une langue apprise, desséchée et disséquée comme un cadavre, comme ces corps déchirés et ces squelettes, patiemment reconstruits, qui hantent les pages de la Trilogie. Son écriture est une écriture de la quintessence qui est le résultat du défi intérieur que la dame du lac a lancé au monde entier29, une écriture de la parataxe qui, par ces sentences alignées, coupe comme un couteau ou mieux comme un rasoir et défie le lecteur30. Une écriture dont elle révèle, dans l’Analphabète, la clé en rédigeant une sorte de poétique kristovienne.

En Hongrie comme Claus et/ou Lucas elle a laissé son Grand Cahier mais non seulement :

J’ai laissé en Hongrie mon journal à l’écriture secrète, et aussi les premiers poèmes. J’y ai laissé mes frères, mes parents, sans prévenir, sans leur dire adieu ou au revoir. Mais surtout, ce jour-là, ce jour de fin novembre 1956, j’ai perdu définitivement mon appartenance à un peuple. (A: 35)

Si elle se demande quelle vie aurait-elle menée en Hongrie, «plus dure, plus pauvre, je pense, mais aussi moins solitaire, moins déchirée, heureuse peut-être», elle sait, elle est sûre d’une seule chose:

Ce dont je suis sûre, c’est que j’aurais écrit, n’importe où, dans n’importe quelle langue. (A: 40)

Et Agota, l’enfant-prodige que son grand-père promène dans le village pour montrer aux voisins avec orgueil qu’elle sait déjà lire, devient écrivain, un grand écrivain qui a gagné son défi:

Ecrire en français, j’y suis obligée. C’est un défi.
Le défi d’une analphabète. (A: 55)

Comme dans un kaléidoscope31, le jeu/je identitaire se colore des reflets et des couleurs de paillettes se multipliant à l’infini, de même l’écriture permet, après une expérience de séparation, de dépouillement total, de silence, de recommencer, de créer un autre monde, une autre histoire. Noires fables, apologues de la cruauté, les récits de Kristof troublent le lecteur jusqu’au fond de son âme, sapent toutes nos certitudes, refusent cyniquement d’embellir la réalité ; la vérité est enterrée comme Claus-Lucas (mais qui était-il?) sous un autre nom.

Obsédée par l’écriture, par le drame de l’exil et par le déchirement identitaire la dame du lac nous fait traverser les plages du Mal du XXe siècle. Cette très grande dame de la littérature démontre qu’un «bréviaire de vaincu» peut devenir une œuvre littéraire où tout miracle est possible, que les mots de sang de l’exil peuvent devenir poésie32, que l’étrange étranger peut devenir un grand écrivain de langue française.

C’est égal

Défi gagné. Or, dans le désert de cet univers, de ces jours et de ces années «où rien n’arrive et rien ne m’intéresse, où tout semble égal» (presque les mêmes mots de Je pense)33, des archives de Berne, auxquelles Kristof a offert des dizaines de manuscrits inédits (ses Grands Cahiers gardés dans ses tiroirs?), grâce à l’éditeur Casagrande de Bellinzona sont sortis vingt-cinq récits inédits, vingt-cinq histoires «désespérément nihilistes». Fragments de ses débuts d’écrivain en français (datant des années ’70), plus brefs que les chapitres du Grand Cahier et que les flashes de son autobiographie, ces récits, publiés sous le titre de C’est égal, sont des apologues cruels de la mort et de la vengeance (c’est le mot qu’Einaudi a choisi pour sa traduction, La Vendetta, pris du titre d’un récit dont Kristof dit: «Mais La vengeance est l’un des récits que j’aurais pu écrire même maintenant, celui que je sens encore à moi»).

