Publifarum n° 12 - Atti Convegno Assiterm 2009

Variabilité et harmonisation terminologiques

Pierre LERAT



Introduction

La variabilité des termes est due à des causes multiples, qui ont été rappelées ici, mais elle est sans limites claires si l’on confond terme et mot, terme et candidat terme, concept et signifié. En première approche, pour se réclamer de la terminologie et non pas de la lexicologie, il faut admettre deux vérités simultanément : « les éléments nécessaires à une description (…) sont à la fois linguistiques – car les termes sont des signes linguistiques – et cognitifs puisque les termes renvoient à des concepts ou à des éléments de la connaissance ou de l’expérience » (SAGER, 2000 : 43).
La polysémie, qui est le lot de toute langue, tend à faire prendre les mots pour des termes dans les dépouillements de textes par des automates (voir CALBERG et al., 2009). De même, et surtout, les connaissances présupposées chez le lecteur d’un texte spécialisé ne sont que partiellement explicitées, et par conséquent elles ne sont pas toutes dénommées. D’où le besoin de recours à une expertise en aval, et aussi en amont, y compris pour la sélection du corpus.
Je tiens donc à commencer par présenter une conception du terme qui évite toute confusion avec le signe linguistique, la chaîne de caractères et le candidat terme. Ce dernier a un intérêt heuristique non négligeable pour la quête d’information spécialisée, mais son statut épistémologique est purement technologique: ou bien c’est un artefact statistique, ou bien c’est un artefact morpho-syntaxique. Le risque est double: que le candidat terme se révèle non pertinent, et surtout que les connaissances pertinentes restent présupposées, donc implicites.

1. Un peu d’épistémologie

La terminologie a beaucoup à voir avec les techniques, le travail et l’innovation, autrement dit avec les référents et les professionnels. En même temps, ce sont des vocabulaires appartenant à des langues naturelles et historiques. J’ai essayé de refléter cette dialectique en définissant le terme comme « le nom donné dans une langue à une entité conceptualisée par une communauté de travail » (LERAT, 2009 : 217). Cette définition est très proche d’une autre, qui parle de « conceptualisation des objets du monde que partage une communauté de pratiques » (DEPECKER, ROCHE, 2007 : 112). L’accent mis dans les deux cas sur l’importance du travail en commun correspond au mode dominant de production des idées, des biens, des services et des normes, qui est coopératif, du laboratoire au service après-vente et de l’usine à la commission d’experts.
D’un côté le terme est une expression dans une langue, donc il a un signifié, une histoire, une géographie, une sphère d’usage; de l’autre, il désigne chez un groupe de professionnels un type d’objet concret ou abstrait. L’emprunt terminologique rend aiguë la tension entre la fidélité à l’innovation technique et la loyauté linguistique : les uns privilégient la première, les autres s’efforcent avant tout de nommer selon le « génie de la langue ».
La théorie de la terminologie hésite depuis Wüster, qui a au moins le mérite d’avoir posé les vrais problèmes, entre une logique des choses, des concepts et des dénominations techniques, dont rend compte depuis l’Antiquité le triangle sémiotique, et une logique du signe linguistique saussurien, qui exclut le référent, réduit le concept à un contenu de signe, le signifié, et rappelle que tout mot est fait de la même substance phonique et graphique. L’erreur de Wüster est d’avoir cru pouvoir concilier Saussure et le Cercle de Vienne, c'est-à-dire une épistémologie non référentialiste et une épistémologie référentialiste.
Pour que la terminologie soit la linguistique appliquée qu’elle déclare être, il lui faut d’abord trouver un cadre de méthodologie linguistique compatible avec la doctrine du TC37 et la pratique des ontologies de domaines et de tâches. Il y a des raisons de penser que le dernier Harris (HARRIS, 1988) présente une conception des langues spécialisées appropriée : universalité du modèle « prédicat-argument »1, distinction entre sens (conceptuel) et information (au fil du discours) etc. (voir LERAT, 2009). Dans l’état actuel des pratiques, la terminologie, même quand elle se veut textuelle, reste surtout paradigmatique, alors que l’un des principaux besoins, notamment en traduction spécialisée, consiste en les « caratteristiche combinatorie dei termini » (MAGRIS, 2004 : 56).
Un autre problème de cohérence se pose : si le terme est le nom d’une entité conceptualisée dans une communauté de travail, en quoi consiste cette conceptualisation ? Comment concilier définition lexicographique spécialisée et modélisation conceptuelle permettant de traiter automatiquement l’information technique, au sens large, y compris la traduction et la documentation assistées ? En gros, la définition lexicographique dans le dictionnaire général est à base de signifié, la définition terminologique est à base de conceptualisation des objets du monde. La position la plus compatible avec la terminologie industrielle, l’histoire des techniques et l’ingénierie des connaissances est celle qui consiste à considérer que les termes ont pour « fonction de désigner des concepts clairement identifiés à l’intérieur d’un domaine donné » (SAGER, 2000 : 55). Une terminographie visant une aide conceptuelle à la traduction est donc un compromis entre un travail lexicographique et un travail ontologique, et non pas une simple lexicographie de spécialité.
La conséquence méthodologique est la nécessité d’une terminologie systématique, plutôt que ponctuelle, et les choix à faire sont lourds de conséquences sur la façon de travailler (voir BERTACCINI, LECCI, 2009). D’un côté, une terminologie « systématisée », « orientée vers le concept », imposant une « méthode onomasiologique », prenant en compte des relations sémantiques et visant l’exhaustivité dans un domaine ou sous-domaine. De l’autre, une terminologie « ad hoc », « orientée vers le terme », imposant une « méthode sémasiologique » et une « approche textuelle », limitée à des termes jugés « intéressants et susceptibles de réemploi », au total « moins fiable ». Il est clair, en particulier, que seule la première option est compatible avec une ontologie.

