Quelle voix/voie pour raconter des expériences-limite? Quelques réflexions autour de Jorge Semprún, Elie Wiesel, Michel del Castillo et Agota Kristof
Abstract
This article relates to four contemporary authors writing mostly or only in French, even if this language is not their mother-tongue: Jorge Semprun, Elie Wiesel, Michel del Castillo, Agota Kristof.
The essay points out the problem of choosing another language for writing: this choice seems referred, in these authors, to the difficulty in telling a limit-experience: Semprun, Wiesel and del Castillo were interned in a concentration camp, and Agota Kristof escaped the Soviet repression in Hungary, leaving for a permanent and painful exile.
For these authors writing is itself a limit-experience, on the edge between salvation and desperation of facing again the awful ghosts of the past. If writing is not a therapy nor a damnation, but it presents both these aspects, it becomes a necessary condition, something concerning life and death at the same time.
These authors couldn't avoid writing about their limit-experiences, but after a period of silence they decided to choose another language to tell, trying to control the burning thread of their memories.
"I swallowed a secret burning thread, it cuts me inside, and often I've bled" (Suzanne Vega)
Le français est ma langue d’écriture, plus ou moins. Ce n’est pas innocent. On utilise les mots comme écran pour voir le monde. Mes mots sont français, je vois le monde par leur biais.1
J’ai choisi ces mots de Semprún pour m’arrêter sur quelques observations en guise d’introduction à propos d’un problème qui me semble fort intéressant: la non-neutralité de la langue et, par conséquent, du choix de la langue d’écriture.
Tout au début de mes études universitaires, j’ai assisté à une rencontre où Fernando Arrabal, invité par le théâtre municipal de la ville, présenta son dernier livre, écrit en espagnol. Il s’exprima en espagnol avec, à ses côtés, un traducteur. Au terme de cette intervention, au moment de la dédicace, je me suis approchée de l’écrivain avec l’intention de lui demander pourquoi il avait écrit une partie de son œuvre en français. Je me présentai, en français, comme une étudiante ayant connu ses pièces de théâtre à l’occasion d’un cours universitaire de Littératures Francophones… mais il m’interrompit plutôt brusquement pour me répondre, toujours en français, qu’il ne pouvait absolument pas être considéré comme un écrivain francophone et qu’il était impossible de le classer dans aucun mouvement parce qu’il était un individu unique.
Cette question que je voulais poser à Arrabal, je la croyais naïvement «innocente». En tant qu'étudiante italienne, je ne connaissais pas encore le débat sur la notion de «francophonie» et d’«écrivain francophone» ou d’«expression française»2. Encore aujourd’hui, quand j’utilise le mot «francophone» - bien que je sois beaucoup plus attentive à son utilisation - pour moi cela signifie tout simplement «qui parle et/ou écrit en français»3.
Mais le problème est justement qu’il ne s’agit jamais «simplement» d’une question linguistique: la langue n’est pas uniquement un système de signes ou un moyen de communication: elle fait aussi totalement partie de l’identité, «viscéralement», de l’histoire, qu’elle soit individuelle ou collective, elle est enracinée dans une certaine tradition culturelle et littéraire.
«C’est que les mots ne véhiculent pas seulement des concepts, [...] même si les langues sont très proches, chacune véhicule une vision du monde», comme le dit Claude Esteban, un écrivain qui se proclame «français» et qui, à plusieurs occasions, a parlé de son expérience du bilinguisme comme douloureuse.4
La situation des écrivains qui s’expriment dans une langue différente de leur langue maternelle met encore plus en évidence le rapport profond qui lie tout écrivain à sa langue d’écriture, comme l’explique très clairement Salah Stétié:
Le problème du rapport à la langue est pour un écrivain le rapport central de sa vie. [...] Le problème fondamental de tout écrivain, qu’il soit bilingue ou non, est donc celui de cette langue qu’il doit créer à l’intérieur de la langue. [...] Par là-même, tout écrivain, fût-il au point d’arrivée et de départ dans la même langue, est nécessairement bilingue.5
On retrouve dans ces mots une image fondamentale, celle de la quête existentielle qui s’impose à tout écrivain face au décalage existant entre la langue « officielle » qui caractérise un pays ou une communauté de personnes, et le langage comme expression intime et artistique de soi.6
Selon Régine Robin, l’écriture serait alors une tentative perpétuelle, destinée à l’insuccès, de combler cette distance ou peut-être, dirais-je, de la garder intacte et d’en faire une recherche féconde et créatrice: c’est ce qu’elle appelle faire «le deuil de l’origine»:
L’écriture serait trajet, parcours, cette objectivation qui viendrait à tout instant rappeler qu’il y a de la perte, qu’on n’écrit jamais que dans cette perte, que rien ne viendra combler le manque, mais que l’acte d’écrire, l’impossibilité d’écrire dans l’écriture même est la tentative toujours déçue et toujours recommencée de déjouer la perte, [...] tout en sachant que l’on ne peut y arriver. [...]
L’écrivain est celui qui sans le savoir la plupart du temps fait par son travail d’écriture le deuil de l’origine, c’est-à-dire le deuil de la langue maternelle ou plus exactement de la croyance qu’il y a de la langue maternelle. L’écrivain est toujours confronté à du pluriel, des voix, des langues, des niveaux, des registres de langues, de l’hétérogénéité, de l’écart, du décentrement alors même qu’il n’écrit que dans ce qui, sur le plan sociologique, se donne comme une langue.7
Si tout écrivain se retrouve dans cette situation de dualité linguistique, ce qui le rend «nécessairement bilingue», on pourrait considérer «toute écriture littéraire […] de l’ordre d’une traduction», comme le dit John E. Jackson8, dans le sens que l’écrivain doit «traduire» son langage singulier dans les structures de la langue «officielle» choisie pour l’écriture: sous cette perspective, quelle est la situation des écrivains qui décident d’exprimer leur langage à l’intérieur d’une langue autre que la langue maternelle? Faut-il le considérer alors «comme un simple cas particulier d’une vérité d’ordre beaucoup plus général», selon l’opinion de Jackson?9
«Simple»? Un langage personnel qui refuse de trouver son expression dans la langue apprise instinctivement pendant l’enfance, et qui nage dans ces limbes entre deux langues, deux cultures, pour enfin émerger (ou bien se cacher encore plus?) dans une autre langue, avec parfois des retours en arrière… une vraie «mise en abîme» de l’expression identitaire, ça fait tourner la tête. Et est-ce que le langage particulier de chacun est toujours le même, dans n’importe quelle langue où il va trouver son expression, ou bien y a t’il un langage singulier différent pour chaque langue d’utilisation? Et l’on peut toujours parler de «choix»?