Pas encore (mais arrivera-t-il?) le nouveau roman tant attendu, mais vingt-cinq nouvelles, très brèves, nimbées de mélancolie et de mystère écrites au fil du temps et baignant dans l'atmosphère quasi-onirique, surréelle que l’on retrouve dans la Trilogie et dans les rêves et les cauchemars des autres romans). Certaines ne font guère plus d’une page, comme Le cambrioleur, une merveille où l’auteur touche souvent, comme déjà dans Hier, au poème en prose. D’autres se placent sur un registre différent : celui de la fable, voire du merveilleux, de l’anecdote grotesque, de l’humour noir (La hache, Un train pour le nord). Ces nouvelles peuplées de Pierrot lunaires comme l’enfant de La maison (CE:  36 sq.), ou nées sous le signe de Beckett, comme l’homme qui attend dans Je pense, l’une des nouvelles les plus frappantes du recueil, constituent une mosaïque de “choses” atroces, de souffrances et d’inguérissables solitudes. Un livre bref, mais intense: «sembra un libro piccolo, ma ci si può smarrire dentro»34, où l’on peut se perdre dans les labyrinthes de l’humaine désespérance. Un livre traversé d’un côté l’autre par des trains réels et irréels, desquels on regarde notre enfance s’éloigner (CE: 37), s’envolant «à travers les champs morts» (CE: 38), loin encore «plus loin sur leurs rails hurlant de fatigue» (CE: 41). «Des trains sans rail», «sans espoir» qui nous conduisent dans un itinéraire vers la douleur aiguë, l’abandon, la séparation et la mort, vers la montagne blanche du récit La vengeance, le plus énigmatique du recueil qui anticipe de façon troublante les éléments de Hier: la nostalgie, la boue, la pluie, la montagne, les voyageurs sans but, le vent, ce vent qui souffle partout chez Kristof... Train après train, voyage après voyage, jusqu’au bout de la nuit, jusqu’au dernier voyage vers la maison du père: «trente-six heures de train, avec des attentes, des arrêts, dans des gares désertes et froides, entourée de compagnons qui n’ont pas perdu leur père...» (CE: 104-105).

Au fil des pages, on croise des personnages étranges: une femme qui explique posément au médecin qu'elle vient d'appeler que c’est par accident que son mari s’est planté une hache dans le crâne en tombant du lit, un «mari en or» qui veut organiser une soirée d’anniversaire pour sa femme ignorant sa fatigue, sa tristesse, ou encore un grand écrivain qui n’a rien écrit… Sans oublier la dernière nouvelle, la plus touchante, celle sur ce père qui vient de mourir, de la douleur aiguë: «Nulle part mon père ne s’est promené avec moi la main dans la main» (CE: 73). Lucidité, émotion, froideur, détachement constant, ironie voire humour noir, connotent ces récits entre la vie et la mort, le réel et le surréel, entre la douleur et l’abandon. Comme La Maison, évocation de la maison familiale que Kristof a dû abandonner enfant et jamais oubliée:

- Ce n’est pas possible. Quitter une maison pour une autre, c’est aussi triste que si on avait tué quelqu’un.. (CE: 37)

Exercices, comme ceux des jumeaux de la Trilogie, «de silence, d’immobilité et de jeûne», ces textes enchantent le lecteur par leur style, grave et sec, essentiel, exact, mais dense, nimbés d’humour noir, mais aussi de «ces trois choses horribles, la solitude, le silence et le vide, crèvent mon toit, explosent jusqu’aux étoiles, s’étendent à l’infini et je ne sais plus si c’est la pluie et la neige, si c’est le foehn ou la mousson. Et je crie - J’écrirai tout, tout ce qu’on peut écrire» (CE: 33).

Orchestrés par la dame en noir qui avertit:

Fermez bien vos portes. J'arrive sans bruit, avec des mains gantées de noir. Je ne viens que pour quelques instants, mais tous les soirs sans relâche et dans toutes les maisons sans exception. Je ne suis pas de l'espèce brutale. Ni de l'espèce vorace et stupide. Le matin, quand vous vous réveillerez, comptez votre argent, vos bijoux, rien ne manquera. Rien qu’ un jour de votre vie.

Dans un parc, un vieillard affirme qu'il est l'auteur de la sculpture de chien qu'il enserre et qu'il a été lui-même pétrifié en l'embrassant. Un jeune homme prostitue sa sœur (comme déjà Line, la tant aimée Line de Hier), dont il est amoureux, le jour où elle devient femme. Un autre attend avec avidité les erreurs téléphoniques dont il est l'objet. Un autre encore se souvient qu'au cours de ses années d'études, il était révolté par la torture inutile des êtres faibles et sans défense que l'on appelait les professeurs et à qui ses condisciples dérobaient crânes et nerfs.

«Des rêves, des rêves, chaque nuit»: le puma

Or, dans ses pages hallucinées et trempées dans les brouillards de l’exil et du déchirement identitaire où la souffrance est forte, dans ses histoires, pensées dans le désert de l’usine et rédigées le soir à la maison, histoires de vie et de mort, se promène, silencieux et sournois, le puma.