2. Variabilité lexicale

Pour la lexicographie, les termes sont des mots techniques (mots savants par leurs formants, emplois spécialisés de mots polysémiques, emprunts ou calques entrés dans l’usage). Pour elle, ce qui fait leur spécificité est un signifié particulier, non une « conceptualisation des objets du monde ».
Ex. : rétractation est un mot juridique figurant dans le TLFi. Dire comme ce dictionnaire qu’il s’agit de l’ « action de se rétracter » est à la fois vrai et sans portée pratique ; la motivation lexicale est très loin de suffire pour faire comprendre le sens communautaire2. Il est certain que la définition technique du principe de la rétractation en droit de la consommation relève de connaissances non linguistiques, donc, pour parler vite, de l’encyclopédie, mais précisément ce qui importe pour le citoyen n’est pas une banalité linguistique : c’est le délai, l’absence de pénalités et le droit de ne pas motiver, car le consommateur moyen en ligne, lorsqu’il clique, signe sans en être conscient un contrat d’adhésion qui lui crée des obligations au sens juridique.

Les traducteurs jouent un rôle important de modèles, dès lors que leur connaissance du domaine et des milieux de travail rend leur compétence exemplaire.

Ex. : fr. vin de cépage = es. vino varietal, vino monovarietal = de. Sortenwein, sortenreiner Wein = en. varietal wine, single varietal wine (Trinor, www.trinor.com)

Ces termes sont en partie ceux des normes de l’UE, qui utilise également pour l’italien vino varietale (2009) après avoir préféré vino monovitigno (2003).
Le Web montre que des dénominations concurrentes sont bien vivantes : en français vin variétal, et vin mono-cépage (surtout) ou monocépage ; en espagnol, vino de cepa et vino univarietal. Les sites professionnels en italien ont une préférence pour vino di vitigno. Il faut pouvoir refléter à la fois la diversité des usages lexicaux selon les communautés de travail et selon les époques au sein d’un même domaine ou sous-domaine, et en même temps apporter une aide conceptuelle à la traduction. Nous verrons plus loin que c’est possible, moyennant une séparation claire entre concepts, objets et termes.

3. Variabilité des corpus

Ex. : la définition de la rétractation est très particulière dans TermSciences, au vu du thésaurus médical MeSH : dans le domaine médical c’est « le fait d’annuler les directives anticipées ou le consentement éclairé », autrement dit les volontés exprimées par un patient en fin de vie, et rétractationpubliée, traduction approximative de retracted publication, désigne un écrit scientifique (médical en l’occurrence) .
À plus forte raison, les corpus généralistes, comme FranText ou Le Monde, à plus forte raison encore les « grands corpus » en langue anglaise, indiscutablement utiles du point de vue de la connaissance des « langues totales » (« whole natural languages », HARRIS, 1988 : 104), offrent des statistiques et des collocations inégalement pertinentes à cause de la polysémie, en particulier.