Questions ouvertes, dans la mesure où l’on considère chaque écrivain comme un individu unique avec son propre trajet. Ce qui est certain, c’est qu’on peut répondre au moins à une des questions précédentes: après les circonstances dues au hasard de la vie, pour lesquelles un écrivain s’est retrouvé dans la condition de pouvoir écrire en français, un choix a été fait, et un choix pareil n’est jamais «innocent»: pour tout écrivain qui a opéré un changement de langue, (soit-il définitif, temporaire, à double sens…), on peut trouver des témoignages qui expliquent son rapport à la langue. Certains en ont même fait l’un des thèmes principaux de leurs ouvrages, parce que cette particularité linguistique est profondément tressée à l’essence même de leur écriture et, oserais-je dire, de leur vie.
Je me permets alors de rapprocher quelques écrivains pour les raisons du choix du français comme langue d’écriture, justement parce que j’ai été frappée par la ressemblance de certaines déclarations et expériences, tout en demeurant bien consciente des grandes différences de style, de poétique et de personnalité de ces auteurs.10
Je voudrais ici, à travers l’exemple de quelques écrivains francophones, et notamment Jorge Semprún, Elie Wiesel, Michel del Castillo et Agota Kristof,11 mettre en évidence le rapport que j’ai remarqué entre le choix du français et la narration d’expériences-limite.
Mais avant tout il faut expliquer ce que j’entends avec «expérience-limite».
«On écrit avec ses obsessions»
Une expérience-limite est une expérience vécue à la frontière de la vie et de la mort, sous la menace du danger physique ou de la déchirure qui mène à la folie et au point de non-retour. Il ne s’agit donc pas seulement d’une série de difficultés vécues d’une manière plus ou moins dramatique: même si la douleur est un sentiment très subjectif et il n’est vraiment pas possible de rédiger une sorte de «classement» de l’intensité et de la gravité de certains événements, je me réfère ici à des expériences poussées au seuil de la perte de soi, et qui ont engendré un traumatisme permanent.12
Mais plus que des définitions psychanalytiques, les vies de ces écrivains sont très parlantes.
Jorge Semprún et Elie Wiesel ont été internés dans un camp de concentration en Allemagne, dans des conditions toutefois bien différentes: Semprún a été emprisonné à Buchenwald comme résistant communiste espagnol militant en France, tandis que Wiesel a été déporté avec toute sa famille de son village hongrois vers le complexe d’Auschwitz, où ils étaient destinés à l’extermination certaine en tant que juifs.
Semprún n’avait que vingt ans quand il a été arrêté en 1943. Il était arrivé en France cinq ans auparavant, sa famille républicaine ayant fuit l’Espagne franquiste: c’est le début de «la nuit sans sommeil de l’exil»,13 comme il l’appelle, en traduisant une expression de Marx.
Dans ses livres, on retrouve souvent l’idée que les rescapés doivent être considérés plutôt comme des «revenants» parce que l’expérience fondamentale des camps c’est la traversée de la mort, la sienne et celle des autres, une mort qui demeure tellement réelle que tout le reste semble relever de l’illusion, même des années après: «Tout était un rêve depuis que j’avais quitté Buchenwald, la forêt de hêtres sur l’Ettersberg, ultime réalité».14
Elie Wiesel a été déporté à quinze ans et il est le seul survivant de sa famille. Il a côtoyé son père dans l’abîme de son agonie jusqu’à la mort physique, phase terminale de la mort de l’humain arrivée bien avant: Wiesel raconte que lui aussi avait subi une métamorphose complète: «Moi j’étais “un musulman”, comme on disait à l’époque n’est-ce pas, j’étais un objet. Je ne savais pas ce qui se passait».15
Michel del Castillo a eu une vie en même temps tragique et romanesque, dans le sens qu’elle est devenue entièrement matière à ses livres: né en Espagne en 1933 de mère espagnole et de père français, il grandit avec sa mère parce que son père retourna en France peu de temps après sa naissance. Après le le coup d’état de Franco il part en exil à cinq ans avec sa mère, journaliste républicaine. Ils s’installent en France où ils rentrent en contact avec le père qui les dénonce comme «étrangers indésirables»: «J’ai demandé son éviction car elle risquait de compromettre ma situation chez Michelin à Clermont-Ferrand»,16 déclarât-il au sujet de sa femme.
Ils sont internés dans un camp en France, à Rieucros, d’où sa mère réussit à s’évader mais toute seule, en abandonnant son fils de neuf ans qui est ensuite déporté dans un camp en Allemagne, où il reste jusqu’à la fin de la guerre. Après la libération des camps, il est rapatrié dans l’Espagne franquiste et il finit dans une «maison de redressement» gérée par l’église, qui n’est qu’une continuation du camp, où les garçons sont battus, punis et affamés. Il réussit à s’enfuir et après une série de péripéties il arrive à franchir la frontière en 1955 et à gagner Paris, où il espère pouvoir vivre avec son père (il ne savait pas encore que c’était lui le délateur). Pendant tout ce laps de temps il avait voulu croire que sa mère était morte ou au moins dans l’impossibilité de le retrouver, mais la rencontre avec son père aboutit à une double affreuse déception: le père n’a aucune intention de l’accueillir et il découvre de plus que sa mère est vivante et travaille en France. Il est alors «adopté» par les oncles paternels et il commence sa nouvelle existence en France comme écrivain de langue française.