Devant les canalisations de la ville qui emportent les morts – « des silhouettes couchées sur le dos se laissent porter par le courant, les yeux tournés vers le ciel étoilé » (CE: 21) - les déchets, la mauvaise conscience, les erreurs, les abandons, les trahisons, les crimes et les meurtres, un homme regarde sa vie s'en aller tout en conversant avec un enfant et un puma.

C’est le même puma, «animal splendide, beige et doré, dont les poils soyeux brillent sous le soleil brûlant» (CE: 20) qui hante les cauchemars de Mathias et du narrateur du Troisième Mensonge, inoffensif parce qu’«il ne mange pas les gens, il ne mange pas de viande, il ne mange que les âmes» (TM: 22). Le Puma, nouvelle incarnation du Sphinx du mythe d’Œdipe, qui se réincarne aussi merveilleusement dans le tigre qui ouvre les pages du roman Hier et qui hante l’univers halluciné de Kristof, comme The Tyger hantait celui du grand visionnaire W. Blake35.

Or, ce n’est pas seulement le même animal inquiétant et soyeux, mais ce sont, évidente référence intratextuelle, les même mots (à part quelques menues variantes) qu’elle reprendra dans le Troisième mensonge, la même petite musique que le tigre fait jouer à Tobias et Kristof aux jumeaux, pour dire la peur, toute la peur que la guerre, l’exil, le mensonge et la solitude suscitent en nous:

Il a crié. Le puma est près de lui, juste derrière lui. L’homme n’ose plus se retourner, il ne peut plus avancer, ses pieds s’enracinent dans le sol. Il attend avec un effroi indicible que l’animal enfin lui saute sur le dos, le déchire des épaules jusqu’aux cuisses, lui lacère la tête.
Mais le puma le dépasse, continuant son chemin, impassible pour se coucher aux pieds d’une enfant qui n’était pas là auparavant, mais qui vient d’apparaître et qui caresse la tête du puma.
L’enfant regarde l’homme paralysé par la peur.
- Il n’est pas méchant, il est à moi. Vous ne devez pas en avoir peur, il ne mange pas de viande, il ne mange que des âmes. (TM: 20-21)

Le puma qui habite la ville morte de l’enfance et du passé dénonce le danger non seulement physique (le tigre représenterait “un foyer de tendances devenues complètement autonomes et sans cesse prêtes à nous assaillir et à nous déchiqueter”, il dévore en effet le bras de Mathias) mais aussi psychique. Le danger, le fauve torture l’être intérieur, tue la musique, l’harmonie de l’être, tue l’oiseau (cf. H: 65 sq.), symbole de notre vie intérieure, dévore notre âme, nous tue enfin.

Mais si dans le Troisième mensonge l’enfant est le frère qui, dans ce rêve obsédant de la mort du frère, triste marionnette, danse sur les remparts vers la lune et vers les étoiles, et s’écrase tristement comme un pantin sur le pavé aux pieds de son frère (cf. TM : 21 sq), ici, dans cette histoire étrange, «étrangère», l’enfant est le fils qui n’hésite pas à pousser de sa main frêle le dos du père qui tombe dans la rivière des morts sans un cri (cf. TM: 23).

C’est une nouvelle qui annonce par ce parricide fatal, d’évidente matrice œdipienne (l’un des jumeaux boîte, les incestes ne manquent pas)36 et emblème de la rupture identitaire, de la séparation mais aussi de l’ouverture de nouvelles percées, la dernière nouvelle du recueil, mais qui évoque aussi le parricide de la Trilogie et celui non réussi d’Hier. Le corps du père des jumeaux, tué par une mine, est déchiqueté sur «cette putain de frontière» où ses fils n’ont pas hésité à l’envoyer, à le sacrifier, pour permettre à l’un d’eux de la traverser indemne. Tobias, avant l’exil, poignarde sa mère et son père enlacés. L’identité est donc effacée par un parricide, précédé par la destruction de toute trace d’identité, par un acte de cannibalisme qui fait des deux frères aux cheveux blonds et de Tobias, les héritiers en droite ligne des enfants cruels qui peuplent les pages de l’auteur hongrois Geza Csàth37:

Nous fouillons ses habits. Nous prenons ses papiers, sa carte d’identité, son carnet d’adresses, un billet de train, des factures et une photo de notre Mère. Nous brûlons le tout dans le fourneau de la cuisine, sauf la photo. (GC: 182-183)

Oui, il y a un moyen de traverser la frontière: c’est de faire passer quelqu’un devant soi. (GC: 184)

La mort du père

Dans la dernière nouvelle La mort du père où l'auteur se souvient de l'enterrement de son père, de la mort cruelle, de la solitude de la douleur vis-à-vis de la mutilation la plus triste:

Mon père n’y était pas. Il n’était pas non plus dans le jardin. J’ai pensé peut-être, il était allé faire des commissions à cause de tous ces gens chez lui. (CE: 107)

Elle rêve de voler son urne, de l’apporter loin de «cette horrible ville industrielle où il a si peu vécu, si peu aimé, et où il ne s’est jamais promené avec moi la main dans la main» (CE: 105), et de le ramener «dans son village natal, au bord de la rivière, dans la terre noire» (CE: 107). La même terre où elle avoue vouloir revenir à jamais, dans sa terre: «Moi aussi je désire être ensevelie en Hongrie». Comme elle répète dans Chez moi:

Est-ce que ce sera dans cette vie ou dans une autre?
Je rentrerai chez moi.
Dehors les arbres hurleront, mais ils ne me feront plus peur, ni les nuages rouges, ni les lumières de la ville. (CE:15)

Ces nouvelles dures comme des pierres, faites de douleur et de larmes pétrifiées, de rêves impossibles et de Mal universel, révèlent encore une fois que Kristof sait bien que : «La seule chose qui puisse faire peur, qui puisse faire mal, c’est la vie et tu la connais déjà.»

Elle aussi s’est rendue au vertige, «un vertige ... lucide jusqu’au déchirement. Je me sentais flotter dans l’avenir de cette mémoire. Il y aurait toujours cette mémoire, cette solitude: cette neige dans tous les soleils, cette fumée dans tous les printemps»38.


Note

↑ 1 J. Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard («Folio»), 1994, pp. 28-29.

↑ 2 Ibidem, p. 205.

↑ 3 Kristof “tue” métaphoriquement son second mari qui lui interdisait d’écrire, elle l’efface comme «peu intéressant».

↑ 4 A. Kristof, C’est égal. Nouvelles, Paris, Le Seuil, 2005, (cité désormais comme CE).

↑ 5 A. Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, Genève, Zoé, 2004, p. 15 (désormais A).

↑ 6 V. Petitpierre, Agota Kristof. D’un exil l’autre, Genève, Zoé, 2000 (cf. le compte rendu d’E. Cavicchi, in Ponts, n. 2).

↑ 7 M. Bornand, Témoignage et fiction. Les récits de rescapés dans la littérature de langue française (1945-2000), Genève, Droz, 2004, p. 206.

↑ 8 A. Kristof, Le Grand Cahier, Paris, Le Seuil, 1986, p. 33 (désormais GC).

↑ 9 M. Bornand, Op. cit., p. 205.

↑ 10 Cf. P. Levi, La tregua, Turin, Einaudi.

↑ 11 Cf. R. Gorris Camos, «Da Sepharad a Zarphath: i fantasmi dell’esilio da Primo Levi a Agota Kristof», in Giornate di studio in ricordo di Primo Levi, Saint-Vincent, les 15-16 octobre 1997, Actes du Colloque organisé par la Fondation Sapegno et l’Institut Historique de la Résistance, Rosanna Gorris et Paolo Momigliano Levi édd., Florence, La Giuntina, 1999, pp. 79-88.

↑ 12 J. Semprun, Op. cit., p. 78 et passim.

↑ 13 Cf. sur ce thème de l’impossible retour le beau roman de M. Kundera, L’Ignorance, Paris, Gallimard, 2003.

↑ 14 A. Kristof, Le Troisième mensonge, Paris, Le Seuil, 1991, p. 68 (désormais TM).

↑ 15 Interwiew publiée dans I miserabili, mars 2003.

↑ 16 A. Kristof, L’analfabeta. Racconto autobiografico, traduction italienne par Letizia Bolzani, Bellinzona, Casagrande, 2005.

↑ 17 Sur cet auteur dont la vision du monde, pessimiste, est marquée par la solitude et la maladie, cf. http://www.thomasbernhard.org/biblio.shtml.