4. Variabilité conceptuelle

Les concepts ne sont pas toujours aisément harmonisables. Quand c’est possible, la doctrine de l’ISO est que « toutes les versions d’une définition dans les différentes langues doivent comprendre les mêmes caractères ». Mais c’est parfois impossible. Ainsi, aux Etats-Unis et en Nouvelle-Zélande, un « varietal wine » peut ne comporter que 75% du cépage qui lui donne son nom commercial, par exemple Chardonnay ; en Australie, c’est 80%, dans l’UE c’est 85%, mais le pourcentage peut varier selon les législations nationales, jusqu’à 100% comme en France. D’où les deux définitions que voici :

fr. vin de cépage : « Vin produit à partir de raisins provenant d’un seul cépage » (IATE, cit. OIV, 1963)

en. varietal wine : « Wine made principally from one variety of grapes and called by the name of this variety » (IATE, cit. OIV, 1963)

Cette variabilité (de « un seul » à « principalement ») est concevable parce que le but de la distinction entre « assemblage » et « vin de cépage » n’est pas la rigueur botanique dans la description mais une finalité partagée : l’information contrastée du consommateur sur deux types de produits. De cépage ou monovitigno crée une même sous-classe de « vin » par une même différence spécifique, et c’est ce qui importe pour une base de données terminologiques bilingue à orientation conceptuelle. Aussi bien, en extension, tout ce qui est vendu dans le monde sous le nom de vino varietale est une instance du concept de « vino monovitigno » : un merlot français, un tempranillo espagnol et un sangiovese italien ont les mêmes attributs logiques, par exemple « origine géographique » et « millésime », avec des valeurs telles que, respectivement, « Emilia » et « 2005 ».
Dans une base de données terminologiques visant l’aide conceptuelle à la traduction, une solution est d’adopter dans les deux langues considérées une définition minimale et une note.

Ex. : « vin de cépage »: « Vin produit à partir de raisins provenant d’un seul cépage* (ou presque**) »

* 100% (F), ** 85% (UE), 80% (Australie), 75% (USA)

« vino varietale » : « Vino ottenuto da uve provenienti da uno vitigno unico* (o quasi unico**) »

*100% (F), ** 85% (UE), 80% (Australia), 75% (USA)

La polysémie du mot concept peut être un obstacle à elle seule. Une façon de ne pas être dupe des mots consiste à distinguer méthodologiquement le concept décrit (une définition en forme d’énoncé linguistique), le concept comme jeu de relations orientées (sous forme de champ conceptuel) et le concept stipulé (dans un système logique). Le lien entre le premier et le troisième par le deuxième suppose un consensus sur les conditions nécessaires et suffisantes (ici l’accord sur le genre prochain (« vin ») et sur une différence (la forte prédominance d’un cépage, quantifiée par les législations concernées).

5. Variabilité des objets

Ex. : comment définir le sangiovese italien ou le tempranillo espagnol ? Ce sont des cépages dont on peut faire l’histoire, la géographie, l’économie, la botanique etc., bref leur définition est nécessairement encyclopédique. À plus forte raison, « the terminology of technology (…) is volatile (…) because of changes in materials, methods and productions, design etc. » (SAGER, 1990 : 82).
Le professionnel, face à l’innovation, surtout si elle est venue d’ailleurs, comme c’est souvent le cas en Europe dans la mondialisation, est lexicalement dans un « état de nécessité »3, d’où la prolifération des emprunts et des calques techniques. Il en va de même face à la spécificité culturelle, historique ou géographique, dont la prise en compte justifie durablement l’emprunt lexical ; c’est le cas pour es. Gran Reserva, de. Qualitätswein mit Prädikat ou el. retzina (voir LERAT, 2009 : 225).
Ex.: le sangiovese est une instance de « vino monovitigno » et il hérite des propriétés de « vino monvitigno » ainsi que des propriétés du générique « vino ».