Agota Kristof enfin a vécu encore un autre type d’expérience: née en 1935 en Hongrie à Köszeg (la «ville de K.» de sa Trilogie17), à la frontière avec l’Autriche, elle a grandi en traversant deux totalitarismes: d’abord la domination nazie avec l’horreur du camp de concentration près de chez elle, caché dans la forêt, et ensuite le rideau de fer soviétique avec les morts fusillés ou sautés sur des mines pour avoir essayé de traverser la frontière, qu’elle et ses frères retrouvaient dans la même forêt cauchemardesque:
Je me souviens justement de ces déportations qu’on a vues dans notre ville, il y avait un camps à Köszeg… c’est là qu’ils ont tué tout le monde avant de partir… à la frontière autrichienne. 18
Je me rapporte à mes souvenirs d’enfance, en Hongrie, en 1944. On voyait vraiment tout ça. Ou presque. Nous étions au courant qu’il se passait les choses les pires. Les viols, les exécutions nous intéressaient vivement. On trouvait des cadavres dans la forêt, des grenades. On se livrait à des jeux très dangereux. Plusieurs de nos petits camarades sont morts ainsi.19
Jusqu’à quand, pendant les répressions de 1956, son mari risque d’être arrêté. Ils doivent s’enfuir clandestinement avec leur bébé, s’installant par hasard en Suisse, à Neuchâtel, où elle est obligée d’aller travailler dans une chaîne de montage d’une usine d’horlogerie, sans rien comprendre à la langue, tout en demeurant une étrangère au milieu d’un groupe de travailleurs étrangers et désespérés, dont beaucoup se sont suicidés:
C’était terrible. J’ai souhaité tomber malade, de la tuberculose, n’importe quoi pour y échapper. On se rencontrait à midi entre Hongrois. [...] Certains ne supportaient pas cette vie sans issue. Une de mes voisines s’est suicidée, d’autres aussi.20
L’exil, l’arrachement de son pays, de sa famille, la vie aliénante de l’usine, le sentiment de l’impossibilité du retour, le malaise existentiel lié à la condition d’étrangère perpétuelle qui «ne se sen[t] bien nulle part»:21 ce sont les expériences-limite qui hantent les romans de cet écrivain et qui constituent un vrai «traumatisme» dans le sens qu’on a expliqué, et qui lui ont fait développer une conception de la vie désespérée et vraiment «très noire»:
…la vie est d’une inutilité totale, elle est non-sens, aberration, souffrance infinie, l’invention d’un Non-Dieu dont la méchanceté dépasse l’entendement.22
Dans l’impossibilité de développer ici une étude approfondie des ouvrages de ces écrivains, il est néanmoins intéressant, à mon avis, d’établir un lien direct entre le vécu de ces auteurs et leur rapport à l’écriture: si l’on passe par des expériences pareilles, pour devenir ensuite écrivain, l’écriture en sera nécessairement influencée, soit dans le choix possible d’essayer de tout oublier, de s’évader, soit de faire de ses souffrances et de ses obsessions une source d’où l’écriture jaillit, ce qui est le cas pour tous les quatre.
Jusqu’ici, d’ailleurs, rien de nouveau. La réflexion sur le rapport entre vie et œuvre peut se faire pour tous les écrivains de toutes les époques: qu’on le nie ou qu’on l’exalte, il s’agit d’une approche critique très classique!
Je ne veux pas aller jusqu’à affirmer que si l’on est des «revenants» d’expériences tragiques, le fait de l’écrire soit une étape obligée, selon le concept psychanalytique de «l’écriture-thérapie». Toutefois on peut observer chez ces auteurs que les expériences-limite traversées, l’effort et le choix de les raconter ont engendré une conception-limite de l’écriture, qui prend le double aspect contradictoire de nécessité existentielle et d’angoisse mortelle:
Pour écrire, il faut se mettre en état de désespoir absolu. Être en angoisse de mort. Il y a ce que j’appelle les livres de langage: ils sont très bien faits, par des gens qui écrivent bien. Mais il y a des livres de parole, desquels on sent que s’ils n’avaient pas été écrits, il y aurait eu risque de mort (comme c’est le cas chez Dostoïevski, Tolstoï, Dickens, Céline…). Ceux-là disent l’ultime parole. Ceux-là disent ce dont je suis intimement convaincu: on écrit avec ses fantasmes, ses obsessions, ses souvenirs, sa vie, son corps tout entier.23
L’écriture et/ou la vie
Si l’on analyse les textes et les entretiens de ces écrivains, on s’aperçoit qu’on trouve toujours des réflexions à propos des raisons qui les ont poussés à écrire, et sur l’importance que l’écriture revêt et a revêtu dans leurs vies. Et l’on s’aperçoit aussi que l’écriture prend une valeur absolue: question de vie et/ou de mort, elle s’est imposée, tôt ou tard, même parfois après des tentatives de résistance qui se sont révélées inutiles.
En 1994, à soixante-onze ans, après beaucoup d’ouvrages à succès, une vie consacrée au combat politique et à l’écriture, Jorge Semprún publie un livre très significatif où il est question, justement, de L’écriture ou la vie.
Il s’agit d’un livre autobiographique où Semprún s’implique à la première personne, sans trop «tricher» cette fois24, dans lequel il explique le choix qu’il a dû affronter après le retour du camp, choix qui l’a amené à un silence de seize ans avant d’arriver à l’écriture de son premier roman, Le Grand Voyage, qui est le récit de son voyage vers le camp de concentration dans un wagon entassé de gens («de corps»25, dit-il), et de l’arrivée à Buchenwald.
Dans L’écriture ou la vie il raconte que juste après le retour du camp, il a tout de suite commencé à écrire un livre sur cette expérience, mais il a dû laisser tomber parce que cette écriture le conduisait vers la mort:
Je ne possède rien d’autre que ma mort, mon expérience de la mort, pour dire ma vie, l’exprimer, la porter en avant. Il faut que je fabrique de la vie avec toute cette mort. Et la meilleure façon d’y parvenir, c’est l’écriture. Or celle-ci me ramène à la mort, m’y enferme, m’y asphyxie. Voilà où j’en suis: je ne puis vivre qu’en assumant cette mort par l’écriture, mais l’écriture m’interdit littéralement de vivre.26
Il n’avait pas assez de défenses pour pouvoir se replonger dans la mort et les morts qu’il venait de traverser sans risquer de se faire submerger à son tour, il a donc eu la lucidité d’effectuer un choix entre la vie et la mort:
Il me fallait choisir entre l’écriture et la vie, j’avais choisi celle-ci. J’avais choisi une longue cure d’aphasie, d’amnésie délibérée, pour survivre. [...]
La vie était encore vivable. Il suffisait d’oublier, de le décider avec détermination, brutalement. [...] Aurais-je eu le courage – la cruauté envers moi-même – de payer ce prix?27
Semprún a dû se réinventer une vie ou plutôt plusieurs vies: il s’est lancé dans la lutte politique en tant que fonctionnaire au parti communiste espagnol clandestin, en multipliant ses identités de combat pour brouiller les pistes et ses propres souvenirs ingérables. Ce n’est qu’à l’exclusion du parti, en 1963, qui coïncide avec la fin de son engagement politique, qu’il pourra enfin retrouver l’écriture après le choix, nécessaire, du silence.