↑ 18 Voir le prochain numéro de Publifarum sur les écrivains de la diaspora.

↑ 19 Voir V. Petitpierre, op. cit., passim.

↑ 20 Cf. C. Devarrieux, «Agota Kristof a pendu son chat», Libération, le 5 septembre 1991.

↑ 21 A. Kristof, Hier, Paris, Le Seuil, 1995 (désormais H).

↑ 22 Cf. GC: 22, 38, 90, 93, 109, 126, 136, 141, 146, 152. Cf. sur l’apprentissage de la langue étrangère, ibidem: 13, 22, 38, 94-95, 100, 155-56, 165-66, 167, 172.

↑ 23 «C’est ici que commence le désert. Désert social, désert culturel. À l’exaltation des jours de la révolution et de la fuite se succèdent le silence, le vide, la nostalgie des jours où nous avions l’impression de participer à quelque chose d’important, d’historique peut-être, le mal du pays, le manque de la famille et des amis» (A: 42).

↑ 24 Sur cette notion qui fait partie du «dictionnaire intime» de Kundera, cf. M. Kundera, L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986. Voir aussi sur l’importance de ce travail de définition pour Kundera, l’article de I. Vitali, «Il mancato ritorno. Il mito dell’esilio e le sue demistificazioni nell’opera di Milan Kundera», in Sagarana, publié à l’adresse http://www.sagarana.net/rivista/numero13/ibridazioni3.html et EAD., Il dizionario intimo di M. Kundera, in http://www.rottanordovest.com/saggistica/vitali_dizionariomilankundera.htm.

↑ 25 Cf. le pseudonyme adopté par le romancier roumain Gherasim Istrati (1884-1935), Panaït, synonyme d’une nouvelle naissance. Sur cet auteur voir l'article ci-dessous de G. Caliari dans ce même recueil.

↑ 26 Cf. R. Gorris Camos, «La Trilogie d’Agota Kristof ou la frontière du silence et de l’insupportable solitude», Studi di Letteratura Francese, n. 4, 1999, pp. 97-115.

↑ 27 Cf. sur les motivations du changement de langue chez Samuel Beckett, D. Combe, Poétiques Francophones, Paris, Hachette, 1995, p. 121.

↑ 28 Sur ce concept, cf. le beau livre de C. Pasi, La comunicazione crudele da Baudelaire a Beckett, Turin, Bollati Boringhieri, 1998, passim.

↑ 29 Un défi réussi si l’on considère que l’œuvre de Kristof a désormais été traduite en une trentaine de langues et que ses pièces sont jouées avec succès dans le monde entier (France, Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Italie, Japon, Taiwan...).

↑ 30 Cf. P. Mauri, «Lo sfregio di Agota», La Repubblica, 1er février 1997, p. 42 qui compare le style de Kristof au: «sfregio di una rasoiata sulla faccia pasciuta dei romanzi per bene».

↑ 31 Cf. sur cette notion de kaléisdoscope, Hana Pichova, The Art of Memory in exile, Southern Illinois University Press, 2002.

↑ 32 Nous pensons ici à son dernier roman Hier, que nous nous réservons d’analyser dans une autre étude. Ce roman a été traduit en italien par M. Lodoli: Ieri, Turin, Einaudi, 1997. Cf. le compte rendu de cette traduction par G. Bogliolo, «Kristof: in esilio con i fantasmi», Tuttolibri, 6 mars 1997.

↑ 33 Interview, loc. cit., passim et CE: 100 sq.

↑ 34 P. Mauri, Art. cit.

↑ 35 Cf. W. Blake, The Tyger in Songs of Innocence and of Experience, 1794.

↑ 36 Cf. R. M. Mésavage, «Mythe et mensonge dans Hier de A. Kristof», Francographies, n. 6, 1997, pp. 101-110 et EAD., «Écrire la cruauté: songe et mensonge dans les romans d’Agota Kristof», Francographies, n. 2, Nouvelle Série, 1993, p. 63-75.

↑ 37 Cf. G. Csath, Storie che finiscono male, Roma, Theoria, 1997 et Oppio e altre storie, Roma, E/O, 1998. Cf. le compte rendu de B. Ventavoli, «Csàth, un cannibale nei salotti di Budapest», Tuttolibri, 28 décembre 1997.

↑ 38 J. Semprun, op. cit., p. 185.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482