6. Variabilité des domaines

En documentation, un domaine est un domaine de connaissances. C’est aussi le cas en terminologie, et à cet égard le Dictionnaire multilingue de la machine-outil (WÜSTER, 1968) est exemplaire. Une terminographie cumulative comme la base de terminologie du Conseil International de la Langue Française (CILF), qui repose sur divers dictionnaires de spécialités, respecte la culture de chaque domaine ; ainsi, sa définition de la rétractation, tirée du Dictionnaire commercial, a le mérite d’être juridique, à défaut d’être assez précise pour le client internaute : « Faculté accordée à un contractant de remettre en cause, unilatéralement, l’engagement qu’il a pris ». En fait, la définition du CILF vaut pour toute « résiliation », concept générique immédiatement supérieur à « rétractation », et utilisé notamment par les assureurs.
L’élaboration de terminologies à la demande, en réponse à un cahier des charges négocié avec un donneur d’ordre, tend à rendre moins pertinente la considération d’un domaine de connaissances, au bénéfice de la communauté de travail ; aussi bien, « the definition of a « subject field » is arbitrary and relative to objectives defined within a terminological project » (L’HOMME et al., 2003 : 153).

7. Variabilité des communautés de travail

Voici deux définitions de saccharose. Chacune est correcte, mais selon ce qu’on a en vue.

Ex. 1 : « Sucre, tiré de la betterave ou de la canne à sucre, utilisé dans certaines régions pour augmenter la teneur en sucre des moûts et, par conséquent, le degré alcoolique des vins » (IATE)
Ex. 2 : « Glucide (C12H22O11)qui, par hydrolyse, se décompose en molécules de glucose et de fructose »
Ainsi, contrairement à la lexicographie, qui tend à faire prévaloir la logique du signe linguistique, la terminologie est relative aux connaissances et aux pratiques d’un milieu d’usagers professionnels concrets (viniculteurs ou chimistes, dans le cas présent). Par exemple, au Canada, le sucre est tiré du sirop d’érable, ressource nord-américaine, et non pas de la betterave ni de la canne à sucre, comme dans l’UE. La terminologie est ancrée dans le réel et finalisée ; elle est « utilizzata per soddisfare i bisogni comunicativi (in primo luogo quelli referenziali) di quel settore specialistico » (CORTELAZZO, 1994 : 8). Cette dimension communicative, sur laquelle insiste dans divers travaux Teresa Cabré, est rappelée utilement dans un écrit récent (MALDUSSI, 2008 : 16).
Dans ces conditions, la culture nationale et régionale n’est pas menacée par les concertations internationales. Si l’on prend l’exemple des cépages, on observe que le tocai friulano garde ses droits après l’adhésion de la Hongrie à l’UE. De même, le cabernet franc s’appelle durablement dans la vallée de la Loire breton. Et que dire du tempranillo, dont les dénominations sont multiples au sein même de la péninsule ibérique4? Une aide conceptuelle à la terminologie ne marginalise nullement ces dénominations d’usage mais les traite comme des instances du concept de « cépage », au même titre que les dénominations officielles des variétés de vins, qui sont des termes normés.

Ex. cabernet franc (UE) VEL breton (Vallée de la Loire, traditionnellement).

N.B.: VEL est utilisé au sens du mot latin (« ou encore », par opposition au « ou exclusif », l’opérateur booléen, en latin aut).

8. Harmonisation des objets techniques

La terminologie systématique est née sectorielle et elle le reste, si l’on en juge d’après la terminologie industrielle, qui constitue le modèle terminographique de Wüster (1968) ; c’est l’ASTM, Association Américaine de métrologie, qui a donné l’exemple, suivie bientôt par la CEI, Commission électrotechnique internationale, puis par l’ISA et l’ISO. Le souci de l’harmonisation des objets concrets (comme les arbres à cames chez Wüster) ou abstraits (comme la qualité dans la norme ISO 9000) reste le moteur principal de la normalisation terminologique à l’échelle mondiale.