Après sa libération du camp, Elie Wiesel aussi a eu besoin d’une période de silence de dix ans, avant de commencer à écrire, pour «être sûr que je pourrais dire ce que j’avais à dire, et surtout que je saurais le dire»:28 en 1958 il publie La Nuit,29 récit épouvantable de la descente aux enfers accomplie par lui et sa famille. Ensemble à Jorge Semprún il écrit une réflexion justement sur la difficulté de raconter et de transmettre une expérience pareille, et en même temps sur l’inévitabilité de le faire: «Se taire est interdit, parler est impossible»,30 dit-il. Wiesel revient plusieurs fois sur le fait que le témoignage est pour lui une tâche nécessaire, un devoir de mémoire, mais qu’il s’agit d’une preuve vraiment chargée d’angoisse et à la limite du supportable:
Pourquoi j’écris? Peut-être pour ne pas devenir fou. Ou, au contraire, pour toucher le fond de la folie.
Comme Samuel Beckett, le survivant s’exprime « en désespoir de cause »; il écrit parce qu’il ne peut pas faire autrement. [...]
Les mots me séparent de moi-même. Ils signifient absence. Et manques.
Comme métier, il y en a de plus faciles, de plus agréables sûrement. Mais, pour le survivant, écrire n’est pas un métier mais une obligation; un devoir. [...]
Sur une vingtaine de volumes, seuls trois ou quatre pénètrent dans le royaume fantasmagorique des morts. Dans les autres, par les autres, j’essaie de m’en éloigner. C’est qu’il est dangereux de s’attarder avec les morts; ils vous retiennent et vous risquez de ne vous adresser qu’à eux. [...] Parfois, il me semble que je parle d’autre chose dans le seul but de taire l’essentiel: l’expérience vécue. [...]
Pourquoi j’écris? Pour les arracher à l’oubli. Et aider ainsi les morts à vaincre la mort.31
Chez Michel del Castillo ce double visage de l’écriture est encore plus évident. Dans plusieurs romans il réalise une décomposition des événements de sa vie, il essaie de trouver une explication et en même temps il cache à soi-même la vérité affreuse de cette mère-Médée qui a abandonné ses six enfants, tous d’hommes différents, et de ce père inexistant, agacé et mesquin. Ces livres sont des variantes d’une même histoire dramatique, où tous les personnages féminins sont les innombrables visages d’une mère fuyante, monstrueuse et à l’allure romanesque, et tous les enfants protagonistes sont ses doubles, abandonnés et meurtris à jamais dans l’âme. Dans ses ouvrages on retrouve tout le temps l’immense valeur revêtue par la littérature et l’écriture: dans une existence brisée et incompréhensible, les livres étaient le seul point de repère, ils lui ont permis de survivre:
La lecture était mon seul lieu de survie. Sans les livres je ne tenais pas debout. Imaginez ce que peut être la vie d’un enfant avec quelqu’un qui ment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sur tout, ses maris, ses amants, ses enfants abandonnés, son âge, ses identités. On est en plein romanesque et un enfant ne peut pas faire le partage. [...] Et puis il y a cette situation historique incompréhensible. Qui sont les bons? Qui sont les méchants? [...] Pour l’enfant personne n’est fiable. Alors, il reste aux contes qui donnent le blanc et le noir. [...] Tous ces écrivains, Balzac, Dumas, m’ont pris par la main.32
Dans ces conditions, l’écriture prend la valeur du salut au sens existentiel, toutefois en même temps elle oblige à se souvenir, comme pour Semprún et Wiesel. Elle fait revivre les douleurs et les angoisses, en devenant aussi moteur d’un malaise très dangereux pour la vie même:
Le jour où je cesserai de marcher, c’est-à-dire d’écrire, je mourrai tout à fait. Je sais tout ça depuis ma petite enfance. À quatre, cinq ans, j’avais compris que je devais parler mon angoisse pour rester en vie. [...]
Contrairement à ce que tant de gens imaginent, l’écriture ne console de rien. Plus je fore dans les mots, plus mon malheur se creuse. Chaque livre aggrave mon état. On finit par mourir, non de ce qu’on a vécu, mais de ce qu’on écrit.33
Chez Agota Kristof, la conception de l’écriture devient encore plus extrême: elle nie toute fonction positive de survivance à l’acte d’écrire, en répétant plusieurs fois que pour écrire il faut s’annuler, renoncer à tout, se laisser emporter complètement par l’obsession:
L’écriture m’empêche de vivre. Je ne vis pas en dehors de l’écriture. [...] L’écriture n’est pas une thérapie. Au contraire, j’ai souffert encore plus d’écrire ce livre. L’écriture ne m’aide pas. C’est presque suicidaire. Écrire, c’est la chose la plus difficile au monde. Et pourtant, c’est la seule chose qui m’intéresse. Et pourtant, elle me rend malade. [...] Sans écrire, je me sentirais complètement inutile. Ce serait un échec total.34
«Et pourtant», tous les protagonistes de ses romans sont hantés par l’écriture, qui est la seule chose qui permet de «tenir le coup» dans des vies épouvantables, parce que «écrire, c’est ce qu’il y a de plus important»,35 et parce que par l’écriture on peut brouiller une vérité insupportable, celle d’une vie de désespoir et de solitude:
…j’essaie d’écrire des histoires vraies mais, à un moment donné, l’histoire devient insupportable par sa vérité même, alors je suis obligé de la changer. [...] Alors, j’embellis tout et je décris les choses non comme elles se sont passées, mais comme j’aurais voulu qu’elles se soient passées. [...]
C’est cela. Un livre, si triste soit-il, ne peut être aussi triste qu’une vie.36
L’écriture risque de détruire, et ne sauve pas de ses angoisses, mais tout simplement on ne peut pas s’en passer, elle est «absolument nécessaire», et donc au-delà du bien et du mal, du positif et du négatif, parce qu’elle revêt les deux aspects en même temps.
Voilà alors le sentiment-limite d’écriture qui émerge en ces auteurs: une écriture «viscérale», instinctive dans le sens qu’il faut obéir à son impératif, enracinée à l’essence même de leurs vies, par laquelle ils essaient d’apprivoiser des expériences-limite tout en cherchant à en maîtriser aussi le côté meurtrier et obsédant.