9. Harmonisation des concepts techniques

Il y a bien sûr des façons non techniques de parler de réalités définies dans des communautés de travail : par exemple, le big bang, hypothèse de travail des physiciens du globe, est devenu un thème populaire dans les médias, au prix d’un discours aussi peu technique que les confidences sur les top models dans les magazines. Il ne serait pas rigoureux de confondre la terminologie avec une lexicologie des discours plus ou moins spécialisés. Bien plus, il est important d’éviter de diluer la terminologie dans le discours spécialisé ; ainsi, dans une sentence de tribunal, tout n’est pas terminologique, non seulement à cause des contraintes grammaticales de la mise en phrases, mais aussi parce que l’univers du discours contient nécessairement des personnes, des lieux, des événements qui n’appartiennent à aucun domaine spécialisé. Ce qui est terminologique, c’est la qualification juridique (au sens de « vol qualifié »), les rôles judiciaires (« le prévenu »), la sanction (« peine de prison ») ; ce n’est pas tel récidiviste, dans tel métro, tel jour, pas plus que le sac à main de telle victime.
Ce que la terminologie exige, ce sont des définitions techniques consensuelles. Les artefacts institués dans la civilisation sont à l’opposé de « notre ontologie naturelle partagée », qui consiste en une « couche primordiale de concepts » (GROSS et PRANDI, 2004 : 12) tels que le but ou la cause. Le consensus sur les objets, les définitions et les dénominations est nécessaire. Que l’on songe aux risques sanitaires que courrait le consommateur européen si des directives et des règlements ne limitaient pas le pourcentage des résidus de pesticides tolérables dans les nectars de fruits commercialisés, pour prendre un exemple d’enjeu banal en matière de sécurité des aliments.
La part des éléments descriptifs dans toute terminologie est considérable. On ne le voit pas si l’on banalise l’hyperonymie à différents niveaux hiérarchiques, au risque de confondre catégorisation (spontanée) et classification (logique). Pour éviter une conceptualisation fluctuante (voir ROCHE, 2009 : 57), il faut s’en tenir à un définisseur qui soit le genre prochain : « nächsthöherer Oberbegriff », c'est-à-dire « concept immédiatement supérieur » (WÜSTER, 1985 : 30). Il est clair que la « nature » du défini, signalée par le « genre prochain », dépend du domaine et d’un consensus de spécialistes, et que donc elle est susceptible d’évolution, mais l’histoire des techniques n’a rien de chaotique, elle résulte d’une « genèse » au sein d’une « communauté régulatrice » (SIMONDON, 2008 : 14). Par exemple, les nectars de fruits n’ont pu être conçus et définis de façon consensuelle que parce qu’il existait déjà des jus de fruits commercialisés et qu’il fallait absolument des stipulations industrielles spécifiques pour rendre possibles la mise en marché, la traçabilité et la sécurité alimentaire ; le concept de « vin de cépage » est né par contraste avec les vins d’assemblage et de coupage ; le droit de rétractation répond aux besoins de la vente internationale à distance tout en tenant compte des droits nationaux préexistants des États membres de l’UE ; ou encore, pour reprendre un exemple abordé dans ces journées, les panneaux solaires n’ont été rendus possibles que par l’accumulation progressive de connaissances, notamment en électricité.
Voici une liste de propriétés reconnues aux nectars d’abricots et constitutives du champ conceptuel de « nectar d’abricots »:
« nectar d’abricots » -> (a pour)GEN(érique): « nectar de fruits »; -> (apour)PAR(tie): « jus d’abricots » & « eau » & « sucre »; -> (a pour)PRE(dicat typique): « commercialisation » & « étiquetage »; -> (a pour)FON(ction) : « consommation »; -> (a pour)FR: ‘nectar d’abricots’; -> (a pour)IT: ‘nettare di albicocche’ 
Les concepts sont désignés entre guillemets doubles, les termes entre bornes simples, les objets sans rien. Les relations, en majuscules ici, sont orientées. La relation PRE, « relation typique entre un prédicat et un objet auquel il est applicable » (LERAT, 1995 : 104) conduit à un ou plusieurs arguments (ici « nectar d’abricots »).
Dans les terminologies orientées vers les termes, on appelle traditionnellement équivalent une dénomination dénotant le même concept en langue étrangère. Dans une terminologie orientée vers les concepts, on peut donner à équivalent son sens logique : l’équivalence est une égalité. Les dénominations d’un même concept spécialisé dans deux langues différentes renvoient souvent dans les textes spécialisés à un concept partagé ; par exemple, c’est seulement parce que le concept de « vin de cépage » est strictement équivalent au concept de « vino monovitigno » que vin de cépage se traduit en toute sécurité par vino monovitigno, et réciproquement. Logiquement, il y a alors bijection. Celle-ci relève d’une systématisation logique formelle rendant possibles des inférences ; par exemple, toute instance de « vino monovitigno » peut devenir instance de « vin de cépage »par déduction5.
La synonymie de spécialité est un relation orientée, qui va d’une dénomination de référence (vin de cépage, terme officiel dans l’UE en 2009) à d’autres dénominations fortement attestées sur le Web : vin mono(-)cépage et vin variétal. Dans une terminologie normative, visant l’efficacité de la traduction plus que sa liberté, ces formes ne sont pas mises sur le même plan que la première.
Le choix d’une dénomination de référence unique est nécessaire pour une gestion cohérente des concepts dénommés. Il vaut mieux retenir un terme existant, si possible normé, comme vin de cépage, ou assez usuel, comme vin variétal, mais on peut aussi rechercher avant tout l’explicitation maximale, comme dans les ontologies utilisant des arbres de Porphyre ; par exemple, c’est ce que fait le choix, ici, de vin monocépage. La dénomination de référence est de préférence un nom, y compris le cas échéant une nominalisation plutôt que le verbe ou l’adjectif correspondant, pour des raisons de commodité (de définition) et de fréquence (dans les corpus spécialisés) qui ont été présentées ailleurs (LERAT, 2007 : 82). Bien entendu, c’est un verbe ou un adjectif s’il n’existe pas de transformation nominale (exemples : statuer, liquoreux etc.).
Voici, à titre d’exemple, le champ conceptuel de « vin monocépage » (ou encore « vino monovitigno », « single varietal wine » etc.).

10. Harmonisation des dénominations techniques

Le passage par des champs conceptuels consensuels est nécessaire pour aller de la définition de termes d’usage à des systèmes conceptuels susceptibles de traitements automatiques.
Il faut d’abord bien s’entendre sur les objets et leurs « caractères » au sens de l’ISO. Il faut ensuite traiter de façon systématique les classes qui regroupent ces objets. Il est possible que la nature des domaines soit plus ou moins contraignante : ainsi, pour décrire un meuble vendu en kit, la nomenclature et le mode d’emploi sont des guides incontournables. Dans le cas de « nectar de fruits », les composants sont de bons candidats pour la description, mais cette dernière est compliquée par le caractère normatif des définitions européennes.
Ex. : il est nécessaire qu’un nectar comporte un ou plusieurs jus de fruits (éventuellement concentrés ou déshydratés) et de l’eau ; il est autorisé qu’il y ait du sucre (remplaçable par du miel ou un édulcorant) mais dans la limite de 20 % ; il est toléré un acidifiant, un antioxygène et des résidus de pesticides (mais en-deçà d’un seuil déterminé) ; il est interdit que soit utilisé un colorant ou un conservateur (voir LERAT, 2009 : 215).
Il faut enfin utiliser un terme de référence et s’y tenir, pour que le champ conceptuel soit cohérent. Les termes concurrents ne sont pas à éliminer, mais à traiter comme des synonymes (ici, reliés au terme normé par des flèches orientées VEL), même en cas de différences avérées dans l’usage, comme entre le terme normalisé et la dénomination dialectale dans telle usine (voir BERTACCINI et MATTEUCCI, 2006 : 324). L’important est de distinguer clairement « termes réels » et « termes normalisés » (voir CABRÉ, 2000).
Ce n’est pas la synonymie spécialisée qui menace la cohérence des bases de données terminologiques orientées vers les concepts, mais la polysémie spécialisée.
Ex. : comment traiter le terme préemballage ? Dès son apparition (vers 1975), le mot a 3 sens, tous les 3 techniques : soit l’opération consistant à emballer à l’avance (avant la vente au consommateur final), soit le produit préemballé, soit la « combinaison d’un produit et des matériaux d’emballage dans lesquels il est emballé » (OIML 2004). La solution qui s’impose est de ne conserver « préemballage »que dans ce dernier sens, qui est aussi celui de l’UE depuis 1975, de remplacer « préemballage » en tant qu’opération commerciale par la dénomination préférentielle « préconditionnement » (UE 1975 également) et de gérer sous le nom de « produit préemballé » (toujours UE 1975)le concept correspondant au produit contenu dans un préemballage. Un fléchage unidirectionnel rend ces coups de force opératoires : les concepts étiquetés « préemballage », « préconditionnement » et « produit préemballé » se dénomment tous le 3 en français préemballage, mais ils équivalent respectivement, en italien, aux concepts distincts dénommés par l’UE (depuis 1975) « imballaggiopreconfezionato », « precondizionamento » et « prodottopreconfezionato », qui se disent respectivement imballaggio preconfezionato, precondizionamento et prodotto preconfezionato (terme concurrencé, dans une norme de 2007, par la périphrase prodotto in imballaggio preconfezionato) .