Comment raconter? Le silence et la voix
Vassilis Alexakis, Paris-Athènes37
Si je me suis un peu attardée sur le rapport entre écriture et expérience-limite chez ces auteurs, c’est parce que cette réflexion en déclenche une autre, fondamentale, sur les stratégies narratives possibles pour sortir (et s’en sortir) de l’impasse écriture/vie: si l’écriture devient nécessaire, mais elle est vécue dans cette double contrainte d’importance absolue et d’angoisse maladive, comment peut-on l’affronter, quels sont les moyens pour écrire ses déchirures sans aboutir à la mort ou à la folie? On touche là à la question fondamentale qui se pose à tous ceux qui se retrouvent de nouveau, par l’écriture, face aux affreuses expériences traversées: comment raconter?38
Mais il n’y a pas que cette interprétation intime et personnelle de la question: dans certains cas, il ne s’agit pas seulement de dépasser la dichotomie entre nécessité de dire et drame de dire. Je me réfère à l’écriture d’expériences-limite en même temps individuelles et collectives, comme celle du camp de concentration: il y a là une troisième contrainte, celle d’essayer de raconter pour témoigner, c’est-à-dire de rendre l’expérience transmissible, compréhensible, de la faire imaginer, pour garder la mémoire des événements intacte.
Chacun de ces écrivains a essayé de trouver ses réponses à cette question fondamentale par des choix narratifs qui leur ont permis de situer l’écriture dans l’entre-deux de «l’impossibilité à dire et l’obligation – la nécessité – de dire»39. Je renvoie à une autre étude l’analyse des différentes stratégies employées par ces auteurs pour métamorphoser une expérience de mort et de négation en création littéraire: magie et puissance éternelle de l’art.
Je me limite, en ce contexte, à quelques réflexions à propos du choix de la langue d’écriture. Parce que, à mon avis, ce choix a justement un rapport direct avec la question «comment raconter?»: choisir une langue d’écriture différente de la langue maternelle peut être l’une des réponses possibles au défi d’une narration «dangereuse».
Pourquoi et comment les livres de ces auteurs sont nés, en tant qu’ouvrages connus et publiés, en langue française? Parmi eux, il n’y a que Jorge Semprún qui est revenu à l’espagnol en peu d’occasions pendant une période qui couvre quarante et un ans d’écriture. De toute manière, il a commencé sa carrière d’écrivain en français, et tous les livres concernant l’expérience du camp de concentration ont été écrits dans cette langue, tandis que l’espagnol a été choisi pour raconter sa vie d’homme politique40 et, récemment, pour un roman situé dans l’Espagne de Franco, en 1956, mais dont les fils de l’histoire plongent leur racines jusqu’à la guerre civile.41
Il est utile de rappeler que pour Semprún il ne pouvait ni ne devait y avoir aucune interférence entre l’expérience du camp et sa vie politique: c’est justement en choisissant l’engagement actif qu’il a essayé d’oublier pour ensuite pouvoir se souvenir, après avoir pris la distance nécessaire. En plus le rôle politique s’est joué, pour lui, principalement en espagnol: même s’il s’est installé à Paris après la guerre, ne pouvant pas retourner en Espagne à cause de la dictature, il faisait beaucoup de voyages clandestins en Espagne sous un faux nom (à chaque fois différent), en tant que fonctionnaire du parti. Il est donc assez naturel qu’il ait choisi l’espagnol pour raconter une expérience qui l’a gardé accroché à la vie quotidienne et à la vie tout court.
On peut faire une remarque similaire à propos de son dernier roman: il s’agit d’une histoire profondément attachée aux mythes et à la société espagnols, qui a trouvé sa voix naturelle dans sa langue maternelle.
À maintes reprises on lui a demandé pourquoi il a préféré le français à l’espagnol comme langue d’écriture, et la plupart des fois il a donné des explications d’ordre stylistique, selon lesquelles le français lui a permis une plus grande discipline, l’espagnol étant une langue plus rhétorique et tendant au pathétique, tout en précisant qu’il se considère un écrivain parfaitement bilingue, comme on l’a vu tout au début:
Il y a cette terrible facilité avec laquelle on tombe en espagnol dans les lieux communs rhétoriques [...] Le français est une langue idéale pour qui veut prendre ses distances: une langue abstraite, précise, avec une grammaire tellement rigide.42
Dans Adieu, vive clarté…,43 livre qui raconte justement son adolescence à Paris, la découverte éblouissante de la ville, de la langue et de la littérature française, il dévoile l’origine de sa décision de parler le français «sans accent»: juste après avoir ressenti une terrible déception à la découverte de la chute de Madrid aux mains des troupes de Franco, il subit l’humiliation d’être traité d’espagnol «de l’armée en déroute» par une boulangère à cause de son accent. Ce jour même, il décide de cacher l’évidence de ses origines. Il ne s’agit pas tout simplement d’une question d’honneur, mais d’un choix plus philosophique:
Je sais que Madrid est tombée. Je vois tomber la pluie fine, pénétrante, des larmes de ma mélancolie.
Mais je viens de prendre une décision [...]. J’ai pris la décision d’effacer au plus vite toute trace d’accent de ma prononciation française: personne ne me traitera plus jamais d’Espagnol de l’armée en déroute, rien qu’à m’entendre. Pour préserver mon identité d’étranger, pour faire de celle-ci une vertu intérieure, secrète, fondatrice et confondante, je vais me fondre dans l’anonymat d’une prononciation correcte.44
Ces mêmes raisons, maîtrise du style et tentative de ne pas rester emprisonnée dans un statut d’étrangère trop évident et encombrant, on les retrouve chez Agota Kristof, mais il faut tout de suite spécifier qu’elle insiste plusieurs fois sur le fait que le français n’a pas à son avis des qualités spéciales et qu’elle s’est retrouvée malgré elle, par pur hasard, à écrire dans cette langue.