Conclusion

Le passage par un champ conceptuel est nécessaire si l’on veut distinguer clairement les concepts et leurs dénominations.
En terminologie, il faut aussi un travail en équipe et un partage de méthodes et de moyens. La formation (y compris le compagnonnage) est capitale. Elle est malheureusement victime de la terminologie foisonnante en matière de terminologie: les cordonniers ne sont pas toujours les mieux chaussés, dit-on. Le mal vient de l’absence de validation externe de la métalangue des linguistes, qui souffre d’être « dans la langue », comme l’a bien vu Harris (l’exemple d’équivalence est typique).
La validation des termes, de leur combinatoire et de leurs définitions est grandement facilitée par le Web (moyennant une rigueur toute philologique, à commencer par la traçabilité de l’information), par le téléchargement sans restrictions de beaucoup de normes au format .pdf, et aussi par l’accès aux sites de professionnels, notamment multiligues.
Les entreprises soupçonnent souvent la veille terminologique d’être une veille industrielle, mais là aussi la solution est dans la coopération : expertise du domaine et du milieu contre expertise terminologique, grâce à des partenariats entre terminologues et entreprises, comme à Forli. C’est dans la terminologie d’entreprise que l’ontologie est particulièrement importante ; en particulier, les ressources et produits maison sont des instances de types, et ces instances sont susceptibles d’attributs valués.
Enfin, la multiplication des sources accessibles sur le Web rend manifeste une variabilité terminologique dont n’avaient pas idée les pionniers de la terminologie. Dans cet inconfort dû à la surabondance, « i traduttori specializzati (…) chiedono a gran voce una gestione responsabile della variazione linguistica » (MALDUSSI, 2008 : 90). Pour moi, une gestion responsable de la variation terminologique nécessite d’abord des définitions techniques partagées, le choix d’un nom unique par langue pour chaque concept spécialisé, prix à payer pour l’élaboration de champs conceptuels cohérents, et enfin un statut de synonymes pour les dénominations concurrentes, avec indication de leur source (texte et date).