Agota Kristof est arrivée au français après un apprentissage lent et fatigant passé par la vie quotidienne: l’usine, la lecture à ses enfants, et plus tard une bourse à l’université. Elle est arrivée en Suisse en 1956 mais elle n’a commencé à écrire en français que dans les années ’70, avec des pièces de théâtre. Toutefois pendant cette période elle a continué à écrire des poèmes en hongrois qu’elle a ensuite reniés:
J’écrivais en hongrois des poèmes. J’ai commencé par là, des poèmes sentimentaux. Je les renie, comme une erreur de jeunesse. Ça m’a dégoûtée. Après, j’ai recherché la sécheresse, la plus grande simplicité possible. [...] Je vivais entourée de gens qui parlaient français. Il aurait été impossible d’écrire en hongrois, le soir, une journée où les phrases avaient été prononcées en français.45
Son style sec, dur, dense, tranchant est devenu un trait caractéristique de cet écrivain, il s’agit d’une recherche linguistique bien précise possible seulement sur une langue autre, distante du vécu sentimental de l’enfance, de la langue maternelle et du pays abandonné.
Une langue qui peut être disséquée et analysée du dehors, privée de ce rapport viscéral spécifique à la langue maternelle, une langue différente avec laquelle on peut jongler, tricher, brouiller ses pistes et gagner la liberté du récit: «En utilisant le français, je mets une distance entre mes terreurs et mon écriture. J’ai dû faire le deuil de mon enfance».46
L’utilisation du français a permis à ces écrivains de mettre une distance entre un sujet trop difficile à aborder dans sa propre langue, et les risques d’un récit trop impliqué et impliquant: il a agi comme une espèce de filtre, de «caisson de décompression» pour maîtriser une réalité autrement insoutenable dans une langue qui a une partie irrationnelle et émotionnelle, non contrôlable, comme celle de l’enfance.
Alors, au-delà des circonstances fortuites dues à l’exil, et aux raisons littéraires et stylistiques, il me semble que cette fonction d’«écran» que la langue française a prise entre l’impératif de l’écriture et ses menaces, peut être un des moyens possibles pour réussir dans la création.
Jorge Semprún, dans un entretien, explique très bien ce concept et les raisons qui l’ont poussé à commencer son premier livre, Le Grand Voyage, en français, pendant qu’il se trouvait en Espagne en mission clandestine pour le parti:
Ce choix, il ne m'est pas facile de me l'expliquer. [...] A Buchenwald nous étions une cinquantaine d’Espagnols, appartenant à la Résistance française [...] et j’étais tout à fait intégré dans ce petit groupe. C’est-à-dire que je pouvais garder le souvenir de Buchenwald en espagnol parce que, mis à part l’allemand, qui était la langue de la communication et de l’«ordre et commandement», la langue imposée par les maîtres, je parlais beaucoup plus en espagnol qu’en français. [...] Cependant, mon premier livre, Le Grand Voyage, a été écrit à Madrid et en français, probablement parce que ça me permettait de prendre une plus grande distance. J’ai toujours voulu fuir le pathétique brusque, soudain, le pathétique flagrant, évident, je ne sais pas si j’y suis parvenu. Le pathétique d’autres le peuvent, moi non. Je ne pouvais écrire un témoignage qui rende compte de l’horreur minute par minute. Peut-être le français était pour moi une langue plus littéraire. Il m’a coûté beaucoup, et il me coûte encore, de situer ce livre dans le présent de la narration, quand je suis dans le camp. Mon premier livre, Le Grand Voyage, raconte le voyage vers le camp; le deuxième, Quel beau dimanche!, est un effort plus grand pour rester à l’intérieur. J’ai toujours cherché la façon de rester dehors, de voir tout de l’extérieur, peut-être le français m’a-t-il aidé à cela. Maintenant, une fois écrit le premier livre en français, une certaine logique veut que je continue à écrire les autres dans cette langue.47
Parcours différents, mêmes réflexions pour Elie Wiesel et Michel del Castillo.
Elie Wiesel, après sa libération, va vivre en France, devient journaliste et commence à voyager dans le monde entier, pour enfin s’installer aux États-Unis où il devient professeur: il parle donc également très bien l’anglais, mais tous ses ouvrages ont été écrits en français, langue de la liberté récupérée et d’une nouvelle possibilité de vie:
Choisir le français relevait du défi, je crois. [...] Au retour de ma déportation, à seize ans, j’avais pris en horreur ma langue natale, les Hongrois s’étant montrés tellement cruels envers les Juifs! Et je voulais montrer que j’étais entré dans une ère nouvelle, pour me prouver à moi-même que j’étais vivant, que j’avais survécu. Je tenais à rester le même, mais dans un autre paysage. Et la langue française constituait ce nouveau paysage.48
Pour Michel del Castillo, enfin, on peut vraiment parler d’un amour pour la langue française opposé à la haine et au refus de l’espagnol, vraie langue «maternelle» dans tous les sens: l’Espagne et sa langue représentent pour lui avant tout la mère qui l’a abandonné, qui l’a exposé aux périls de la guerre civile et de la vie clandestine jusqu’au camp de concentration, et puis après la vie traumatisante de la maison de redressement, comme il l’explique:
Je n’avais plus de vie possible, j’étais pratiquement dans la mort. [En Espagne] J’étais perdu idéologiquement, j’étais contaminé par la langue qu’on parlait autour de moi, par le cléricalisme qu’elle véhiculait [...] il y avait ces types qui nous parlaient de charité chrétienne tout en nous châtiant. [...] Je suis né pratiquement à vingt ans, ou plutôt je suis «rené». Le rêve de toute ma vie, c’était de retrouver la France, alors, arriver à Paris, c’était… j’en pleurais vraiment. J’ai pu me mettre à écrire. Et moi, je suis très bête, je suis patriote, j’adorais ce pays depuis ma petite enfance. Ça ne s’explique pas au fond, les passions, je ne me suis jamais lassé de la France.49
La France était donc la liberté, une nouvelle possibilité pour lui aussi, et le français la langue aimée et rêvée, du re-commencement et d’une identité moins dramatique.
C’est en cherchant le silence, en le creusant, que je me suis mis à découvrir les périls et les pouvoirs de la parole.50
Il y a, chez tous ces écrivains, un moment de silence. Silence réel, aphasie temporaire de la capacité de la parole, silence des mots d’une langue absente, jamais oubliée mais renvoyée.
Silence de la cassure: le camp de concentration, l’exil, l’abandon. Il y a un «avant» et un «après» ces événements, mais l’après est un «après la limite», et entre les deux se situe le caillot dur d’une expérience impossible à partager, d’un point de vue métaphysique, parce que la douleur individuelle n’est jamais communicable ni saisissable jusqu’au bout.
Le défi est justement celui de trouver une parole capable de raconter cet entre-deux-vies, cet entre-deux de désespoir et très souvent de mort. Peut-être que alors cette parole peut trouver sa voix dans le «petit territoire personnel»51 d’une langue autre, plus légère, qui puisse donner «une densité transparente au récit»,52 une langue d’une aire de liberté et de maîtrise.
C’est peut-être dans ce territoire que devient possible la recomposition de soi. C’est peut-être en assumant de vivre sur les bords et dans les marges que même les expériences les plus dépouillantes peuvent devenir richesse et qualité créatrice – «vertu intérieure» – :
Autant que l’espagnol, en effet, le français était devenu ma langue maternelle. [...]
On me dira que j’y avais été contraint par les circonstances de l’exil, du déracinement. Ce n’est vrai qu’en partie, en toute petite partie. [...]
Pour ma part, j’avais choisi le français, langue de l’exil, comme une autre langue maternelle, originaire. Je m’étais choisi de nouvelles origines. J’avais fait de l’exil une patrie.53
Note
↑ 1 Jorge Semprún dans: P. Haubruge, À vous l’honneur señor Semprun, dans Mad, (supplément à Le Soir, Belgique), du 14/02/01. Je souligne.
↑ 2 D’innombrables ouvrages ont été écrits à ce sujet, je me limite à renvoyer pour ces problématiques à D. Combe, Poétiques francophones, Paris, Hachette Livre, 1995; J.-L. Joubert, «Qu’est-ce qu’une littérature francophone?», Francofonia, n. 22, 1992, pp. 19-29.
↑ 3 Voir les remarques de D. Combe à propos de l’emploi des dénominations «francophone» ou «d’expression française»: « Ces dénominations, apparemment neutres, mais qui rappellent les euphémismes (Afro-American, Native American) aujourd’hui en vigueur aux États-Unis, ne cachent-elles pas quelque mauvaise conscience? [...] Quitte à employer un terme connoté, donc, autant conserver celui de “francophone”, bien plus concis»: D. Combe, op. cit., p. 16.
↑ 4 Table ronde: “Écriture et bilinguisme” avec les écrivains: Vassilis Alexakis, Claude Esteban, Gill Rosner, Shan Sa, Salah Stétié et Françoise Clerc, philosophe, animatrice, Actes du Colloque International «Bilinguisme et apprentissage des langues dans le cursus scolaire et universitaire: “du Hasard et de la Nécessité”», 15-16 octobre 1998, au Centre International de Valbonne à Sophia-Antipolis, imprimés par l’Académie de Nice, Ministère de l’éducation Nationale, de la Recherche et de la Tecnologie, 1999, pp. 14-23. Voir aussi C. Esteban, Le partage des mots, Paris, Gallimard, 1990.
↑ 5 S Stétié, Table ronde…, op.cit. Esteban lui fait écho: «C’est dans une langue que se forge une langue interne, celle de l’écrivain».
↑ 6 Cette interprétation de la distinction entre “langue” et “langage” est avancée par André Straussdans Des exils du langage à la langue de la littérature, dans AA. VV., Exil et littérature, s.l.d. de Jacques Mounier, Grenoble, éd. Ellug, 1986, pp. 115-126.
↑ 7 R. Robin, Le Deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1993, pp. 10, 13. Voir aussi à ce propos les réflexions de Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, ou la prothèse d’origine, Paris, Galilée, 1996.
↑ 8 J. E. Jackson, Le même et l’autre: l’écriture comme traduction, «Revue de littérature» n. 273, 1/1995, pp. 13-18: «Écrire, selon nous, est une activité de traduction intérieure à la langue de l’écrivain. Écrire est pratiquer le choix d’une autre langue dans sa langue propre. [...] Écrire devient, par nature, une double opération de traduction, traduction de ce qui précède ou de ce qui suit le langage en langage, précisément, et, à l’intérieur de celui-ci, traduction d’un système de représentations codifié dans le système à la fois commun et privé de la langue singulière que l’auteur devra inventer», p. 15. Jackson cite aussi les réflexions de Baudelaire et de Proust à ce propos: «Qu’est-ce qu’un poète (je prends le mot dans son acception la plus large), si ce n’est un traducteur, un déchiffreur? » (C. Baudelaire, Essai sur V. Hugo, Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, tome II, p. 133); « Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur. » (M. Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, tome IV, p. 469).
↑ 9 Ibid., pp. 15-16.
↑ 10 Voir à ce propos R. Jouanny, Singularités francophones, Paris, PUF, 2000: « [...] il convient de réserver une place aux représentants de la singularité, trop souvent méconnus ou ignorés en tant que tels. Non pour les réunir, avec notre manie de la catégorisation, dans le groupe des “non-inscrits”, mais bien au contraire pour interroger chacun d’eux, autant que faire se peut, sur les raisons propres de son choix, sur le fonctionnement de sa poétique et pour nous efforcer de comprendre à travers leurs témoignages, multiples, souvent contradictoires, l’importance de l’écriture francophone comme attitude de l’esprit».
↑ 11 Pour quelques études critiques sur ces auteurs voir: D. Combe, op. cit., A. Brincourt, Langue française terre d’accueil, Paris, Editions du Rocher, 1997; R. Gorris, «“Venus d’ailleurs”: Agota Kristof et les autres», dans Matteo Majorano (s.l.d.), Le goût du roman, Bari, Edizioni B. A. Graphis, 2002, pp. 198-228, M. Bacholle, Un passé contraignant. Double bind et transculturation, Amsterdam, Rodopi, 2000; «Autour de Semprun», Travaux et Recherches de l’UMLV, numéro spécial, mai 2003; M. A. Semilla Duran, «Jorge Semprun et l’imbrication des langues: l’image et l’écran», L’Esprit Créateur, vol. XLIV n. 2, pp. 18-28; S. P. Sibelman, Silence in the novels of Elie Wiesel, New York, St. Martin’s Press, 1995; E. Wiesel, M. de Saint Chéron, Le mal et l’exil: dix ans après, Montrouge, Nouvelle Cité, 1999; F. Dorenlot, «La revanche du malheur: Michel del Castillo», Dalhousie French Studies, n. 19, 1990, pp. 67-83; M. Gazier, «Michel del Castillo. L’écriture, c’est la vie», Etudes, janvier 2001, pp. 93-101.