Bibliographie

F. BERTACCINI, M. MASSARI, « Standard europeo DVB-T: la scomparsa di un dominio » in F. SAN VICENTE (ed.), Lessicografia bilingue e traduzione: metodi, strumenti, approci attuali, Monza, Polimetrica, 2006, p. 71-81.
F. BERTACCINI, A. MATTEUCCI, « La terminologie d’entreprise et ses contextes d’usage » in D. BLAMPAIN, P. THOIRON, M. VAN CAMPENHOUDT (eds.), Mots, termes et contextes, Paris, AUF, 2006, p. 317-326.
F. BERTACCINI, C. LECCI, « Conoscenze e competenze nell’attività terminologica e terminografica », Terminologia, ricerca e formazione, 5, 2009-00-00, http://publifarum.farum.it/ezine_articles.php?id=107.
M.T. CABRÉ, La terminologia. La teoria, les mètodes, les aplicacions, Barcelona, Empúries, 1992.
M.T. CABRÉ, « La terminologia tra lessicografia e documentazione: aspetti storici e importanza sociale », 2000, www.assiterm91.org/it.
M. CALBERG-CHALLOT, P. LERAT, C. ROCHE, « Quelle place accorder aux corpus dans la construction d’une terminologie », à paraître dans TOTh 2009 (actes du colloque de 2009, Annecy, Institut Porphyre).
M. CORTELAZZO, Lingue speciali. La dimenzione verticale, Padova, Unipress, 1994.
L. DEPECKER, C. ROCHE, « Entre idée et concept : vers l’ontologie », Langages, 168, 2007, p. 106-114.
G. GROSS, M. PRANDI, La finalité. Fondements conceptuels et genèse linguistique, Bruxelles-Louvain La Neuve, De Boeck-Duculot, 2004.
Z.S. HARRIS, Notes du cours de syntaxe, M. Gross ed., Paris, Seuil, 1976.
Z.S. HARRIS, Language and Information, New York, Columbia University Press, 1988 (trad. fr. La langue et l’information, A.H. IBRAHIM, C. MARTINOT (eds.), Paris, Cellule de recherche en Linguistique, 2007, http://crl.exen.fr.
IATE : InterActiveTerminologyforEurope, http://iate.europa.eu.
M. IBÁÑEZ RODRÍGUEZ, « Aproximación al estudio del lenguaje de la vid y el vino en el ámbito francés y español » in El lenguaje de la vid y el vino y su traducción, M. Ibáñez Rodríguez & M.T. Sánchez Nieto edd., Universidad de Valladolid, 2006, p. 101-115.
M.C. L’HOMME, U. Heid, J.C. Sager, « Terminology during the past decade (1994-2004): An Editorial Statement », Terminology, 9-2, 2003, p. 151-161.
P. LERAT, Les langues spécialisées, Paris, PUF, 1995; trad. esp. Las lenguas especializadas, Barcelona, Ariel, 1997.
P. LERAT, « Langues et cultures nationales. L’assemblage de vins en français, en italien et en anglais », Studi italiani di linguistica teorica e applicata, XXXIV-2, 2005, p. 201-224.
P. LERAT, « Les nominalisations en –tion dans un texte techno-administratif » in C. ROCHE (ed.), TOTh 2007, Institut Porphyre, Annecy, 2007, p. 79-92.
P. LERAT, « La combinatoire des termes. Exemple : nectar de fruits », Hermes. Journal of Language and Communication Studies, 42-2009, p. 211-232.
M. MAGRIS, « Verso una terminografia per il traduttore giuridico », Linguistica Antverpiensia, 2004-3, p. 53-65.
D. MALDUSSI, La terminologia alla prova della traduzzione specializzata, Bologna, Bononia University Press, 2008.
C. ROCHE, « Faut-il revisiter la terminologie ? » in C. ROCHE (ed.), TOTh 2008, Annecy, Institut Porphyre, 2009, p. 53-72.
J.C. SAGER, A Practical Course in Terminology Processing, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins, 1990.
J.C. SAGER, «  Pour une approche fonctionnelle de la terminologie » in H. BÉJOINT, P. THOIRON (eds.), Le sens en terminologie, Presses Universitaires de Lyon, 2000, p. 40-60.
G. SIMONDON,  Du mode d’existence des objets techniques (1958), Paris, Aubier, 2008.
TermSciences, Portail terminologique multidisciplinaire, CNRS, www.termsciences.fr. [
TLFi : Trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr.
E. WÜSTER, Dictionnaire multilingue de la machine-outil. Volume de base Anglais-Français, Londres, Technical Press, 1968.
E. WÜSTER, Einführung in die allgemeine Terminologielehre und terminologische Lexikographie (1979), Copenhague, Handelshøjskolen, 1985.


Note

↑ 1 Harris utilise opérateur au lieu d’argument. C’est pour mettre sur le même plan que les verbes, adjectifs et noms insaturés des connecteurs tels que les prépositions (voir HARRIS 1976 :74), les conjonctions (voir HARRIS 1988 : 12) et d’autres « indicateurs d’arguments » tels que relatif à, comprenant, concernant etc. (voir LERAT 2009 : 220).

↑ 2 « Pour tout contrat à distance, le consommateur dispose d’un délai d’au moins sept jours pour se rétracter sans pénalités et sans indication du motif » (Directive 97/7/CE (…) concernantlaprotectiondesconsommateurs , art. 6).

↑ 3 « Stato di necessità » (BERTACCINI et MASSARI, 2006).

↑ 4 Voir IBÁÑEZ RODRÍGUEZ 2006 : 111.

↑ 5 Remarque de Christophe Roche qui fait voir la frontière entre un champ conceptuel non formalisé et la représentation logique d’un système conceptuel.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482