↑ 12 «Événement de la vie du sujet qui se définit par son intensité, l’incapacité où se trouve le sujet d’y répondre adéquatement, le bouleversement et les effets pathogènes durables qu’il provoque dans l’organisme psychique»: c’est la définition de trauma donnée par le dictionnaire de psychanalyse de Laplanche et Pontalis que Régine Robin cite dans son article «Traumatisme et transmission», dans: J.-F. Chiantaretto (s.l.d.), Écriture de soi et trauma, Paris, Anthropos, 1998, pp. 115-131, ici p. 115.
↑ 13 Jorge Semprún, Quel beau dimanche, Paris, Grasset et Fasquelle, 1980, p. 118.
↑ 14 J. Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, Folio, 1994, p. 203.
↑ 15 J. Semprun, E. Wiesel, Se taire est impossible, s.l., Éditions Mille et une nuits/Arte Éditions, 1995, p. 12.
↑ 16 Cité par Judith Perrignon, «Mon père, ce zéro», Libération du 27/05/1998.
↑ 17 A. Kristof, Le Grand Cahier, Paris, Seuil, 1986; La Preuve, Paris, Seuil, 1988, Le Troisième Mensonge, Paris, Seuil, 1991.
↑ 18 C. Sarrey-Strack, «Agota Kristof: écrivain étrangère de langue française», Lendemains, n. XIX, 75/76, 1994, pp.182-190, ici p. 189.
↑ 19 B. Galland, «Agota Kristof , best-seller mondial», Le Nouveau Quotidien, 09/05/1993, p. 18.
↑ 20 R. Koven, «Le mensonge d’Agota Kristof», La Bel France, novembre 1992,
↑ 21 A. Clavel, «Agota Kristof», L’Événement, 05/09/1991.
↑ 22 A. Kristof, Le Troisième Mensonge, op. cit., p. 156. Cette phrase est prononcée par un des protagonistes de sa Trilogie, Klaus, mais elle a été tirée du journal d’Agota Kristof: «Cette phrase est tirée de mon journal que je tiens quotidiennement. (Nouveau silence. Agota Kristof se lève, elle part dans sa chambre et revient radieuse avec un bout de papier. Dessus une citation de Thomas Bernhard, tirée d’Amras: “La vie…n’est qu’un malheur, une infamie, une période d’épouvante”). C’est drôle, non?», dans: p. Savary, «Le Troisième Mensonge de Agota Kristof», La Matricule des Anges, n. 14, novembre 1995-janvier 1996.
↑ 23 Entretien de Michel del Castillo avec F. Bordeleau, «Michel del Castillo. Pour échapper à sa biographie», Nuit Blanche, n. 81, hiver 2000-2001.
↑ 24 Tous les livres de Semprún sont ambigus du point de vue du « genre», si on voulait essayer de les classer: ils ne sont ni des autobiographies pures, ni des fictions, peut-être des romans autobiographiques ou des autofictions?…La matière autobiographique est là, évidemment, mais la ruse artistique aussi. Comme exemple, il suffit de dire que les protagonistes de ses livres portent les noms qu’il a utilisés pendant la clandestinité…
↑ 25 J. Semprun, Le Grand Voyage, Paris, Gallimard, Folio, 1963, p. 11.
↑ 26 J. Semprun, L’écriture ou la vie, op. cit., Folio, p. 215.
↑ 27 Ibid., pp. 255, 271-272.
↑ 28 B.-F. Cohen, Elie Wiesel qui êtes-vous?, Lyon, La Manufacture, 1987, p. 41.
↑ 29 E. Wiesel, La Nuit, Paris, Les Éditions de Minuits, 1958.
↑ 30 J. Semprun, E. Wiesel, Se taire est impossible, op. cit., p. 17
↑ 31 E. Wiesel, Paroles d’étranger, Paris, Seuil, 1982, pp. 7, 11-12, 14.
↑ 32 M. Payot, «Michel del Castillo», Lire, octobre 1995.
↑ 33 M. del Castillo, De père français, Paris, Fayard, 1998, p. 13.
↑ 34 P. Savary, entretien cité.
↑ 35 A. Kristof, La Preuve, op. cit., p. 108.
↑ 36 A. Kristof, Le Troisième Mensonge, op. cit., p. 14.
↑ 37 V. Alexakis, Paris-Athènes, Paris, Fayard, 1997, p. 10.
↑ 38 Voir sur ce problème: R. Rosenblum, «Peut-on mourir de dire? Sarah Kofman, Primo Levi», Revue française de psychanalyse, n. 64 (1), 2000; A. Raybaud, F. Quartier-Frings, «Raconter? (Dialogue)», Revue française de psychanalyse, n. 62 (3), 1998, pp. 741-750
↑ 39 Je reprends les mots, très significatifs, de Samuel Beckett: «There is nothing to express, nothing with which to express, no power to express, no desire to express, together with the obligation to express», S. Beckett, Disiecta. Miscellanea Writings and a Dramatic Fragment, London, Calder, 1983, p. 139.
↑ 40 J. Semprun, Autobiografia de Federico Sánchez, Barcelona, Editorial Planeta, 1977; Federico Sánchez se despide de ustedes, Barcelona, Tusquets, 1993.
↑ 41 J. Semprun, Veinte años y un día, Barcelona, 2003.
↑ 42 G. de Cortanze, Jorge Semprun, l’écriture de la vie, Paris, Gallimard, 2004, pp. 219-220.
↑ 43 J. Semprun, Adieu vive clarté…, Paris, Gallimard, Folio, 1998.
↑ 44 J. Semprun, Ibid., p. 87.
↑ 45 C. Devarrieux, «Agota Kristof a pendu son chat», Libération, 05/09/1991.
↑ 46 A. Kristof dans M. Gazier, M. Laval, E. Bouchez, «Français dans le texte», Télérama, n. 2454, 22/01/1997, p. 42.
↑ 47 J. Machover, «El Largo Viaje de Jorge Semprún», Diario 16, (Madrid), 31/12/1994. La version originale de cet entretien est en espagnol, j’en ai fait la traduction.
↑ 48 B. F. COHEN, op. cit., pp. 72-73.
↑ 49 M. Payot, entretien cité.
↑ 50 E. Wiesel, Paroles d’étranger, op. cit., p. 7.
↑ 51 C’est la définition que Alexakis donne dans Table ronde…, op. cit.
↑ 52 J. Semprun, L’écriture ou la vie, op. cit., p. 25.
↑ 53 Ibid., p. 353.